Retour à l'accueil

Retour à formation en débat


PREMIERE PARTIE :

REGARDS SUR LA VIEILLESSE, SES POLITIQUES ET SES ACTEURS


I) LE VIEILLISSEMENT, LA VIEILLESSE ET LES VIEUX

1) Les différentes dénominations liées aux représentations sociales

La désignation des personnes âgées est associée aux représentations de la vieillesse. Vieux ou vieil dont le féminin est vieille, apparaît en 1080 et vient du latin vetulus, diminutif de vetus. En tant qu'adjectif désignant une personne, il s'oppose à jeune. Il fait référence à l'âge chronologique : est âgé celui qui a vécu longtemps.

Associé à du bon vin, un beau meuble ou un monument historique, vieux a une connotation positive, mais le plus souvent, l'adjectif désigne ce qui usagé, vétuste, fatigué, dépassé, démodé ou encore ce qui est éloigné, lointain, révolu. Actuellement un vieux, une vieille a " une valeur un peu méprisante ou condescendante " (1)
Le dictionnaire analogique Larousse regorge également de termes péjoratifs et négatifs obtenus à partir du mot vieux .(2)

Avec la croissance de la longévité au XXe siècle et l'émergence d'une catégorie sociale distincte, les plus de 60 ans, on assiste à la multiplication des termes servant à nommer les individus de cette classe d'âge.

Depuis le rapport Laroque, personnes âgées est devenu un terme générique. A côté du mot retraité qui renvoie à la notion d'actif et d'inactif, on voit apparaître, dans les années 60, l'expression troisième âge qui évoque l'image de retraités dynamiques jouissant de leur liberté après de longues années d'activité professionnelle. Par la suite, pour mieux distinguer les différentes étapes de la vieillesse, les termes de quatrième et même de cinquième âge ont été créés. Le quatrième âge (à partir environ de 75 ans) est celui au cours duquel les menaces de maladie et de vieillesse se précisent, le cinquième âge celui des dernières années de la vie, c'est le temps de la dépendance.
Datant de 1155, le mot vieillard n'est plus guère usité si ce n'est en lui adjoignant l'adjectif grand ; l'appellation grand vieillard suggère la fragilité accompagnée généralement de dépendance durant la période de la fin de vie.

Aïeul et ancêtre, tous deux issus du XIIe siècle, gardent une connotation généalogique et historique. Par contre, ancien (XIe) et aîné (XXe) sont maintenant fréquemment employés avec une pointe de respect : "Les aînés du village se sont réunis au club de l'âge d'or. ". Certaines communes ont mis en place des conseils des anciens, pendants des conseils municipaux d'enfants.

Si le mot vétéran est peu utilisé, le mot senior, originaire également de la sphère sportive (le sport est une valeur dominante de la jeunesse), est en pleine expansion. C'est un mot anglais dérivé du latin qui désigne le plus âgé. Chez les sportifs, les seniors se situent entre les juniors et les vétérans. Le senior est une valeur sûre du marketing qui en a fait le symbole de la retraite heureuse : quinquagénaires et sexagénaires en pleine forme, ils sont actifs, dégagés des contraintes du travail, disponibles pour leurs petits enfants et surtout ils disposent de revenus confortables leur permettant de consommer des loisirs et des voyages. Ce sont " les vacanciers des équinoxes . "(3)

A chaque âge chronologique correspond un terme significatif des représentation sociales contemporaines. Ainsi le monde du marketing a-t-il déterminé quatre grands segments de la cible des seniors correspondant à quatre tranches d'âge : les Masters (50-60 ans), les Libérés (60-75 ans), les Retirés (75-85 ans) et les Grands aînés (85 ans et plus).(4)
A la figure du senior dynamique succède celle de l'ancien ou de l'aîné détenteur de la sagesse. " Mais lorsque le critère retenu est d'ordre biologique, que vient le moment du bilan des potentialités physiques de l'individu indépendamment de son âge chronologique, surgit alors la figure du dépendant. "(5)

L'institution de la Prestation Spécifique Dépendance (PSD), réservée aux plus de 60 ans, a contribué à stigmatiser toute une catégorie de la population. Avant cette prestation, seule la notion de handicap prévalait pour obtenir une aide financière destinée à compenser les coûts de tierce personne. Etait handicapée toute personne atteinte d'une infirmité motrice, sensorielle ou mentale. Si la reconnaissance d'un taux d'invalidité était un marqueur d'une différence, il était par ailleurs reconnu que certaines personnes, malgré leur déficience, pouvaient être autonomes.

Il n'en est pas de même du dépendant (6) âgé ; il est non seulement handicapé, mais de surcroît il a perdu son autonomie. Il doit donc forcément être pris en charge. Devenu objet de soins, le dépendant est bien porteur de stigmate au sens où l'entend Goffman : " Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond… Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d'être pour nous une personne accomplie ou ordinaire, et tombe au rang d'individu vicié, amputé . "(7)

Par la stigmatisation des vieux dépendants, c'est toute la vieillesse qui se trouve stigmatisée, vieillesse qui, par un glissement des représentations sociales dominantes, est maintenant assimilée à dépendance.

2) Le vieillissement : un processus biologique

" Le vieillissement est certainement le phénomène biologique le plus équitablement partagé à travers le règne animal et végétal, même si certains êtres vivants vieillissent très vite, d'autres plus lentement, tandis que quelques-uns ne semblent pas subir la sénescence. " (8)

Pour expliquer ce phénomène, il existe quantités de théories. Zhorès Medvedev (1990) en a recensé plus de trois cents qu'il a regroupées en sept sous-classes :
- théories fondées sur des modifications avec l'âge (usure des organes)
- théories fondées sur une lésion (''dommage'')
- théories génétiquement programmées


- théories évolutionnistes
- théories spécifiques des tissus
- théories mathématiques et physico-mathématiques
- théories unifiées (regroupent plusieurs aspects des théories précédentes).


Cependant, la majorité des chercheurs s'accorde à reconnaître que le vieillissement ne peut être réduit à une seule cause mais qu'il est le résultat de facteurs multiples d'ordre physiologique mais aussi d'ordre social et individuel.

Le vieillissement est l'ensemble des modifications qui surviennent avec l'avance en âge et qui diminuent la résistance et l'adaptabilité de l'organisme à son environnement. Ce phénomène normal doit être distingué du vieillissement pathologique qui est accéléré ou abrégé par des maladies.

Vieillir, c'est durer, c'est se rapprocher de la limite propre à chaque espèce, mais c'est aussi changer dans le temps et celui-ci, on le sait, est irréversible. Les caractéristiques du vieillissement ont été décrites par le biologiste Strelher en 1960 : il est universel, progressif, intrinsèque et comporte un aspect de détérioration (à notre époque, on parle plutôt de difficultés d'adaptation).

Vieillir n'est donc pas une maladie, cela fait partie de la condition humaine. Pourtant, de tous temps, l'être humain a cherché à ralentir les effets du vieillissement par l'usage d'élixirs, de poudres ou encore par des mesures d'hygiène de vie. Ainsi, en 1747, le Dictionnaire universel de médecine introduit le mot " gérocomie " qui signifie : " la partie de la médecine qui prescrit un régime aux vieillards ".

Le terme " gériatrie " du grec gerôn, gerontos " vieillard ", apparaît en 1915 pour désigner la médecine de la vieillesse. Le mot " gérontologie " vient plus tard en 1950. Le dictionnaire Robert lui attribue deux significations :
- étude des phénomènes, des problèmes liés au vieillissement de l'organisme humain
- étude de la vieillesse (sociologie, médecine).


Un des sens du mot a donc trait au vieillissement biologique tandis que l'autre fait davantage référence à la vieillesse en tant que catégorie sociale.

Le mythe de l'éternelle jeunesse a donné lieu, au cours des siècles, à de nombreux remèdes dont la composition fait sourire aujourd'hui. Au Moyen Age, par exemple, il est recommandé de boire le sang d'un enfant ou le lait au sein d'une femme. Quelques siècles plus tard, on fabrique puis on inocule des " liquides organiques " à base de glandes génitales animales afin de redonner de la vigueur aux organismes vieillissants. Pourtant, à sa manière, notre époque s'inscrit dans la continuité de cette lutte contre l'usure du corps et la pensée symbolique se manifeste à travers des préparations obtenues à partir de liquide amniotique ou d'embryons d'animaux. Ce sont des " images du commencement de la vie ". (9)

Faute de pouvoir accéder à l'immortalité, l'être humain conserve l'espoir de repousser les limites de la vie d'où la fascination mêlée de répulsion qu'il éprouve pour les centenaires. Comme l'écrit J. Trincaz, l'éternité reste le propre de Dieu : " L'objectif est bien plutôt de pérenniser la vie, de reculer toujours plus loin l'échéance de la mort, tout en restant jeune ou du moins tout en conservant les attributs de la jeunesse " . (10)

Jusqu'à présent, seule la société totalitaire du Meilleur des mondes (11) a atteint parfaitement ce but. Visitant une réserve de Sauvages, deux jeunes Alpha (caste supérieure de la société) sont choqués par la vue d'un vieil Indien ridé et édenté :
" - Qu'est-ce qu'il a donc ? chuchota Lenina. Elle avait les yeux écarquillés d'horreur et d'étonnement.
- Il est vieux, voilà tout, répondit Bernard avec tout le détachement dont il était capable…
- Vieux ? répéta-t-elle. Mais le Directeur est vieux ; il y a des tas de gens qui sont vieux ; ils ne sont pas comme cela.
- C'est parce que nous ne leur permettons pas d'être comme cela. Nous les préservons des maladies. Nous maintenons artificiellement leurs sécrétions internes au niveau d'équilibre de la jeunesse… Aussi, naturellement, n'ont-ils pas cet air-là. En partie, ajouta-t-il, parce que la plupart meurent bien avant d'avoir atteint l'âge de ce vieillard. La jeunesse à peu près intacte jusqu'à 60 ans, et puis, crac ! la fin. "

3) La vieillesse : une construction sociale

Vieillissement et vieillesse sont souvent confondus. Si le vieillissement est identifiable à travers différents signes objectivement observables, notamment sur le corps, les contours de la vieillesse sont beaucoup plus flous.

Le critère de l'âge est insuffisant mais c'est pourtant celui-ci qui a été retenu par les démographes pour fixer le seuil d'entrée dans la vieillesse. Au XXe siècle, les statistiques concernant les personnes âgées ont porté tantôt sur la population des plus de 60 ans, tantôt sur celle des plus de 65 ans. Actuellement le chiffre de 60 ans est communément admis comme point de départ des études.

Dans la mouvance de Jacques Bertillon, l'un des fondateurs de l'Ecole française de démographie à la fin du XIXe siècle, puis d'Alfred Sauvy, démographe du début du XXe siècle, l'idée de vieillissement de la population française s'impose. Les images négatives de la vieillesse prédominent alors : " La démographie nous enseigne que cet abaissement de la mortalité serait suivi, toutes choses égales d'ailleurs, d'un abaissement de la natalité. On aura donc une population plus âgée, plus chétive, mais non pas plus nombreuse. "(12)

Pour le chercheur P. Bourdelais, " La prégnance de la catégorie statistique des plus de 60 ans, vieillards, utilisée continûment depuis le XVIIIe siècle jusqu'à la seconde guerre mondiale, a peu à peu défini une catégorie et conduit à une telle acceptation de l'immuabilité du seuil de la vieillesse que les analyses sociales, la politique de la vieillesse et les perspectives démographiques s'en trouvent profondément marquées. "(13) Afin d'inverser les perspectives de population, P. Bourdelais propose un âge évolutif, dans le temps, d'entrée dans la vieillesse, à partir de la question suivante : " A quel âge devrait se situer le seuil d'entrée dans la vieillesse pour que la part des personnes âgées ne s'accroisse pas dans la population française ? " (14)

" Les catégories d'âge ne sont pas seulement des éléments structurants de la société, elles en sont aussi le produit. "(15) Partant de la notion de détermination sociale des âges, L. Rosenmayr a tenté de développer une sociologie des âges de la vie. Selon ce dernier, l'organisation sociale, en particulier la division du travail, influence la périodicisation des âges. Il montre qu'à la fin du XIXe siècle deux nouvelles catégories sociales sont nées sous l'influence du capitalisme industriel : celle de la retraite et celle de l'adolescence.
Traditionnellement, le passage à la retraite marque l'entrée dans la catégorie sociale des personnes âgées. Cependant, l'évolution économique et les problèmes de l'emploi, qui ont amené l'instauration des préretraites, font fluctuer l'âge d'accès à cette catégorie. Aussi Anne-Marie Guillemard a-t-elle pu écrire : " Une nouvelle définition de la vieillesse se construit sous nos yeux qui commencerait plus tôt dans le cycle de vie (dès 50 ans pour certains travailleurs de la sidérurgie)… (16) "

Les analyses de P. Bourdelais, Rosenmayr, Guillemard, dont nous venons de donner un aperçu, illustrent parfaitement l'aspect arbitraire du concept de vieillesse. Comme l'a démontré Saül Karsz, la vieillesse est une construction sociale : " une chose est de constater qu'en effet la vieillesse est un fait, une autre d'examiner le statut effectif de ce fait, le registre précis dont il relève. Registre du réel, telle l'économie ou la biologie, ou registre de l'imaginaire, celui des croyances et des représentations ? "(17)

Pour entrer dans cette catégorie universelle que représente la vieillesse, deux conditions sont requises : le désir singulier et l'interpellation vieillesse. Les personnes chronologiquement plus âgées que d'autres, comme les appelle S. Karsz, doivent vouloir entrer en vieillesse. Le désir du sujet peut se manifester consciemment ou inconsciemment et peut revêtir la forme de la dénégation. Il se construit dans la confrontation avec le regard de l'autre qui " procède à un rappel à l'ordre ". L'interpellation vieillesse introduit un principe de réalité et contribue à la " (re)socialisation des personnes chronologiquement âgées ".

Désir singulier et interpellation vieillesse s'inscrivent tous deux dans un contexte historique particulier qui donne les contours de la construction sociale de la vieillesse. Le sociologue identifie trois composantes essentielles à cette construction :

- une base matérielle, le vieillissement biologique
- l'interprétation naturaliste de ce vieillissement ou ''lecture biologiste de la biologie'' : c'est la négation des données historiques de la vieillesse et des particularités de chacun
- le développement des sciences de la vie (biologie, physiologie, gérontologie, etc.) qui offrent une base théorique à la configuration de la vieillesse.


La vieillesse est donc le résultat des interactions entre l'individu et la société. Qu'on y entre brutalement ou de façon insidieuse, elle est toujours une surprise.

Ainsi s'exprime le narrateur dans l'ouvrage de Marcel Proust, Le temps retrouvé : " Et maintenant je comprenais ce que c'était que la vieillesse - la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, celle de Monsieur d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparus comme un grand-père… "

4) Les données démographiques et économiques

· Les personnes âgées de plus de 60 ans
Entre 1990 et 1999, la population française a augmenté de 1,9 millions pour atteindre 58,5 millions d'habitants, mais les plus de 60 ans ont contribué à cette hausse pour 1,2 millions. Cette catégorie représente désormais 21,3 % de la population contre 18,1 % en 1962.(18) Selon les prévisions de l'INSEE, la proportion de cette tranche d'âge va continuer à croître au point de dépasser le nombre des moins de 20 ans. (19)
L'allongement de la durée de la vie et le vieillissement des enfants du baby-boom expliquent ces perspectives. Dans ces conditions, 1 français sur 3 aura plus de 60 ans en 2040 , contre 1 sur 5 aujourd'hui.
D'après les projections de l'INSEE, c'est le groupe des personnes âgées de plus de 85 ans qui va augmenter le plus : il est prévu que leur nombre double entre 1985 et 2015. (20)

Sur le plan géographique, ces chiffres recouvrent des réalités différentes et c'est en zone rurale que le vieillissement de la population est le plus important. Ainsi, en 1990, les franciliens comptaient 15,76 % de personnes âgées de 60 ans et plus (dont 5,67 % de plus de 75 ans) alors que dans le Limousin le nombre des personnes de plus de 60 ans atteignait 28,38 % (dont 11,35 % de 75 ans et plus). (21)

Hommes et femmes ne sont pas égaux face au vieillissement. Si les femmes sont moins nombreuses que les hommes avant 50 ans, elles représentent ensuite 55 % de la population âgée de 60 à 74 ans et 65 % à partir de 75 ans.
A l'âge de 60 ans, un homme peut espérer vivre encore près de 20 ans, mais une femme a une espérance de vie de près de 25 ans. Le ''grand âge'' concerne donc d'abord les femmes et, parmi elles, les veuves (après 80 ans, elles sont 73 %).

Le rapport entre les actifs et les inactifs est aussi appelé à se modifier dans les années à venir puisque d'après le rapport Charpin du Commissariat général au Plan (1999) on estime qu'en 2040 on comptera 7,3 personnes de plus de 60 ans pour 10 personnes d'âge actif au lieu de 4 pour 10 actuellement.

· Le phénomène des centenaires
A partir de l'après-guerre, la population des centenaires augmente de façon conséquente. En France, ils étaient 200 en 1950 ; en 1999, ce sont 11 593 centenaires, ou plus, qui vivent dans l'Hexagone, dont 2074 personnes en Ile de France.(22) En 2050 , l'INSEE estime que leur nombre s'élèvera à 150 000. Selon le démographe Jean-Marie Robine, chercheur à l'INSERM, ces chiffres cachent une grande imprécision et on pourrait atteindre 750 000 centenaires en 2050, compte tenu des progrès de la médecine. Interrogé par le journal Libération, il conclut : " Ces perspectives seront forcément lourdes de conséquences sur les choix économiques et de société. Elles déboucheront aussi sur d'autres interrogations plus fondamentales comme l'euthanasie. "(23)

· Les revenus, les biens et le mode de vie des personnes âgées
Dans son ouvrage La vieillesse, paru en 1970, Simone de Beauvoir dénonçait la condition misérable d'une partie des vieillards en France et, déjà, leur exclusion sociale :
" Eliminés de bonne heure du marché du travail, les retraités constituent une charge que les sociétés basées sur le profit assument chichement. … Un million et demi subsistent avec moins de 320 francs par mois. C'est dire qu'environ la moitié de la population âgée est réduite à l'indigence. … Plusieurs milliers de vieillards meurent de faim chaque année dans la région parisienne, dit le professeur Bourlière. " (24)

Depuis, les revenus des personnes âgées se sont améliorés parce qu'elles ont, pour la plupart, cotisé davantage et plus longtemps et qu'elles perçoivent donc de meilleures retraites ou, pour les plus démunies, parce que le minimum vieillesse a été fortement relevé. (25) Selon une étude du CERC, en 1993, le revenu (26) total mensuel avant impôt des personnes âgées de 60 ans et plus s'élevait en moyenne à 12 000 francs pour un couple, 8 000 francs pour un homme seul et 6 300 francs pour une femme seule.
Le Dictionnaire Permanent de l'Action Sociale cite d'autres chiffres qui ne prennent en compte que les retraites (régime général et régimes complémentaires) : celles-ci s'élèvent à environ 6 000 francs par mois, soit 6 700 francs pour les hommes et 4 300 francs pour les femmes. On note une grande disparité des retraites en fonction des secteurs, des sexes et des âges.

Le nombre de bénéficiaires de l'allocation supplémentaire du Fonds National de Solidarité (27) décroît régulièrement (11 % des plus de 65 ans en 1993 contre 21 % en 1983). Ce sont essentiellement des personnes isolées (68 %) et des femmes (la moitié des allocataires sont des femmes âgées de plus de 75 ans).(27)

Les retraités de 60 ans et plus sont propriétaires de leur logement pour 67 % d'entre eux et détiennent 33 % du patrimoine.

5) Les personnes âgées dépendantes

· Le concept de dépendance
Le mot de dépendance date de 1339. Il vient du mot dépendre, lui-même issu du latin dependere qui signifie ''pendre de'', d'où ''se rattacher à'' (dictionnaire Le Petit Robert). Dans son livre, Dépendance et vieillissement (28) , Bernadette Veysset a montré l'évolution du terme dépendance. Dans le Haut Moyen Age, la dépendance évoquait la relation de vassalité entre le seigneur et celui auquel il concédait la possession effective d'un fief. Le vassal devenait alors l'homme d'un autre homme et ce lien impliquait non seulement l'idée de soumission mais aussi celle d'amitié. Pourtant, peu à peu, le mot dépendance a évolué vers le sens de l'asservissement et de la soumission : le lien est devenu une chaîne et la soumission un esclavage.

Le sociologue Albert Memmi (29) a distingué clairement la dépendance de la sujétion : " si le dépendant et le dominé sont tous les deux aliénés, ils ne le sont pas de la même manière. Si la volonté, à tous les deux leur échappe en quelque mesure, ce qui les différencie l'emporte sur ce qui les rapproche : en un mot, le dépendant consent plus ou moins à son aliénation, le dominé, non. La raison en est claire : le dépendant trouve profit à l'être, le dominé, non. "

Décrivant une relation trinitaire entre un pourvoyeur, l'objet de pourvoyance et un dépendant, Memmi pose la question de la réciprocité de la dépendance, donc de l'interdépendance. Pour lui, la dépendance est " à la fois, une donnée du vécu, à ce point commune qu'elle est une quasi-dimension du psychisme, individuel et collectif, et un concept opératoire " qui permet de comprendre les individus et les groupes.

La personne autonome est celle qui est capable de gérer ses dépendances. La notion d'autonomie est liée à celle de dépendance et le philosophe Edgar Morin a pu écrire que " plus un système développera sa complexité, plus il pourra développer son autonomie, plus il aura des dépendances multiples. " (30)

· L'espérance de vie sans incapacité
Dans un article de la revue Réadaptation (31) , le Dr Jean-Pierre Aquino, rappelait que " la dépendance n'est pas liée à l'âge, mais à des situations pathogènes de nature médicales, psychologiques ou sociales. " Pourtant, le risque d'augmentation de la dépendance en corrélation avec celui du vieillissement de la population fait peur tant aux économistes et aux politiques qu'aux simples citoyens influencés par les discours ambiants.

Cependant l'augmentation de l'espérance de vie ne se traduit pas nécessairement par une hausse du nombre d'années de vie avec incapacité. En France, l'espérance de vie sans incapacité a en effet progressé davantage que l'espérance de vie totale entre 1981 et 1991 et la prévalence des incapacités sévères a diminué pour les moins de 80 ans.

En fait, trois théories coexistent et se déclinent en différents scénarios (32) :
- un scénario d'extension de la morbidité (ou pandémie des maladies chroniques) : les années gagnées en longévité seront des années de vie avec incapacité.
- un scénario de maintien de la morbidité (ou de l'équilibre) où l'âge moyen d'apparition des maladies et la date du décès se décaleront parallèlement.
- un scénario de compression de la morbidité qui prévoit que l'âge moyen d'apparition des maladies invalidantes sera davantage retardé que l'âge de la mort et que les progrès de la médecine permettront aux personnes atteintes d'une incapacité temporaire de reprendre leurs activités.

Selon ces scénarios, l'estimation du nombre de personnes dépendantes dans les années à venir, varie. A partir de l'enquête santé 1991-1992, de l'enquête EHPA90 et des projections démographiques de l'INSEE, le SESI (33) a évalué le nombre de ces personnes en 2020 à 762 000 (scénario optimiste), 986 000 (scénario intermédiaire) ou à 1 185 000 (scénario pessimiste). A la lecture de ces chiffres, la prudence s'impose quant aux conclusions à en tirer.

· Les chiffres de la dépendance
L'étude la plus récente est l'enquête Handicaps-incapacités-dépendance (HID) que l'INSEE réalise d'octobre 1998 à la fin de l'année 2001. A partir de cette enquête et selon deux des principales grilles d'évaluation de la dépendance, le nombre de personnes dépendantes de 60 ans et plus a donné lieu à une estimation. (34)

Le Dr Colvez, chercheur à l'INSERM, a défini une grille d'appréhension de la dépendance (au sens du besoin d'aide), qui mesure la perte de mobilité. Elle établit une classification des personnes selon quatre groupes :
- les personnes confinées au lit ou au fauteuil (niveau 1)
- les personnes non confinées au lit ou au fauteuil mais ayant besoin d'aide pour la toilette et l'habillage (niveau 2)
- les personnes qui ont besoin d'aide pour sortir de leur domicile ou de l'institution où elles sont hébergées, mais n'appartenant pas aux niveau 1 et 2 (niveau 3)
- les autre personnes considérées comme non dépendantes (niveau 4).


La dépendance sévère correspond aux deux premiers groupes et la dépendance modérée au troisième.

La grille AGGIR est utilisée dans le cadre de l'attribution de la Prestation Spécifique Dépendance.(35)

Les populations qualifiées de lourdement dépendantes par les grilles Colvez et AGGIR se recoupent largement, sauf, par exemple, en ce qui concerne les personnes désorientées et incohérentes.

D'après l'enquête HID, on dénombre, selon la grille Colvez, 1 417 000 personnes dépendantes âgées de 60 ans et plus dont 628 000 classées aux niveaux 1 et 2 considérées comme étant atteintes d'une dépendance lourde. Parmi celles-ci, 405 000 personnes vivent à leur domicile, 217 000 en établissements pour personnes âgées et 6 000 dans d'autres institutions (établissements pour adultes handicapés, établissements psychiatriques).

En se basant sur la grille AGGIR, on estime le nombre de personnes âgées très dépendantes (classées en GIR 1 à 3) à 532 000, dont 292 000 vivant à leur domicile, 233 000 en établissements pour personnes âgées et 7 000 dans les autres institutions.

Majoritairement, les personnes âgées dépendantes restent donc chez elles et l'âge moyen d'entrée en établissement continue à s'élever : fin 1998, il était en moyenne de 79 ans pour les hommes et de 84 ans pour les femmes.

La dépendance varie selon le type de ménage auquel appartient la personne âgée. Ainsi les personnes qui vivent seules (30 %) ont un taux de dépendance de 9 % et celles qui vivent en couple (43 %) ont un taux de 7 %. Par contre, 15 % des personnes vivant dans leur famille sont dépendantes. (37)

Les deux tiers des personnes dépendantes sont des femmes,(36) principalement parce qu'elles sont plus nombreuses aux âges élevés, avec une prévalence fortement croissante avec l'âge.

Il est intéressant de noter que la DREES constate que l'on assiste à une baisse de la population lourdement dépendante sur le plan physique depuis une dizaine d'années : de 670 000 à 600 000 personnes de 65 ans et plus. Pendant la même période, la population âgée de 65 ans et plus est passée de 7,9 millions environ à 9,4 millions, soit une baisse de la prévalence de la dépendance physique de 8,5 % à 6,4 %.

Des études ont mis en évidence des facteurs favorisant la dépendance (38) :
- l'âge
- les problèmes de santé (maladie grave ou chronique)
- un faible niveau d'éducation
- le fait de ne pas avoir exercé une activité dans le passé
- le niveau de vie.
· Les aidants


On distingue les aidants naturels (famille, amis, voisins) et les aidants professionnels appartenant au champ médico-social. Selon une enquête de l'INSEE (39), un tiers des ménages comptant au moins une personne âgée de 65 ans ou plus, bénéficie d'une aide extérieure de proches ou de professionnels pour les tâches domestiques ou pour les actes essentiels de la vie quotidienne.

La majorité des personnes dépendantes sont aidées par l'entourage (y compris à l'intérieur du ménage) dont plus d'un tiers de manière exclusive. Ce sont d'abord les enfants, en particulier les filles, et le conjoint qui apportent cette aide. Pour six personnes sur dix, l'aide est dispensée par un professionnel. Certaines de ces personnes reçoivent à la fois l'aide des proches et des professionnels.

En quoi les politiques en faveur des personnes âgées ont-elles contribué à développer l'aide à domicile et comment traitent-elles le problème de la dépendance ? Tel est l'objet du chapitre suivant.

Marie-Odile MARTIN SANCHEZ

Suite : LES POLITIQUES DE LA VIEILLESSE

BIBLIOGRAPHIE :


1 Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, mai 1998.

2 Par exemple : Infirmités de la vieillesse : affaiblissement des facultés mentales ; diminution des réflexes psychomoteurs ; amnésie / Se répéter ; rabâcher ; radoter ; déraisonner ; dérailler et déménager (fam.), etc.

3 Jean-Didier URBAIN, Les vacanciers des équinoxes, in Le continent gris, Seuil, Communications, n° 37, 1983, page 137.

4 Appellations crées par Senioragency, citées par Jean-Paul TREGUER, Redessinez vos produits, équipements et locaux, in Le Marché des Seniors, Gérontologie et société, n° 76, 1996.

5 Bernadette PUIJALON et Jacqueline TRINCAZ, Le droit de vieillir, Paris, Fayard, 2000, page 46.

6 L'étymologie du mot dépendance est donnée ci-après dans le chapitre intitulé les personnes âgées dépendantes (A-I-5).

7 Erving GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de minuit, 1975.

8 Ladislas ROBERT, Le vieillissement Faits et théories, Paris, Flammarion, coll. Dominos, 1995.

9 Jacqueline TRINCAZ, Les fondements imaginaires de la vieillesse dans la pensée occidentale, in Revue L'Homme 174/1998, pages 167 à 189.

10 Jacqueline TRINCAZ, op. cité, page 173.

11 Aldous HUXLEY, Le meilleur des mondes, Plon, Pocket, avril 1997.

12 Jacques BERTILLON, cité par Patrice BOURDELAIS in L'âge de la vieillesse, Paris, Editions Odile Jacob, 1993.

13 Patrice BOURDELAIS, op. cité, page 362

14 Patrice BOURDELAIS, Sur le vieillissement de la population, in La Recherche n° 332, juillet-août 1999.

15 Leopold ROSENMAYR, Les étapes de la vie, in Le continent gris, op. cité, page 89.

16 Anne-Marie GUILLEMARD, La production des politiques de la vieillesse, in Le continent gris, op. cité, page 111.

17 Saül KARSZ, Déconstruire la vieillesse, in La vieillesse, l'enjeu, Les cahiers de la Recherche sur le Travail Social, 15/88.

18 Source : Le Monde du vendredi 10 novembre 2000 - résultats du dernier recensement.

19 En 1999, la tranche des 0 - 19 ans s'élève à 24,6 % de la population contre 32,2 % en 1962.

20 La population des 65 ans et plus a augmenté de 27 % entre 1962 et 1990, malgré l'influence des classes creuses de 1914-1918, mais l'augmentation la plus spectaculaire est celle des plus de 85 ans dont les effectifs ont presque triplé durant la même période.

21 Source : Dictionnaire Permanent de l'Action Sociale - résultats du recensement du 5 mars 1990.

22 Source : Le Monde du samedi 11 novembre 2000.

23 Libération, samedi 17 et dimanche 18 juin 2000.

24 Simone DE BEAUVOIR, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970.

25 Au 1er janvier 2001, le montant du minimum vieillesse est de 3 654,05 francs par mois pour une personne seule et de 6 555,83 francs pour un couple.

26 Ce revenu intègre les revenus d'activité, pensions et rentes imposables, revenus fonciers ou mobiliers et des ressources non imposables telles que les majorations de retraite pour enfants, l'allocation supplémentaire du Fonds National de Solidarité, l'allocation logement…

26 L'allocation supplémentaire du FNS complète les revenus de façon à atteindre le minimum vieillesse.

27 Source : Dictionnaire Permanent de l'Action Sociale.

28 Bernadette VEYSSET, Dépendance et vieillissement, Paris, Logiques Sociales, L'Harmattan, 1989.

29 Albert MEMMI, La dépendance, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1979.

30 Edgar MORIN, Science avec conscience, Paris, Le point, Seuil, 1990.

31 Réadaptation, Dossier La vie dans notre société des personnes âgées devenues dépendantes, n° 40, décembre 1996.

32 Source : INSEE, France, portrait social, Dossier La dépendance des personnes âgées : recours aux proches et aux aides professionnelles, 1998/1999.

33 SESI : ancien service statistique du ministère de l'Emploi et de la Solidarité.

34 Etudes et Résultats, n° 94, décembre 2000, DREES, Ministère de l'Emploi et de la Solidarité.

35 Se référer au point 3 du chapitre II sur les politiques de la vieillesse.

36 Source : Le Monde, dimanche 8 et lundi 9 août 1999.

37 France, portait social, op. cité.

38 France, portrait social, op. cité.


Avant propos et Introduction Regards sur la vieillesse, ses politiques et ses acteurs

Le vieillissement, la vieillesse et les vieux
Les politiques de la vieillesse
Dans les méandres de l'aide à domicile
Une formation encore trop rare
Concept de représentation sociale
Hypothèse de travail Etude d'un groupe d'aides à domicile préparant le C.A.F.A.D. modulaire -
Eléments théoriques, démarche méthodologique, caractéristiques et portraits des personnes interrogées
Représentations de la vieillesse chez les aides à domiciles - Les appellations - Le vieillissement physique - Le vieillissement psychique - Les aspects sociaux du vieillissementx-
La mort - Les figures personnelles de la vieillesse chez les aides à domicile - Leur propre vieillesse - Le rôle professionnel des aides à domicile
La confrontations des résultats aux hypothèses Conclusion