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REPRESENTATIONS DE LA VIEILLESSE CHEZ LES AIDES A DOMICILE


I) LES CATEGORIES D'ANALYSE : PRESENTATION

Après la première série d'entretiens, quatre thèmes principaux sont apparus :
- Le vieillissement, phénomène naturel lié à l'avance en âge, et la vieillesse ou ''le vieillir'' que nous pouvons définir comme un processus dynamique en interaction avec l'environnement

- La mort

- Les figures personnelles de la vieillesse chez les aides à domicile

- Le rôle professionnel dont toutes les aides à domicile ont parlé abondamment.

A partir de ces thèmes, nous avons dégagé huit catégories d'analyse.

A l'intérieur du thème du vieillissement et de la vieillesse, nous avons distingué quatre catégories : Les appellations : par quels mots désigne-t-on les personnes aidées et quel vocabulaire emploie-t-on autour d'elles ?

Le vieillissement physique : l'apparence, les maladies, les capacités.

Le vieillissement psychique : les facultés intellectuelles, le caractère et les aspects psychologiques (le vécu de la vieillesse).

Les aspects sociaux de la vieillesse. Dans cette catégorie, nous avons inclus les éléments suivants :
- la transmission de l'expérience et les enseignements tirés de la vieillesse
- les relations avec l'environnement
- la notion de besoin et la difficulté d'accepter de l'aide
- la dépendance.

La mort est également à la fois un thème et une catégorie d'analyse qui comporte deux aspects :
- la mort des personnes aidées
- la perspective de leur propre mort chez les aides à domicile.

Le thème des figures personnelles de la vieillesse chez les aides à domicile a été décomposé en deux catégories :
Les figures marquantes de la vieillesse dans l'enfance ou actuellement parmi leurs proches.

Les figures projetées de leur vieillesse à venir.

Le thème du rôle professionnel constitue à lui seul une catégorie d'analyse qui tourne autour de deux axes :
- le métier d'aide à domicile et l'identité professionnelle
- les différents aspects de l'aide à la personne : l'analyse des ses besoins, les tâches matérielles, les soins du corps et les aspects affectifs et relationnels.

Nous avons pu faire entrer les discours de la deuxième série d'entretiens dans les huit catégories déjà définies, mais en observant des changements : certaines catégories sont pratiquement inexistantes, comme le vieillissement physique, ou n'apparaissent pas (catégorie des figures personnelles de la vieillesse, cet aspect n'ayant pas été abordé dans la grille du second entretien ni évoqué spontanément). Par contre, la catégorie rôle professionnel est prépondérante, ce qui n'est pas étonnant car trois questions sur quatre portaient directement sur la pratique professionnelle.

A l'intérieur même des catégories, certains éléments dégagés lors des premiers entretiens ont disparu, d'autres sont largement développés, telle la question des limites, d'autres enfin apparaissent comme la notion de responsabilité professionnelle par rapport à la préservation de l'autonomie chez la personne âgée.

II) LES APPELLATIONS

· 1er entretien

Blandine, Aline et Delphine désignent sobrement les personnes chez qui elles interviennent sous le terme de personne, employé au singulier ou au pluriel, auquel est parfois accolé l'adjectif qualificatif âgé(s). Pour préciser le sexe, elles parlent de femme(s), de dame , d'homme(s) ou de monsieur.

Le pronom personnel elle est souvent utilisé au pluriel. Il fait à la fois référence aux personnes âgées et aux femmes majoritaires dans le grand âge.
Blandine : " je dis elles parce que, c'est vrai, je m'occupe pas beaucoup d'hommes. "
Lorsqu'elle évoque une personne aidée, Aline introduit le verbe avoir, pour préciser qu'il s'agit d'une personne connue, dont elle cite le cas à titre d'exemple : " j'ai eu un monsieur… "

Clémentine, Francine et Evelyne parlent aussi des personnes âgées mais elles emploient également très souvent d'autres termes faisant directement référence au statut : papi, mamie, grand-père, grand-mère, souvent précédés d'un pronom possessif et de l'adjectif petit : " ma petite mamie ". Plus familièrement encore, Francine évoque ses petits pépés et ses petites mémés.

Le qualificatif petit est abondamment utilisé par Evelyne et occasionnellement par Francine et Evelyne. Il s'applique à tout ce qui touche les personnes âgées, de près ou de loin.
Blandine : " souvent elles me parlent de leur petite vie d'avant… leur petite jeunesse. "
Evelyne raconte le petit moment de solitude, le petit jardin et les petites sorties au petit club ou chez le petit boucher. Par ses petites paroles, elle s'efforce d'apporter un petit réconfort et une petite joie de vivre.

L'espace, le temps et même les sentiments semblent s'être rétrécis à l'image de ces vies proches de la fin.

L'arbitraire du mot vieux
Un bonne partie du discours de Francine a tourné autour de la relativité du terme vieux. En réponse à la première question " Pour vous, qu'est-ce que vieillir ? ", Francine a débattu longuement de la mise en catégorie des vieux à partir de la notion d'âge. Elle réfute l'utilisation du mot vieux qui renvoie, dans la représentation communément partagée à notre époque, à des valeurs très négatives. : " vieux non, ça fait moche, ça fait triste… Ca fait rebut ! C'est le rebut ! T'est vieux, hop, toi t'es à gauche, on s'occupe plus de toi. Alors que c'est là où on en a le plus besoin de quelqu'un, d'aide. "
Et elle ajoute même : " je trouve que c'est une offense. "

Selon Francine, l'opinion généralement partagée est que l'étiquette vieux est attribuable à partir d'un critère physique : " le fait d'avoir des problèmes de santé, ça y est, clac ! On arrive dans la tranche où on est vieux, on est foutu… Pour les gens, vieux, c'est l'aspect physique. " Mais elle se contredit par cette autre affirmation : " Il y en a qui vont dire une expression : ''Arrête, tu peux pas tenir une conversation, tu es né vieux.'' " Dans ce cas, il s'agit plutôt d'un critère basé sur l'appréciation, très subjective, d'un comportement : la personne a un raisonnement qui n'est pas en rapport avec celui qu'elle est censée avoir en fonction de son âge. En nous référant à la théorie des représentations sociales, nous retrouvons ici leurs fonctions d'orientation des conduites et des comportements. Les représentations sociales des différentes catégories d'âge ont des aspects prescriptifs quant au mode de pensée des jeunes et des vieux et quant à leurs façons d'agir.

Pourtant la réalité est parfois différente. Francine : " C'est vrai qu'on peut considérer, je vous dis, quelqu'un de plus jeune réagir comme une personne âgée et puis parfois il y a l'inverse, alors qui c'est qu'on va traiter de vieux ? Celui qui a 65 ans ou celui de 90 ?… il y a des gens qui sont à la retraite depuis 10 ans ou 20 ans et puisqu'ils sont cools encore, ils sont pas vieux. "
Pour elle, être vieux, c'est donc d'abord une attitude : " On peut rester jeune même si on a 90 ans. Moi je sais pas, j'ai le petit pépé de 90 ans il est, pour moi il est génial. "
Finalement, elle revient à la notion d'âge : " On est ''âgé de'' 30 secondes, on est âgé de 10 ans, on est âgé de 20 ans, de 50, de 90 ans, c'est ça une personne ''âgée'' ; c'est pas une personne ''vieille'', c'est l'âge et puis l'âge c'est le mental, le physique, le physique s'il arrive, je veux dire, au niveau santé si ça suit, on n'est pas vieux… On est tous des vieux alors, puisqu'on est tous âgés ! "

Il faut reconnaître que le discours de Francine est contradictoire car elle affirme à la fois que ce n'est pas parce qu'on a des problèmes de santé qu'il faut être considéré comme vieux, mais en même temps que du moment que le niveau physique est satisfaisant, on n'est pas vieux.

Il nous semble que ces contradictions sont significatives d'un désir de se démarquer de l'opinion commune : ''on est vieux à partir d'un certain âge et quand le corps lâche'' et d'une représentation totalement négative de la vieillesse. Par son expérience propre issue de son histoire personnelle (la relation avec sa grand-mère) et de ses contacts professionnels avec les vieux, Francine refuse d'attribuer le terme vieux, péjoratif, à des personnes avec lesquelles la relation est parfois plus riche qu'avec des jeunes.

· 2ème entretien

Delphine, comme dans le premier entretien, parle de personne (âgée), monsieur et dame. Elle emploie pour la première fois le terme de cliente, marquant ainsi leur relation d'un caractère plus professionnel.

Evelyne a presque totalement supprimé le qualificatif petit et les pronoms possessifs. Le plus souvent, elle dit intervenir chez un monsieur âgé, chez une dame ou encore chez une personne âgée. Cependant elle utilise encore parfois l'expression petite grand-mère ou petite dame de même que le qualificatif petit (petit bobo, petit malaise, petits soucis) mais dans une moindre mesure que lors de notre première rencontre.

Enfin, dans le discours de Clémentine, l'adjectif petit a disparu ainsi que les appellations mamie et papi, remplacés par personne(s) âgée(s). Par ailleurs, la jeune femme revient sur l'arbitraire de la notion de personne âgée. Elle n'est pas d'accord avec le critère d'âge (catégorisation à partir d'un critère social, celui de l'âge légal de la retraite) et préfère considérer l'attitude, comme l'avait fait Francine : " A partir de quand on peut dire qu'on est une personne âgée ?Donc légalement on dit que ça va être dès la retraite, à 60 ans on est une personne âgée. Enfin moi je ne pense pas qu'à 60 ans on est une personne âgée. J'ai une dame qui a 71 ans, je ne la considère vraiment pas comme une personne âgée. Pour moi une personne âgée, c'est vraiment une personne qui arrive vers plus de 80 ans. Et puis ça dépend de la personne aussi parce qu'il y a des personnes qui vont parler comme des jeunes, qui vont être plus actuelles, je veux dire entre guillemets, donc elles sont âgées par l'âge mais intellectuellement qui sont restées jeunes. " Par conséquent, ce qui prime ce sont les capacités intellectuelles : si elles sont intactes, la personne est considérée comme encore jeune d'esprit.

III) LE VIEILLISSEMENT PHYSIQUE

A 80 ans, Gide écrit dans Ainsi soit-il : " Ah ! par exemple, il importe que je ne me rencontre pas dans un miroir : ces yeux pochés, ces joues creuses, ce regard éteint. Je suis à faire peur et ça me fiche un cafard atroce. "(1)

· 1er entretien

Nous avons distingué trois aspects dans cette catégorie d'analyse : l'apparence, les maladies et les capacités. L'aide à domicile qui évoque les plus ces aspects est Blandine. Sa parole s'inscrit principalement dans le registre de l'opinion.

Delphine et Clémentine abordent elles aussi la question du vieillissement physique, tandis que Francine, Aline et Evelyne le mentionnent à peine. Le discours le plus livresque est celui de Clémentine qui distingue d'emblée vieillesse et vieillissement : " C'est pas pareil de vieillir, nous on vieillit tous les jours, il y a une seconde on était plus jeunes que maintenant quoi, c'est ça la différence entre vieillir et vieillissement. Parce que bon, nous à notre âge, on n'est pas encore dans le vieillissement, on vieillit comme tout le monde… comme les enfants, ils vieillissent même s'ils grandissent, il y a des hormones, mais ils sont déjà dans une phase, qui les font vieillir de jour en jour, voilà la différence. "

Francine, comme Blandine, exprime l'idée qu'il ''faut y passer''. A la fois phénomène naturel et fatalité, la vieillesse fait partie du cycle de vie :
" vieillir, on y passe tous. De toute façon, dès qu'on naît, déjà on vieillit… dès qu'on naît hein, comme une fleur ; ça commence petit, petit, il y a le bourgeon et tout et tout, et après bon, plouf ! "

L'apparence :
Francine : " pour moi, vieillir, déjà au niveau physique, bon, on peut s'en apercevoir plus rapidement qu'au mental… Qu'est-ce qu'ils entendent par : ''il fait vieux ou elle fait vieille ?'' C'est sur l'aspect physique seulement quand on dit ça. " Francine perçoit le décalage ressenti par bien des personnes âgées entre leur apparence physique, reflétée par le miroir et par le regard de l'autre, et la sensation de permanence intérieure.
Pour elle, le vieillissement physique est inéluctable : " vieux oui c'est physique, on peut pas faire autrement, on peut pas… ". Ses propos donnent l'impression d'une fatalité : " on n'y échappe pas hein… on n'y échappe pas. "

L'apparence est un marqueur de la vieillesse, ainsi que le dit Clémentine : " les rides tout ça, bon ça c'est le vieillissement organique, tout ce qui est physique. "

Blandine est très sensible à la transformation des corps et de l'enveloppe corporelle. Elle exprime à la fois sa propre opinion et ce que ressentent les gens devant ces changements. Elle oscille entre l'emploi du on, du je, du ils et du elles : " Vieillir déjà pour moi, vieillir, c'est quelque chose d'un peu, c'est très difficile. Je veux dire comment c'est, c'est plus pouvoir des fois se supporter son physique… On s'est connu à peu près jeune et belle peut-être et vraiment il y en a qui le supportent pas, c'est, c'est dur… ils se voient la peau flétrie… il dit … j'ai grossi, j'étais pas comme ça avant, j'ai pris de l'embonpoint, j'ai pris des tours de taille… c'est vrai elles ont du mal à s'accepter… faut avouer qu'il y a une dégradation, de tout, de la peau, de tout. "

Face aux corps vieillissants, elle affirme ne pas éprouver de répulsion : " ça ne me dérange pas de voir quelqu'un vieillir… ça pas du tout, j'ai aucune, j'ai aucun recul, j'ai aucune, un dégoût pas du tout et ça m'a jamais dégoûtée de voir un corps vieillir… un corps, disons, pas toujours très attrayant. "

Cette attitude qu'elle dit avoir est à mettre en relation avec l'opinion qu'elle professe devant les tiers, opinion fortement teintée d'injonction : " … on me dit : ''comment tu fais pour t'occuper des gens… ?'' … faut aimer déjà son prochain, enfin pour moi c'est comme ça, faut aimer son prochain, tu sais la vieillesse, enfin je dis, toujours on y passera tous, la première chose que je dis c'est : ''Tu sais comment tu seras toi… dans 20 ans, dans 30 ans ? Tu sais, faut pas juger comme ça, faut pas dire oh c'est dégradant, c'est dégoûtant, comment tu fais, oui c'est sale, oui oh elles sont incontinentes…, non. "

En fait, derrière ces propos rationnels et ces dénégations, nous ressentons surtout des non-dit de l'ordre de la peur de devenir ainsi.

Les maladies :
Les idées développées par Blandine sont tirées de son champ d'information professionnel :
La maladie est généralement l'élément déclencheur de la demande d'intervention à domicile : " c'est vrai que toutes les personnes que je m'occupe au départ c'était à cause d'une, soit d'une chute, d'une maladie, de la cécité et c'est vrai qu'arrivé à un moment ils ont demandé de l'aide… c'est de l'arthrose, du rhumatisme. "

Maladies et vieillesse vont de pair et bien souvent l'état de santé trahit la personne brutalement : " ils se sentent vieillir… mais ils acceptent pas, ils comprennent pas pourquoi je suis dans cet état-là et puis d'un seul coup ça peut arriver du jour au lendemain, n'importe quoi, la maladie, peu importe, souvent les rhumatismes, c'est fréquent, y a pas d'âge, mais certaines maladies ben ça peut arriver du jour au lendemain… " A ce moment-là : " on régresse un maximum. " et on entre en dépendance. Cependant Blandine reconnaît que l'âge n'est pas le seul facteur à l'origine de la dépendance : " on peut être jeune et aussi dépendant de quelqu'un parce que ça dépend, moi je parle surtout c'est au niveau des maladies… le SIDA… On peut avoir aussi une maladie d'Alzheimer de bonne heure… le Parkinson aussi ça arrive chez les jeunes. "

Clémentine pense la même chose : " on peut être handicapé par la vieillesse cause à une maladie aussi… comme on peut être handicapé jeune, malade jeune, donc ça c'est une suite mais c'est une suite qui n'est pas forcément logique : la vieillesse veut pas forcément dire handicap, maladie, on peut vieillir sans maladie et sans handicap. "
L'expérience professionnelle vient donc contrecarrer la représentation actuelle selon laquelle " Les vrais vieux sont aujourd'hui ceux qui se dégradent, se démentifient et meurent. Le modèle ultime est celui de la dépendance. "(2)

Les capacités :
Même sans maladie, les capacités physiques s'amoindrissent avec l'avancée en âge et ce sont les aspects négatifs de l'accumulation des années que décrivent les aides à domicile : Clémentine : " l'organisme fatigue entre guillemets et puis la peau va se rider, les yeux se fatiguer, l'audition, l'ouïe… "

Les sens diminuent ainsi que la mobilité, ce qui engendre de la souffrance tant pour les personnes atteintes que pour celles qui les entourent :
Delphine : " Ce qui est difficile c'est de voir les personnes qui ont été très actives dans tous les secteurs que l'on peut toucher, tous les secteurs du travail, tous les secteurs économiques, des personnes dynamiques etc. qui fonctionnaient très bien, qui faisaient des kilomètres tous les jours, la personne où je vais elle faisait, elle allait au village tous les jours, elle faisait des kilomètres et puis là bon, elle peut plus marcher, ça lui est bien arrivé aussi, c'est cette fatalité qui est vraiment, qui pèse quand même de dire : ''et pourtant elle était comme ci, elle était comme ça.'' "

Pour Blandine : " il y en a qui sont légèrement âgés… mais ils peuvent encore faire beaucoup de choses… " Pourtant, après le encore succède le moins, difficile à supporter : " C'est une étape à passer parce que, comme elles étaient avant, dynamiques, tout ça un jour, plus pouvoir faire grand chose, ça les stresse énormément. "
Pour Aline, vieillir, " déjà c'est physique, c'est le corps qui vieillit, c'est tout qui s'en va petit à petit, les forces… on n'est pas toujours comme on voudrait être. " Contrairement à Blandine, elle exprime davantage l'idée d'une installation insidieuse de la vieillesse que d'une véritable surprise révélée par une maladie.

Quoi qu'il en soit, les conséquences de la maladie et de la diminution des aptitudes physiques peuvent avoir des conséquences dramatiques. Ecoutons Delphine : " c'est très difficile de se retrouver tout seul chez soi, diminué, ne plus sortir… encore là je parle de la vieillesse où il n'y a vraiment que des, certains handicaps, mais on peut voir aussi des vieillesses où les personnes vont avec les diminutions de la vie, il y a des personnes qui peuvent s'intéresser à beaucoup de choses, il ne leur reste que quelque chose auquel elles sont très attachées, le peu qu'il leur reste, alors tout à coup la vue diminue, on n'entend plus, on ne peut plus lire, donc plus de moyen de communication, de prouver qu'elle existe… " Cette phrase est terrible : plus moyen de prouver qu'elle existe. Entre le début et la fin de sa longue réflexion, Delphine est passée du elles au pluriel au elle au singulier. Ce elle représente-t-il la vieillesse exclue de notre société ? Dans la catégorie sur les aspects sociaux de la vieillesse, Delphine exprimera de nouveau ses doutes sur la capacité à exister d'une personne dépendante.

· 2ème entretien

Aucune question directe n'ayant été posée sur le vieillissement, seule Delphine aborde directement les aspects physiques de celui-ci. Il est dommage que nous n'ayons pas pu revoir Blandine : la formation a-t-elle modifié un peu son regard sur le vieillissement physique ?

Delphine revient sur les maladies et l'apparence à travers l'exemple de ses clientes. L'une " n'a pas de pathologie spéciale si ce n'est qu'elle ne peut presque plus marcher, elle a la canne ; je sais qu'elle n'a pas de pathologie spéciale mais elle ne voit plus clair, sa vue s'est dégradée, elle est toujours en train de dire : ''je vais peut-être devenir aveugle''… c'est la vieillesse. "

L'autre qui a les jambes très abîmées souffre surtout psychologiquement : " C'est une dame malade de la tête, elle fait de la parano, tous ses voisins sont branchés sur elle. " L'atteinte corporelle est aussi une plaie narcissique et elle peut amener la personne à se cacher pour ne pas affronter le regard d'autrui : " Je vois une dame où je vais… elle a plein de plaies aux jambes, mais des plaies assez graves et bien elle ne veut plus sortir et avant elle aimait bien, aller faire ses courses et tout ; maintenant elle ne sort même plus, j'ai l'impression qu'elle ne veut plus se montrer, qu'elle a honte de son corps. "

Face à une autre personne qui en est arrivée à ne plus pouvoir se regarder dans une glace et qui exprime son dégoût d'elle-même : " je suis tellement laide, je suis tellement moche ", Delphine se rend compte de son impuissance : " Je dis : ''Pourquoi dites-vous que vous êtes moche ?… Vous vous trouvez moche mais vous n'êtes pas moche, on ne vous trouve pas moche.'' Je ne l'ai pas convaincue bien sûr ! "

Le regard de Delphine, directement en lien avec son expérience professionnelle, n'a pas changé depuis sa formation. Dans le deuxième entretien, on retrouve les mêmes éléments que dans le premier.

Clémentine a aussi parlé des aspects physiques du vieillissement mais sous l'angle de son intervention en tant que professionnelle, aussi cette partie de son discours est-elle classée dans la catégorie du rôle professionnel.

Evelyne, pour sa part, n'évoque pas la dégradation physique. Déjà dans la première interview, nous n'avions trouvé qu'une courte phrase sur " les soucis de santé quand on vieillit ". Elle est surtout sensible à la solitude des personnes âgées, ce qui apparaîtra dans la catégorie sur les aspects sociaux du vieillissement.

IV) LE VIEILLISSEMENT PSYCHIQUE

" Je pense que les déments n'ont pas perdu la raison, mais ils n'ont plus de raisons de vivre, et ils ne veulent pas mourir, voilà toute leur maladie. "(3)

· 1er entretien

Trois aspects du vieillissement psychique ressortent à l'analyse des discours : les facultés intellectuelles, le caractère et le côté psychologique du vieillissement, la façon dont il est ressenti et vécu par les personnes âgées.

Les facultés intellectuelles
Comme pour le vieillissement physique, Blandine met l'accent sur la brutalité du changement des facultés intellectuelles, qu'elle constate dans l'exercice de ses fonctions : " c'est fou ce que les personnes peuvent changer, peut-être pas un jour sur l'autre mais d'un mois sur l'autre… j'en ai eu une, bien, encore bien, toutes ses facultés mentales et le mois d'après on les voit qui pâlissent déjà, elles se dégradent, la dégradation peut aller très vite aussi… Tiens boum, d'un seul coup. " Cependant elle convient que toutes les personnes n'en sont pas au même stade : " elles n'ont pas toutes perdu un petit peu, enfin c'est pas l'expression, perdre la tête c'est pas gentil, elles ont encore pas mal leurs facultés… " Nous notons qu'elle censure elle-même son langage : il est plus correct de parler de perdre des facultés que de perdre la tête.

Francine, quant à elle, est émerveillée par certaines personnes chez qui elle intervient : "il y en a ils ont vraiment toute leur tête, moi je vois celui qui a 90 ans, il a vraiment toute sa tête : il gère tout chez lui, il y a sa femme et tout, il gère tout tout seul. Sa fille bon, elle vient le voir mais question papiers, tout, soins, médecins tout ce qu'il faut, c'est lui. Je trouve ça génial ! "

Nous retrouvons la même difficulté de Francine à définir ce qui fait qu'on vieillit, ainsi que nous nous l'avons relevé à propos de l'arbitraire du mot vieux. Tantôt elle affirme que " on vieillit avec sa tête, je crois que principalement c'est la tête " et tantôt elle dit : " moi la vieillesse… j'associerais plutôt au physique qu'au mental… l'apparence physique qu'au mental… "

Evelyne reconnaît aussi " qu'il y a des personnes âgées qui, à 82 ans, ont toute leur tête… qui sont très bien. " mais elle évoque par ailleurs le cas des personnes dont les facultés mentales se sont amoindries et la souffrance que cela génère dans leur entourage : " ce n'est pas toujours évident de s'occuper de son papa ou de sa maman qui a 92 ans, qui n'a plus forcément sa tête et voir son père ou sa mère décliner comme ça, c'est pas évident non plus. La personne qui décline ne s'en rend pas compte mais les enfants, les proches, eux oui. "

Clémentine et Delphine ne mentionnent pas la perte des facultés mentales. Aline y fait référence à propos du vécu de la dépendance (catégorie d'analyse sur les aspects sociaux du vieillissement).

Le caractère
Seules trois des six personnes interrogées évoquent les traits de caractère des personnes âgées. Côtoyant les personnes âgées quotidiennement, Aline, Francine et Blandine se sont forgé leur opinion sur l'évolution du caractère dans le grand âge. Chacune cite à la fois des traits positifs et des traits négatifs de caractère ce qui reflète la diversité des personnes dont elles s'occupent. Comme chez les plus jeunes, certaines personnes âgées sont plus agréables à fréquenter que d'autres.

En affinant l'analyse, nous constatons cependant des différences dans les discours. Ainsi Aline reconnaît que certaines personnes sont " maniaques " mais en ce qui la concerne, elle n'a pas rencontré de personnes au caractère difficile : " j'en ai jamais eu de personnes, comme on dit, radin, radine, renfermées, méchantes, j'ai jamais eu, je ne peux pas vous parler de ceux-là. " Au contraire, a-t-elle constaté " elles aiment bien offrir les personnes âgées "..

Le côté naturel de certains traits de caractère se retrouve aussi chez Francine malgré l'introduction d'une nuance : " Je pense que c'est déjà une gentillesse naturelle, je suppose, il y en a bon, chacun son caractère c'est normal… " Mais " dans l'ensemble ils sont quand même… ils sont sympas. " Le quand même fait peut-être référence au comportement perturbé de certaine personnes ''retournées en enfance''. Francine : " les jeunes et les personnes un peu plus âgées, vous savez, il y a quand même une similitude… parfois on a des personnes chez qui on travaille, on se dit : ''Mais c'est pas possible, ils réagissent comme des mômes, ils réfléchissent, ils pensent comme des mômes… Vous savez, c'est peut-être pas beau ce que je vais dire, l'expression ''Tu retournes en enfance''. Mais c'est vrai, ça arrive souvent. " Dans la catégorie sur le rôle professionnel, nous rapportons les propos de Francine sur ses difficultés à travailler auprès de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer.

Lorsque les personnes n'entrent pas dans la catégorie des ''vieux fous'', elles rejoignent celle des ''vieux sages'', selon une représentation traditionnelle de la vieillesse. Francine : " les gens plus âgés ont toujours raison. C'est faux, je vais pas dire que c'est vrai, mais enfin disons qu'ils sont peut-être quand même plus sensés, plus réfléchis peut-être. "

Le discours de Blandine est le plus riche à propos du caractère des vieux. Elle en connaît " des chouettes… des marrantes… des rigolotes… des charmantes ". Pourtant le fait de vieillir bouleverse, selon elle, la personnalité : " le caractère change souvent… (il) est un peu plus difficile, plus dur… " Les personnes sont " plus exigeantes ". Certaines personnes ont alors " des sacrés caractères, je veux dire assez autoritaires, assez méchantes… "
Blandine se demande si " elles étaient comme ça avant " ; elle pense que ces personnes " sont aigries par la vie, elles sont aigries souvent par ce qu'elles ont vécu avant, elles sont aigries parce qu'elles vieillissent aussi… " Pour elle, le vieillissement introduit non seulement des changements sur le plan physique, mais également au niveau du caractère. La façon dont on vieillit et dont on vit ce vieillissement réagit sur les attitudes et le comportement.

L'aspect psychologique
Toutes les aides à domicile interviewées ont abordé spontanément la question du vécu du vieillissement. Sensible à la dégradation physique et mentale, Blandine rapporte les réflexions de ses clientes sur la manière dont elles vivent les changements dus à la vieillesse : " elles me racontent : ''Oh oui, j'étais comme ça avant, j'étais comme ci, je faisais ceci, je faisais cela'' … Elles n'ont pas toujours très conscience sur où ça se dégrade, parce que c'est un peu progressif, c'est vrai qu'elles s'en rendent compte quand même, quand elles me disent : ''Oh oui, ça va pas, je me sens…'' ".
Si la vieillesse s'installe insidieusement, elle se révèle souvent brutalement et produit à la fois un sentiment de surprise et de révolte : " Et quand elles s'en rendent compte, alors là elles comprennent encore moins, elles se disent : ''Qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Vraiment j'étais pas comme ça il y a tant de temps, j'étais pas comme ça, je comprends pas''. Elles ont du mal à admettre. " Pour Blandine, le sentiment de dégradation et de changement rend la vieillesse difficile à vivre : " on n'est pas toujours de bonne humeur, on n'a pas toujours envie de sourire… "

Clémentine est plus nuancée ; pour elle le vieillissement est lié à la maturité et il peut être vécu différemment selon les personnes : " il y a des personnes qui vont bien vivre leur vieillesse et puis d'autres qui vont pas l'accepter. " Pour sa part, elle " essaie de la voir la plus positive possible " et même si elle reconnaît qu'il y a des " cas lourds ", elle se refuse à ne considérer que les aspects négatifs de la vieillesse. Elle affirme que " ça va dépendre aussi des personnes. " Telle est aussi l'opinion de Francine : " Tout dépend comment les gens prennent aussi leur vie, leur âge. " Dans cette conception, les personnes ne sont pas uniquement victimes de leur vieillissement, comme le pense Blandine.

Seule Evelyne évoque les aspects positifs de la diminution, à cette période de la vie : " une certaine tranquillité, moins de soucis, moins stressé ; je pense que c'est ça un peu vieillir. "

Les propos de Delphine enfin comportent un aspect descriptif de ce que ressentent les personnes âgées et toute une réflexion sur la problématique de l'acceptation de la vieillesse, sous forme d'un questionnement relatif à la fois au vécu des personnes et à ses propres doutes.

La maladie engendre une détresse physique et morale que Delphine a pu constater chez une de ses clientes : " elle souffre, je crois qu'elle soufre de se voir dégradée, sans arrêt elle regarde ses jambes, sa plaie… elle a peur… " De manière générale, le vieillissement est, pour Delphine, " quelque chose d'affreux ". Il se décline en forme de manque : " elles n'ont plus faim, elles n'ont plus envie de rien, elles sont lasses, on dirait que plus rien ne les intéresse. " Ce sont les aspects négatifs de la diminution. Et Delphine s'interroge : " est-ce qu'on peut être bien dans sa tête quand on n'est plus bien dans son corps ? " Elle avoue son incertitude : " il est évident que quand on n'est pas bien dans son corps, on doit pas être très bien dans sa tête, enfin je sais pas, je sais pas… "

Delphine, constate que la période de la fin de vie est celle de la disparition du désir et des projets : " Les trois-quarts des gens, il n'y a plus de projets… Quand il n'y a plus de projets, c'est vrai que c'est là où ça devient difficile… ou alors on peut avoir des projets mais on ne peut plus les réaliser, donc plus de désir, plus de projets, c'est peut-être ça qui est très difficile de vivre sa vie sans projets, envisager le lendemain pareil à la veille… Il n'y a plus de demain, ça sera pareil ou pire… "

Ceci nous renvoie à la lecture de Jean-Pierre Boutinet. Dans son ouvrage Anthroplogie du projet(4), il s'attache à démontrer l'importance des conduites anticipatrices face au futur, pour tenter de conjurer l'angoisse de son indétermination : " anticiper c'est montrer cette capacité à suspendre momentanément le cours des choses pour chercher à savoir comment ce cours va évoluer, donc pour tenter le cas échéant d'infléchir la suite des événements. "
Cependant lorsque la vie touche à sa fin, l'avenir est à la fois connu est inconnu. Ce qui est certain c'est la perspective de la mort, ce qui ne l'est pas c'est quand et comment.

Afin de vieillir le plus sereinement possible, ne faut-il pas consentir à l'irréversible dont parle Vladimir Jankélévitch (5)? Delphine remarque : " il y a des personnes qui n'ont pas de problème de santé mais qui peuvent mal vivre leur vieillesse aussi, alors donc le fait c'est de l'accepter… " Pour Jankélévitch, " C'est dans l'expérience du vieillissement que se manifeste le mieux la résistance à la fois ''irrésistante'' et irrésistible de l'irréversible. "

· 2ème entretien

Clémentine ne reparle pas vraiment du vieillissement psychique au cours de ce deuxième entretien, mais elle est attentive à prévenir ses effets, tels que la perte de la mémoire. C'est donc dans la catégorie du rôle professionnel que ses propos sont rapportés.

Avec la formation, Evelyne a découvert un aspect du comportement des personnes âgées dont elle n'avait pas conscience : " J'ai appris aussi en formation que les personnes âgées sont très manipulatrices, certaines peuvent être assez manipulatrices… " Parmi les personnes dont elle s'occupe actuellement, elle a ainsi une vieille dame qui " aime bien qu'on la chouchoute. Elle aime bien se faire plaindre. "

La plainte somatique n'est pas replacée dans un contexte de mal-être général qui se manifeste chez bien des personnes âgées dans une société où seule la douleur physique des vieux est prise en compte et soignée. De plus, n'oublions pas, comme le rappelle B. Veysset que " Dans ce conteste de désocialisation, il est parfois moins angoissant d'être malade que d'être vieux. (6)

La formation n'a pas apporté de réponses à toutes les questions que se posait et se pose encore Delphine. Son discours est émaillé de je ne sais pas, peut-être, je n'en sais rien, exprimant ainsi ses doutes profonds face à la douleur morale qu'elle perçoit, dans laquelle elle est " trop impliquée ", mais qui n'est pas dite ouvertement : " ils doivent quand même souffrir je pense… je ne sais pas… Mais si ça se trouve c'est peut-être moi qui dis que… c'est moi peut-être qui dis, peut-être qu'elles sont bien, j'en sais rien. Je ne sais pas mais… "
Delphine se demande pourquoi ils ne parlent pas : " une espèce de pudeur peut-être… et puis ça dépend peut-être de leur angoisse qui se traduit d'une façon ou d'une autre. "
Elle mentionne la douleur morale, la détresse morale, la grande souffrance, l'angoisse. Pour elle, " la vieillesse, c'est quelque chose d'assez dur à avaler. " Et pourtant " c'est rare ceux qui se plaignent… on ne peut pas en parler, on occulte, je ne sais pas. "
La détresse morale est due à l'isolement et à l'approche de l'échéance finale. Comme dans le premier entretien, Delphine revient sur la notion de ''il n'y a plus de'', révélatrice de la perte et de l'absence. Quand les personnes vivent " au ralenti " ou " sont peut-être dans une espèce de léthargie ", c'est là qu'elles " se dégradent le plus vite " : " il n'y a plus de projets… c'est des personnes qui ne n'intéressent plus à rien du tout… ils n'ont plus d'intérêt ; alors pourquoi est-ce qu'ils n'ont plus d'intérêt sur la lecture, sur la télé, tout ça, j'en sais rien moi, est-ce que ça vient de leur vie ? "

Delphine continue à penser que la vieillesse " ça se passe dans la tête " car " parfois on est quand même dépendant, on reste chez soi et tout, on peut être bien dans sa tête quand même… "
La psychologue formatrice leur a parlé du détachement, mais c'est une notion que Delphine a du mal à admettre. L'adjectif difficile revient à plusieurs reprises dans son discours. Ainsi lorsqu'elle décrit la nécessité de quitter ce qu'on n'a pas toujours su estimer quand il en était encore temps. Elle emploie alors le pronom on qui représente à la fois les personnes âgées et elle-même : " il faut encore essayer de s'émerveiller sur les belles choses qu'il y a autour de soi. Et puis on sait qu'on ne les verra plus longtemps, alors c'est très difficile, c'est très difficile de vieillir… on est jeune, on est dans notre vie, on court partout, on n'apprécie pas certaines choses que l'on devrait bien… comment dirais-je ? apprécier et puis quand arrive le moment de la vieillesse, on a le temps de les apprécier mais on sait que c'est fini, on commence à prendre conscience de certaines choses et il est trop tard… pratiquement ! "

Quand le renoncement va de pair avec le regret, il ne peut se faire dans la sérénité. On est alors dans une phase de résistance à l'irréversible, dépeinte par Jankélévitch, celle de la complaisance : " La conscience vieillie projette sur son propre passé une rétrospective, nostalgique et malheureuse. "(7)

La formation n'a pas changé la représentation négative que Delphine a de la vieillesse : " je suis toujours aussi négative sur la vieillesse… " Ceci nous permet de poser l'hypothèse, en l'état actuel de nos connaissances et de nos investigations, que nous touchons là au noyau central de la représentation de la vieillesse chez Delphine : " Le vieillissement c'est quelque chose d'affreux. " (1er entretien). Selon la théorie des représentations sociales, ce noyau dur donne son sens à la représentation dont il est l'élément le plus stable ; c'est aussi l'élément le plus difficile à faire bouger. D'après Abric (8), la détermination du système central " est essentiellement sociale, liée aux conditions historiques, sociologiques et idéologiques. " Il est " directement associé aux valeurs et aux normes. " et il constitue " la base commune proprement sociale et collective qui définit l'homogénéité d'un groupe à travers des comportements individualisés qui peuvent apparaître comme contradictoires. " Le système périphérique au contraire a une détermination " plus individualisée et contextualisée ". Il est davantage influencé par les caractéristiques individuelles et par la situation environnementale. A l'intérieur de ce système, se trouvent donc des éléments issus de l'histoire de chacun et du contexte " immédiat et contingent dans lequel baignent les individus ". Dans le cas présent, ces éléments périphériques sont constitués des figures personnelles de la vieillesse et de l'expérience professionnelle.

Les informations contenues dans la formation sur les aspects positifs de la vieillesse s'intègrent à leur tour dans le système périphérique. Rappelons que celui-ci a aussi une fonction prescriptive que l'on retrouve dans les propos de Delphine : " faudrait que je voie un peu un autre côté de la vieillesse ". Cependant la résistance au changement est trop importante pour modifier sa représentation : " je suis tout à fait dans les mêmes idées que j'avais au début de la formation. "

V) LES ASPECTS SOCIAUX DU VIEILLISSEMENT

" La transmission de connaissances d'une génération à l'autre, d'un esprit à l'autre est aussi une forme de vie, de liaison à mettre au crédit de la pulsion de vie, le moment d'une nouvelle approche où il s'agit devant une acceptation de la mort à venir, de développer les moyens de jouir de la vie qui reste. Contrebalancer, en somme, le vieillissement qui délabre et qui fait souffrir, par un vieillissement qui enrichit, comme on déguste un grand vin de plusieurs dizaines d'années en savourant l'épaisseur du temps dont il s'est chargé. "(9)

· 1er entretien

De façon schématique, nous avons distingué quatre grands axes d'analyse dans cette catégorie : la transmission, la vie relationnelle, les besoins et le problème de l'acceptation de l'aide, la dépendance.

La transmission de l'expérience et les enseignements de la vieillesse
En dehors de Clémentine, toutes les personnes interrogées évoquent le partage d'expérience des vieux vers les plus jeunes ; le verbe ''apprendre'' revient dans tous les discours. Mais que transmettent donc les personnes âgées ?

- des souvenirs que l'on conte :
Evelyne : " les petits-enfants aiment bien que la grand-mère, le grand-père leur racontent des petites histoires qu'ils ont vraiment vécues. "
Francine : " je trouve ça beau moi qu'il y a des personnes qui racontent leurs petites anecdotes. "

- des connaissances :
Evelyne : " un certain savoir… qui peut être intéressant aussi bien pour vous que la génération d'après. "
Francine : " j'apprends beaucoup avec ces personnes là… sur l'histoire ancienne, sur le passé. "

- des savoir-faire :
Blandine : " elles m'en apprennent des fois, des choses que je savais pas trop bien faire ou alors elles me disent : ''Voilà, moi je vous dirais de faire comme ça. " Et Blandine dit qu'elle accepte les conseils si elle les juge judicieux.

- de l'expérience et des conseils :
Aline : " c'est partager avec quelques jeunes tout ce que l'on sait, tout ce qu'on a appris et puis les erreurs qu'on a faites… : ''attention, faites pas ça'' ou au contraire : ''profitez-en…'' " Pour Francine, c'est auprès des grands-parents qu'on apprend " les bases de la vie ". Elle reproduit avec son fils ce qu'elle a vécu avec sa mère et sa grand-mère en lui demandant de tenir compte de son expérience et de ses conseils : " on s'en aperçoit peut-être pas quand on est môme mais en vieillissant on s'aperçoit que mémé avait raison… "
Même maintenant elle tire profit des conseils des anciens ; l'expérience du passé permet d'éclairer le présent : " il y en a qui suivent l'actualité et puis ils sont au courant. Et puis ils vont vous dire : ''Vous inquiétez pas, ça ils n'ont pas le droit de le faire parce que moi j'ai toujours connu ça, y a pas de lois qui sont passées, donc vous laissez pas faire''. "

Que ce soit dans leur vie personnelle ou professionnelle, Aline, Francine, Blandine et Evelyne s'enrichissent de ce que veulent bien partager les vieilles personnes à condition qu'on prenne le temps de les écouter.

Delphine retient surtout " la grande leçon de vie " que lui donne la vieillesse : " Vieillir, c'est suivre un processus de vie, la vieillesse fait partie d'un tout dans une vie, donc vieillir c'est assumer complètement son état d'être humain, d'individu… avec toutes les misères que ça peut apporter et puis toutes les joies aussi… " Mais elle ajoute qu'elle ne voit dans la vieillesse que misères et souffrances et que " sur le terrain ", cela ne se passe pas comme dans les magazines qui ne décrivent que l'image d'une vieillesse heureuse. Elle se rend donc compte qu'il existe un décalage entre une certaine représentation de la vieillesse véhiculée par les médias - retraite active et consommatrice - et sa propre représentation issue d'un contact direct avec les personnes âgées et influencée également, mais elle n'en a pas conscience, par une autre représentation de la vieillesse, celle du grand âge forcément malade et dépendant.

Francine est très attachée à l'idée de transmission. Pour elle, le vieux est un passeur qui dit l'inscription dans la lignée familiale. Selon sa conception, le vieux est un ancêtre détenteur d'un " patrimoine psychologique " constitué de " trucs propres, personnels ". Il représente " les origines, les sources, les souches ".
Par la transmission de ce patrimoine à ses descendants, il assure " un suivi " et " une continuité ". Elle-même se constitue une sorte de " petite boîte " mentale où elle range ses souvenirs qu'elle racontera peut-être plus tard à ses arrière-petits-enfants : " je garde ça pour la continuité de la lignée ", dit-elle en riant
.
A entendre les témoignages de ces aides à domicile, nous constatons que la notion d'échange est présente dans leurs relations avec les personnes chez qui elles travaillent. Les anciens ne souhaitent pas seulement offrir le café, ils sont aussi prêts à partager leur expérience de la vie. Nos interlocutrices rejoignent une représentation traditionnelle de la vieillesse sagesse qui perdure dans notre société, malgré la dévalorisation des connaissances des plus âgés. En dépit de l'obsolescence des savoirs techniques, les vieux ont encore quelque chose à dire de la vie et du temps qui passe. De par son ''plus'' d'années, la personne qui vieillit prend alors la figure du philosophe.

La vie relationnelle
- Vieillir dans notre société :
Face aux évolutions du monde contemporain, les vieilles personnes se sentent parfois dépassées ; parfois au contraire, elles suivent les progrès technologiques. Les opinions des aides à domicile interrogées reflètent la diversité des comportements des gens âgés.
Aline : " ils sont ouverts à tout… ils se disent ''on est dans le coup. On est moins vieux que le voisin d'à côté qui passe le café avec la chaussette encore''. " Sur le plan matériel ces personnes " s'habituent à tout " et " veulent tout " : " Elles ont tout à la maison : micro-ondes… magnétoscope, télévision… ordinateur. "

Pourtant, si elles savent apprécier le confort moderne, les personnes âgées ont davantage de difficultés à accepter certains aspects de l'évolution de la société :
Blandine : " elles comprennent pas qu'un gamin peut être arrogant maintenant, violent, ça non… elles ont du mal à comprendre parce qu'elles jugent pas toujours avec le temps de maintenant, elles restent souvent dans leur temps à elles. "

Aline évoque l'image d'un cocon dans lequel les vieux se replient : " c'est pas qu'ils sont égoïstes mais… le monde s'est rétréci autour d'eux, donc ils pensent qu'à eux. "
La figure du cocon vient également à l'esprit de Delphine qui insiste sur le désintérêt progressif des personnes âgées vis à vis de leur environnement : " c'est une personne qui aimait lire, qui lisait beaucoup, elle ne lit plus, la télévision elle la regarde, y a plus rien qui passe… " Ce qui étonne Delphine, c'est que " parfois elles ont l'air peinardes dans leur désintérêt. "
Cependant elle croit quand même qu'on vieillit mieux quand on possède une certaine instruction et qu'on conserve des liens avec les autres et avec l'extérieur en suivant l'actualité et grâce à la lecture.

Pour Delphine, si les liens disparaissent, c'est l'existence même de la personne qui est en cause : " je pense que c'est une difficulté du vieillissement de prouver qu'on existe, comment exister, comment prouver qu'on existe quand on est confiné dans son fauteuil toute la journée avec aucun rapport extérieur ? On existe, point. On survit, on attend…. "

Aline met l'accent sur la nécessité de maintenir ces liens de plusieurs manières : " avoir des visites, des contacts, même si c'est pas des visites, même des coups de fil ça leur fait plaisir, des lettres, tout ça, ça fait plaisir, en fait comme ça ils se disent ''on existe encore et on nous a pas oubliés''. "

Sans méconnaître le problème de la solitude et de l'ennui, Francine, contrairement à Delphine, pense que le fait de vieillir fait fondamentalement partie de la condition humaine : " faut vieillir, ça prouve qu'on existe, qu'on est là. " Mais son injonction est tempérée par le rappel de la nécessité d'être en bonne santé pour vieillir : " Ca serait bien pour tout le monde de pouvoir vieillir ''bien'', c'est-à-dire… au niveau santé déjà… s'il n'y a pas la santé, on vieillit mal… enfin je pense. "

- Solitude et besoin de communication :
La solitude est évoquée par toutes les personnes interrogées. Ce problème renvoie au besoin de communiquer qui ressort, dans tous les discours, comme le besoin prioritaire des personnes âgées. Nous traitons donc ce besoin dans le chapitre ''vie relationnelle'', mais nous retrouverons un peu plus loin, dans la partie consacrée à la dépendance, les questions de la solitude et du besoin de communiquer qui induisent une certaine forme de dépendance - affective - vis à vis des tiers, notamment des aides à domicile.

Les difficultés liées à la solitude sont décrites de manière prolixe par Aline, Evelyne, Francine et Blandine. Delphine et Clémentine mentionnent ce problème mais le rattachent surtout à la question de la dépendance.

Pour Aline, " même s'ils sont deux, encore en couple, ils se sentent seuls. " et cette solitude est " ce qui leur fait plus mal ". Avant d'être un état, la solitude est donc un sentiment ressenti de façon plus ou moins justifiée et lié à l'isolement et au repli sur soi. Aline ne dit pas que " les jeunes retraités " qui " voyagent ", " bougent " et " cultivent leur potager " , éprouvent ce sentiment. D'ailleurs elles ne les considère pas comme des gens âgés : " des 60, 72, 73 pour moi c'est pas âgé ça ". Aline s'est forgée une opinion à partir de son expérience professionnelle. Dans sa représentation, elle associe âgé et perte d'activité ainsi que vieillesse et solitude : " je dis que quand on est vieux vraiment, c'est quand on est tout seul, on n'a plus personne, c'est la solitude. "

La perte du conjoint, même prévisible, aggrave encore ce sentiment, ainsi qu'elle le raconte : " j'ai une dame qui a perdu son mari il y a deux semaines, c'est encore pire, elle a une grande maison et elle veut vendre, elle veut partir, parce que pour elle la solitude dans cette grande maison, d'avoir les volets à ouvrir, à fermer, tout ça, ça lui pèse, c'est ce qu'elle me dit : … ''moi ce qui me pèse le plus, c'est la solitude''. " Se retrouver seul c'est aussi devoir faire face à tous les problèmes de la vie quotidienne, y compris matériels, qui étaient partagés ou pris en charge par le conjoint disparu.

Peu à peu, au fil des années, l'entourage se restreint. Aline : " quand on arrive à un certain âge, tout le monde autour de nous, y a beaucoup de gens qui décèdent, petit à petit nos amis ils sont partis aussi, la famille elle part et puis on se retrouve tout seul. "
La famille qui reste est peu disponible comme Aline a pu le constater : " la famille proche de ces personnes ne font pas attention à eux, ils n'ont pas le temps… on vit tellement à 100 à l'heure… "
Peut-être pense-t-elle à sa propre grand-mère qui vit loin et qu'elle voit rarement ?

Du reste, les vieux font parfois bonne figure devant leurs proches qui ne mesurent pas à quel point ils se sentent seuls. Aline : " la famille elle remarque pas des choses comme la solitude… parce qu'ils voient leur grand-mère, puis elle va arriver toute souriante devant eux, ''tout va bien'', ''tout va bien mémé'', ''oui ça va'' et tout, puis par derrière, elle s'ennuie… "

La solitude engendre aussi la dépression :
Francine : "Moi je trouve qu'il y a mal de dépressions chez eux, il y en a autant que chez les jeunes. Mais je crois que la solitude y est pour beaucoup. "

Solitude et ennui vont de pair, comme le soulignent Aline : " toutes les personnes que j'ai, leur plus gros problème c'est la solitude et d'occuper leurs journées. ", et Francine : " c'est vrai que c'est pas drôle, ils ont aucune visite de la semaine, c'est triste, ils aiment pas la télé, ils aiment pas ceci, ils aiment pas cela bon, il y en a ils s'ennuient. "

Le fait de ne pas pouvoir sortir accroît encore l'isolement. Clémentine : " elles n'ont pas tellement de relations avec des personnes plus jeunes et puis même avec des personnes tout court, à part un ou deux voisins comme ça… c'est des personnes très isolées parce qu'elles ont même pas de relations avec des personnes du même âge… "

Les personnes isolées ont un grand besoin de parler, d'être écoutées, d'échanger et les aides à domicile ont conscience de ce besoin. Pour la personne, répondre à sa demande de relation est plus important qu'effectuer les tâches ménagères pour lesquelles l'intervention d'une aide extérieure est requise : Francine : " ils ont besoin qu'on lave quelque chose, c'est pas grave, ça presse pas… Si on n'a pas le temps, c'est pas grave, on fera la semaine prochaine. Ils ont besoin qu'on soit là à les écouter ou à rigoler ou à chanter avec eux, pourquoi pas ? "

Chacune s'exprime avec ses mots pour décrire ce besoin de contacts. Dans les propos de Blandine, c'est le terme compagnie qui revient à maintes reprises. Nous retrouvons également ce mot chez Aline et Francine.

Pour sa part, Evelyne pense qu'il est nécessaire d'aider les personnes seules à garder " le sens de la parole " comme le lui a dit un de ses clients : " j'ai mon petit papi de P. qui me disait : ''Ben maintenant j'en viens à parler tout seul pour que je ne perde plus le sens de la parole''. " Elle croit aussi qu'il faut " essayer de leur conserver un peu de mémoire. "

Pour cela il est bon d'écouter les anciens évoquer leur passé, même si, reconnaît Francine, une certaine redondance se manifeste fréquemment, sollicitant des qualités de patience et de tolérance chez l'aide à domicile : " on va entendre tout le temps la même chose, je vous avoue que parfois c'est pas facile de rester à écouter, mais comment faire ? A la limite je pense que c'est un appel au secours pour certaines personnes. " Francine mentionne aussi les difficultés de communication qui peuvent exister : " Un enfant, il va se faire comprendre, mais arrivé à un certain âge, c'est parfois plus difficile. Je parle pas pour tous mais il y en a entre autres. "

Le besoin d'évoquer ses souvenirs est lié au besoin d'être reconnu comme Francine l'a compris : " rien que le fait de discuter avec quelqu'un, ils se sentent pas inutiles. " C'est toute la question de la place des vieux dans la société qui est ainsi posée.
Contrairement à la famille, les aides à domicile sont présentes plusieurs fois dans la semaine et elles compensent l'absence des proches. A ceux-ci elles reprochent parfois de se manifester trop rarement. Evelyne : " je ne comprends pas les enfants, même s'ils n'ont pas le temps de venir voir leurs parents, leur tante, un petit coup de téléphone une fois par semaine ça ne coûte pas grand chose et ça je crois malheureusement que les personnes âgées on les laisse trop souvent de côté. "
En ce qui la concerne, Francine estime qu'il est normal que les enfants prennent soin de leurs parents, comme ces derniers l'ont généralement fait avec leurs jeunes enfants.

Delphine déplore que certaines personnes ne voient que des professionnels du monde médico-social. Son discours se situe dans le registre de l'injonction : " Les personnes âgées elles ont besoin qu'on les écoute, qu'on s'intéresse à elles et que… elles existent, elles ont leur place je veux dire, il faut leur montrer qu'elles sont là… "

Aline aussi tient des propos prescriptifs : " faut les considérer comme des gens, c'est des gens à part entière de toute façon, ce sont des gens comme les autres, c'est pas des extra-terrestres ! " Si les vieux étaient reconnus comme des gens à part entière, une telle injonction serait-elle nécessaire ? L'aide à domicile se sent alors investie d'une mission, celle de préserver, chez la personne âgée, un lien social et un minimum de reconnaissance. Delphine : " c'est nous qui leur prouvons qu'elles font partie un peu de la vie parce qu'elles ont plus grand chose qui les rattache. "
Cependant, elle ne méconnaît pas le fait qu'il arrive que ce soient les personnes qui s'isolent d'elles-mêmes, en particulier vis à vis de leurs enfants, sans pouvoir en déterminer exactement les causes : " Ils se sentent un peu… déplacés à la limite… par peur de déranger ou alors leurs habitudes aussi… " De la notion de place à part entière on passe à celle de place réduite attribuée par la société :" elles font partie un peu de la vie " et du sentiment des vieux d'être à côté de la place qu'ils occupaient avant, ''déplacés''.

Les besoins, le problème de l'acceptation de l'aide et la dépendance
Ces trois points étant très liés, nous les avons regroupés dans un même paragraphe de façon à ne pas cloisonner l'analyse.
Mis à part les aspects affectifs et relationnels, les personnes vieillissantes finissent généralement par avoir besoin de l'aide d'un tiers pour effectuer les tâches de la vie quotidienne : démarches administratives, courses et cuisine, entretien du linge et du logement pour les moins dépendantes ; aide à la toilette, aux repas et aux déplacements pour celles qui ne peuvent plus assumer seules leur hygiène, leur alimentation ou leurs transferts.
Ainsi que le précise Clémentine, les besoins sont variables d'une personne à une autre. Dans le chapitre consacré au rôle professionnel, nous découvrirons comment les aides à domicile ont le souci d'analyser les besoins des personnes et de s'y adapter.

Faire la démarche de demander de l'aide, puis accepter celle-ci dans l'espace privé de son domicile, à la fois repère et repaire (10), est pénible et douloureux ; toutes les personnes interviewées en ont conscience et l'ont souligné.
Blandine : " le mental, ça descend énormément, il y a une dégradation aussi mentale, parce qu'accepter qu'on vous aide, c'est très dur aussi. " Nous avons compris le mot mental dans le sens de moral, mais il est certain que tout est lié et que la baisse du moral peut avoir des incidences sur l'état mental et (ou) physique de la personne.

Blandine dit qu'elle comprend d'autant mieux la difficulté des gens à accepter de l'aide, qu'elle-même est assez indépendante et qu'elle n'aimerait pas qu'on rentre dans son intimité. C'est lorsque la personne est acculée qu'elle est dans l'obligation de demander " le secours " : " on n'a plus tellement le choix. "

Delphine se projette aussi dans la situation des personnes contraintes d'accepter l'irruption d'un tiers dans leur vie : " il y a des relations bien sûr qui s'installent, un climat de confiance, mais ça doit pas être facile pour la personne non plus de s'adapter, de voir arriver quelqu'un chez soi, je trouve que c'est difficile aussi, je vois dans mon espace chez moi, je suis chez moi, je suis bien… c'est ma maison c'est vraiment mon lieu intime… "
Elle pense que le simple fait " de dire j'ai besoin de quelqu'un " doit être très difficile car le dire, c'est déjà accepter cette dépendance.

Faire appel à un tiers pour satisfaire ses besoins, accepter son aide, c'est reconnaître ses manques, c'est commencer à faire le deuil de son indépendance. Pour des personnes qui le plus souvent n'ont jamais recouru aux services d'une femme de ménage et qui ont lutté pour tout assumer jusqu'à ce que cela soit vraiment impossible, l'acceptation de l'intervention d'une aide à domicile symbolise l'entrée dans la dépendance.

Il n'existe pas une dépendance mais des dépendances et divers degrés de dépendance. Aline, par exemple, distingue la dépendance physique de la dépendance morale : " dépendant physique c'est quand on peut pas faire ses choses soi-même… ça peut être du ménage, courses ou papiers administratifs… Mais ça peut être aussi moralement, quelqu'un qui… comme je vous disais tout à l'heure, la solitude… " Aline pense aussi qu'on peut être indépendant pour certaines choses et pas pour d'autres.
Elle envisage le vécu de la dépendance sous l'angle de la prise de conscience on non de cette dépendance : la perte des facultés mentales rend la dépendance moins lourde à supporter : " une personne qui est dépendante physique mais qui a perdu hélas toute sa tête, il y en a quand même beaucoup, elle doit souffrir moins je crois qu'une personne qui est dépendante physique mais qui a encore toute sa tête, parce que c'est normal elle se voit, elle voit le travail qu'elle donne, elle voit la maladie, elle voit tout, elle réfléchit, elle pense, comment qu'elle était avant, et maintenant comme je suis, ce que je faisais avant et maintenant ce que je fais plus. "

Clémentine a conscience également de la différence entre la dépendance physique et la dépendance psychologique liée au besoin de l'autre : " c'est une forme de dépendance aussi les personnes âgées quand elles nous attendent, elles sont dépendantes de nous parce que c'est nous aussi… qui leur donnons une certaine envie de vivre… "
Elle est la seule à avoir conscience que chacun est en situation de dépendance : " il y a plein de niveaux de dépendance, nos enfants sont déjà dépendants de nous hein ! Donc on n'a pas besoin d'être une personne âgée ou handicapée déjà pour être dépendant si on réfléchit bien ; on est aussi dépendant… de notre couple, donc… tout le monde est dépendant finalement quand on réfléchit. Donc ça dépend à quel niveau on situe la dépendance… parce que même si on se croit indépendant, on a toujours besoin des autres, donc on est toujours plus ou moins dépendant des autres. "

Evelyne, quant à elle, témoigne de la difficulté à supporter la dépendance d'un conjoint et des limites du maintien à domicile pour les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer ou de la maladie de Parkinson, quand la maladie est à un stade avancé.

Francine a manifesté beaucoup d'embarras, voire de la gêne, lorsque nous avons posé la question sur la dépendance. Elle a établi un rapprochement avec la dépendance tabagique, mais visiblement elle n'avait jamais trop réfléchi à cette question qui nous a paru déclencher une réelle angoisse chez elle. Elle a répété à plusieurs reprises que c'était une question très dure et difficile : " être dépendant de quelqu'un, c'est atroce, c'est atroce, c'est invivable… vous me posez une colle hein !… le pire c'est qu'il y a beaucoup de personnes âgées qui sont obligées, ils ont besoin de quelqu'un, s'ils n'ont pas cette personne, tout s'écroule. "
Comment conjurer la peur sinon par l'injonction : " Il faut quand même être autonome, il faut essayer de gérer ses besoins, ses envies… je sais pas. Ah non, je pourrai pas répondre à ça, ça va être très dur ; c'est complexe votre question. "

Les propos de Delphine sur la dépendance sont en cohérence avec le reste de son discours sur la vieillesse : la dépendance est " une partie de soi qui s'en va " et " on existe un peu moins ". Cependant il n'y a pas d'autre alternative que l'acceptation : " tout réside dans l'acceptation ; si elles n'acceptent pas leur dépendance, c'est sûr qu'elles vont la vivre beaucoup plus difficilement encore… C'est tout un travail, un travail à l'intérieur de soi, il faut faire preuve d'humilité, c'est pas toujours facile. " A travers sa parole sur la vieillesse, nous percevons un fort sentiment d'altérité chez Delphine : le vieux dépendant, c'est l'autre et c'est celui que je ne serai pas.

· 2ème entretien

La question de la transmission n'ont pas été évoquée au cours de ce deuxième entretien. Le problème des besoins, de l'acceptation de l'aide et de la dépendance est largement abordé sous l'angle du rôle professionnel. Dans la catégorie ''aspects sociaux du vieillissement - deuxième entretien'', nous avons donc essentiellement retenu les éléments relatifs à la vie relationnelle des personnes âgées.

Ce qui ressort à la lecture des entretiens de Clémentine, Evelyne et Delphine, c'est la place accordée dans les discours à l'entourage et surtout à la famille. Peu mentionnée dans la première série d'entretiens, la famille semblait presque absente de la vie des vieilles personnes, alors qu'elle paraît retrouver une certaine légitimité et une certaine présence auprès des vieux, parfois bénéfique, parfois abusive.

La solitude, l'isolement et le besoin de garder des contacts sont, comme dans le premier entretien, des éléments importants dans les propos des aides à domicile. Clémentine affirme : " l'isolement ça je crois que c'est la pire des choses… la plupart s'en plaignent… le font sentir. "
Delphine témoigne des difficultés à vivre lorsque, dans le couple, l'un des conjoints est atteint de la maladie d'Alzheimer et que la communication est rompue entre eux : " c'est terrible, terrible pour cette dame… parce que pour le monsieur… il ne se rend plus tellement compte ; mais alors pour la dame ça doit être affreux, horrible… "

Elle décrit aussi la vie d'une vieille dame " handicapée par le vieillissement " qui " est toute la journée dans sa chaise… devant la télé… je suis même sûre que ce qu'elle regarde à la télé elle sait même pas. Elle est dans un endormissement, dans une léthargie… " Ces mots, endormissement, léthargie, renvoient à l'attitude de désintérêt qu'elle évoquait dans notre premier entretien.

Elle déplore également " la force d'inertie " des personnes qui ne veulent plus sortir. Si elle reconnaît qu'il est nécessaire d'avoir conservé la capacité de marcher pour pouvoir sortir de chez soi, elle est persuadée que l'envie de préserver une vie sociale joue un rôle. Pour elle, le fait de rester confiné au domicile a un rapport avec la disparition du projet de vie, mais elle ne peut pas dire si le désir de vivre s'étiole quand la personne n'est plus capable de sortir ou si le manque de projet conduit la personne à rompre peu à peu les liens qui la rattachent à l'extérieur.
Elle pense pourtant que " pour les personnes âgées il y a beaucoup de choses de faites, les clubs tout ça on n'en voyait pas dans le temps. " Mais elle tempère son opinion en reconnaissant qu'autrefois la famille était moins éloignée.

La fonction de détente et de lieu de rencontre des clubs de retraités est aussi citée par Clémentine qui pense que tant que l'envie de vivre existe, il est possible de partager de bons moments avec ses pairs : " Moi quand je vois des personnes qui se retrouvent pour jouer aux dominos et puis qui rigolent ensemble : ''Ah, t'as triché !''… je ne trouve pas ça triste, je trouve ça bien, ils savent encore plaisanter, ils savent rigoler… On peut être heureux encore quand on est vieux. "

Etre entouré par sa famille dans la vieillesse, c'est ce qui fait rêver Evelyne : " je me dis que ça peut être très beau de vieillir, très bien quand on est entouré… la famille qui vient, qui prend des nouvelles, les enfants qui viennent. " Dans son expérience professionnelle, elle a pu observer " les deux opposés, les deux extrêmes " : des personnes auxquelles les enfants ne téléphonent même pas et d'autres qui sont choyées par leurs proches : " J'ai le cas d'une petite grand-mère… elle n'a pas cette solitude en fin de compte, parce qu'elle est tout le temps en contact avec sa famille, soit par téléphone, soit parce qu'ils passent. "

Selon elle, il est fréquent que la famille s'inquiète peu de la personne âgée jusqu'à ce qu'un élément déclencheur l'amène à réagir : " Ils ne sont pas indifférents. Il faut qu'il se passe quelque chose pour qu'ils se mettent en action, c'est ça qui est désolant. " Evelyne étaye ses propos en relatant plusieurs situations auxquelles elle a été confrontée. Elle-même ne pense pas avoir cette attitude envers ses propres parents. Par contre, elle dit connaître une dame de 90 ans, sans famille proche, qui est très entourée par des amis.

Sa représentation de la personne âgée isolée, plus ou moins abandonnée par ses enfants ou l'entourage, a évolué puisqu'elle a constaté que d'une part, ce n'était pas toujours le cas et que d'autre part, un changement d'attitude pouvait se produire. A la lecture de son témoignage, il est probable que cette opinion plus nuancée est surtout tirée du champ d'information professionnel, mais nous n'excluons pas que la formation ait pu réintroduire la place des tiers, autres que professionnels, sans toutefois avoir les éléments permettant de l'affirmer.

Clémentine aborde la question des familles sous un autre angle, celui des attitudes d'emprise qu'elles ont parfois à l'égard des parents âgés : " elles veulent régenter leur vie… la famille a le droit de regard sur tout ce que fait et dit la personne… Je vois des personnes… qui me disent : ''Ah ma fille elle veut que je fasse ci, elle veut que je fasse ça, mais moi ça ne me plaît pas mais je le fais pour lui faire plaisir''. "
La jeune femme dit clairement qu'elle perçoit davantage l'emprise des familles qu'avant sa formation : " Alors qu'avant je m'en rendais compte sans vraiment vouloir m'en rendre compte, je pense. " Ayant beaucoup réfléchi à la question de l'autonomie des personnes âgées, Clémentine a davantage conscience des freins au maintien de cette autonomie, la famille pouvant représenter un de ces freins.

Dans les premiers entretiens, nous avions abordé la question de la dépendance. Le mot autonomie n'avait pas été prononcé, ni par nous, ni par les personnes interrogées. Il apparaît à plusieurs reprises dans le second entretien et il semble que ce soit là un des principaux apports de la formation : le regard sur la personne âgée change à partir du moment où la formation contribue à modifier les pratiques professionnelles. La personne âgée peut redevenir acteur de sa vie si son entourage, en particulier les professionnels de l'aide à domicile, adopte des attitudes plus à même de préserver l'autonomie de la personne que de l'enfoncer dans le rôle du dépendant.

Cet aspect sera traité dans la catégorie du rôle professionnel.

Marie-Odile Martin Sanchez

A suivre…

BIBLIOGRAPHIE

1 Cité par S. DE BEAUVOIR, La vieillesse, op. cité, p. 317.

2 Bernadette PUIJALON, Etre vieux, de la négation à l'échange, Autrement, n° 124, octobre 1991.

3 Jean MAISONDIEU, Le crépuscule de la raison, Parsi, Centurion, 1989.

4 Jean-Pierre BOUTINET, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990.

5 Vladimir JANKELEVITCH, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974

6 Bernadette VEYSSET, Dépendance et vieillissement, op. cité, p. 106

7 Vladimir JANKELEVITCH, L'irréversible et la nostalgie, op. cité.

8 Jean-Claude ABRIC, Pratiques sociales et représentations, op. cité, p. 28.

9 Gérard LE GOUES, L'âge et le principe de plaisir, Paris, Dunod, 2000.

10 Bernadette VEYSSET, Dépendance et vieillissement, op. cité.


Avant propos et Introduction Regards sur la vieillesse, ses politiques et ses acteurs

Le vieillissement, la vieillesse et les vieux
Les politiques de la vieillesse
Dans les méandres de l'aide à domicile
Une formation encore trop rare
Concept de représentation sociale
Hypothèse de travail Etude d'un groupe d'aides à domicile préparant le C.A.F.A.D. modulaire -
Eléments théoriques, démarche méthodologique, caractéristiques et portraits des personnes interrogées
Représentations de la vieillesse chez les aides à domiciles - Les appellations - Le vieillissement physique - Le vieillissement psychique - Les aspects sociaux du vieillissement
La mort - Les figures personnelles de la vieillesse chez les aides à domicile - Leur propre vieillesse - Le rôle professionnel des aides à domicile
La confrontations des résultats aux hypothèses Conclusion