Les suites de la pétition (2003)
Alors qu'en Allemagne le nazisme, suite à un décret secret de Hitler et préludant ainsi à d'autres exterminations, éliminait les fous dans des chambres à gaz, mais aussi par un traitement dit " de la faim ", en France, le gouvernement collaborateur de Vichy, sans loi ni décret, mais par l'application d'un mot d'ordre discret qui aurait pu être " laissez-les mourir ", parvint à peu près au même résultat. " Il est difficile de faire obtenir à ces malades un supplément à la ration qui leur est octroyée, supplément qui ne pourrait être prélevé que sur les denrées attribuées aux éléments actifs de la population, en particulier aux enfants et aux travailleurs ", disait une circulaire de la Direction de la Santé datée du 3 mars 1942 en réponse à des médecins qui se plaignaient de ce que les hôpitaux psychiatriques souffraient " d'une défaveur générale auprès des pouvoirs publics ".
Le gouvernement de Pétain s'obstina ainsi à ne pas répondre à qui sollicitait pour les malades des hôpitaux psychiatriques ce qui était accordé à ceux des hôpitaux généraux : des suppléments alimentaires (et autres) de stricte survie. Résultat : une catastrophe chez les premiers, aucune surmortalité notable chez les seconds. On ne pouvait alors survivre, s'agissant des catégories de population enfermées, sans suppléments substantiels aux rations alimentaires, et ce moins que partout dans les établissements relevant d'une institution psychiatrique peu faite pour résister matériellement - moins d'un médecin pour 500 malades -, ni idéologiquement : " Considérant que le nombre des aliénés augmente dans des proportions alarmantes, qu'il n'est pas douteux que l'hérédité soit l'une des causes principales de cette déplorable progression, et estimant qu'il appartient aux Pouvoirs publics de prendre d'urgence des mesures tendant à préserver l'avenir de la race française, [la Commission] a l'honneur de demander à M. le ministre de la Santé publique de rechercher les moyens de faire pénétrer dans les familles françaises, en vue d'encourager la pratique de l'eugénisme volontaire, la notion de l'hérédité propagatrice des maladies mentales ", déclarait une motion adoptée le 8 juillet 1936 par la Commission de Surveillance des Asiles publics d'aliénés de la Seine.
L'année précédente, en 1935, le médecin eugéniste Alexis Carrel déplorait " l'effort naïf fait par les nations civilisées pour la conservation d'êtres inutiles et nuisibles ". Message superflu, on le sait, pour l'Allemagne de Hitler, mais bel encouragement pour l'État français de Vichy. C'est ainsi que put se perpétrer sans horreur et être justifié comme une opportunité l'abandon à la mort des malades mentaux en France. Ce scandale, après la guerre, en dépit de quelques voix résistantes, fut vite étouffé. L'affaire, exhumée en 1987 par la publication d'un ouvrage né de la thèse de médecine du Dr Max Lafont, L'Extermination douce, retomba encore, malgré ces " résistants ", dans les oubliettes pour vérités dérangeantes. Pans de nuit et nuées de brouillard s'étendirent alors, de nouveau, sur elle.
La réticence tenace de Vichy à donner à une catégorie particulière de malades des suppléments alimentaires représentant 1,25 calorie (moins d'un gramme de pain) par Français et par jour est donc un fait établi, trahissant une conviction et une volonté : celle d'abandonner à la mort ces " déviants " particuliers qu'étaient les malades des hôpitaux psychiatriques. Lorsque, face aux protestations qui continuaient, une circulaire de décembre 1942 prévoit enfin quelques suppléments - les trois quarts de ceux qui seront des morts " en trop " le sont déjà -, la mesure s'avérera décalée, insuffisante et inefficace, et sera suivie, encore, d'une " surmortalité " de 10 000 individus.
Cette volonté d'abandon à la mort était le corrélât d'une idéologie intervenant alors avec la force d'un fait concret. S'il est entendu que l'idéologie n'est qu'un ensemble de représentations du monde et des rapports sociaux répondant à des intérêts dominants, il n'en reste pas moins que dans des conditions historiques aussi déterminées que l'étaient celles de l'assujettissement des élites vichystes au pouvoir et aux conceptions des vainqueurs, certains groupes d'individus ont pu agir sous sa dictée et, sans décrets exterminatoires, choisir très spontanément la façon la plus " économique " (l'expression est d'Alexis Carrel) de traiter un péril dont la source, déjà captive, était offerte à l'épuration derrière les murs des asiles : la faim, le froid, et les maladies qui alors, fatalement, en dérivent.
Un historien a retrouvé un échange épistolaire du printemps 1942 entre les médecins de l'hôpital psychiatrique de Saint-Égrève (Isère) et un fonctionnaire du Secrétariat d'État à la Santé (23 éme région sanitaire). A la demande insistante de suppléments (matières grasses et lait notamment) la réponse fut en substance la suivante : dites à vos médecins "
de faire un choix, non pas uniquement pour départager ceux qui peuvent encore être sauvés de ceux pour qui il est déjà trop tard, mais pour privilégier ceux qui ne sont pas trop atteints mentalement, les " récupérables " pour la société " (Samuel Odier). Aucun courrier similaire, marque d'une décision politique avouée, n'a été à ce jour retrouvé ailleurs. Cet exemple montre bien comment des individus - ici, un fonctionnaire - peuvent marcher d'une manière apparemment autonome, " à l'idéologie ", et, sans qu'il soit besoin d'ordres venus " d'en haut ", devenir des exécuteurs d'inhumanités. L'oubli de la force concrète des idéologies, et de la réalité matérielle de ce qu'elles " font faire ", conduirait à ce qu'entrent dans l'histoire du temps présent, comme " morts sans intérêt ", ceux qui durant la seconde Guerre étaient regardés comme des " malades sans intérêt ". " Il y a des malades plus intéressants que les vôtres ", avait été par exemple la réponse obtenue par un médecin-chef de l'Hôpital psychiatrique de Montdevergues-les-Roses (Avignon) qui signalait aux " autorités compétentes " la détresse de ses patients.
La conduite de la société à l'égard de ceux qu'elle regarde comme différents ou faibles est révélatrice de l'état de sa civilisation en chaque moment de son histoire. Idéologies, politiques, pratiques sociales (et psychiatriques) se retrouvent ainsi dans un ensemble cohérent caractérisant la structure d'une société où l'abandon des malades mentaux, en 1940, rejoint les procédures d'" effacement " des juifs, des Tziganes et d'autres catégories de personnes placées en dehors ou en deçà des normes. Or ce qui condamne la " civilisation " de cette sinistre période condamnerait identiquement la nôtre à l'aube du nouveau millénaire si les " malades sans intérêt " d'hier étaient aujourd'hui maintenus dans leur condition de " morts sans intérêt ".
Le temps est désormais venu pour les plus hautes autorités de l'État français d'aujourd'hui de reconnaître les responsabilités de l'État français d'hier (celui de Vichy) dans ce désastre-là, comme elles l'ont fait pour d'autres désastres ayant frappé d'autres victimes. Il est temps aussi de faire entrer l'histoire de cette hécatombe dans les programmes et les manuels scolaires destinés aux élèves des Collèges et des Lycées, pour lesquels jusqu'ici elle n'a pas d'existence.
Nous demandons que soit reconnu par les plus hautes autorités françaises l'abandon à la mort, par l'État français de Vichy, des êtres humains enfermés dans les hôpitaux psychiatriques pendant la deuxième Guerre mondiale en France. Nous demandons que soient situées et analysées, en termes d'idéologie globale et de système politico-institutionnel, les responsabilités relatives à ces faits. Nous demandons que ceux-ci et la mention de leurs causes assignables soient inscrits dans les programmes et les manuels scolaires. Ainsi, après une amnésie presque générale concernant les conditions de cette immense agonie, le renouvellement de drames analogues sera, nous en sommes convaincus, rendu plus difficile.
Pour que... Plus jamais...
BIBLIOGRAPHIE
"Le train des Fous" de Pierre Durand Edtions Syllepse, rééditions 2001 : - Voir notre rubrique "des livres"
"L'extermination douce" Du Dr Max Lafont réédité en septembre 2000 aux éditions "Le Bord de l'Eau" - voir notre rubrique : des livres
"Droit d'asiles" Du Dr Patrick Lemoine Éditions Odile Jacob 1997
La revue "Chimères" de Danielle Sivadon, (Nos 28 et 29) :le récit d'un hôpital psychiatrique sous Vichy (Montdevergues-les-Roses) Récit réalisé à partir d'archives retrouvées par un infirmier (1997)
Premiers signataires :
Armand Ajzenberg, Vice-président des Éditions Syllepse.
Mouloud Aounit, Secrétaire Général du MRAP.
Gérard Aschieri, Secrétaire Général de la FSU.
Marc Augé, Anthropologue, Directeur d'Études à l'EHESS.
Hervé Baro, Secrétaire Général du Syndicat des Enseignants - UNSA Éducation (FEN).
Lucien Bonnafé, Psychiatre, Initiateur de la psychiatrie de secteur.
Malek Boutih, Président de SOS-Racisme.
Pierre Duharcourt, ancien co-Secrétaire Général de la FSU.
Pierre Durand, Romancier,Président du Comité International Buchenwald Dora.
Jean-Claude Garric, Secrétaire Général du SNES.Sup-FSU.
Nicole Geneix, Secrétaire Générale du SNUIPP-FSU.
Patrick Gonthier, Secrétaire Général adjoint de l'UNSA (FEN)
Françoise Héritier, Anthropologue, Professeur honoraire au Collège de France.
Rémi Hess, Professeur des universités (Paris 8).
Georges Labica, Philosophe, Professeur émérite des universités.
Hervé Le Bras, Démographe, Directeur de recherches à l'INED.
Jean-Marie Maillard, co-Secrétaire Général du SNES-FSU.
Jacky Mamou, Président d'honneur de Médecins du Monde.
Jean-Claude Pecker,Membre de l'Institut,Professeur honoraire au Collège de France.
Freddy Raphaël, Professeur des universités (Strasbourg).
Jean-Paul Roux, Secrétaire Général de l'UNSA (FEN).
Laurent Sirantoine, Secrétaire National aux droits de l'homme du SGEN-CFDT.
Jacques Testart, Biologiste, INSERM.
Rita Thalmann, Historienne, Professeur des universités, membre du Bureau exécutif de la LICRA.
Patrick Tort, Directeur de l'Institut Charles Darwin International
Michel Tubiana, Président de la Ligue des Droits de l'Homme.
Monique Vuaillat, ancienne co-Secrétaire Générale de la FSU.
Jean-Luc Villeneuve, Secrétaire Général de la Fédération SGEN-CFDT.
Yves Gigou, Surveillant-chef Villejuif, ancien rédacteur en chef Vie Sociale Et Traitements Ceméa