Retour à l'accueil

Retour à formation en débat


REPRESENTATIONS DE LA VIEILLESSE CHEZ LES AIDES A DOMICILE

 IV) LA MORT

 

« Je sais pour l’avoir vécu si souvent que les malades ont besoin d’exprimer le désir de mourir et de partager avec quelqu’un l’émotion que suscite en eux l’accueil de ce désir. »[i]

 

·        1er entretien

 

Spontanément, chacune des six personnes interviewées en est venue à évoquer la question de la mort : celle des personnes chez qui elles travaillent et parfois celle de leur propre mort encore lointaine.

Lorsqu’elles parlent du rapport des personnes âgées avec la mort, elles expriment des opinions forgées par leur vécu professionnel, opinions étayées par des témoignages de ce qu’elles ont constaté ‘’sur le terrain’’. Elles rapportent aussi leurs réactions face aux attitudes des personnes aidées à l’approche de la fin de leur vie.

 

Leur représentation du vécu de la mort chez les vieilles personnes est très contrastée : attente, appréhension ou au contraire disparition de la peur.

A la fois angoissante et désirée, la mort est souvent appelée par les personnes âgées malades, dépendantes ou tout simplement lasses de vivre. Blandine et Delphine décrivent bien l’ambivalence de leur attitude :

Blandine : « c’est un souci parce qu’elles se demandent comment, quand, quand, surtout quand, ou alors elles veulent, elles disent : ‘’j’en ai assez, moi rester comme ça… j’ai plus envie de vivre’’, voilà. Et ça peut être ça, ça peut être une angoisse, une grande angoisse… »

Delphine : « elles en ont marre, elles ont marre de tout et puis bon, elles vivent, elles s’accrochent quand même. Elle ont peur de mourir peut-être… »

 

Delphine est convaincue que les personnes pensent à la mort mais qu’elles en ont peur : « je pense que tout le monde doit y penser certainement, alors beaucoup elles n’y penseraient pas quand l’échéance avance d’année en année ? C’est moi qui dis qu’elles pensent à la mort, c’est moi qui le dis. Je crois qu’il ne peut pas en être autrement, moi je pense comme ça. Tout ce qui est inconnu, ça fait peur de toute façon. »

Une de ses clientes lui a exprimé directement cette angoisse : ‘’la nuit j’ai peur de mourir’’ a-t-elle confié à Delphine qui raconte encore : « il y a des personnes on voit qu’elles attendent, qu’elles ont même plus cœur à manger, plus rien, qu’elles végètent on peut dire ». Pourtant explique Delphine, ce sont les mêmes personnes qui appellent le médecin fréquemment pour se rassurer et se prouver qu’elles existent encore.

 

Delphine se rend bien compte que les personnes en fin de vie éprouvent le besoin de parler de la mort, parfois par le biais des modalités matérielles de l’inhumation ou en se raccrochant à la religion, mais elle se sent démunie face à la détresse qu’elle perçoit. Elle évoque, en cherchant ses mots, l’angoisse de la fin de vie et la nécessité d’accomplir un travail sur soi : « c’est quand même quelque chose qui est très dur à vivre, enfin moi je pense, cette échéance de la mort de, c’est quelque chose, j’ai du mal à en parler quand même parce que c’est une expérience unique quoi, que chacun va aborder et puis c’est à chacun de faire sa petite démarche intérieure etc. mais ça doit être très difficile, oui. »

 

Elle adopte la seule attitude qui lui semble possible, celle de l’écoute, car que pourrait-elle répondre ? Ainsi qu’elle le rappelle, elle n’est pas psychologue. Sans aucune formation jusqu’à la préparation du CAFAD et sans soutien dans le cadre professionnel, elle est pourtant parfois plus proche des vieillards en fin de vie que leurs enfants ou les médecins traitants.

 

De même Blandine ressent-elle impuissance et désarroi devant l’expression du désir de mourir : « de toute manière quoi dire quand une personne dit qu’elle a envie de mourir ? Vous allez pas lui dire oui quand même, c’est très dur. »

La jeune femme répète qu’elle comprend les personnes qui en ont assez quand l’état de santé se dégrade peu à peu et que la dépendance s’installe : « elles préfèrent souvent, enfin que ce soit fini… vous savez quand vous perdez tout ça, toutes les facultés que vous aviez avant et que c’est progressif, plus ça va, plus vous en perdez, de la vue, de, à la limite, moi je pourrais les comprendre, quelle me dit ‘’j’en ai assez’’, là oui, je la comprendrais, je la comprendrais. »

 

Blandine exprime également sa peur de voir une de ses clientes mourir devant elle et sa tristesse lorsqu’elle en perd une : « On s’y attend, c’est vrai qu’on s’y attend, comme on se dit elles sont pas éternelles, ça peut arriver du jour au lendemain qu’elles décèdent même quand vous êtes là, c’est vrai qu’on y pense, on y pense énormément, mais le dire et le subir, c’est deux choses différentes, … on se dit ça serait mieux pour elle, c’est vrai qu’on dit ça serait mieux, ça dépend de l’état… mais quand même quand ça arrive, quand ça arrive, certaines personnes c’est dur. Et je peux vous dire qu’on a quand même du chagrin. »

 

Aline, au contraire de Delphine, se persuade que la majorité des personnes vieillissantes n’ont plus peur de la mort. Elle rapporte des paroles entendues chez des personnes seules atteintes par la souffrance : « souvent elles disent ‘’je souhaite mourir’’ ou ‘’j’appelle la mort’’. » Aline semble ainsi exorciser sa propre peur : « c’est pour ça des fois, je me dis ‘’t’inquiète pas’’, quand j’arriverai à cet âge-là, ben je dirai pareil. »

Elle interprète l’expression de ce désir comme le signe de la disparition de l’angoisse de mort : « dès qu’on arrive à un certain âge, je crois que, on n’a plus peur de mourir, les personnes elles ont plus peur… » Selon elle, il existe « un stade » au delà duquel la peur de mourir s’éloigne. « Vieillir, ça fait partie de la vie, on peut pas être éternel » professe-t-elle. On doit donc forcément parvenir à ce stade et le dépasser.

Ainsi dit, le franchissement de ce stade paraît quelque peu magique. Le discours d’Aline est cependant marqué par l’incertitude, ce que traduit l’utilisation du verbe croire à plusieurs reprises et l’emploi du pronom ‘’on’’ : « on passera un stade où… tout sera égal…, tout ce qui arrivera, si on doit mourir le lendemain, ben c’est pas grave, c’est pas capital. » Qui se cache derrière ce ‘’on’’ : les personnes âgées ou elle-même ? Soudain elle s’implique davantage et parle à la première personne : « si j’arrive à dépasser ce stade, c’est bon. Si ça m’arrive pas, là c’est autre chose. »

 

Evelyne et Francine adoptent un comportement différent de celui de leurs collègues face aux personnes qui expriment leur désir de « partir ». Francine choisit l’humour : « Alors une petite expression, moi quand mes petits pépés, mes petites mémés me disent : ‘’J’en ai marre, je veux partir’’. Alors pour leur remonter le moral et ben je leur dis qu’ils peuvent pas déménager tout de suite parce que Saint Pierre n’a pas fini la chambre !… En général, ça les fait rigoler et hop ! c’est reparti. »

 

Evelyne essaie de « les raccrocher à la vie » en recherchant « la petite chose » qui les aidera à vivre leur fin de vie le mieux possible. A l’un de ses clients, veuf depuis peu, elle parle de ses petits enfants. A d’autres, elle tâche d’apporter du réconfort par « des petites paroles qui peuvent leur faire plaisir » ou en les faisant rire.

Elle pense qu’il faut procurer une présence affectueuse aux personnes qui n’attendent plus que la mort et « leur montrer que nous on est là malgré leurs envies de mourir ». Elle veut également essayer de « leur montrer… que c’est pas forcément tout rose, mais que la vie vaut le coup d’être vécue même s’ils sont en fin de vie... ».

Ce qu’elle aimerait, c’est « savoir faire face à la mort de personnes avec qui j’ai des contacts soit affectifs, soit professionnels… pouvoir supporter… ». Comme Blandine, Evelyne exprime avec sensibilité sa difficulté à envisager la mort des autres, qu’il s’agisse de proches de la famille ou de personnes aidées.

 

Elle est la seule à mentionner directement sa propre mort, sans doute parce qu’à un moment de sa vie, elle a dû l’envisager avec lucidité : « Moi j’aimerais partir comme ça, d’un seul coup ; je suis passée par un stade de ma vie où j’ai eu une grave maladie, j’ai, on peut dire, je veux pas dire côtoyé la mort de près mais enfin bon, on m’aurait pas soignée, je serais morte à l’heure actuelle, mais ce qui m’a raccrochée mes enfants, mon mari, mais c’est vrai que j’aimerais partir ou soit d’une mort naturelle en ne me réveillant pas ce qui est la mort de tout le monde, le souhait de tout le monde, ou vieillissant mais vieillissant bien… »

 

Par son désir d’une mort survenant pendant le sommeil, Evelyne adopte pleinement l’attitude contemporaine devant la vie, analysée par l’historien Philippe Ariès[ii], puis par l’anthropologue Louis-Vincent Thomas : « A la bonne mort d’hier, lente, naturelle, donc subie, publique, lucide, avec le souci d’offrir à Dieu ses souffrances, l’homme moderne préfère la belle mort, subite, propre, discrète, inconsciente et surtout sans souffrances ni dégradations dont il aurait malgré tout l’entière maîtrise. »[iii]


 

Dans la représentation d’Evelyne, la mort est aussi l’aboutissement, l’étape ultime de la vieillesse qui renvoie à l’image de la chandelle qui faiblit doucement puis s’éteint paisiblement.

 

·        2ème entretien

 

Dans la deuxième série d’entretiens, seule Delphine reparle de la mort. Il est d’ailleurs remarquable qu’elle débute l’entretien par cette question : « Le thème c’était pas la mort ? »

A deux reprises, un peu plus loin, elle emploie indifféremment les mots vieillesse et mort. Elle reconnaît d’ailleurs son lapsus : « je n’ai pas une idée très réjouissante de la mort, enfin de la vieillesse, voyez je fais encore un lapsus ! C’est sûr que la vieillesse ça tombe sur la mort, ça c’est clair ! » Cette réflexion nous renvoie à la lecture du « crépuscule de la raison » dans lequel J. Maisondieu[iv] pose l’idée que les vieillards sont exclus socialement parce qu’ils symbolisent la mort.

 

Delphine revient sur l’angoisse des personnes âgées qui s’exprime de différentes façons. Une de ses clientes par exemple se met à crier et appelle sa mère ; une autre éprouve le besoin de songer à son mari décédé : « elle me disait l’autre jour : ‘’je ne dormais pas … et dans mon lit je n’arrêtais pas de penser à mon mari qui est mort …, je me disais : mais qu’est-ce qu’il peut bien faire là où il est ?’’ »

 

Au terme d’un cheminement personnel, Delphine dit envisager maintenant la mort avec sérénité. Son regard sur le vécu de la mort chez les vieux n’a pas changé et elle a conscience que son approche est difficile à vivre, mais la formation ne semble pas lui avoir apporté quoi que ce soit sur la question de l’accompagnement des personnes en fin de vie.

 


 

VII) LES FIGURES PERSONNELLES DE LA VIEILLESSE CHEZ LES AIDES A DOMICILE

 

Au cours de l’analyse du corpus, le fait d’avoir eu dans son enfance des images positives de grands parents ou d’entretenir dans le présent une relation affective forte avec des proches âgés, est apparu comme un élément déterminant de la représentation individuelle de la vieillesse. Cet élément fait partie du système périphérique de la représentation sur la vieillesse. Celui-ci, rappelle Abric, « permet l’acceptation dans le système de représentation d’une certaine hétérogénéité de contenu et de comportement. »[v]

Nous avons constaté, à l’analyse des entretiens, que l’élément des figures personnelles de la vieillesse était fondamental pour comprendre les représentations individuelles de la vieillesse chez les personnes interrogées. Par ailleurs, il est probable que cet élément a contribué à faciliter ou à freiner, selon les cas, l’influence de la formation sur l’évolution des représentations.

 

·        1er entretien

 

Ainsi que nous l’avons écrit précédemment, nous avons omis d’interroger Blandine sur les personnes âgées de son entourage qui avaient pu la marquer. Sur les cinq autres aides à domicile, quatre ont connu ou ont encore une relation privilégiée avec une personne âgée. La cinquième, Aline n’a qu’une grand-mère qui habite loin et qu’elle voit peu.

 

Evelyne, Clémentine et Francine étant plus jeunes, elles évoquent surtout des figures de grands-parents, alors que Delphine est confrontée actuellement à la dégradation de l’état physique et moral de sa mère âgée de 81 ans.

 

Clémentine a été particulièrement marquée par son grand-père dont elle a conservé le souvenir de bons moments partagés : « j’allais à l’établi avec lui faire du bricolage, j’allais faire le jardin, donc le grand-père il représentait un peu des choses qu’on ne fait pas à travers la famille… »

En plus de ses grands-parents paternels chez lesquels elle allait régulièrement en vacances, Clémentine a bien connu sa grand-mère maternelle qui vivait en maison de retraite. Malgré des contacts moins fréquents, c’était quelqu’un d’important dans sa vie.

Selon la jeune femme, l’enfant considère d’abord ses grands-parents comme des personnes sans référence à la notion de personnes âgées. Il n’en a pas une vision objective : « on les idéalise et puis on voit même pas leurs défauts, on voit que leurs qualités. » Son grand-père représentait l’image de la sagesse. Il incarne à présent la figure de l’ancêtre : « C’était un homme très posé, très sage ; on voit souvent ses grands-parents très sages… pour moi maintenant c’est un ancêtre puisqu’il est décédé. »

 

De son côté, Francine a toujours sa grand-mère âgée de 93 ans. Elle aussi fait référence à la continuité de la lignée familiale : « ce qu’elle représente pour moi déjà, c’est la mère de ma mère et puis c’est quand même mes origines. »

Francine essaie de faire comprendre à son fils l’importance de ces liens familiaux : « Et j’arrête pas de dire à mon fils : ‘’Ecoute, tu as une chance quand même inouïe, bon tu as ta mère, tu as tes parents, tu as ta grand-mère maternelle et tu as ton arrière-grand-mère. Tu imagines le nombre de personnes qui n’ont pas connu ça’’ ? »

Elle l’exhorte à partager pendant qu’il en est temps des moments précieux : « j’arrête pas de dire à Nicolas, je dis : ‘’Faut aller voir grand-mère, faut aller voir mémé parce que…’’ Je dis : ‘’Tu sais le jour où elle sera plus là, ah tu va dire mon Dieu, j’ai pas eu le temps de lui dire ça, j’ai pas eu le temps de faire ça ou j’ai pas, je voulais lui demander ça. C’est trop tard. Elle arrive à un âge où faut te dire une chose, c’est qu’elle est quand même de l’autre côté de la balance. Ca bascule’’. »

 

Evelyne décrit plusieurs personnes âgées de son entourage dont elle compare le comportement. La grand-mère de son mari représente pour elle un modèle de femme forte et dynamique : « je la trouve formidable. J’aimerais bien être comme elle à 81 ans, pouvoir m’occuper de mes petits enfants comme elle fait, s’occuper de son mari parce que je dois dire que c’est un grand bébé, très grand bébé, il a 88 ans, bon, il a beaucoup de soucis de santé, il est en pace maker, des problèmes au niveau vue donc il faut qu’elle l’assiste énormément… »

 

Par ailleurs, l’oncle et la tante de son mari, âgés d’environ 72 ans, symbolisent à ses yeux la retraite active : voyages et loisirs, tout en ne négligeant pas la vie familiale qui est une valeur de base chez Evelyne : « ils vont prendre pendant les vacances leurs petits enfants alors ils en ont une pleine ribambelle, ils en ont au moins une bonne dizaine et ça les dérange pas de prendre les dix petits enfants et de savoir les occuper et ça les occupe et ils aiment ça. » Eux aussi sont un modèle auquel elle s’identifie dans l’avenir.

 

En comparaison, elle déplore l’attitude de son beau-père pourtant plus jeune : « il ne s’occupe pas de ses petits enfants comme s’occupe l’oncle de mon mari… il aime plutôt son calme, faut pas trop le perturber, faut le laisser bien tranquille devant sa petite télé, donc je me dis quand il aura 10 ans de plus, qu’est-ce que ça va être ! »

 

Delphine pour sa part n’a pas connu ses grands-parents. Cependant elle déclare avoir toujours été attirée par les gens âgés : « j’ai été élevée en bonne partie chez une tante et un oncle et on allait parfois chez des vieilles personnes… je me trouvais très bien chez ces personnes-là ; je les trouvais reposantes, très calmes… »

Plus tard, dans sa vie d’adulte, elle a connu des moments de crise et c’est vers les personnes âgées qu’elle s’est tournée pour l’aider à les surmonter : « Ensuite j’ai contacté un peu des personnes âgées du club du 3ème âge quand j’étais en situation difficile, j’ai dit : ‘’tiens je vais sortir un peu de chez moi’’… On jouait, on faisait des jeux de société, je me sentais très bien, très bien au contact des personnes âgées. »

Delphine dit se sentir bien auprès des vieux, dans son « élément », à sa « place », mais son regard a changé du fait de son expérience professionnelle : « j’avais un autre regard, d’ailleurs je me posais pas de questions, c’est-à-dire que maintenant je m’en pose. » Son travail auprès de personnes dépendantes, isolées, repliées sur elles-mêmes, a contribué à lui faire voir la vieillesse sous un autre angle.

 

Elle doit maintenant assumer une dure réalité, celle de la vieillesse de sa mère dont elle raconte les journées : « Alors elle va faire ses courses le matin, elle a une grande cyphose maintenant il faut une canne, elle va faire ses deux trois petites courses, elle remonte manger à midi, elle se couche, elle regarde la télévision, enfin elle fait semblant de la regarder, elle dort tout l’après-midi, ‘’les feux de l’amour’’ après elle dort, hop 4 heures elle se lève, elle prend sa petite ricorée, elle se recouche, elle fait toute la nuit et voilà elle est, elle paraît contente comme ça, alors faut pas la déranger de ses habitudes, faut pas venir la chercher ne serait ce que pour passer un réveillon, elle ne veut plus… »

Sa maman lui renvoie une image très négative de la vieillesse, telle qu’elle n’envisage pas de la vivre et telle qu’elle la rencontre souvent chez ses clientes. Elle se néglige, tombe parfois et refuse toute aide à domicile alors que cela lui permettrait de rester chez elle. De surcroît, cette situation génère des conflits entre elles ainsi qu’avec sa sœur favorable à un placement.

 

 

·        2ème entretien

 

Les figures personnelles de la vieillesse n’ont été abordées par aucune des trois personnes interrogées, ce qui s’explique par le fait que, comme nous l’avons indiqué dans la présentation de la grille des entretiens, nous n’avons pas posé de question à ce sujet dans ce second entretien, contrairement au précédent où nous avions sollicité nos interlocutrices sur ce point.

 

L’objectif de la deuxième rencontre était de recueillir des données sur des changements éventuels dans le regard porté par les aides à domicile sur la question de la vieillesse en général et sur leur future vieillesse après une formation professionnelle. Il n’y avait donc pas lieu d’aborder de nouveau le thème des figures personnelles.


 

VIII) LEUR PROPRE VIEILLESSE

 

« Lorsque je serai vieux, je fixerai les pierres

Je humerai le vent et la pluie et la terre

Et je m’arrêterai pour saluer un arbre

Le vernis d’une feuille ou les veines du marbre

 

Ah que vienne le temps de la pause vieillesse

Que je contemple enfin ce que les autres laissent

Ah que vienne le temps où je vais verveiner

De tilleul en tison près de la cheminée. »[vi]

 

·        1er entretien

 

Le problème du financement de leur future retraite est abordé par Francine et Aline. En cela, leurs opinions sont le reflet d’une préoccupation majeure de nos contemporains, alimentée par les débats des démographes, économistes et politiques, diffusés par les médias. Nous ne nous y attarderons pas et préférons nous intéresser à la manière dont les aides à domicile interrogées envisagent leur vieillesse à venir et se projettent dans cette étape ultime du cycle de vie.

 

A la lecture du corpus des entretiens, il nous est apparu que chacun d’entre eux était empreint d’une tonalité particulière que nous avons pu repérer en recherchant les phrases ou les mots clés. Nous avons tenté de restituer le sens de chaque discours en leur accolant un titre.

 

Aline : la souffrance

Selon la jeune femme, le fait de travailler comme aide à domicile sensibilise à sa propre vieillesse. Les personnes aidées deviennent des références auxquelles elle accepte ou pas de s’identifier pour l’avenir : « je crois que j’y pense, on y pense encore plus que les autres et puis on se dit ben, je ferai pas ça, je ferai pas ci, je ferai attention à ça, je ferai attention à ci, parce qu’on sait comment que les personnes elles sont passées par là. On souhaite pas devenir comme ça, on souhaite plutôt être comme l’autre… » Elle tire donc profit de son activité professionnelle pour réfléchir à son futur vieillissement.

Cependant, dans l’esprit d’Aline, la vieillesse est d’abord synonyme de souffrance. Sa représentation se situe dans le registre de l’interprétation en âge qui met en avant les aspects négatifs de l’accumulation : « j’aimerais pas être seule comme la plupart et puis pas trop souffrir, on demande tous la même chose, mais ça la souffrance ça va, ça vient, on en a toute la vie de la souffrance, en vieillissant, ben on emmagasine tout… On accumule la souffrance qu’on a, toute la fatigue physique et morale. C’est pour ça, quand on accumule on souffre plus, je pense. Là on a encore des années à venir, on a encore des souffrances à venir… » Ses propos pessimistes proviennent peut-être d’une expérience personnelle douloureuse, mais elle n’en fait pas mention.

 

Dans son discours, le passage du ‘’je’’ au ‘’on’’ est constant : le ‘’je’’ est l’expression affirmée de ses intentions -« je ferai ci »-, tandis que le ‘’on’’ renvoie à l’indétermination du sujet ; ce sont les autres dont elle pourrait bien faire partie.

Aline affirme « qu’on veut tous vieillir quand même assez loin, on espère tous plus ou moins arriver le plus loin possible. » Mais comment supporter d’accéder à l’âge du « vrai vieillissement », qu’elle situe vers 90, 95 ans, alors que les années n’apportent que peine et douleur ? Elle envisage une échappatoire, la perte de la raison : « je voudrais pas souffrir trop et, ou alors faudrait que je perde un peu la tête complètement parce que je voudrais pas me voir trop souffrir. Quand on perd sa tête, bon, on sait pas ce qu’on fait, on est dans un autre monde ; par contre quand on est vraiment handicapé, qu’on ne peut pas et, on se voit, c’est autre chose ça, ça doit être dur quand même. »

En cela elle est cohérente dans ses propos car au sujet de la dépendance, elle avait pointé le fait qu’une personne n’ayant plus l’intégralité de ses facultés mentales souffrait moins que celle qui avait conscience de sa déchéance. (voir dans la catégorie sur les aspects sociaux du vieillissement).

 

Pour le Dr J. Maisondieu, le comportement fou des déments « est un comportement de survie, logique, dicté par l’angoisse de mort »[vii] Pour sa part, considérant que, dans un processus de vieillissement décompensé, la personne se trouve confrontée au « no future », le Dr G. Le Gouès se demande « si certaines pseudo-démences, certains états très régressés sans argument somatique convaincant ne viennent pas s’inscrire ici sous la forme de ‘’suicides psychiques’’.. »[viii]

 

Nous n’avons pas compétence à affirmer que la démence sénile a parfois pour origine l’angoisse de mort ou celle du vide existentiel. Cependant nous ne pouvons que rapprocher les réflexions d’Aline des hypothèses de ces psychiatres inspirées de leurs observations cliniques.

 

Blandine : la peur et le refus

Comme sa collègue, Blandine avoue songer à sa vieillesse avec angoisse. Il lui arrive de s’identifier aux personnes chez qui elle travaille : « moi personnellement je me dis : qu’est-ce que je ferai, si j’arrive à cet âge-là qu’est-ce que je ferai ? Comment je serai ? »

Elle exprime avec force sa peur et son refus de vieillir tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une fatalité, « une étape à passer » sans qu’il soit possible de s’y dérober.

 

Elle affirme avoir moins peur de la mort que de la vieillesse et de la dépendance : « à la limite la mort ne me ferait pas trop peur mais c’est vrai que quand on voit des personnes qui vieillissent… ça fait peur. On se demande qu’est-ce qu’on sera dans 10 ans, dans 20 ans, dans 30 ans… j’aimerais pas qu’on s’occupe de moi comme ça, qu’on me lave comme ça mais quand on peut plus, moi je dis on peut plus, puis faut savoir, ben faut l’accepter, c’est vrai… » L’injonction « faut l’accepter » est empreinte de résignation mais nous sentons bien que Blandine n’y souscrit pas vraiment. Dans sa représentation, le vieillissement n’est qu’un désastre auquel elle aimerait échapper bien qu’elle n’ait pas, dit-elle, « des instincts suicidaires. »

 

Clémentine : la nécessité de faire le point sur soi

Clémentine s’est très peu exprimée sur sa la question de sa vieillesse à venir. Elle ne lui fait pas peur mais ce n’est pas une préoccupation alors qu’elle encore une jeune femme avec des enfants en bas âge. Son travail est malgré tout l’occasion d’une réflexion : « Maintenant j’y pense moins, j’y pense beaucoup moins, même si des fois : ‘’oh, je veux pas être comme ça, j’aimerais pas être comme ça, je veux pas embêter mes enfants’’… » et elle a conscience que « faire le point sur soi » est une nécessité.

 

Delphine : trois attitudes à adopter pour vieillir le mieux possible : se préparer, être active et accepter

Chez Delphine, la vieillesse « c’est dans la tête que ça doit se passer. ». Vieillir ne lui fait pas peur car l’avancée en âge lui a apporté une sérénité qu’elle ne possédait pas dans sa jeunesse : « j’ai 52 ans, je me sens très bien dans ma peau, je me sens beaucoup mieux dans ma peau que quand j’avais 30 ans où j’avais des tas de problèmes, de santé… j’étais mal équilibrée… » En conséquence, elle pense que sa vieillesse se passera plutôt bien à condition qu’elle garde une bonne santé.

Elle distingue le vieillissement pathologique de la vieillesse ‘’normale’’ qui comporte forcément des aspects de diminution et de baisse des capacités. Pour elle, il est possible d’envisager une vieillesse normale en s’y préparant et en l’acceptant : « c’est pas au moment de la vieillesse de dire : ‘’Tiens je suis vieille, faut que je l’accepte !’’ »

Dans son discours le ‘’je’’ domine ainsi que les verbes conjugués au futur. Le verbe essayer revient à plusieurs reprises, signifiant l’intention conditionnelle (de sortir par exemple) car soumise au maintien d’un état de santé correct.

 

A 52 ans, « c’est pas vieux mais on commence déjà à faire un bilan ». Delphine expose ses projets pour sa retraite : « j’essaierai le plus possible de sortir, de pas rester enfermée chez moi… de m’ouvrir aux autres… de faire partie d’associations, de clubs, de faire des randonnées tant que je pourrai…je voudrais m’occuper un peu de faire des livres sur cassettes… » Elle a donc actuellement beaucoup de projets mais se demande si elle aura toujours les mêmes désirs à 65 ans : « j’aurai peut-être plus envie de rester chez moi… je sais pas. Je sais pas comment ce sera. »

L’avenir est malgré tout incertain et Delphine éprouve des sentiments contrastés. D’un côté elle « n’envisage pas négativement » sa vieillesse, d’un autre elle a « du mal à positiver » quand elle regarde autour d’elle.

 

Quoi qu’il en soit, elle est persuadée de la nécessité d’un « travail sur soi-même » qui renvoie à la notion de consentement de Jankélévitch déjà évoquée dans la catégorie ‘’vieillissement psychique – aspect psychologique’’ : « Enfin vieillir, c’est quelque chose, je trouve, de très difficile, le fait de vieillir c’est peut-être pas tellement difficile, c’est peut-être l’approche de la vieillesse, la réflexion qu’on a à faire, abandonner certaines choses, lâcher prise sur certaines choses… relativiser beaucoup de choses. » Delphine envisage ainsi la possibilité d’avoir besoin de se faire aider, ce qu’elle fera si elle reste dans le même état d’esprit : « quand on sent que ça commence à faiblir ou qu’il y a certaines choses qui ne vont plus, moi je prendrai quelqu’un…c’est ce que je vois maintenant bien sûr, je peux pas savoir comment j’évoluerai… »

 

Evelyne : vieillir le mieux possible

A la question ‘’vous imaginez-vous vieillir ?’’, Evelyne commence par répondre qu’elle ne parviendra pas à la vieillesse, faisant allusion à la grave maladie qui l’a frappée et à laquelle elle a survécue (voir la catégorie d’analyse sur la mort).

Cependant elle s’imagine tout à fait vieillir, peut-être même devenir centenaire, et son discours se partage entre ce qu’elle souhaite et ce qu’elle ne souhaite pas pour sa future vieillesse.

Ainsi, ce qu’elle ne veut pas, c’est :

-         être une charge pour sa famille :

Elle l’affirme à plusieurs reprises : « j’aimerais pas, d’être une charge pour mes enfants… je pense que c’est le souhait de tout le monde en fin de compte de ne pas être une charge pour sa famille, ses proches, parce que la vie actuellement n’est pas facile pour tout le monde et je pense que dans les années à venir elle sera pas, ce sera pas meilleur. Bon, je ne veux pas non plus que mes enfants aient des choix difficiles concernant leur père ou leur mère. »

-         « connaître la solitude parce que ça c’est un gros problème la solitude »

-         « ne pas faire comme certaines personnes, attendre la mort. »

 

Ce qu’elle désire par contre, c’est :

-         conserver au moins ses facultés mentales pour pouvoir continuer à communiquer :

« espérer d’avoir toutes mes facultés, peut-être pas physiques, mais au moins mentales… ça m’arrivera peut-être, je ne sais pas, je connais pas l’avenir mais la maladie d’Alzheimer je crois que ça c’est, c’est la vieillesse que je ne voudrais pas. »

 

-         rester « quand même capable de faire certaines choses. » :

Si pour la jeune femme, vieillir c‘est « s’amoindrir sur certaines facultés mentales, physiques », elle exprime son espoir de pouvoir garder un minimum d’activité. De cette façon, elle ne deviendra pas une charge pour les siens et elle continuera à vivre et non à se figer dans l’attente de la fin. Evelyne se situe donc à l’opposé d’Aline : elle envisage les diminutions de la vieillesse et les accepte en partie (la baisse des aptitudes physiques) ; par contre, elle refuse l’idée de la démence sénile qui la priverait de ce qui compte le plus pour elle, la communication.

 

Ses aspirations, Evelyne les décline principalement avec trois verbes (vieillir, espérer, vouloir), conjugués au futur (« quand je vieillirai »), au présent (« j’espère ») et au conditionnel présent (« je voudrais… je ne voudrais pas »).

La vieillesse vers laquelle elle se projette, c’est celle-ci : « Vieillir le mieux possible en pouvant à 80 ans encore faire du tricot pour mes petits enfants, peut-être pas du tricot parce que je sais pas tricoter, mais enfin, leur faire certaines choses, des petits gâteaux, les avoir de temps en temps le mercredi, des choses comme ça, une vieillesse rose ! »  Evelyne se voit donc en grand-mère traditionnelle (il est amusant qu’elle évoque l’image du tricot alors qu’elle même ne tricote pas), entourée de sa famille.

 

Francine : assumer et gérer

« je repousse pas l’idée qu’un jour je serai vieille, loin de là, âgée, mais tout dépend comment on le vit, comment on l’assume. Faut l’assumer je crois. »

Chez Francine, la vieillesse est une « étape » du cycle de vie à laquelle il n’est pas possible d’échapper et qui peut être belle : « c’est bien d’y aller, si on n’y va pas, on aura peut-être raté quelque chose. » Ses propos ont une tonalité prescriptive : « il faudra y passer, faut y passer de toute façon. »

Sa propre vieillesse est conditionnelle : « si j’arrive à 80, 85 ans… si je vais jusque là… si ma santé me permet… si dans ma tête je suis bien… » Dans sa représentation, la vieillesse est un moment de la vie qu’il faut assumer et gérer comme tous les autres : « chacun gère je suppose sa vieillesse, c’est à nous de la gérer à la limite. On arrive à gérer notre jeunesse, notre adolescence : on s’adapte, on évolue… » Cette notion de contrôle sur soi et sur les événements correspond à la peur exprimée par Francine à propos de la dépendance.

 

Francine est la seule à évoquer l’image du miroir qui renvoie à l’inscription du temps sur l’apparence physique. L’essentiel est d’être « bien dans sa tête » et d’assumer face au regard des autres.

Enfin, comme Evelyne, Francine mentionne la présence de ses petits enfants lorsqu’elle sera vieille.

 

 

·        2ème entretien

 

Clémentine ne s’est pas beaucoup plus exprimée sur son futur vieillissement dans cet entretien que lors du précédent. Elle reprend l’idée du travail sur soi qu’elle a dû faire quand elle a recommencé à côtoyer des personnes âgées après un congé parental de trois ans. La jeune femme exprime une opinion nuancée sur la vieillesse qui fait qu’elle ne la redoute pas pour elle-même : « ça me fait pas peur déjà d’une, parce bon, la vieillesse c’est pas forcément que de la souffrance, c’est pas forcément noir, ça peut être beau aussi. C’est sûr que quand les conditions de maladie se mettent, c’est plus difficile mais sinon je ne le vois pas… je ne me vois pas une mauvaise vieille ! »

Contrairement à Blandine ou à Delphine par exemple, Clémentine estime que c’est son activité professionnelle qui lui donne une image de la vieillesse moins négative que celle qui est majoritairement répandue : « je pense que le fait de travailler personnellement au niveau de personnes âgées, on voit peut-être la vieillesse autrement : peut-être un regard moins noir sur la vieillesse, enfin pour ma part. »

 

Evelyne, pour sa part, revient sur sa crainte de la solitude : « c’est vrai que la solitude affective ça cela m’angoisse… Ce qui me fait peur oui, c’est ne pas avoir de nouvelles de ma famille, ne pas avoir de contacts… ça me fait très très peur… dans ces cas-là, non, je ne voudrais pas finir comme ça, je ne veux pas vieillir comme ça. »

Son travail lui fournit des modèles de vieillesse qu’elle rejette ou auxquels elle s’identifie : « Alors je me dis… il y a du bien, il y a du bon, il y a du moins bon, que j’aimerais être un petit peu de celle-là, un petit peu de celle-là… »

 

Delphine estime qu’elle n’a pas modifié son regard sur sa future vieillesse : « dans ma vision de la vieillesse que j’avais…même dans mes façons d’entrevoir la mienne et tout, ça ne m’a pas, cela n’a pas changé radicalement mes façons de voir… »

Comme dans le premier entretien, l’acceptation du vieillissement s’exprime sous forme d’injonctions : « de toute façon, la vieillesse c’est inéluctable, alors… il faut… c’est sûr que c’est un état d’esprit, c’est sûr qu’il faut, il faut l’accepter… faut l’accepter voilà… » L’acceptation est propre à chacun, c’est « un cheminement » et « un travail sur soi-même. » Ces termes renvoient à la notion de préparation qu’elle avait déjà développée lors de notre première rencontre.

 

Mais accepter c’est aussi renoncer : « faut lâcher prise sur beaucoup de choses si on ne veut pas être malheureux… faut renoncer… on n’est plus ce qu’on était… Faut faire preuve d’humilité, mais en essayant de ne pas trop se replier sur soi-même. » Dans l’interview précédente, Delphine avait déjà parlé du « lâcher prise », ce que nous avions interprété dans le sens du consentement. Ici elle évoque le renoncement, mais nous ne pouvons tirer aucune hypothèse sur une quelconque évolution du vocabulaire et sur sa signification, car c’est un mot que nous avons suggéré à Delphine sous forme de question « Une sorte de renoncement ? ». Il est possible que nous ayons alors induit en partie la suite du discours.

 

Pour ce qui la concerne, Delphine avoue être dans l’incertitude, ce que révèle la forme négative de son discours et l’emploi du conditionnel : « j’ai l’impression que je vais vivre sereinement ma retraite, enfin ma vieillesse, enfin j’ai l’impression. Mais évidemment s’il m’arrive paf ! s’il m’arrive quelque chose… Alors là peut-être que je ne réagirai plus du tout comme maintenant… je ne sais pas ! Je ne sais pas comment je réagirai si je me retrouve… je ne sais pas, je pense que j’essaierai de sortir quand même un peu, mais enfin… on ne peut pas savoir comment on réagira demain après tout, on ne peut pas savoir, aujourd’hui c’est comme ça et puis… » Dephine est passée du ‘’je’’ au ‘’on’’, plus impersonnel pour redire des doutes déjà formulés au début de sa formation.

 

Elle a conscience que sa position est contradictoire mais ne comprend pas pourquoi : « il y a quelque chose que j’aimerais bien comprendre, mais je n’ai pas encore bien analysé ni réfléchi, c’est que j’ai un décalage entre… je vois la vieillesse d’un côté très négatif, de ce que j’en vois de tous les jours et, quant à moi, c’est peut-être que je vois ça avec mon regard de 53 ans, j’ai l’impression que je n’aurai pas ce même type de vieillesse. Je ne sors pas plus que les autres ni rien, je ne fais pas de voyage ni rien, mais j’ai un autre regard sur moi-même. Alors je me dis qu’il y a un décalage que je n’arrive pas à saisir. » Il s’agit en fait d’un sentiment d’altérité qui n’a pas changé avec la formation.

 

Il existe malgré tout une différence avec le premier entretien : Delphine n’énumère pas ses projets comme elle l’avait fait. La formation aurait-elle renforcé ses doutes sur sa capacité à organiser sa vieillesse ?

 

 

Pour Delphine comme pour Evelyne et Clémentine, la formation CAFAD n’a pas fondamentalement changé leur réflexion sur leur propre vieillesse. Ce qui influence le plus leurs opinions, ce sont leurs contacts professionnels avec les vieux et, nous en sommes persuadée, leur expérience de la vieillesse à travers l’exemple de leurs proches. Nous allons à présent l’analyser l’influence que cette formation a pu avoir sur le changement dans les pratiques professionnelles.

 


 

IX) LE ROLE PROFESSIONNEL DES AIDES A DOMICILE

 

Le rôle désigne « l’ensemble des modèles culturels associés à un statut donné. Il englobe par conséquent les attitudes, les valeurs et les comportements que la société assigne à une personne et à toutes les personnes qui occupent ce statut. »[ix]

 

C’est sur ce thème que nous avons recueilli la plus grande quantité de matériau, tant dans la première que dans la deuxième série d’entretiens. C’est aussi dans cette catégorie que nous avons pu constater une évolution dans le comportement des aides à domicile envers les personnes âgées et partant, dans le regard posé sur celles-ci.

 

Deux grands axes se sont dégagés à l’examen du corpus : l’un concerne de manière globale le métier d’aide à domicile et la notion d’identité professionnelle, l’autre touche aux différentes facettes de l’aide à la personne âgée. Pour une lecture plus agréable, nous aborderons successivement ces deux axes en comparant, à l’intérieur de chacun d’entre eux, les premiers et les seconds entretiens.

 

1) Le métier et l’identité professionnelle

 

Traditionnellement dévolues aux femmes, les tâches domestiques et l’assistance aux personnes aux personnes vieillissantes continuent de ne pas être considérées comme des compétences professionnelles. La preuve en est que l’absence de diplôme n’est pas en soi un obstacle à l’embauche dans un service d’aide aux personnes. D’une part, le législateur n’a prévu aucune obligation de formation pour les aides à domicile, nouvelle dénomination encore peu répandue en remplacement du terme aide ménagère, d’autre part, l’idée perdure qu’il suffit de savoir tenir une maison et de posséder des qualités de cœur pour pouvoir travailler auprès de personnes âgées.

Si l’on ajoute à cela le fait que le secteur de l’aide à domicile est considéré comme un bassin d’emplois et comme un moyen peu onéreux d’insertion professionnelle, on a tous les ingrédients pour retrouver dans ce domaine une majorité de femmes, souvent en grande difficultés familiale et sociale, au niveau scolaire modeste et dont les motivations sont d’abord économiques (ceci sans jugement de valeur). On rencontre aussi un autre profil de femmes généreuses, mieux insérées mais sans qualification, vulnérables face à la complexité de l’intervention auprès d’un public fragilisé par l’isolement et la maladie.

 

Les aides à domicile sont salariées mais elles travaillent de façon assez indépendante sans grand contrôle ni soutien de la part des responsables d’association. Les réunions de service sont rares ainsi que, par voie de conséquence, les contacts avec les collègues.

Celles que nous avons rencontrées sont des personnes motivées, chaleureuses et qui aiment leur travail. Elles ont conscience d’exercer un métier et la formation CAFAD est pour elles l’occasion de renforcer une identité professionnelle encore timide, s’appuyant sur des compétences validées par la délivrance d’un diplôme. Là est d’ailleurs leur gratification principale car, sur le plan des salaires, l’obtention de ce diplôme ne leur a pas rapporté grand chose.

 

·        1er entretien

 

Deux personnes ont abordé la question de la reconnaissance de leur profession : Francine et surtout Clémentine. Deux autres, Blandine et Aline, se sont exprimées sur le métier d’aide à domicile. Blandine donne son opinion sur une qualité indispensable : « on a du cœur normalement en faisant ce travail-là… Si une fille arrive juste pour faire son travail, pas de contact rien, se dire après tout c’est un boulot, moi j’ai ma paye à la fin du mois, moi je dis non. »

 

 Aline, pour sa part, estime qu’il est nécessaire d’aimer ce travail mais elle fait aussi allusion aux limites de la relation d’aide : « c’est un métier qu’il faut savoir gérer, ni trop, ni pas assez… » Le problème des limites est développé dans le paragraphe sur les aspects affectifs et relationnels. Par ailleurs elle établit une comparaison entre le travail qu’elle a connu en maison de retraite pendant 2 ans ½ et son emploi actuel : « ça va être peut-être dur ce que je vais dire, c’est comme si c’était du bétail et puis on était là pour les nourrir, les nettoyer, nettoyer leur local… et on rentre le matin et on ressort le soir. Comme dans une usine quoi…. Que en tant qu’aide à domicile ça n’a rien à voir, déjà on s’organise comme on veut un peu, pas comme on veut mais avec le bureau on s’organise, avec les personnes, des fois on fait 10 ou un quart d’heure de plus, ben on peut pas laisser la personne dans le besoin, c’est pas pareil, c’est pas pareil. Alors je compare des fois avec ça et c’est comme ça que je me dis, je suis bien, je suis contente de faire ça. »

 

Francine a pris conscience de la distinction entre son activité et celle d’une femme de ménage et elle revendique sa spécificité : « je pense que quand on dit femme de ménage, c’est vrai que maintenant j’arrive à faire la différence parce que, c’est vrai que principalement c’est ce qu’on fait des tâches ménagères, faut être honnête hein, mais maintenant au fil du temps, quand on me dit : ‘’T’es femme de ménage’’, non, je défends de plus en plus quand même la profession… parce que je pense qu’une aide à domicile va pouvoir faire le ménage, va pouvoir remplir des papiers au niveau sécurité sociale… ou discuter de tout et de rien… on n’apporte pas que l’aide matérielle. »

 

La conscience la plus élaborée de son identité professionnelle se trouve chez Clémentine qui aimerait que la fonction d’aide à domicile soit mieux reconnue notamment par les médecins traitants. Pour elle, ce travail apporte un échange et un enrichissement réciproque entre les personnes âgées et les aides à domicile.

L’aide à domicile, pense-t-elle, n’est pas une femme de ménage. Son travail est complexe et nécessite d’avoir « aussi un sens social » et elle ajoute en riant : « Moi je dis tout le temps :’’On est obligées de faire aussi un peu mère Thérésa !’’ » Ce qui est difficile selon elle, c’est de suivre l’évolution du vieillissement des personnes : « c’est très compliqué, c’est très prenant, c’est très fatiguant moralement et pas physiquement comme on pourrait le croire… on voit les personnes changer… »

 

·        2ème entretien

 

Dans le premier entretien, nous n’avions pas relevé d’interventions spécifiques de Delphine ni d’Evelyne à propos de leur profession. A travers la prise de conscience de leur rôle, nous avons constaté, au cours du second entretien, un changement très net chez elles, dans la manière de se positionner en tant que professionnelles. Cette évolution est due à la formation. Les échanges avec les collègues notamment leur ont beaucoup apporté sur le plan de la confrontation des points de vue et des pratiques, contribuant à rompre leur isolement professionnel.

 

Clémentine, quant à elle, est sortie renforcée dans ses convictions et plus revendicative aussi vis à vis des tiers : « quand on parle de l’aide à domicile avec une autre personne, je vais plus accentuer, plus affirmer maintenant mon rôle d’aide à domicile par rapport à avant. Disons que maintenant je ne vais plus trop, j’accepte moins le terme aide ménagère… »

 

2) Les différentes facettes de l’aide à la personne

 

·        1er entretien

 

L’analyse des besoins et l’adaptation réciproque :

Clémentine, Aline et Blandine ont insisté sur l’importance des premiers contacts avec leurs clients. Il existe parfois de l’appréhension lorsque la personne a été décrite comme difficile. Blandine : « vous savez pas sur qui vous allez tomber, pas toujours, à moins que le bureau vous dise, voilà c’est une personne assez difficile… une personne dure quoi, il faut s’acclimater mais bon c’est pas évident des fois, on peut se faire rembarrer… »

La personne n’est pas toujours partie prenante dans la démarche de demande d’aide ou bien elle est ambivalente et elle le fait sentir à l’aide à domicile. Blandine raconte : « elles ont du mal des fois à accepter qu’on les aide, donc comme elles ont du mal, elles veulent quand même, elles font quand même un rejet, donc des fois : ‘’Non en fin de compte j’ai pas besoin, j’ai pas besoin de vous’’ etc., c’est dur au départ quand il se passe des choses comme ça. » Pour elle, il est important d’instaurer une relation de confiance avec les personnes âgées.

 

Le mot clé, pour l’aide à domicile, c’est l’adaptation : elle va analyser les besoins de la personne et s’adapter à sa demande. Le mot clé, pour la personne âgée, c’est l’acceptation. D’après le dictionnaire du Petit Robert, accepter vient du latin acceptare, de accipere « recevoir, accueillir ». Accepter, c’est donc recevoir, prendre volontiers, acte consenti librement. Cependant il existe d’autres sens à ce mot, tel que se soumettre (idée de résignation et de souffrance) ou encore supporter. En acceptant l’intrusion d’un tiers dans son espace domestique où jusque là elle régnait seule, la personne âgée va de fait commencer à accepter de renoncer à une indépendance totale. Elle s’adapte en même temps à son nouvel état et à son aide à domicile, démarche souvent douloureuse.

 

Blandine témoigne : « faut lui faire comprendre, essayer de lui faire comprendre que bon, y a plus tellement de choix, ça serait mieux qu’elle soit aidée… Une diabétique… elle a demandé quelqu’un, ça va faire 2 ans maintenant. C’est vrai qu’au début… même moi je sentais qu’elle était pas à l’aise… ça va beaucoup mieux maintenant, elle accepte beaucoup plus de choses de moi… »

 

Pour Aline également il est important d’analyser et de s’adapter à chaque situation : « faut bien regarder les besoins de la personne et pas passer à côté… » L’aide à domicile est responsable de son évaluation : « c’est à nous de voir s’ils ont besoin vraiment de nous… si des fois ils nécessitent pas plus d’aide… »

 

Clémentine décrit son approche de la personne d’une manière plus méthodique : « faut apprendre à connaître la personne… faut déjà connaître… pour pouvoir aider, comprendre aussi… » Clémentine pense qu’il est utile d’avoir des informations sur le passé de la personne : « si la personne arrive à dialoguer avec nous et vous donne des indices sur sa vie antérieure… ça vous permet déjà de vous faire une idée du vécu de la personne et aussi ce qu’elle attend de vous, parce qu’une personne qui a vécu dans une vie par exemple aisée, va demander certaines choses qu’une autre personne pas… » Par ailleurs, il faut prendre en compte l’environnement affectif et social de cette personne : « quand elles sont isolées, on est obligées de s’impliquer davantage. » A l’appui de ses paroles, elle donne plusieurs exemples tirés de sa pratique quotidienne, ainsi celui d’une personne sans famille qui a été hospitalisée : « je suis allée à l’hôpital régulièrement pour lui chercher son linge… même si je savais que j’allais pas avoir de rémunération… dans les cas de force majeure, on n’a pas le choix et on ne se pose même pas la question d’ailleurs… »

 

Clémentine estime que ce n’est pas forcément à la personne âgée d’exprimer sa demande. L’aide à domicile doit la deviner et agir en conséquence : « je crois que c’est pas à elle de faire la demande, c’est à nous de sentir la demande. C’est notre travail hein ! »

Enfin, s’adapter à la personne, cela signifie également évoluer en fonction de ses besoins : « à nous aussi de pas… rester justement sur la personne qu’on a connue au départ, d’évoluer aussi avec elle, avec ses besoins. » Son travail, tel qu’elle le conçoit, « C’est du cas par cas. »

 

Les tâches matérielles :

L’aide à domicile pallie l’incapacité de la personne âgée d’accomplir telle ou telle tâche ménagère, mais son exécution requiert souvent une bonne dose de patience et le respect des exigences de la personne aidée. Ainsi Aline s’adapte-t-elle à la demande afin de ménager le narcissisme de ses clientes et de conserver de bonnes relations avec elles : « Faut pas trop contrarier les personnes âgées puisqu’après, déjà elles vous apprécient plus, à partir du moment où vous l’avez contrariée, vous savez plus qu’elle, c’est pas bon… elle va se voir encore plus vieillir, elle se voit encore plus vieille, c’est-à-dire : ‘’Tout ça c’est nouveau pour moi et elle en sait plus, donc je suis plus rien, je suis bonne à rien.’’ » Par une attitude d’empathie, elle admet que les personnes puissent être maniaques : « elles demandent de faire ça. Logiquement ça sert à rien mais bon, on le fait… c’est vrai que ça leur fait plaisir, elles ont l’habitude, elles ont la manie, comme nous on sera peut-être dans 40 ou 60 ans ; 90 ans ! »

 

Blandine adopte un comportement identique face aux exigences des personnes chez lesquelles elle intervient : « un nettoyage doit être fait comme ceci avec ceci, pas autre chose, elle veut pas en démordre… »

 

Parallèlement à la demande affective, il existe aussi une demande d’ordre matériel de la part de personnes confinées chez elles qui n’ont plus la possibilité d’emprunter les moyens de transport. Sur ce point également, l’aide à domicile est contrainte de fixer des limites à l’aide pour laquelle elle est sollicitée en dehors de ses heures de travail. Clémentine se dit disponible au cas par cas. Elle répondra à une personne malade qui a besoin de médicaments, mais pas à une autre qui réclame une boîte de bonbons pour la gorge. Par ailleurs, la jeune femme reconnaît anticiper la demande des personnes, par exemple en cas d’hospitalisation.

 

Entre le respect des désirs de la personne âgée et la nécessité, pour l’aide à domicile, de ne pas s’installer dans une attitude de soumission totale, c’est tout le problème des limites qui est posé, question qui sera développée à propos des aspects affectifs et relationnels.

 

Clémentine a, quant à elle, le souci de ne pas assister complètement la personne : « aider pour faire le ménage mais tout en laissant une certaine indépendance à la personne ; disons, si elle peut faire ses poussières, je vais pas aller lui faire ses poussières, pour qu’elle garde une autonomie et puis qu’elle ait un but aussi de s’occuper de sa maison, pas tout lui prendre de chez elle au niveau ménager. » Auprès de la personne âge, elle a parfois un rôle de conseil mais n’impose rien. Elle a ainsi suggéré à quelqu’un de se mensualiser pour les factures d’électricité. Elle fait en sorte que la personne ait encore une part d’initiative : pour l’une, ancienne femme de ménage, ce sera passer le chiffon sur les meubles, pour une autre, c’est établir sa liste de courses.

 

Les soins du corps :

Seule Blandine évoque cet aspect de son travail. Normalement une aide à domicile n’a pas à faire la toilette d’une personne dépendante, tout au plus peut-il s’agir d’une aide à la toilette, mais dans le service de Blandine, il s’agit d’une pratique courante : « je donne un bain à une personne tous les lundis, je l’aide à peu à monter dans sa baignoire… je la lave… » La jeune femme témoigne de la difficulté de certaines personnes à accepter cette aide : « dévoiler son corps devant une autre personne, disons une personne au départ étrangère, c’est très dur… » Elle-même ne se sent pas dévalorisée par le fait de s’occuper de personnes souillées, mais le regard extérieur porté sur cette tâche est différent : « de s’occuper de la personne, elle peut très bien être, enfin je sais pas, bon incontinente, pour eux c’est dégradant, excusez-moi, de nettoyer. »

 

Les aspects affectifs et relationnels :

L’attente de l’aide à domicile 

Dans la vie des personnes isolées, la venue de l’aide à domicile constitue un point de repère dans la semaine et dans la journée Elles n’ont parfois pas d’autre visite, aussi l’aide à domicile est-elle attendue, quelquefois avec impatience.

Clémentine raconte : « On nous attend de pied ferme, moi si j’ai deux minutes de retard, c’est important et puis je le comprends… » Si l’aide à domicile est retardée pour une raison quelconque, c’est tout de suite la panique. Blandine témoigne : « j’étais sur la route, un embouteillage ça arrive, quand je suis arrivée… peut-être un quart d’heure, vingt minutes après, ça m’a fait drôle… : ‘’ah, ah, je m’inquiétais, ah j’étais vraiment pas bien là… j’ai cru qu’il vous était arrivé un accident de voiture… »

 

Repère temporel, l’intervention de l’aide à domicile représente aussi, pour la personne âgée, le maintien d’un lien social. Aline décrit la perturbation que peut occasionner l’annulation d’un rendez-vous : « si on vient pas, c’est pas à cause du ménage hein, c’est parce qu’on viendra pas et ça va les contrarier, ça va bouleverser toute leur semaine… »

Evelyne rapporte la réaction d’un vieux monsieur ravi de la voir arriver : « Ah Evelyne, je suis content de vous voir… depuis jeudi j’ai vu personne, ni ce week-end, rien du tout. »

 

Le problème des remplacements 

Plusieurs des personnes interrogées ont évoqué la question des remplacements auxquels sont confrontés les vieilles personnes quand leurs aides à domicile sont en congé ou en formation. Lorsque la relation entre une personne âgée et ‘’son’’ aide à domicile est bien établie, le fait de devoir s’adapter à une autre personne, fusse très ponctuellement, est souvent mal supporté. Cela peut générer une certaine culpabilité chez l’aide à domicile consciente de l’importance qu’elle a pris dans la vie quotidienne de son client.

 

Pour Clémentine, l’aide à domicile est parfois « le seul lien avec la vie courante ». Son absence risque d’interrompre ce contact avec l’extérieur, si la personne n’accepte pas de faire appel à une remplaçante : « c’est difficile aussi pour moi parce qu’on se dit : « « Oh, on n’a qu’à être malade, comment ça va se passer ?’’ » Pourtant, dit la jeune femme, « on n’est pas irremplaçable… »

 

Francine mentionne les habitudes communes qui se créent au domicile et une certaine routine qu’il n’est pas facile de bousculer quand le remplacement de l’intervenante habituelle est nécessaire : « mais untel elle fait comme ça… mais untel on faisait ça. Elle prenait un café, ben vous n’en buvez pas. » Bien qu’elle affirme « je ne suis pas indispensable », elle se vit, de fait, comme faisant partie intégrante de l’existence de certaines personnes et elle évoque leur dépendance à son égard : « on s’aperçoit que, y en a certains, ça devient comme une drogue, un cachet à prendre tous les jours… »

 

Blandine estime que le lien entre les personnes âgées et elle, est parfois trop fort : « une fois qu’elles sont bien avec vous, trop habituées à vous, c’est ça le problème… elles sont trop ancrées… » Que la relation se soit construite par habituation ou par familiarisation, selon les formules employées par V. Caradec[x], la ‘’désertion’’ de l’aide à domicile n’est pas toujours bien vécue. Quand les autres tiers, notamment la famille, semblent peu présents auprès de la personne vieillissante, la relation établie avec l’aide à domicile occupe une place prépondérante dans l’espace de vie matériel et affectif de la personne âgée. Satisfaites de se sentir appréciées, les aides à domicile éprouvent aussi un sentiment d’envahissement face à aux demandes des personnes âgées qu’il n’est pas toujours facile de confiner dans les limites d’un acte professionnel.

 

L’aide à domicile et les tiers

A les entendre, la plupart des aides à domicile se sentent souvent très seules au domicile des personnes âgées. La famille et les médecins paraissent singulièrement absents et les voisins sont inexistants dans les discours alors que plusieurs d’entre elles travaillent en milieu rural où on pourrait penser que les relations de voisinage occupent encore une certaine place dans la vie sociale des personnes âgées.

 

Les relations entre les familles et les aides à domicile sont pratiquement nulles et ces dernières leur reprochent souvent de trop négliger leurs parents âgés. Ainsi réagit Evelyne : « je comprends pas tellement les enfants, même s’ils ont pas tellement le temps de venir, passer un petit coup de téléphone une fois par semaine, un petit quart d’heure, c’est pas énorme et ça fait plaisir. »

Même si elle en a le désir, l’aide à domicile, estime Aline, n’a pas à s’immiscer dans la relation parent âgé – enfants. Elle explique quelle est son attitude : « on essaie… si on arrive à voir la famille, de leur expliquer comment qu’ils sont, de venir les voir plus souvent ou téléphoner. Nous on peut pas trop dire aux familles ce qu’elles doivent faire ou pas, parce qu’on est que des aides à domicile… »

Pour sa part, Clémentine exprime son souci de laisser sa place à la famille : « Quand il y a de la famille, là c’est pas pareil… moi je me mets plus à l’écart parce que la famille a son rôle à tenir et je veux pas rentrer dans un conflit avec la famille ; je vais pas prendre la place de qui que ce soit. »

 

Le médecin traitant n’apporte pas beaucoup de soutien à l’action de l’aide à domicile ce que regrette Clémentine : « le rapport avec le corps médical n’est pas toujours facile. Encore avec les infirmiers moi ça va, mais avec les médecins on a l’impression que vraiment de quoi on se mêle quoi. » Les médecins, dit-elle, « sont de moins en moins à l’écoute. ils restent dix minutes, ils font leur ordonnance et puis ils partent maintenant. » Plus proche des personnes âgées, l’aide à domicile a quelquefois des demandes de leur part ou elle détecte un problème dont elle aimerait que le médecin tienne compte. Ceci renvoie à la question de la reconnaissance du rôle de l’aide à domicile par les autres professionnels du champ médico-social. Clémentine : « Ils pensent peut-être qu’on n’est pas assez habilitées pour demander telle ou telle chose. » Cela pose aussi le problème du manque de coordination entre les intervenants au domicile.

 

Evelyne exprime également son souhait de recevoir « de l’aide de la famille ou de proches ». Pour l’un de ses clients, elle a la chance de pouvoir échanger avec son médecin qui leur est commun.

 

La relation d’aide : un exercice délicat

Le discours des aides à domicile est très riche lorsqu’elles évoquent l’aspect relationnel de leur travail. Celui-ci tourne autour de trois questions fondamentales :

-         la représentation de leur rôle professionnel

-         les valeurs morales qui sous-tendent leur relation avec les personnes âgées

-         les limites de l’implication.

 

- La représentation de leur rôle :

En matière de ce que nous pouvons appeler ‘’l’accompagnement psychologique des personnes âgées’’, il est clair que l’idée dominante chez les personnes rencontrées, est celle d’une fonction de réconfort, à l’exception peut-être de Delphine qui a surtout exprimé des réserves et des interrogations sur la difficulté de l’aide relationnelle.

 

Le mot réconfort est employé par Evelyne qui décrit sa relation avec une malade de 64 ans, atteinte d’un cancer généralisé : « je pense que je lui ai apporté un certain réconfort et de l’espoir. »

 

La plupart des aides à domicile pensent qu’elles ont un rôle de soutien moral, en particulier grâce à une attitude d’écoute. Clémentine : « j’ai une dame là qui a perdu son mari au mois de juillet… c’est un soutien moral continu. J’y vais deux fois trois heures par semaine, c’est pratiquement deux fois trois heures à parler… elle m’attend parce qu’elle sait qu’elle va se libérer de beaucoup de choses. »

 

Delphine témoigne aussi : « chez une personne où je vais… depuis qu’elle a perdu son mari, elle fait de la paranoïa très avancée… Et je me dis que, finalement, chez cette personne, j’y vais deux heures par semaine et je l’écoute, je fais qu’un petit peu de ménage… je peux pas dire qu’elle reste une minute sur les deux heures sans parler… »

 

Clémentine joue sur l’humour, plaisante avec ‘’les mamies’’. Elle n’hésite pas non plus à manifester son intérêt par « un petit geste, une petite marque d’affection… ». La notion d’échange est au cœur de sa relation avec les personnes aidées : « c’est toujours bon à donner et bon à prendre aussi, dans les deux sens. » Elle emmène aussi régulièrement ses enfants voir des personnes âgées parce qu’elle trouve cela bénéfique de part et d’autre.

 

Evelyne donne plusieurs exemples de situations professionnelles. Elle accepte d’avoir un contact physique avec les personnes : « c’est pas un sacrifice de faire un petit bisou pour dire bonjour et eux ça leur procure une petite joie. En fin de compte, ils sont contents, on éprouve du sentiment pour eux, on voit qu’on n’est pas seulement une personne toute simple, qu’on vient aider comme ça et puis c’est tout. » La marque de l’affection, c’est le petit plus de la relation professionnelle.

 

Blandine évoque des relations de complicité avec des personnes qui lui parlent de « leur vie d’avant ». Bien sûr, reconnaît-elle, il faut de la patience car il est fréquent que les mêmes histoires soient répétées.

 

Etre à l’écoute des confidences, c’est parfois lourd à porter confie Francine de son côté : « dans un sens, personne ne nous oblige c’est vrai, mais c’est notre rôle. » Elle est la seule à mentionner le fait qu’il lui arrive de se confier elle-même : « si un jour je suis pas bien… ils le voient tout de suite, qu’un proche de votre famille le verra pas. »

 

Nous avons relevé dans les entretiens avec Delphine et Evelyne un autre aspect de l’accompagnement des personnes, celui d’un rôle de stimulation. Leurs propos sont très différents. Evelyne a un discours très prescriptif : « il faut essayer de les stimuler le plus… il faut les pousser à faire certaines choses », dit-elle au sujet de personnes qui restent enfermées chez elles alors qu’elles pourraient rompre leur solitude en se rendant par exemple au club de retraités du quartier. Dans son esprit, l’important est de préserver un sentiment d’utilité et de compétence : « il faut leur montrer qu’elles sont encore capables de faire certaines choses… »

 

 

Pour Delphine par contre, il s’agit d’une question complexe et elle ne sait pas toujours comment se comporter : « on entend dire : ‘’il faut les stimuler…mais parfois… elles ont l’air d’être bien dans leur cocon, dans leur petite vie, alors on se dit : qu’est-ce qu’on va nous les stimuler, les stimuler pour quoi faire ? » Elle est d’avis qu’il faut s’adapter à chaque personne : « on les écoute, on est là, je trouve que la présence déjà c’est beaucoup de choses, je pense qu’il faut pas trop bousculer, faut pas trop en rajouter… »

 

- Les valeurs morales de la relation d’aide :

Directement mentionnées par Blandine et Clémentine, le respect et la tolérance sont les valeurs qui fondent la relation entre les aides à domicile et les personnes âgées.

Clémentine : « chacun ses points de vue, on est tolérant, on n’a rien à dire sur telle ou telle croyance… on respecte les personnes, leurs choix, leur vie, même si on va nous parler de religion, nous on n’a pas à s’impliquer mais à tenir compte de tout ça dans notre travail par contre. »

Les autres personnes interrogées ne prononcent pas ces mots, mais il nous semble, à travers leurs discours, que leur attitude est sous-tendue par ces mêmes valeurs morales, par exemple, quand elles évoquent la nécessité de prendre en compte la demande des personnes et de s’adapter les unes aux autres.

Blandine insiste sur cette notion de réciprocité : « faut pas non plus nous traiter comme des esclaves, je veux dire bonniches…, moi je demande le respect… et jusqu’à présent à part une seule ils m’ont toujours respectée et puis je les ai respectés. »

 

- Les limites de l’implication :

D’une façon ou d’une autre, toutes les aides à domicile, sauf Delphine, ont évoqué la question des limites à l’investissement personnel et professionnel. La définition de la tâche de l’aide ménagère est marquée par l’ambivalence : tout en effectuant un travail domestique, elle exerce une profession à vocation sociale. Partant de ce constat d’une dualité des attributions, V. Caradec[xi] émet l’hypothèse « que les personnes âgées comme les aides ménagères vont s’approprier cette définition et la ‘’tirer’’ du côté technique ou, à l’inverse, du côté relationnel. » A partir d’entretiens semi-directifs, il définit deux codages idéaux-typiques de la prestation de service, l’un technique, l’autre relationnel.

 

A l’analyse du corpus des discours, nous situons les personnes interrogées dans la catégorie du codage relationnel bien plus que dans celle du codage technique. Ceci correspond sans doute à la fois à leur conception de leur rôle professionnel, à leur sensibilité personnelle et aux attentes des personnes aidées. Dans ce contexte, le danger est de trop s’impliquer dans la relation aux autres, au détriment de l’équilibre personnel et familial. Nous avons repéré trois éléments de réflexion sur les limites de cet investissement :

-         la position symbolique occupée auprès de la personne âgée

-         parler de soi : que dire ?

-         l’attachement : comment s’en protéger?

 

- La position symbolique :

Trois personnes évoquent la place symbolique qui leur est attribuée par les vieilles personnes. Clémentine décrit avec bonheur sa relation avec une dame de 95 ans, très isolée : « il y a un dialogue et moi avec mon plus jeune âge, entre 95 ans et 34 ans, je suis sa petite fille pour elle, donc on a un rapport petite-fille - grand-mère. Et ça c’est génial parce qu’on peut communiquer, elle, elle va me donner des points de vue par rapport au temps où elle a vécu et moi je vais lui apporter autant qu’elle elle va m’apporter et ça, ce rapport c’est magique moi je trouve. »

 

Malgré un rapport très affectif avec les personnes, Evelyne tient à garder quelque distance : « je ne suis pas non plus leur fille donc je ne peux pas non plus trop m’impliquer… ».

De son côté, Francine reconnaît que les personnes âgées la considèrent facilement comme leur fille ou leur petite-fille : « Moi c’est souvent qu’il y en a qui me le disent : -‘’Ah ben tiens, voilà ma petite fille’’. Alors au début je disais : -‘’Mais non écoutez, j’ai déjà ma grand-mère, je suis sa petite fille.’’

-‘’Ca vous dérange ?’’ -‘’Non ça me dérange pas, mais faut bien que vous fassiez la différence quand même avec vos propres enfants’’. »

Bien qu’elle souhaite marquer cette distinction, il lui est difficile de résister à la pression affectueuse de ses clients.

 

- Parler de soi :

Pour communiquer, il faut être deux et si les personnes âgées apprécient qu’on les écoute, elles sont aussi souvent curieuses de la vie de leurs aides à domicile. Ici encore, ce n’est pas facile pour ces dernières de se montrer amicales tout en restant discrètes sur leur vie privée.

Aline témoigne : « ils veulent aussi savoir comment qu’on a passé notre week-end… On peut pas trop non plus trop trop raconter notre vie… »

Delphine ressent les choses tout à fait différemment. Ce qu’elle craint en effet, c’est de faire souffrir la personne en lui faisant entrevoir la réalité extérieure dont elle est coupée. Elle se demande qu’elle est la ‘’bonne attitude’’ : « on essaie de lui montrer un peu ce qui

se passe dehors, de communiquer ce que nous on vit… c’est un peu difficile pour ne pas… insister un peu sur sa déchéance, lui montrer qu’elle est seule chez elle, que nous on sort…on se pose tout le temps des questions, si on doit, si on doit pas… »

 

- L’attachement : « faut pas trop » :

A force de se côtoyer dans l’intimité de l’espace domestique, des liens se créent entre les personnes et leurs aides à domicile. A la fois nécessaire pour pallier à l’isolement social des vieux et risquée sur le plan personnel, la relation amicale manque toujours de dériver vers un terrain trop personnel. Toutes, excepté Delphine qui met sans doute davantage de distance affective et émotionnelle, soulignent l’obligation de poser des limites. Il s’agit d’un exercice difficile mais indispensable pour rester dans le cadre d’une relation professionnelle.

Aline : « il faut qu’il y ait un échange, ni trop, ni pas assez… faut pas trop en donner… parce qu’après on risque d’être dans un engrenage, le sentiment va arriver trop haut et c’est pas bon non plus, on peut pas trop s’attacher non plus parce qu’après, ben après on voit pas les choses comme on devrait les voir… »

 

Evelyne essaie de se protéger contre des sentiments trop forts : « je fais selon mes possibilités sans trop m’impliquer, parce je me trouve déjà bien impliquée affectivement donc je ne veux pas non plus, comment dire, renforcer ce sentiment pour que ce soit plus dur, plus douloureux le jour où je les perdrai, où ils partiront. »

 

Blandine, pour sa part, se sent parfois prise dans cet attachement malgré les mises en garde, venant peut-être de son employeur : « On a beau dire : ‘’non faut pas s’attacher’’, je suis désolée, on s’attache. » Les personnes, dit-elle en riant, « nous vampirisent… veulent trop nous couver aussi… »

 

Chacune se fixe ses propres limites afin de se préserver. Ainsi Evelyne : « j’ai des personnes hospitalisées aussi, je vais pas leur rendre visite à l’hôpital parce que j’estime que c’est m’impliquer trop, mais passer un petit coup de téléphone, demander comment ça va, ils sont contents… »

Ou Aline : « Faut pas par exemple je sais pas moi, les inviter quelque part… en dehors des heures de travail… »

En ce qui la concerne, Clémentine estime qu’elle arrive à ne pas se laisser envahir dans sa vie personnelle.

 

 

En quoi la représentation du rôle professionnel a-t-elle changé depuis la formation CAFAD ? Les rapports entre les aides à domicile et les personnes âgées ont-ils évolué ? Tel est l’objet de l’analyse de la deuxième série d’entretiens.

 

·        2ème entretien

 

Tant par les questions posées que par les réponses apportées, ce deuxième entretien, qui a eu lieu environ six mois après l’obtention du CAFAD, a eu principalement pour objet les pratiques professionnelles.

 

En premier lieu, nous avons constaté que la formation avait contribué à transformer certains aspects de ces pratiques. Evelyne : « c’est certainement la formation qui m’a permis de réfléchir un petit peu plus sur mon travail et d’agir différemment »

A l’analyse des discours des trois aides à domicile revues à un an d’intervalle, se dessine très nettement une évolution dans l’attitude et le comportement vis à vis des personnes âgées. Certaines façons d’agir sont remises en question, par exemple la manière d’analyser les besoins des personnes. Globalement les discours sont plus élaborés, les personnes défendent mieux leur point de vue, elles ont pris de l’assurance et elles se situent sur un plan plus professionnel qu’affectif.

 

En second lieu, en toile de fond du changement des pratiques, c’est le regard sur la personne âgée qui s’est modifié, comme l’exprime Clémentine :

- Marie-Odile : Vous disiez au début que vous étiez un petit peu sceptique sur ce que pouvait vous apporter ce module (personne âgée) ou sur certains points ?

- Clémentine : Sur certains points oui.

- MO : Pourquoi vous étiez sceptique ? C’était par rapport à l’enseignement théorique ?

- Clémentine : Parce que… il y a des choses qui ont été dites que dans la pratique ce n’est pas toujours évident. Donc c’est pas toujours facile de mettre en pratique la théorie qu’on a eu en formation.

- MO : Et pourtant avec le recul de quelques mois, vous vous apercevez que cette théorie elle vous a apporté quelque chose.

- Clémentine : Oui, c’est sûr, parce que même c’est un enrichissement personnel et puis un autre regard sur les personnes aussi, et puis une remise en compte de soi-même aussi, une remise en question je dirais par rapport à l’aide apportée…

 

La personne âgée est moins considérée comme quelqu’un qu’il faut assister. Elle reprend un statut d’adulte responsable. A partir de là, l’aide à domicile peut aussi s’autoriser à mieux se protéger personnellement face aux exigences ou à certains comportements, ainsi que le dit Delphine : « je suis correcte bien entendu mais je remets la personne à sa place… Je lui dis : ‘’Ce n’est pas parce que vous êtes une personne âgée que vous avez tous les droits’’… je me suis rendue compte que vis à vis de la personne âgée qui dérive et tout pour des raisons qui sont très compréhensibles, ça la remettait finalement dans sa position de personne à part entière. »

 

Nous allons reprendre les principaux points du premier entretien sur les différentes facettes de l’aide en essayant de faire ressortir les changements intervenus.

 

L’analyse des besoins et l’adaptation réciproque :

Alors qu’avant la formation la personne âgée était regardée comme quelqu’un d’a priori dépendante, dans la mesure où elle faisait appel à une tierce personne, c’est le mot autonomie qui revient le plus souvent dans les propos des aides à domicile.

Ne pas trop aller au-devant des besoins des personnes, avant même qu’ils soient exprimés, permet de préserver une part d’autonomie chez celles-ci, ou même de la restaurer en la remettant en position d’acteur de sa demande. Clémentine : « Pour que la personne… si elle est en perte d’autonomie, qu’elle puisse reprendre cette autonomie de redemander… »

La jeune femme a pris conscience de la nécessité de négocier l’intervention de l’aide à domicile avec l’intéressé. Comme dans le premier entretien, elle met l’accent sur l’importance d’établir préalablement une relation avec la personne avant de « voir avec elle ses besoins. »

 

Delphine paraît moins convaincue que sa collègue : « j’avais tendance à aller au-devant de la personne pour l’aider… Proposer ou… si je la vois faire un petit effort, aller au-devant d’elle… paraît-il qu’il ne faudrait pas, parce qu’il faudrait nous avait dit la formatrice, attendre qu’eux vous demandent. »

Elle s’exprime sous forme d’injonctions mais on sent qu’elle n’est pas complètement persuadée de la pertinence de la démarche. Pourtant, elle s’efforce de changer d’attitude : « je me suis dis : ‘’Tu pourrais l’aider’’. J’ai laissé demander. Je pense que c’est vrai, il faut peut-être faire ça. »

 

De son côté, Evelyne s’estime plus attentive aux besoins des personnes et « moins obnubilée par le ménage ». Cela lui permet de percevoir un autre type de demande : « je m’aperçois qu’il y a beaucoup plus de demande au niveau dialogue qu’en fin de compte besoin matériel »

 

Les tâches matérielles :

Prendre en compte les besoins des personnes ne veut pas dire souscrire à toutes leurs exigences, dont certaines peuvent être excessives eu égard à la définition de la fonction d’aide à domicile. Evelyne a pris conscience du besoin de poser des limites : « je me rends compte que plus on donne, plus ils demandent, donc il faut quand même mettre une barrière ce qui est relativement difficile, mais il faut quand même essayer de mettre une barrière. »

 

Les tâches ménagères peuvent aussi être l’occasion de laisser une part d’initiative à la personne, ce que s’efforce maintenant de faire Evelyne bien qu’elle reconnaisse qu’il n’est pas toujours évident de changer les habitudes contractées.

 

Les soins du corps :

Clémentine ne fait pas de toilette, mais elle a son opinion : trop assister la personne pour cet acte comme pour d’autres accélère la perte de l’autonomie : « si la personne est encore capable de faire une partie de sa toilette mais pas une autre partie, il faut l’aider juste pour ce qu’elle a besoin et pas en faire plus. » Par contre, estime-t-elle, l’aide à domicile doit aussi répondre aux demandes de la personne sur le plan de l’esthétique (coiffure, épilation…). Cela fait partie de son rôle qui ne se limite pas aux tâches ménagères. Encore faut-il être à l’écoute de ce type de demande.

 

Les aspects affectifs et relationnels :

La formation a aidé les personnes rencontrées à mieux se situer dans la relation avec les personnes aidées. L’intervention de l’aide à domicile donne lieu à négociation, elle doit s’effectuer dans le respect mutuel. Les aides à domicile ont pris conscience de l’emprise que les professionnels et les familles peuvent exercer sur les personnes âgées, ce qui les rend encore plus dépendantes.

Clémentine : « ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’il faut régenter la vie des personnes. » Cependant, précise-t-elle, les personnes âgées aussi ont non seulement des droits mais aussi des devoirs.

 

L’aide à domicile et les familles

Depuis sa formation, Evelyne a davantage de contacts avec les familles et elle hésite moins à leur faire part des problèmes de leurs parents âgés. Pourtant les relations avec les familles restent délicates, d’autant que celles-ci sont toujours dans l’idée qu’une aide à domicile est une femme de ménage : « les familles ne savent pas faire la différence entre une aide à domicile et une femme de ménage. Pour eux c’est exactement la même chose, on est là pour faire le ménage, on n’est pas là pour écouter, pour éventuellement aller se promener avec la personne aidée… des fois on aimerait bien passer outre, mais on ne peut pas aller non plus contre la famille… »

La famille est donc parfois perçue comme un obstacle à l’action de l’aide à domicile dans la mesure où elle confine l’aide à domicile à l’entretien du logement et qu’elle n’œuvre pas toujours dans le sens du maintien de l’autonomie.

 

Le problème des remplacements

Cette question a été de nouveau soulevée cette fois par Evelyne qui s’est rendue compte que l’aide à domicile pouvait rendre les personnes dépendantes d’elle, ce sentiment de dépendance se manifestant au moment des remplacements inévitables. En effet, l’aide à domicile et la personne âgée ont un fonctionnement et un mode de relation qui leur sont propres ce qui rend tout changement de personne difficile à supporter, ce dont témoigne la jeune femme à travers le récit d’un remplacement.

 

L’accompagnement et la relation d’aide

L’écoute et le dialogue occupent toujours une place privilégiée dans les discours mais l’affect paraît beaucoup plus mis à distance que dans les premiers entretiens. L’attitude est ainsi plus professionnelle et l’accompagnement de la personne vieillissante ne se limite pas à une fonction de consolation et de compensation de la solitude. La démarche est plus dynamique, l’objectif est ici encore de maintenir autant que faire ce peut l’autonomie de la personne.

 

Clémentine essaie au maximum de motiver les personnes à sortir par exemple, ce qui peut permettre de rompre l’isolement en rencontrant son voisin, ou encore à aller faire leurs courses. Elle reconnaît que les contraintes matérielles ne vont pas dans le sens de l’autonomie des gens : n’ayant pas l’autorisation de les transporter, elle est obligée de faire les courses à leur place alors qu’elle pourrait les accompagner.

La jeune femme essaie également de lutter contre la perte de mémoire par « des petits trucs » qu’elle imagine.

 

Evelyne se montre plus directive lorsqu’elle parle bousculer et de bouger un peu les personnes : « il faut un petit peu chambouler leur quotidien, ne pas non plus trop les écouter… Ils s’écoutent beaucoup… et puis si on lui dit : ‘’Venez dans le jardin, on va aller couper du persil, on va cueillir des fleurs… Et bien là, ça reprend le dessus, elle oublie qu’elle a mal à son genou ou qu’elle a mal à son cou… » En cela son discours n’a pas changé depuis le premier entretien.

Cependant dit-elle à propos du régime alimentaire, « on essaye de ne pas aller contre non plus la personne et lui imposer nous ce qu’on pense être bien… » Il doit toujours s’agir d’une négociation dans un esprit de respect de la personne.

 

Delphine comme Clémentine reconnaissent qu’il leur faut sans cesse s’adapter aux personnes. Delphine s’oblige à suivre leur rythme et Clémentine se compare à un caméléon. L’adaptation reste le mot clé de la relation professionnelle comme elles l’avaient déjà souligné dans l’entretien précédent.

 

Un autre effet positif de la formation est que les aides à domicile sont mieux à même de réagir dans les situations difficiles, en particulier face à l’agressivité de certaines personnes, ainsi qu’en témoigne Delphine : « c’était surtout vis à vis de l’agressivité que j’avais du mal… c’est très dur à gérer l’agressivité, c’est très difficile… c’est perturbant quand même… » A présent, le fait d’avoir appris le sens de cette agressivité lui permet de réagir de façon adaptée : « ça m’a permis de mieux gérer et de me positionner en tant que professionnelle par rapport à ça… maintenant je m’affirme devant l’agressivité… »

 

Enfin, Clémentine, qui disait ne pas se laisser envahir par les situations de ses clients, a elle aussi changé un peu d’attitude en mettant à distance sa sensibilité : « je m’investissais peut-être un peu trop sentimentalement… donc des fois je me mettais aussi peut-être en danger psychologiquement, et ça mon stage auprès de travailleuses familiales m’a fait bien réfléchir là-dessus… »

 

 

Le module sur la personne âgée de la formation CAFAD de L’IFRAD se déroule seulement sur 40 heures, cependant il est remarquable de constater que toutes les aides à domicile rencontrées pour ce deuxième interview en ont tiré profit, non seulement sur le plan technique mais encore dans leur pratique professionnelle. Il est probable que l’ensemble de la formation a contribué à leur réflexion de même que les stages effectués auprès d’autres publics que les personnes âgées et avec d’autres professionnels de l’aide à domicile.

 

Au-delà de la connaissance d’une catégorie particulière de population, la problématique de l’intervention à domicile repose en effet sur les valeurs communes de la relation d’aide et que soit auprès de familles, de vieillards ou de personnes handicapées, l’aide à domicile est confrontée à des questions identiques comme la prise en compte des facteurs culturels et sociaux, les relations avec l’entourage et les limites de l’implication personnelle.

 

Au vu de l’analyse de ces entretiens, nous nous proposons à présent de reprendre nos hypothèses de départ afin de les confronter à nos observations et de tenter d’y répondre.


 


 



[i] Marie DE HENNEZEL, La mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995.

[ii] Philippe ARIES, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, collection « Points Histoire », 1975.

[iii] Louis-Vincent THOMAS, Au-delà de la violence et de la passion, in La mort à vivre, approches du silence et de la souffrance, Autrement, n° 87, février 1987.

[iv] Jean MAISONDIEU, Le crépuscule de la raison, op. cité, p.85.

[v] Jean-Claude ABRIC, Pratiques sociales et représentations, op. cité, p. 28.

[vi] Chanson d’Henri TACHAN et de Jean-Paul ROSEAU.

[vii] Jean MAISONDIEU, Le crépuscule de la raison, op. cité, p. 27.

[viii] Gérard LE GOUES, L’âge et le principe de plaisir, op. cité, p. 29.

[ix] Ralph LINTON, Le fondement culturel de la personnalité, Paris, Dunod, 1959.

[x] Vincent CARADEC, L’aide ménagère : une employée ou une amie ? in Faire ou faire-faire ?, sous la direction de Jean-Claude KAUFMANN, Presses Universitaires de Rennes, 1996.

[xi] Vincent CARADEC, L’aide ménagère : une employée ou une amie ? in Faire ou faire-faire ?op. cité.


Avant propos et Introduction Regards sur la vieillesse, ses politiques et ses acteurs

Le vieillissement, la vieillesse et les vieux
Les politiques de la vieillesse
Dans les méandres de l'aide à domicile
Une formation encore trop rare
Concept de représentation sociale
Hypothèse de travail Etude d'un groupe d'aides à domicile préparant le C.A.F.A.D. modulaire -
Eléments théoriques, démarche méthodologique, caractéristiques et portraits des personnes interrogées
Représentations de la vieillesse chez les aides à domiciles - Les appellations - Le vieillissement physique - Le vieillissement psychique - Les aspects sociaux du vieillissementx-
La mort - Les figures personnelles de la vieillesse chez les aides à domicile - Leur propre vieillesse - Le rôle professionnel des aides à domicile
La confrontations des résultats aux hypothèses Conclusion