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Sociologie et profession infirmière - Chapitre 2

Voir chapitre 1

De la clinique infirmière à l’infirmier clinicien

Quel commentaire pouvons-nous faire à partir de ce titre. Nous n’avons pas, par statut, à théoriser ce que sont les soins infirmiers en psychiatrie. D’ailleurs suis-je moi-même théoricien en la matière ? A partir de quel moment peut-on se prévaloir de ce titre ? Quels en sont les critères d’accréditation ? Reprenant ici la formule de Jacques Lacan qui disait que " le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même ", nous pourrions avancer qu’il suffit de s’autoriser à porter ce titre, clinicien, chercheur, théoricien, praticien des soins infirmiers, par soi-même. Seulement ce serait entrer dans l’exaction pompeuse (1) et n’entretenir avec soi qu’une logique d’auto-satisfaction narcissique à la limite du pathologique. Mais, là aussi, nous devons nuancer les propos. On peut dire qu’à partir d’un certain nombre d’années d’expérience clinique, dans le cas où le bagage intellectuel infirmier s’est enrichi d’autres vues, notamment par le biais d’une formation universitaire, considérant aussi, par quelque médiateur que ce soit, un travail de fond sur soi-même, l’infirmier diplômé entre alors dans le champ de cette définition. Mais n’est pas clinicien qui veut.

La clinique ne consiste pas non plus en la capacité stricto sensu à appliquer la méthodologie diagnostique infirmière. J’affirme ici que l’infirmier clinicien va bien au-delà de cette méthodologie qui conserve en elle tant de paradoxe, non encore éludés, il s’inscrit dans une démarche d’évolution clinique permanente, puisant à plusieurs sources, chacune contribuant à l’enrichissement du tout formé et formant la personnalité du clinicien. N’est-ce pas ce que Freud disait à propos de la formation du psychanalyste, qu’il devait être capable de dépasser la logique traditionnelle, de s’enrichir des autres disciplines des sciences humaines et sociales, de réinventer la psychanalyse (2). Le clinicien des soins infirmiers se doit de rentrer dans le contexte de cette affirmation, il est un inventeur perpétuel de la clinique spécifique de sa discipline. Quand bien même, pour l’infirmier, elle découle d’un attachement à une spécialité avant tout médicale, nous ne voyons pas de raison à cela pour refouler cette origine, en la déniant quasiment, ce qui revient trop souvent à ne pénétrer que dans le champ de l’utopie clinique, statutaire et identitaire. L’infirmier clinicien n’existe pas dans l’organigramme officiel de la progression verticale infirmière. Le terme à la mode parle de transversalité pour arriver à le situer dans une sorte de graphique censé représenter cette problématique d’évolution. L’infirmier clinicien n’a pas besoin de cette transversalité bancale. Il reste un soignant, un point c’est tout. Son souci premier, professionnel, est de faire que les soins dispensés à la personne en souffrance, soient le plus justement choisis et le plus justement réalisés. C’est donc à partir d’une analyse fine d’un contexte clinique souvent peu propice à celle-ci qu’il développe ces capacités. Il lui revient alors de faire participer, dans la confrontation de ses savoirs, toutes les disciplines qui peuvent éclairer la situation.

En psychiatrie il prendra notamment en compte la psychologie clinique et pathologique, la psychanalyse, la sémiologie psychiatrique, la psychopharmacologie, l’anthropologie, la sociologie. Cet ensemble de références fait déjà beaucoup. Gageons qu’à ce stade, notre clinicien n’aura pas forcément besoin, pour s’affirmer, de jouer au docteur américain en posant quelque diagnostic, inutile pour le compte. Ce professionnel saura très bien s’en passer, situant ses initiatives (3) dans une logique qui n’a pas besoin d’un artifice pour argumenter son existence réelle. Il planifiera ses actions en fonction des problèmes identifiés, évoluant librement dans une logique qui n’a de cesse, finalement, que de prendre soin du malade et rien que du malade (4). Mais Anne Leblond a tout à fait raison d’annoncer que le patient en question est atteint d’une altération de la perception sensorielle (5). En soi l’énoncé est bon. La nuance à apporter porterait essentiellement sur le " pourquoi il y a altération ". Cette altération étant probablement devenue une nécessité de condition de continuité de vie pour un patient se sentant condamné à mort par l’ensemble de son entourage. Altérer davantage la perception qu’on a du monde extérieur, surtout si celui-ci se montre hostile, a donc ici cette fonction, une fonction de protection. C’est à cela qu’il faut penser en abordant Eric, à ne pas faire s’effondrer son système de défense au risque de terminer l’anéantissement de sa personne. Pouvons-nous dire qu’il existe encore dans cet être au profil de Quasimodo un être de désir ? C’est difficile à dire certes, mais intéressant à retenir dans le contexte de cette analyse de cas. Eric subsiste et survit à sa façon. Lâché par tant de monde, qui ont " baissé les bras ", il n’a que chu par terre. L’autiste répond là au désir pervers de l’autre qui profite de cette situation pour assouvir tous ses fantasmes de domination. Pauvre garçon dira-t-on, dont on préfère garder une " bonne image ". Triste image en fait que celle pour toujours fantasmée sur rien de concret. Existe t-il Eric pour les autres de sa famille, cousins, oncles, grands-parents ? Comment en parle t-on et, d’ailleurs, en parle t-on ? L’autiste aura ainsi ici rempli sa fonction sociale, celle qui consiste à ne pas se laisser retenir en acceptant, par résignation, l’abandon de l’investissement affectif, de la part de ses géniteurs premièrement, de sa propre part secondairement. Que faire ensuite, nous soignant, de cet être résigné ? Y allons-nous alors de nos propres fantasmes de réparation, voulant mieux nous-même nous réparer en réparant l’autre ? Eric deviendrait-il en ce cas le prétexte médiateur à d’impersonnelles mais surtout égoïstes motivations ? Ça aussi il faut l’avoir à l’esprit. Comme tout le reste qui constitue la prospection clinique, la motivation à soigner l’autre doit être interroger à chaque nouvelle rencontre de l’autre, le sujet pouvant être différent physiquement mais gardant le même statut dans l’inconscient du soignant. L’autre est toujours l’autre. Eric est le même autre que Pierre, Paul ou Jacques. Mais il est aussi et avant tout Eric. Ce n’est qu’après cette perlaboration qu’on en vient à vraiment soigner celui qui souffre. Pour le reste, le refuge en le sacro-saint diagnostic infirmier, et bien, c’est comme jouer du pipeau. On peut en jouer si on veut, on peut en jouer longtemps sans pour cela faire vraiment de la musique, comme ces " autistes savants " qui répètent spontanément, sur n’importe quel instrument, le morceau de musique qu’ils viennent d’entendre. Interpréter une partition est un exercice ambitieux, il ne suffit donc pas de donner dans l’illusion de l’automatisme. Il faut absolument dépasser une logique qui n’en est pas une pour entrer dans le champ opératoire d’une pensée fonctionnelle créatrice. Et alors la création rendra l’infirmier clinicien.

Je m’arrêterai donc ici en ce qui concerne le traitement du diagnostic infirmier et de la relation qu’il façonne entre deux individus, un soigné et un soignant.

 

Culture anglo-saxonne et formation infirmière en France

La plupart des ouvrages écrits sur la pratique des diagnostics infirmiers le sont par des auteurs anglo-saxons, soit résidant au Canada, soit américains. Il y a, dans ce contexte, une notion toute particulière et importante qui ne doit pas nous échapper, celle de contexte culturel. Notre culture latine, qui conserve des points communs avec la leur, a évolué dans quelques sens différents, notamment dans la façon d’introduire et d’entretenir des rapports sociaux avec l’autre. Par exemple, aux Etats-Unis il est courant, rapidement, lorsqu’on sait qu’on aura l’occasion de se côtoyer beaucoup par la suite, de s’appeler par le prénom. Mais, même par cet usage, une distanciation sociale reste maintenue, telle celle qui chez nous ferait user du " tu " ou du " vous ", en nommant la personne par son prénom. Le " you " anglais ne distingue pas, hors le contexte linguistique et grammatical de la phrase dans lequel il s’inscrit, de différence entre " tu " et " vous ". Mais, pour un anglo-saxon, nommer un patient par son prénom et lui dire " you " ce n’est pas forcément le tutoyer et, naturellement, s’en faire un ami. Il faut pouvoir conserver une relation sociale particulière, tenant en la spécificité de la rencontre, une rencontre qui prend place au sein d’un lieu de soin. Ainsi, poser un diagnostic infirmier, du côté Ouest de l’Atlantique, ne s’inscrit pas, culturellement parlant, dans le même contexte. Les choses ne sont pas vues sous le même angle. Aussi, sachez que ces auteurs possèdent tous des titres universitaires de second ou troisième cycle. Cela n’est pas forcément le cas en France. Qui plus est, et c’est là aussi une différence notoire, il n’existe pas chez nous, contrairement à ce que certains laissent croire et entendre, de vraies formations universitaires infirmières de troisième cycle. Pas de DESS, pas de DEA et donc pas de Doctorat d’Etat (6). Si, par ailleurs, on peut suivre un cursus licence et maîtrise pour enrichir les compétences infirmières, la pauvreté de notre système de pensée ne permet pas, en retour, de valider les acquis des diplômés qui se retrouvent, statutairement, au même point qu’au départ.

L’usage du terme diagnostic infirmier doit faire penser, tout de suite, à l’ensemble de ces composantes, contextuelles, législatives, psychopathologiques et statutaires. Comme M. Jourdain qui, parce que son maître de philosophie le lui dit, s’aperçoit que sans avoir étudié et donc sans le savoir, il faisait depuis toujours de la prose (7), il ne faut pas se laisser piéger par cette tentante flatterie narcissique qui assigne, la plupart du temps, l’infirmier à une place qu’il a beaucoup de mal à tenir par la suite. Ne s’improvise pas philosophe qui veut. Ne s’improvise pas infirmier clinicien, dans le sens de l’acception anglo-saxonne, qui veut. Sachons plutôt, et c’est ce que je propose ici, nous improviser clinicien mais selon nos propres références culturelles et contextuelles. Car, même dans le cadre d’un socio-culture identique, les contextes de l’infirmier en psychiatrie et de l’infirmier de médecine-chirurgie ne forgent pas les mêmes références. A cela aussi il faut réfléchir.

Dans ce cas, d’un côté il y a le corps et (presque) exclusivement le corps. De l’autre il y a l’esprit et pas (forcément) le corps. Entre les deux un lien trop souvent oublié, omis, vient se glisser, c’est l’inconscient. Et nous voici revenu aux références Freudiennes, donc psychanalytiques, donc de celles qui ont eu une forte influence sur l’évolution de la psychiatrie française. Ce ne sont pas les mêmes que les références américaines qui bercent le DSM, manuel de " référence " médicale internationale. Toujours la discussion peut évoluer sur le sujet et faire entrer, en ligne de compte, des composantes dont au début on ne soupçonne pas l’intérêt.

Moi, formé en France, ne rejetant pas ce qui vient du dehors de nos frontières, je pense qu’il est important de ne pas perdre les racines de l’arbre sur lequel nous avons poussé. Il y a richesse à prendre chez l’autre ce qui est bon. Il y a pauvreté dans le cas de la perte des références qui constituent les bases culturelles d’un individu (8). C’est ce à quoi on assiste chez les peuples sans pays ou dont les enfants grandissent ailleurs qu’à l’intérieur des frontières du pays d’origine. Cette déstabilisation fait même parfois advenir un véritable traumatisme qui manifeste ses troubles résurgents dans la formation de symptômes difficiles à traiter. Ne faisons pas, avec ou sans traumatisme, création de symptôme en acceptant, résignés, de faire chez nous ce que d’autres font chez eux. Prenons le temps de mûrir notre culture, notre pensée infirmière. Ne courons pas le risque d’y perdre notre identité. Et c’est tout autant, pour les infirmières et les infirmiers, d’intérêt clinique comme pédagogique. Dans le courant de cette fin de siècle nous avons assisté à l’éclosion de toute une génération de nouveaux profils infirmiers. Ceux-ci, dans le passé, consignés aux fonctions de soin dans les limites géographiques de leurs services respectifs, s’autorisent l’exercice d’une production intellectuelle, passant par l’écriture, la réflexion voire la recherche. Les témoignages sont de plus en plus nombreux qui relatent beaucoup expériences et qui, par leur édition dans une presse spécialisée aujourd’hui conséquente, contribuent à l’avancée de la pensée infirmière. C’est une véritable gageure que celle de l’évolution de la profession infirmière. Cette évolution ne pourra se faire qu’en tenant compte de la multiplicité des vues et pensées, et non pas en faisant d’une seule l’exclusivité. Toutes les infirmières et tous les infirmiers ne forment pas le désir d’accéder à la fonction cadre. Dans le même registre, et c’est parfaitement légitime, peu sont prêts à investir une formation universitaire, à s’en donner les moyens, pour enrichir en retour leurs compétences cliniques, sachant, comme je l’ai dit plus haut, que ce processus ne trouvera aucun aboutissement dans les services. Afin de ne pas se sentir forcé il faut, soi-même, ne pas forcer l’autre.

Discuter en des termes infirmiers n’est pas aujourd’hui possible tant il est vrai que la profession découle du modèle médical et lui emprunte ses références. S’arranger, par camouflage, pour avoir un autre discours risque tout autant de nuire au discours infirmier. C’est comme cette multiplicité, quasi pathologique, d’ouvrages dont le titre contient les termes " diagnostics infirmiers " ou " interventions infirmières ". D’autres professions de soins publient sans pour autant affirmer en titre cette volonté qui consiste à prouver une capacité à porter un jugement. Les psychologues cliniciens font passer des tests projectifs à des patients, ensuite écrivent leur compte-rendu, et ne s’insurgent pas névrotiquement à vouloir qu’on leur reconnaisse une capacité diagnostique. Point n’est besoin. Il suffit de le faire, de traiter, de décortiquer, d’analyser, de commenter, de décrire, de réfléchir, de formuler des hypothèses, de les expérimenter, de les soumettre à la critique, en bref de travailler. Quand bien même cet ouvrage devra dépasser les limites topiques, géographiques architecturales et géographiques dans l’espace de pensée, de l’infirmier diplômé. L’infirmier veut-il progresser dans la qualité de la prestation offerte au patient ? Croit-il alors que pleurnicher sur le fait de n’être pas reconnu comme infirmier clinicien servira à ce patient ? En œuvrant dans le sens de l’investissement clinique, retournant à son chevet, près du lit (9), ensuite en faisant part au plus grand nombre des résultats, il agira alors en clinicien. Rien ne servira plus de courir, il suffira de savoir partir à point, à ce juste point de départ, naissance d’une maturation qui n’attend que de naître.

Bien que cela puisse paraître peu évident à mon lecteur, c’est assurément aussi de cela qu’il s’agit. Car à quoi bon exercer un travail si celui-ci ne nous satisfait pas sur le plan narcissique ? Encore faut-il que ce travail ait été choisi en réponse à un désir personnel et non pas dans le registre d’une identification à un tiers proche ou pour répondre au désir manifeste, dit ou non dit, d’un cher proche. Tout cela d’ailleurs devrait directement entrer en ligne de compte lors du jury oral d’admission en IFSI. Cela éviterait, c’est une certitude, de constater l’ambivalence de ces trop nombreux étudiants qui finissent par errer en cours, puisqu’ils n’y trouvent pas réponse à leurs aspirations profondes. Ces aspirations, tout autres, étaient à un moment masquées par celle d’un tiers investi intensément sur le plan affectif et qui a conduit au choix d’une profession en laquelle, ensuite, on n'arrive pas à opérer un processus d’intégration : " ma mère est infirmière alors je serai infirmière ". Cette phrase à elle seule résume la problématique qui pèse sur toute une profession, profession en souffrance, en recherche de modèle identificatoire, en quête d’une identité propre qu’elle se refuse en empruntant toujours à d’autres, une identité qui trouve ses limites à son origine même, c’est à dire la formation initiale (10).

Mais, parce qu’il faut bien débuter par quelque chose, on utilise dans un enseignement qui n’a pas grand chose de clinique, un modèle dont on ne possède pas toutes les clés, et cela je l’affirme. Un étudiant en première année apprend Henderson, ensuite il apprend NANDA. Qu’apprend t-il ensuite ? Et bien la réponse est simple. Après avoir été gavé, saturé intellectuellement par une théorie indigeste il s’en débarrasse, riant beaucoup de ce que furent ces cours longs et fastidieux, pesants et ennuyeux où Virginia Henderson venait bredouiller par la bouche d’un formateur qui n’avait connu d’elle que quelques bribes dans le contexte de sa formation permanente. La même chose s’applique aux diagnostics infirmiers. Les enseignants d’aujourd’hui tentent d’utiliser et de transmettre des concepts qu’ils n’ont jamais validés cliniquement dans leurs quelques années d’exercice infirmier. Voilà toute la limite de la formation. L’intelligence consisterait à éduquer l’étudiant pour qu’il puisse affirmer ensuite sa propre personnalité clinique. Il faudrait lui enseigner l’intelligence du raisonnement critique à la place de la passivité auditive (" Ecoute et tais-toi "). Alors que la profession infirmière réclame une plus haute reconnaissance de ses compétences cliniques et un équivalent universitaire revu à la hausse, elle se contente de répéter inlassablement la même chose, telle une stéréotypie autistique, enfin elle se cantonne dans une logique intellectuelle pauvre et considérablement limitée. Sortir de cette gangue ne sera pas facile. Cela ne pourra se faire qu’en critiquant avec bonne intelligence les modèles conceptuels de base et en développant une logique, dans la forme de pensée, qui soit inspirée par d’autres disciplines, fussent-elles médicales, sans toujours sombrer dans le registre de la frustration.

L’étape de l’identification des besoins, l’exemple d’Eric

Revenons maintenant à la problématique des besoins identifiés. Anne Leblond faisait usage d’une méthodologie d’école pour circonscrire la prise en charge d’Eric. Comme je le faisais remarquer, sur ce point il n’y a rien à dire. C’est sur le développement de la compétence qu’il faut maintenant raisonner. Je m’explique.

Eric a quatorze besoins dont certains sont perturbés. Selon une étudiante de seconde année, c’est une bonne base de départ pour l’établissement d’une prise en charge à partir d’une démarche de soins bien pensée. Nous notons plus tard les perturbations qu’Eric a avec le champ social qui l’entoure. Dans ce cas, il est possible de valider un énoncé diagnostic tel que " perturbation des interactions sociales ". Mais j’ai pris l’habitude de me méfier des formules toutes faites. Elles ont le mérite d’exister et c’est tant mieux. Mais le sujet à qui on souhaite les appliquer existe bien davantage. C’est lui et personne d’autre qui doit dicter l’énoncé diagnostic. Le premier besoin perturbé, pour Eric, a été celui de l’amour. En second je dirai qu’on ne lui a jamais dit qui il était vraiment et ça, pourtant et surtout, il avait besoin de le savoir. Ces deux besoins, qui n’appartiennent pas aux quatorze besoins classiques, auraient dû être identifiés et traités dès le départ. Le besoin d’amour des parents, eux-mêmes aidés en cela par des soignants, le besoin de savoir qui il est à partir des parents et des soignants.

Quelque trente années plus tard, à l’époque où Anne croise Eric ces deux besoins sont encore perturbés. Mais qui alors doit répondre et tenter d’atténuer, voire de faire disparaître, les perturbations : parents ou soignants ? La réponse n’est pas si évidente. Elle mérite prudence et réflexion tant il est probable que l’on sombre dans l’ambivalence par le fait même d’être poussé par le fantasme de la réparation. C’est sûr que dans la situation où Eric se trouve au moment où Anne s’occupe de lui, on ne constate guère la présence des parents. Bien qu’adulte à ce moment il apparaît comme un grand enfant, régressant sans cesse et par poussée, enfant qui nécessite une attention particulière, une attention presque maternelle. L’infirmière peut-elle alors être un substitut maternel ? Les parents peuvent-ils être remplacés symboliquement par l’équipe soignante ? Qui peut prendre ces fonctions et/ou qui le doit ? Ainsi la tâche de soigner qui apparaît souvent facile entre dans la dimension de l’irréalisable parce qu’entrant, dans le même temps, dans la dimension de l’inconceptualisé. C’est alors qu’il faut se faire inventeur, ingénieur en santé et conceptualiser ce qui ne l’a pas été.

Eric peut donc être aimé par l’équipe, une infirmière ou une étudiante. Il le peut et on peut le faire. La nuance, et elle est de taille, est qu’Eric ne doit pas être aimé comme un enfant ni comme " notre " enfant, il peut et doit être aimé, car c’est avec nos affects que nous travaillons, en tant qu’être humain et pas autrement. Porter l’attention nécessaire à cet être à l’apparence fragile, sans défense visible, peut se concevoir en intégrant la composante de l’amour qui vaut mieux que la haine, autre sentiment trop souvent exprimé dans les services de soins (11).

L’équipe peut-elle aussi prendre une fonction parentale, encore faut-il qu’elle le conçoive consciemment et qu’elle applique stratégiquement les mesures qui permettent une réalisation d’effets recherchés et non pas obtenus par hasard. Quiconque pourra endosser, parce que sa fonction professionnelle l’y autorisera, une fonction de parent en sachant et disant bien qu’il n’est pas, lui, le parent d’Eric. On peut être père ou mère de l’autre dans l’ordre des représentations symboliques sans pour autant être père ou mère dans l’ordre de la réalité première. Je renvoie le lecteur, pour davantage d’éléments théoriques, à la lecture des classiques sur la notion de transfert (12) et de position transférentielle (13) : " (…) le transfert se manifeste chez le patient dès le début du traitement et représente pendant quelques temps le ressort le plus solide du travail " (14).

J’ai fait allusion à un autre Eric que moi, en tant qu’infirmier, j’avais eu à prendre en charge. Au début de cet accompagnement l’équipe soignante au sein de laquelle j’étais intégré n’avait pas perçu mon cheminement en terme d’objectifs et donc, n’avait pas compris l’ensemble de mes attitudes envers Eric. Je pouvais être, selon que la nécessité se faisait, son père, son frère, un ami. Mais jamais dans la dimension du réel je n’étais un père ou un frère pour lui. J’endossais transitoirement une fonction, fonction que je remplissais dans le courant de ma fonction professionnelle, et uniquement dans ce cadre. Il ne m’était pas autorisé de penser (et à panser) que je puisse être un père pour lui.

L’équipe infirmière n’ayant pas saisi le fait, qui demeurait telle une constante dans ma position éthique, avait ainsi pris cette très mauvaise habitude, lors de mon entrée dans l’unité, de dire (le plus souvent en la présence du jeune patient qui avait 16/17 ans) : " Tiens voilà Papa ! ". Cette aberration se heurtait bien évidemment à mon refus d’accepter ces mots, mais ces derniers se heurtaient eux, en retour, à l’incapacité de conceptualiser des faits cliniques par une équipe soignante plus habituée à agir sur ordre qu’à réfléchir par elle-même. Je n’étais donc pas le père d’Eric. Je n’étais pas non plus son infirmier (référent (15)). Pas plus que je ne suis servant, majordome, valet ou page, je ne fus à lui. En bref, je travaillais pour lui. Et la différence est de taille, bien qu’anodine. Confondre certains éléments présents dans une situation clinique, c’est courir à l’échec thérapeutique. Traiter un besoin qui n’a pas à être traité en tant que besoin c’est courir au ratage possible de toute une prise en charge qui ne se sera construite que sur la seule activité fantasmatique du soignant ou de l’équipe : il ne faut donc jamais substituer notre désir à celui du malade, ce désir fut-il philanthropique.

Une autre attention à porter, toujours dans le registre de la possession, découle de cette habitude qui consiste à dire " j’ai un patient ", " mon patient ", etc. Je ne développerai pas ici cette question. Retenons toutefois pour son importance qu’aucun patient n’est " à nous ". Le malade s’appartient à lui-même et s’il ne peut être en position de décidant (ce qui est souvent le cas en psychiatrie, du fait de certaines modalités d’hospitalisation) c’est à un proche parent d’être son décidant. A nous, professionnels, de veiller qu’il ne devienne jamais objet d’une quelconque manipulation, en bref que ne se réalise pas un " internement abusif " ou l’aboutissement d’une domination perverse exercée par une personne en position de dominant (l’être fort) sur une personne en position de dominé (l’être faible). Même dans ce second cas d’absence de pouvoir de décision de la part du patient (16), il convient de permettre l’émergence du désir, ce désir fut-il fou, incohérent, inadapté.

Quelle référence choisir pour l’exercice infirmier en santé mentale ?

Je ne pense pas qu’il faille absolument ou qu’il soit possible aujourd’hui de construire un modèle théorique spécifiquement infirmier. Ce que je pense, qui nécessite construction, est un référentiel infirmier spécifique au champ de la santé mentale, et qui tienne compte totalement des composantes culturelles qui en permettront l’émergence. Mais, alors que le corps des infirmiers issus de la formation orientée secteur psychiatrique est en souffrance, eu égard à une non-reconnaissance statutaire, la pensée infirmière se doit d’évoluer. Dans le registre de l’omission, une propagande existe, entretenue par les revues professionnelles spécialisées, qui fait croire délibérément à de notoires avancées en matières de théories. On parle de recherche en soins alors qu’il n’existe aucune véritable formation pour ces " chercheurs ", et on parle de " spécialistes " en clinique qui, diplômés par des instances non officielles, gèrent tant bien que mal leur position ambivalente et non acquise définitivement.

Il est certain que, pour le plus grand nombre, les infirmiers en psychiatrie (diplômés uniquement dans cette discipline) n’ont pas su faire évoluer leur profession dans l’ordre de leur spécificité statutaire. Cela ne veut pas pour autant dire qu’un exercice quotidien de qualité n’était pas réalisé. Seulement la pensée, comme les " traditions culturelles " de cette corporation, n’étaient pas en phase avec l’autre versant de la profession infirmière, d’origine médico-organiciste, qui avaient développé un import-export international depuis le milieu des années soixante-dix. Quelles peuvent être les initiatives infirmières, en dehors du champ d’application des prescriptions médicales, à mettre en place dans le cadre du quotidien infirmier ? Des histoires différentes s’y croisent, des vies se rencontrent. Pas seulement dans l’ordre d’une opposition duelle entre bien portant et mal portant, l’infirmier doit être attentif aux problèmes de l’homme derrière ce qui est sa maladie.

J’ai fait une très vive critique du système infirmier qui fait s’organiser les soins à partir des prescriptions médicales et, en l’absence de décisionnaire, justifie le plus total apragmatisme infirmier : nombreux sont les étudiants, toutes promotions confondues, qui me rapportent des faits similaires : refuge à l’office ou dans le bureau, éternel rituel qui n’en finit pas de la " pause cigarette et café ". Soigner, prendre soin, offrir à l’autre l’espace de l’écoute, une écoute et une attention active relève à la fois du domaine de la compétence (donnée professionnelle) et de la passion (donnée personnelle). Les infirmiers passionnés que j’ai rencontrés durant ma carrière m’ont toujours beaucoup appris, ils étaient d’ailleurs toujours compétents, du moins attachaient-ils un certain degré de perfection au travail infirmier.

Ceux de mes collègues qui m’eurent encadré pendant le temps de mes études ou que j’ai côtoyés dans le quotidien d’un service de soins et qui ne présentaient ni passion, ni intérêt clinique s’affirmaient souvent comme personnels incompétents. J’entends par incompétence le fait d’être incapable de conceptualiser sa pratique, en dehors d’une théorisation savante, de l’expliquer et de la transmettre. J’ai rencontré des infirmiers formés " sur le tas " (durant la période qui courut jusque dans le début des années soixante-dix) qui avaient de formidables compétences parce qu’ils étaient formidablement humains. J’ai rencontré des infirmiers " savants ", prétentieux et aux chevilles enflées, formé selon la logique du programme de 1979 et qui n’étaient qu’hypocrites en face des familles ou du corps médical, que brutes ou gardiens devant les malades.

Les soins infirmiers en psychiatrie ne progresseront qu’à partir du moment où, de manière massive, la profession se mettra au travail pour cela. En dehors de l’affirmation qui dirait qu’il n’y a pas de travail effectué en service de soins, ce que je dis ici, c’est qu’il n’est toujours pas conçu comme pouvant être transmis en dehors des frontières de l’unité ou de l’établissement employeur. La culture infirmière, étant par essence une culture orale, ne s’attache pas à la diffusion large d’écrits professionnels, sur la base de considérations cliniques, qui pourraient tant servir à la défense d’une cause si souvent mise en cause. Pour preuve, dans les revues ou les ouvrages spécialisés, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent régulièrement. Non pas que beaucoup ne publient pas mais, en fait, il y en a peu qui publient souvent. De cela, d’un non développement massif d’une pensée infirmière spécifique au champ de la santé mentale ou de spécialité psychiatrique, résultent les attitudes d’obéissance totale à des modèles inappropriés à nos contextes professionnels. Ces modèles l’étant donc pour la prise en charge des patients dont nous avons la charge, la plupart des infirmiers formés depuis une dizaine d’années utilisent un référentiel clinique inapplicable. (Ce référentiel, d’ailleurs, est le plus souvent jeté aux orties dès l’obtention du diplôme.) Alors que nombreuses sont les personnes qui critiquent les modèles dont l’usage est recommandé ou obligé (étudiants actuellement en formation ainsi que de nombreux cadres infirmiers enseignants) peu nombreuses sont-elles à prendre la parole, par la voie de la plume, pour affirmer leur mécontentement.

 

A suivre au chapitre 3.

Frédéric Masseix

Infirmier, EPS de Ville-Evrard (93)

Etudiant en DEA de sociologie, EHESS-Paris

Notes

1 - L’idée exprimée ici est celle de l’extorsion, chez l’autre, de sentiments portés à notre égard et qui ne se fonderaient pas sur une authenticité, mais serait plutôt de l’ordre de la mystification.

2 - Je résume beaucoup les propos du fondateur, Lacan ayant surtout parlé de cette réinvention perpétuelle de l’analyse pour qu’elle reste un processus vivant, une source de créativité et d’épanouissement perpétuel.

3 - Ici est évoquée la notion de " rôle propre ", si chère aux promoteurs d’une image narcissisée de la profession infirmière.

4 - Une autre référence à la psychanalyse, empruntée à Érich Fromm, ( " L’analyste analyse son patient, mais le patient aussi analyse son analyste, car l’analyste, en participant à l’inconscient de son malade, ne peut faire autrement que d’éclairer son propre inconscient ; d’où l’analyste non seulement soigne le patient, mais est soigné par lui ", Bouddhisme Zen et psychanalyse, PUF, Quadrige, 1997) dirait que le prendre soin du malade intègre la notion de prendre soin de soi dans le même temps. Tout se passant comme si l’infirmier se soignait lui-même en même temps qu’il soigne le malade. L’idée qui fait de la réparation le principe directeur des motivations inconscientes à exercer dans les professions de soin, se retrouve ici.

5 - Il s’agit de l’énoncé du diagnostic infirmier formulé par l’étudiante.

6 - DESS : Diplôme d’études supérieures spécialisées ; DEA : Diplôme d’études approfondies. Notons que même si des infirmiers obtiennent l’un ou l’autre de ces diplômes, ils n’en restent pas moins infirmiers. Par exemple un infirmier qui exerce en psychiatrie peut être titulaire d’un DESS de psychologie pathologique sans pour autant être reconnu et affecté, même de façon transitoire et en position " transversale ", à un poste lui permettant d’animer des groupes de psychothérapies.

7 - Molière, Le bourgeois gentilhomme, Théâtre, Librio, 1998.

8 - L’expression commune cite : " Il vaut mieux un petit "chez soi" qu’un "grand" chez les autres. "

9 - Le terme clinique vient de clinicus (latin) qui signifie auprès du lit (gr. klinê).

10 - Je ne me lancerai pas ici dans le débat. Mais on peut considérer, selon l’angle de la psychopathologie appliquée à un groupe, une sorte de psychosociologie pathologique, que l’organisation de la profession et sa formation correspondent à la structure d’une névrose grave décompensée qui cherche à compenser, annuler, maîtriser un refoulé revenu. Un des plus importants problèmes réside en le fait que les infirmiers cherchent à inventer des choses qui existent déjà. Il s’agit là essentiellement d’une problématique quant au choix du modèle identificatoire. Est-ce le père ou sa fonction qui se personnifie en la personne du médecin et qui fait poser des diagnostics ? Est-ce la mère qui se personnifie en la psychologue et qui fait utiliser le terme inadapté d’entretien infirmier ? En quête d’un pouvoir de décision (phallus) l’infirmier/linfirmière cherche à l’affirmer en l’empruntant à celui dont il/elle convoite le statut et les compétences. Bien entendu, en l’absence d’une prise de conscience qui ne pourra se passer d’une " psychothérapie de groupe ", la profession infirmière ne fera toujours que colmater plutôt que construire.

11 - Je ne citerai aucun fait précis et laisserai le lecteur attentif relever les nombreux cas qui, chaque année, nous apprennent que dans tel ou tel lieu de soins le personnel usait plus de la maltraitance que de considération, que le sentiment de haine prévalait sur celui d’amour. L’être humain, contrairement à l’animal, cultive cette ambivalence amour/haine et ce depuis son plus jeune âge. Enfants devenus adultes combien sont ceux qui n’ont pas transitoirement, ne serait-ce que dans leur activité fantasmatique, versé dans le désir de destruction de l’autre. Parfois il arrive que les limites admises par tous soient franchies par quelques-uns uns. C’est alors que ces tristes faits divers se produisent. Cela existe chez la personne depuis fort longtemps et, je le répète encore, la formation initiale n’a pas pour but ni d’épurer ni de traiter cet aspect de la personnalité. Pour preuve cette étudiante qui, jalouse de la réussite de deux de ses collègues de promotion qui obtenaient toujours de bonnes notes lors des évaluations théoriques et pratiques, projette (sans s’en rendre compte) toute sa haine et son agressivité (désir de mort) dans cette phrase innocemment jetée : " Je me demande qui de toi ou de Marie se suicidera la première ? ". Le sadisme dévorateur qui s’exprime ici révèle, au fond, une personnalité perverse que l’étudiante qui reçut la question (en pleine figure) me révéla avec de nombreux exemples à l’appui : mensonges, faits d’hypocrisie, manipulations de l’entourage, processus de séduction de l’équipe pédagogique ou d’encadrement durant le temps du stage, etc. Et oui, si Freud a dit un jour (ce qui a fait bondir tout le monde à son époque) que l’enfant est un pervers polymorphe, moi je dis ici que le soignant peut être (ils ne le sont pas tous) un pervers tout aussi dangereux que ceux qui s’illustrent dans les quotidiens de presse ou télévisés.

12 - Freud (S.), Introduction à la psychanalyse, Petit bibliothèque Payot, chapitre " le transfert ", 1995.

13 - Freud (S.), Ibid.

14 - Ibid.

15 - Il existe un véritable flou conceptuel qui concerne l’emploi de l’expression " infirmier référent ". Dans certains lieux de soins, le pis aller conduit le patient à ne pas recevoir de soins (dans le sens de l’attention) lorsque " son " infirmier référent est absent. Le référent n’est ainsi pas conçu dans l’esprit du corps infirmier psychiatrique comme pouvant être la personne dépositaire du souvenir de l’histoire du patient, sans qu’il en soit l’unique soignant. La notion de référence devrait aller bien au-delà de ce qu’on voit habituellement. L’infirmier référent pourrait même devenir, par extension, la " référence clinique " de toute une équipe, le garant d’une animation qui n’est toujours confiée qu’à un gestionnaire (le cadre infirmier) et non pas à un clinicien. Là aussi le débat est ouvert.

16 - Cela s’applique aussi dans le cas de patients comateux, déments, arriérés. Toute personne dont les fonctions mentales ne suffisent plus, de manière transitoire ou permanente, à assurer pour elle les décisions de conduites de sa vie, a besoin d’une tierce assistance. A nous de ne pas rendre l’autre totalement dépendant. Conservons aussi à l’esprit le fait que toute personne qui, pour une raison ou une autre, a été atteinte dans son intégrité psychique doit pouvoir, lorsque les conditions adéquates sont réunies, retrouver son statut d’être désirant. Revoir à ce sujet la définition des soins infirmiers en psychiatrie que j’ai proposée dans mon Guide des Soins en Santé Mentale.


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