Recherche clinique
"On dit d'un fleuve qu'il est violent parce qu'il emporte tout sur son passage, mais nul ne taxe de violence les rives qui l'enserrent".
Berthold Brecht.
En psychiatrie, la violence occupe également, ces dernières années, une place croissante dans la pratique quotidienne. Depuis 1994, les personnels exerçant dans les services de soins de l'hôpital Sirocco, expriment régulièrement leur difficulté à faire face à cette violence.
Certaines situations, qualifiées de "situations de violence" , font l'objet d'un recensement comptable. Une procédure a été mise en place pour y répondre et organiser les "renforts" sur les lieux de l'appel.
Au-delà de ces situations particulières, les équipes identifient la violence au quotidien. Elle prend pour eux la forme d'agressions verbales ou de passages à l'acte physique, dans ou hors des services de soins.
Une forte demande a abouti à l'inscription, au plan de formation continue, d'actions tournées vers la gestion de la violence dès 1994.
De leur côté, des personnes hospitalisées font état, au cours d'entretiens médicaux ou infirmiers, de violences subies à l'occasion d'actes de soignants jugés inadaptés : frustrations, ingérence, irrespect, injustice, abus de pouvoir, traitements médicamenteux forcés… Ces points sont régulièrement soumis à la Commission de vie des patients.
Le service des relations avec les patients est quant à lui saisi d'un certain nombre de contentieux, faisant suite à des plaintes de patients estimant avoir subi des préjudices au cours d'une hospitalisation (plaintes à caractère médical, vols…).
Par ailleurs, des agressions de patients, à l'encontre de membres du personnel, font l'objet de rapports administratifs et donnent parfois lieu à des arrêts de travail.
Il est aussi noté des cas de violence auto-agressive, au cours d'hospitalisations, qui entraînent mort d'homme et conduisent parfois les familles à porter plainte contre l'institution.
Nous constatons à travers ces quelques exemples que les populations employées et hospitalisées à l'hôpital Sirocco se sentent exposées à la violence. Les victimes se plaignent et demandent réparation. Chacun proclame son droit à la sécurité et au respect. Le système établi, pour répondre aux "appels à renfort", rend la violence effective pour chacun, même pour celui qui n'y est pas directement confronté.
Nous avons rapidement conscience que sont regroupées sous ce terme un peu "fourre tout", de multiples et diverses situations où il est question de "violence, physique ou verbale", "d'agressivité" et de "dangerosité".
La première partie de ce travail aura pour objet de proposer des définitions de ces termes. Elle s'attachera également à rendre compte des modèles de représentation élaborés par les différentes disciplines qui traversent le champ psychiatrique.
Si la violence des patients est principalement mise en cause, nombre d'hospitaliers font également état de la violence de leurs pairs, d'un sentiment de faible implication médicale en matière de gestion du quotidien, d'une mauvaise évaluation de la dangerosité des patients, d'une inadéquation des traitements médicamenteux, de violences dans les relations de travail et de la violence inhérente à l'institution...
Institution psychiatrique et maladie mentale ont de tous temps fait l'objet d'une représentation marquée par la violence. Nous tenterons d'en rendre compte dans la deuxième partie.
L'enfermement, l'isolement et les traitements médicamenteux, ont en partie vocation à pacifier les manifestations de tensions et éviter l'avènement de situations potentiellement explosives dans la cité.
A priori, les avancées en matière de pharmacologie, et en particulier les traitements neuroleptiques, ont permis une meilleure contention de la violence des individus traités ainsi que l'avènement de pratiques soignantes qualifiées de plus humaines.
Malgré cela, les manifestions de violence semblent de plus en plus fréquentes à l'hôpital. Ce constat questionne sur l'impact d'une plus grande médicalisation et d'un meilleur professionnalisme sur la qualité des liens qu'entretiennent les différents protagonistes dans l'institution.
L'omniprésence du thème de la violence dans les formations, séminaires, articles professionnels, réunions d'équipe et commissions institutionnelles , témoigne d'une sensibilité nouvelle qui interroge sur la capacité actuelle de l'institution psychiatrique à exercer sa fonction de régulation.
L'appréhension de la violence est un exercice difficile. Nous savons que la sensibilité à son égard dépend des normes du milieu et de l'époque dans lesquelles elle s'observe. Il y a la violence effective, quantifiable, et ce que l'on nomme communément "climat d'insécurité", "sentiment de victimation", qui s'inscrivent davantage dans le champ des émotions, voire du fantasmatique.
Interroger la violence à l'hôpital Sirocco suppose le choix de critères. Le seul indicateur existant à notre disposition est celui des accidents du travail dus à une interaction violente entre un membre du personnel et une personne soignée.
Cet indicateur nous permet de saisir les variations quantitatives d'une partie du phénomène mais nous apparaît réducteur en ne traitant que de la violence physique. Il ne permet en effet ni d'identifier d'autres formes de violence ni d'établir ses conditions d'émergence. Il échoue surtout à rendre compte de l'angoisse et de la souffrance qui résultent d'un climat de tension et d'agressivité dans les rapports entre le personnel et les personnes soignées.
C'est pourquoi nous avons choisi de nous situer dans une approche qui se veut plus qualitative du phénomène, en nous intéressant aux représentations de la violence. A partir d'une enquête réalisée auprès de différentes catégories de personnel représentées dans l'institution, nous avons cherché à saisir quelque chose de ce climat et à entendre ce qui, pour les professionnels, est susceptible de l'expliquer.
Nous attendons de cette étude qu'elle nous aide à caractériser la violence qui s'exerce à l'hôpital Sirocco, caractérisation sans laquelle toute entreprise de gestion est illusoire.
L'institution, et les soignants qui la composent, exercent et subissent de la violence. A l'hôpital, coexistent une violence présentée comme une fin en soi, gratuite et barbare, et une violence nécessaire, qui servirait une juste cause...
Comme Yves Michaud, nous pensons qu'"il n'y a pas plus de violence pure que de violence scandaleuse, elle n'est ni sainte ni déshonorante : elle vaut ce qu'elle rapporte et ce qu'elle produit"
Son déchaînement est toujours l'expression d'un désordre qui interpelle sur un fonctionnement et des pratiques.
L'objet de la troisième partie, à partir du questionnaire et d'une analyse contextuelle de la décennie qui s'achève, sera de mettre en rapport le phénomène observé avec les mutations actuelles, entraînant des changements en terme de conditions d'exercice et d'éthique professionnelle.
(à suivre)
Nelly Derabours
1 Voir Annexes 1
2 MICHAUD (Y), La violence, Coll. Que sais-je?, PUF, 1988, page 57.
- Deuxième partie : de l'étymologie à la violence universelle
- troisième partie :Les définitions de la violence
- Quatrième partie : Violence et folie
- Cinquième partie : Enquête à l'hôpital Sirocco
- Sixième partie : analyse et conclusion