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Sociologie et profession infirmière - Chapitre 1

 

" S’il vous plaît, dessine-moi un mouton "

 

S’improviser sociologue n’est pas possible sans passer par la formation qui conduit à l’obtention de ce titre. Pourtant les quelques ambitions ici rassemblées se proposent de présenter un travail sociologique. Réaliser une sociologie de la profession infirmière est un travail qui a été déjà fait. Certaines publications en rendent compte ; pour le reste des travaux qui s’y rapportent et découlent d’une formation universitaire, il n’est pas possible d’en connaître le nombre exact ainsi que la dimension de leur contenu.

Le travail que j’ai réalisé ne tend donc pas à l’exhaustivité. Il a été question de circonscrire une problématique en lien avec la profession infirmière en psychiatrie, d’en définir une hypothèse directrice, de travailler sur différents axes et pistes de recherche. Mon travail a ceci de particulier, d’unique en un sens, qu’il est lié à ma personne, à moi en tant qu’individu et à ma propre singularité, et à moi en tant que je suis infirmier diplômé de secteur psychiatrique. Renvoyé sans cesse à ma profession, ma propre subjectivité m’a bien souvent empêché d’y voir clair. Il me fallut me faire observateur participant tout en restant ce que j’étais, un professionnel impliqué dans le contexte de sa recherche, un étudiant aussi qui intégrait progressivement de nouveaux concepts et approches théoriques.

Toujours tenté par une approche clinique, ma référence par excellence, j’ai eu aussi la tentation de travailler sur les traces de subjectivité que je relevais au fur et à mesure du processus de recherche. J’ai bien souvent failli verser vers une sociologie clinique, proche peut-être d’une certaine forme d’étude de psychologie sociale, mais j’ai en définitive opté pour le développement d’un raisonnement aux perspectives sociologiques. Infirmier en psychiatrie, sans doute d’une nouvelle génération, pour paraphraser Jean-Louis Gérard, je n’ai de cesse que d’évoluer dans mon champ de compétence actuel. Passionné par ce qui fait le lien entre les hommes, j’ai eu à m’intéresser à ce qui fait qu’à un moment de leur vie leur fonction psychique avait cessé de fonctionner normalement, totalement ou partiellement. Maintenant, depuis plusieurs années déjà une nouvelle passion, semblable à un feu, m’anime. Les sciences humaines que sont l’anthropologie, la psychologie, la sociologie sont progressivement devenues mes amies, rencontrées et découvertes au fil de mes lectures. Voici maintenant la dernière partie de cet ouvrage qui constitue dans son ensemble le compte-rendu de la recherche menée, un compte-rendu bien mince que j’aurai voulu plus épais mais que le temps m’a empêché d’augmenter davantage. Quoi qu’il en soit, j’espère que la qualité aura trouvé sa place au sein de cette quantité restreinte.

Antoine de Saint-Exupéry s’était un jour perdu dans le désert. Affairé à la réparation de son avion, il entendit soudain une petite voix qui lui dit " s’il vous plaît, dessine-moi un mouton " (1). Le Petit Prince, être magique venu d’une autre planète, lui demandait le dessin d’un mouton, sans bien savoir d’ailleurs quel mouton il voulait. St-Exupéry s’exécuta par trois fois mais n’arriva jamais à contenter la demande du Petit Prince. Il en vint ainsi à lui dessiner une caisse, percée de trois trous, et dit au Petit Prince : " Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans ". Le Petit Prince fut très heureux, à la grande surprise du dessinateur, il avait exactement le mouton qu’il voulait ou, plus exactement, celui qu’il pouvait imaginer être dans la caisse. Nous sommes tous un peu des Petits Princes, nous voulons tous avoir le dessin d’un mouton mais, lorsqu’on nous donne exactement le sujet de la demande, nous nous trouvons souvent fort peu satisfait comme si, en fait, l’exaucement du vœu n’avait procuré qu’une satisfaction bien superficielle. En fait, ce n’est pas tant la réalisation du vœu qui nous dérange, c’est surtout le fait qu’il découle de la création toute faite d’une tierce personne, sans que nous ayons à y participer, beaucoup ou un peu. Le Petit Prince fut contenté lorsqu’il reçut le dessin de la caisse percée de trois trous (pour que le mouton puisse respirer). Je me demande bien quelle allure devrait avoir le dessin qui consisterait à contenter la demande des Petits Princes infirmier en psychiatrie. En fait, aucune des réponses qui furent jusqu’à aujourd’hui proposées par le ministère ne put satisfaire le corps intéressé. Et pour cause puisqu’il réunit quelque 54000 avis différents.

Le problème, en surface, réside en la forme de la réponse qui sera proposé en retour à la question " à quoi sommes-nous bon ? " En profondeur le problème s’est enlisé progressivement. Petit à petit, les uns et les autres se sont perdus dans le discours des réclamations politiques, syndicales, philanthropiques, philosophiques sans compter l’absence manifeste de discours dans les rangs des éternels muets, groupe qui constitue la masse la plus importante de la population ici étudiée. A savoir si uniquement un problème lié à la formation de base avait tant pu interférer subjectivement avec le corps des infirmiers psychiatriques pour les conduire, à terme, dans l’impasse en laquelle ils se trouvent irrémédiablement confinés. Mais, superposé à la formation de base, il existe un système de formation continue qui s’adresse aux infirmiers, mais un système bien engoncé aux yeux du clinicien que je suis. La logique actuelle ne fait pas intervenir une reconnaissance ou une modification de statut, ai niveau de compétence clinique, pour celles et ceux qui auront augmenté leurs capacités théorico-cliniques. Cela, contre toute supposition hâtive, ne se rencontre que fort peu souvent. L’infirmier psychiatrique, s’il se forme, ne tente que peu souvent de faire se lier les savoirs entre eux. Untel ira se perfectionner dans les techniques " d’entretien d’accueil " puis dans celles de la " relation d’aide " mais, en pratique, ne sera pas capable de définir mieux sa pratique et, ce qui le différencie d’un clinicien issu de formation universitaire, de préciser quels auront été les théoriciens à l’origine des théories dont il a nouvellement fait l’acquisition.

J’ai constaté cela chez de nombreux infirmiers de l’hôpital de Ville-Evrard. Ils partaient en stage de formation continue pendant plusieurs jours sur le thème de " relation d’aide thérapeutique ". Revenus de stage, sans doute avaient-ils développé quelque compétence nouvelle mais celles-ci se trouvaient, encore une fois et dans la même logique de la formation initiale, gelées : impossible pour eux de faire évoluer plus loin leur pensée clinique en ce sens qu’ils ne cherchaient pas davantage à découvrir la théorie qui leur avait été enseignées, à savoir le modèle de Carl Rogers. On pourrait légitimement se demander pourquoi ils n’investissaient pas davantage l’information sur ce thème. En fait, depuis la formation de base, l’infirmier n’a pas été habitué à chercher par lui-même de plus amples informations : il se contente de ce qu’on lui a donné. Constatation triste qui, à terme, peut conduire à l’impasse thérapeutique, les compétences n’étant pas assez réactualisées ou n’ayant que fort peu évolué. Voici pourquoi on rencontre un nombre très important d’infirmiers qui, dans une fourchette qui va entre dix et quinze ans de détention du diplôme, ne semblent pas avoir progressé. Tout se passe comme si les informations dispensées dans leur formation d’origine avaient été suffisantes à l’exercice de leur carrière, ceci dans son entièreté. J’ai même été surpris par le fait que des infirmiers de plus de quinze ans de diplôme ne sachent pas définir, même succinctement, la psychose, ne sachent pas ce qu’est un médicament psychotrope, ne puissent expliquer ce qui différencie un autiste d’un débile. Les stagiaires, véritables indicateurs à eux seuls de la santé et de la solidité clinique d’un service, le constatent trop souvent et disent : " j’ai demandé mais on ne m’a pas répondu ". Au pire, puis-je me permettre de dire, l’infirmier interrogé renvoie le stagiaire vers le prescripteur, alors que le renseignement demandé était de la compétence infirmière ! On finit par comprendre pourquoi tant d’infirmiers psychiatriques ne sont pas pris au sérieux par leurs homologues des services de soins généraux, homologues qui, autrefois stagiaires, les ont connus dans ce registre d’incapacité à conceptualiser et à transmettre un savoir.

Souvent, en progressant dans cette recherche, j’ai eu le sentiment de faire le procès de mes collègues. Mais masquer la vérité et ce qui la constitue ne m’est pas apparu comme étant très honnête. J’ai souhaité objectiver au mieux les problèmes, même si ceux-ci apparaissent parfois comme étant de second plan. Car comment se faire entendre par le reste d’une communauté lorsque rien ne permet le partage, dans la démarche philosophique comme dans la pratique ? Infirmiers de secteurs psychiatriques aux multiples facettes, ils sont encore à ce jour à attendre une reconnaissance qu’ils n’auront peut-être jamais. Et celle-ci se partage avec les malades soignés, reconnaissance de leur statut de sujet humain devant le statut de la folie et reconnaissance de la subjectivité psychique, déniée par celles et ceux, grands savants, qui bien entendu balayent devant la porte des autres avant de nettoyer la leur. Le Petit Prince a dit " dessine-moi un mouton ", je vais maintenant tenter de faire le dessin de la caisse.

 

Réflexion sur le contexte clinique infirmier

Je présente ici l’extrait d’un rapport de stage d’une des étudiantes du CFLC qu’ensuite j’ai commenté sur le plan pédagogique. Du document référencé sont ici repris certains des éléments qui peuvent servir à l’analyse comme à la présentation du contexte des services hospitaliers psychiatriques et de leur fonctionnement en terme d’organisation infirmière. Il s’agit ici d’un texte, une étude clinique en l’occurrence, produit par une étudiante en soins infirmiers (en seconde année au moment du stage) dans le but de rendre compte d’une " analyse de la relation soignant-soigné ". Ce travail, qui découle d’un des objectifs à atteindre durant la durée du stage de formation clinique, mérite l’attention particulière des infirmiers diplômés car il révèle, par sa forme, le style trop stéréotypé et dactylographique des observations infirmières classiques (il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer les deux). Nous rencontrons Eric, patient autiste de 35 ans, accompagnés de Anne, et découvrons un monde interrogeant, tant par le fait que ce soit un être inconnu de nous dont il s’agit, que par cet autre fait qui consiste dans le regard juvénile, mais prometteur, d’une future soignante. Celle-ci s’applique à l’exercice clinique en réfléchissant, à l’aide des outils hérités de l’enseignement de base, mais aussi en allant puiser à d’autres sources, notamment celle de la littérature spécialisée dans la clinique des psychoses infantiles. Il y a dans ce travail, rédigé après application pratique, tout de la dimension d’une leçon de modestie qui s’adresse évidemment aux personnels titulaires.

 

Extrait d’un rapport de stage (2) :

Le pavillon X a été créé en 1991 dans le but de regrouper des patients n’ayant pas vraiment leur place en services d’entrants. Les patients du pavillon X sont regroupés cliniquement sous le terme générique de polyhandicapés ou autistes. C’est un service unique, au sein de ce centre hospitalier psychiatrique, qui est qualifié de lieu de vie, tous les membres du personnel sont volontaires.

A mon arrivée j’ai l’impression de pénétrer un monde à part. En effet, le pavillon est excentré de son secteur d’origine, il est fermé à clé en permanence et le surveillant, sans doute pour préciser les conditions particulières de ce terrain de stage, m’a bien expliqué qu’il ne s’agissait pas d’un service de psychiatrie " classique ".

Mon premier désarroi est l’absence de parole, il n’est possible de dialoguer qu’avec un seul des dix patients. Il va donc me falloir développer une autre forme de communication avec eux, cette perspective est d’abord une déception avant de devenir un défi. La première semaine a été difficile parce que je ne parvenais pas à trouver ma place auprès des patients. Il semble qu’il n’existe pas chez eux, dans le contexte d’une communication interpersonnelle, de demande réelle de contact, de dialogue. La majorité d’entre eux pratiquent le tripotage, qui, selon Bruno Bettelheim, est un moyen de se renfermer sur soi. Mes premières tentatives de contact consisteront une véritable épreuve. Epreuve pour la motivation à soigner l’autre, à le rencontrer, à l’aider. Là où je pensais avoir établi un échange, je découvre, en face de moi, en opposition, la stéréotypie. Cette gestuelle mécanique et incessante qui est en fin de compte toujours la même réponse pour moi, mais aussi pour le jouet, le mur... Il n’est pas facile d’avoir le sentiment de ne pas exister auprès de l’autre, de ne pas exister pour l’autre. C’est une expérience étrange, presque inquiétante, de ne pas être sûr que la personne que l’on tient par la main et à laquelle on parle nous sent la tenir et nous entende.

Ma première prise de conscience de l’angoisse qui habite les patients se fait à travers les séquelles d’automutilation que portent certains d’entre eux. Puis d’autres symptômes de l’angoisse m’apparaissent au fil des jours. A défaut de mots, l’angoisse s’exprime dans les gestes quotidiens, à la douche où le corps devient soudain rouge sang, pendant le repas qui provoque une crise d’allergie, à travers la constipation ou encore les pleurs et les cris. Quand je me rends sur le lieu de stage j’ai l’impression de sortir du monde pour huit heures, je me sens " entre parenthèses ", je suis déstabilisée et découragée par les échecs de mes initiatives.

Les retours de stage (3) m’ont permis de discuter de mes difficultés et, finalement, de me resituer dans un rôle de soignant. Je deviens peu à peu plus proche de trois patients. Nous improvisons alors une relation qui semblera se structurer davantage, selon des normes sociales classiques, au cours de la troisième semaine. J’apprends à les connaître et ils me donnent chacun des signes de notre entrée en communication. Je reçois leur réaction de joie, espérant que l’impénétrable ne l’est peut-être pas. Après tout, nous sommes ensemble huit heures par jour, je leur parle, je les touche, ils me troublent et m’émeuvent, il n’est donc pas possible que rien de ma présence ne leur parvienne.

Commentaire et analyse du rapport

Le temps du stage, qui a été celui qui permit de rencontrer ce patient et de vivre des temps forts, fut comme tous les autres temps de stage, ingrat, difficile, nécessitant certains aménagements avec soi-même pour réaliser une " bonne adaptation et intégration " (4). En bref, et je ne trahirai pas le lieu qui servit à la réalisation de cette expérience, l’étudiante fut très peu encadrée, les infirmières étant très (trop) souvent occupées à la lecture de journaux à sensations dont, aussi, nous tairons (plus par pudeur, pour ne pas faire dans le registre de la médiocrité, que par discrétion) les noms. De ce manque d’encadrement ou du peu qu’il représenta, il fallut bien s’adapter, dans le cadre de ces conditions non optimales, pour atteindre alors les objectifs de stage. Comme trop souvent, il est plus facile aux infirmiers d’indiquer à l’étudiant quels soins simples (en apparence) il aura à faire quand ce n’est pas (sans apparence) la délégation de soins ingrats (5), tels tous ceux qui touchent au corps et à sa toilette. Il faut savoir que si l’étudiante n’a pas poursuivi certains de ces actes de soins avec Eric, c’est qu’on ne lui en a pas laissé la possibilité. Cette impossibilité est résumée par ces justes phrases : " J’aurais aimé refaire des séances dans la piscine à balles avec les conseils de la psychomotricienne mais il ne faut pas habituer Eric à des soins qui ne seront malheureusement pas prolongés après le départ des stagiaires. Il est dommage que les infirmières n’accordent pas un peu de leur temps pour réaliser de telles séances qui sont tellement profitables pour Éric " (6). Car ici est posée la question du " pourquoi sont-ce les étudiants en soins infirmiers ou les élèves aides-soignants qui s’investissent dans ce type d’action " ? Sans doute cela est-il dû à leur juvénilité qui contient une réserve de motivation et de force, caractéristiques dont se sont dépossédés les professionnels, s’étant usés/fatigués bien avant (7). Cette triste remarque des deux phrases reprises de la page 12 (8), ne devrait pas être. On peut même affirmer qu’il est insultant pour la profession de soins qu’est la profession infirmière d’entendre ce type de remarque. Si, en elle-même et à l’inverse, elle n’est pas perçue comme insultante, au moins devrait-elle bousculer davantage et faire bouger le système qui l’engendre (9). Mais laissons maintenant ces divagations déontologiques qui n’auraient pour aboutissement que de noyer le propos de la clinique et revenons-y plus justement.

Nous voici donc dans le cadre d’une rencontre, encore une ! Mon lecteur aura peut-être eu connaissance de cette histoire clinique, consistant en une " impasse thérapeutique " que j’ai publiée en 1998 (10). Il s’agissait aussi de la rencontre avec un jeune patient atteint de psychose infantile et qui, caractéristique qui tient peut-être du hasard, s’appelait aussi Eric. Pour le moins, ces deux histoires, celle d’Anne Leblond et la mienne, peuvent se ressembler, presque se rejoindre. La différence tient en la fonction des acteurs soignants qui furent impliqués durant la période de soins proprement dite. Anne est étudiante durant la durée du stage, moi j’étais déjà diplômé. Mais, plus que la qualification rajoutée à l’artifice statutaire qu’engendre la détention d’un diplôme, il s’agit plus de repérer quelles sont les qualités et prédispositions qui font qu’on est infirmier avant de l’être vraiment. Combien sont-ils à posséder cette fibre soignante qui fera d’eux, plus que des professionnels, des humains diplômés compétents ? Il n’est pas risqué de penser, à partir du texte d’Anne Leblond, que nous avons là réunies les qualités souhaitées chez une étudiante en soins infirmiers. Le discours qui est ici tenu s’engage directement dans le cadre de la considération de l’autre, sans pour autant s’armer de tous ces artifices cliniques, empruntés à la logique médicale, psychologique ou psychanalytique, qui ont pour fonction de masquer l’incapacité du soignant à s’engager dans le processus thérapeutique. Il faut, mais la théorie nous l’a déjà enseigné, se faire explorateur au regard neuf. Celui qui arrive, tel un Conquistador, en terrain conquis, alors qu’il ne sait pas forcément ce qu’il va y trouver, court d’emblée à sa propre perte. Quand, en plus, il s’agit du terrain des soins infirmiers, la perte du professionnel entraîne inévitablement celle du sujet soigné. C’est bien beau de dire que l’on s’occupe bien d’une personne. Le prouver le plus justement possible est une autre chose. Combien de cas, de situations, connaissons-nous qui argumentent cela ? Tous ces personnels qui, à la hâte, passent d’un patient à un autre sans se rendre compte qu’ils se sont installés dans une logique de Taylorisme hospitalier. On en vient ainsi à travailler à la chaîne parce que, c’est ce que j’entends, on ne peut faire autrement. Obligation de ceci, obligation de cela, pression de la surveillante ou de la " générale ", critique acérée du médecin, désir de faire bien, mieux et toujours plus, note de fin de stage pour les stagiaires, note annuelle pour les titulaires, etc. Tant et tant de justifications dépendantes d’une organisation qui défaille et tente de masquer encore quelque temps, par l’usage d’un discours qui fait " genre troisième cycle ". Le mérite de l’exposé de l’étudiante est de ne pas avoir versé dans cette logique. Parlons simplement pour, si je peux me permettre cette métaphore, simples que nous serons, entrer les premiers au royaume des cieux. Car là aussi, héritiers des principes judéo-chrétiens, nous fantasmons de ce privilège : être premier, un peu avant l’autre, celui qui sera aimé un peu plus et un peu mieux.

Nous entrons ensuite, par la porte ouverte par Anne, au sein d’un service hospitalier qualifié de " non classique " par le responsable infirmier. Qu’est-ce alors qu’un service de psychiatrie qui répondrait à la notion de " service classique " ? Nous savons qu’il existe une telle diversité organisationnelle, dépendant souvent de la manière d’appliquer les textes officiels, en France, pour s’interroger sur le label " classique ". Il est en fait possible d’affirmer que ce type de service, par son aspect commun, n’existe pas vraiment. Ce qui caractérise le " classique " est la référence aux textes qui légifèrent les pratiques soignantes en psychiatrie et dans le champ de la santé mentale. Un service, s’il veut s’adresser à l’individu tout en s’adressant au groupe (constitué d’individus), doit penser cela et affirmer son identité, sa spécificité. Rattaché, pour le service public, à une unité géo-démographique, un service " classique " placé sous la responsabilité d’un médecin chef affirme sa personnalité : au double sens du terme, on retrouve alors la personnalité clinique du patron dans ce qui constitue, comme référentiel, la personnalité du service tout entier. Mais, là, le service affirme sa non-appartenance au classicisme par le fait d’avoir, et c’est sa spécificité, pour objectifs le regroupement de patients malades mentaux, polyhandicapés et/ou autistes. Pour ceux des lecteurs qui posséderaient cette référence, il s’agit là, en fait, de la réédition du divisionnisme classique d’avant les années cinquante : le pavillon des  " idiots, débiles et imbéciles ", appellation découlant des classifications cliniques néo-pineliennes du XIXè siècle. On voit donc ce qui n’est pas " classique " dans la mise en œuvre des objectifs de ce service.

L’arrivée dans les lieux provoque " l’impression de pénétrer dans un monde à part ". Voici en effet quelque chose de pas classique. Ici, en ce lieu de vie qui doit toutefois faire attention à conserver les caractéristiques d’un lieu de soin sous peine de ressusciter l’asile et le gardiennage, une population de dix patients présente, à l’exception d’un seul, une caractéristique majeure : l’absence de parole. Et notre étudiante de réaliser qu’il lui faudra donc, pour s’adapter aux patients, développer un nouveau système de communication, pas uniquement basé sur l’échange verbal. Cela s’impose alors comme un défi lancé par la situation, un challenge qu’elle se propose de relever, mais comment ? Imaginez un instant que vous soyez totalement néophyte en la matière et que, via la précision de " non classique ", vous soit alors proposée une situation où vos connaissances antérieures, celles du tout commun, ne vous serviraient plus à rien. Réflexe classique (je reprends volontairement le mot), vous vous tournez vers l’équipe pour obtenir quelques indications, un plan à suivre, des éléments de référence. Imaginons maintenant que, dans cette situation, l’équipe infirmière, après avoir rempli ces quelques temps de journée que constitue la distribution des traitements médicamenteux et réaliser quelques toilettes (à la douche ou en baignoire), s’occupe à une autre activité que celle qui consiste à réaliser des soins, à les penser, à les analyser/critiquer, etc. Votre équipe occupe donc les espaces-temps vacants entre les quelques repères temporels obligatoires (surtout s’ils sont prescrits) par une longue pause café-cigarrettes, le tout agrémenté de potins divers, puisés çà et là dans les vies des personnels de l’unité ou dans les vies des stars de magazines. Ne seriez-vous pas dans ce cadre un peu désemparé, obligé de faire retour sur vous-même, dans le cas d’une volonté de faire aboutir qualitativement ce temps d’expérience et de formation clinique, tels ces patients autistes qui ont depuis longtemps préféré se consacrer à d’autres préoccupations que celles qui pourraient naître d’une communication avec l’extérieur ? Pourrait-on voir ici l’hypothèse explicative de ce refuge en des attitudes fuyantes de la part du personnel à l’égard des patients ? Sorte d’écho, de contagion, de non-appropriation positive parce que non-analysée (11) du transfert avec les patients adultes atteints/étiquetés de psychoses infantiles ? L’angoisse mise au centre des préoccupations des deux parties en cause (d’un côté les soignants et de l’autre les soignés) les oblige à adopter des attitudes non-intégratives mais protectrices pour ne pas davantage aller vers l’auto-destructuration, surtout si, et c’est le cas pour les patients, celle-ci en est à un stade avancé. Pensons cette équipe comme manquant de structuration et donc de maturité. Incapable de s’engager, comme ces malades, dans un processus de maturation, elle préfère jouer à l’économie (12) (psychique du groupe) et minorer le nombre d’actes signataires de l’engagement envers l’autre. Pensons l’équipe sous la forme d’une " personnalité morale ", comme dans le cas de l’association dénommée loi de 1901, et nous obtenons cette résultante qui la fait agir comme un seul et même individu. Afin de n’être pas davantage en souffrance, face à celle de l’autre, elle prédispose d’emblée une organisation qui limitera l’éventuelle survenue de nouvelles angoisses. Celles-ci, qu’elles naissent dans le réel ou dans l’activité fantasmatique de l’équipe-entité morale, comme reconnues à l’avance, ne pourront donc pas être conjurées, traitées, transformées parce qu’échappant aux capacités de récupération du groupe.

Un système de non-penser (non-pensée aussi) s’installe alors pour éviter les pensées génératrices d’angoisse supplémentaire. Chacun faisant de son mieux pour ignorer celle de l’autre, celle du malade, celle qui est au fond de l’inconscient groupal. Et l’écart symbolique vital est mis en place en usant des limites de l’espace architectural de l’unité : certains lieux, des recoins en quelques sortes, deviennent donc lieux et fonctions d’apaisement de l’angoisse du soignant. Les étudiants en soins infirmiers identifient toujours ces lieux sans comprendre la fonction qui y est assignée : la cuisine ou l’office, le bureau infirmier, parfois la salle de soins. Le soignant vit une réclusion, dans ces espaces, qui est quasiment celle des déficients mentaux (arriérés, psychotiques depuis l’enfance) ou l’autisme social et psychodynamique s’exprime par une réclusion en soi. La communication qu’il faut alors développer dans ce type de lieu de soins nécessite une adaptation aux patients et aux soignants. L’intégration, en tant que capacité, apparaissant sur la fiche d’évaluation de l’étudiant, est mise en jeu dès les premiers instants où le stagiaire repère ces façons de fonctionner chez les uns et les autres. Il fera alors des choix conscients et des choix inconscients. Nous avons en mémoire, pour l’avoir constaté, le cas où l’élève est obligé de faire un choix et finalement opte pour la majorité-quantité alors qu’il aurait pu, en écoutant la voix de l’éthique, choisir la minorité. Mais la note, " carotte " et sanction, qui tombe à la fin du stage possède un tel poids qu’elle influence directement cette attitude, la majorité ayant raison de la minorité même si cette dernière a, dans la majorité des cas (relatifs aux situations de soins), raison. C’est le cas de cette étudiante de troisième année, effectuant un stage, en service de soins palliatifs, qui sous la pression d’une " ancienne " délaisse l’encadrement de qualité proposé par la plus jeune. Vous aurez deviné que cette seconde infirmière, au quotidien, n’avait de cesse que de s’engager dans la relation avec le patient en instance de mourir alors que l’autre, cherchant la flatterie immédiate de l’ego, ne se soucie pas de cela mais le masque par ces discours trompeurs englués dans le contexte de l’hypocrisie et de la médiocrité clinique comme intellectuelle. Ce n’est pas parce que l’on est porteur d’un titre professionnel que l’on est exempt de cette obligation de rendre compte. Rendre compte pas forcément à soi mais rendre compte à l’autre en prouvant son propre engagement. Signalons ici vivement que la formation dispensée en IFSI n’a pas pour but d’écarter les personnalités perverses et pathologiques qui se sont infiltrées au sein des promotions. Si tel était le cas, on n’entendrait plus, au chapitre des faits divers, parler de maltraitance par des soignants sur des personnes âgées, des personnes en fin de vie, des déficients mentaux, de violences verbales ou physiques envers toute personne un tant soit peu diminuée dans ses capacités de défense. Et, bien entendu, cela s’applique dans le cas du soignant pervers envers un soigné, mais aussi envers un autre soignant. Qui n’a jamais vécu cette situation où l’on se rend compte des manipulations, mensonges et attitudes peu professionnelles d’un collègue de travail ?

Voici aussi ce qui nourrit cette sensation de vécu " entre parenthèses " (13). Anne dit que ce sont les retours de stage qui lui ont permis de discuter de ces choses et de se " resituer dans un rôle de soignant " (14). Bien que je sois là pour ça, lors de ces " retours " de stage que j’appelle supervisions (15), il est dommage de constater, parce que le texte dit cela, que c’est uniquement ces temps de retour qui permettent l’épanchement de l’incompréhension et du mal être, fut-il passager. Oui, c’est dommage, parce que c’est sur le lieu du stage que cette parole devrait être permise voire sollicitée (16). Je pense à tous ces étudiants qui ne bénéficient pas de ces conditions de " retour " et qui gardent tout, s’obligent à se constituer un blindage efficace pour lutter contre tout type d’agression. Bien que cela ne puisse que me flatter, il est dommage, pour l’institution d’accueil et le personnel qui la constitue, que ce soit à moi, intervenant extérieur, que soit attribuée cette fonction (même à distance) pédagogique qui puisse permettre ainsi à l’étudiant, comme Anne, de retrouver sa place de soignant et, sans doute, ses motivations à l’être. On n'est pas loin du drame qui consisterait à ne plus former que des techniciens-machines, indifféremment froids aux situations qui font s’exprimer la souffrance.

Donc Anne peut poursuivre son stage, bénéficiant de mon encadrement comme des effets du transfert entre elle et moi, et ainsi investir relations et soins avec les patients de l’unité. Nous entrons alors dans l’attitude anthropologique, attitude chère à mon éthique. Le sentiment du " rien à faire " (17) sera remplacé par le substitut de l’investissement.

Frédéric Masseix

Infirmier, EPS de Ville-Evrard (93)
Etudiant en DEA de sociologie, EHESS-Paris

A suivre chapitre 2

 

1 - Saint-Exupéry (A. de), Le Petit Prince, Folio, 1999.

2 - Le rapport de stage d’origine fait 12 pages.

3 - Je me sers ici des notes prises tout au long de la supervision du stage, qui consista en 4 séances, en mai 1998.

4 - Parce que, sur le plan narcissique, ils ne permettent pas aux infirmiers " d’avantager " leur travail en les exécutant eux-mêmes. Il va de soi que, par le fait de se rapprocher plus près du médecin et de ce qu’il représente, poser des diagnostics (infirmiers) et réaliser des actes technico-aseptiques prédispose à forcer l’autre, celui qui reçoit les soins ou l’un de ses proches, à concevoir la fonction infirmière comme une fonction de hautes compétences, puisque si proche de celles des médecins

5 - Eric et la piscine à balles, Masseix (F.), Leblond (A..), d’après un rapport de stage réalisé en mai 1998, document à diffusion limitée, à l’usage de la formation clinique des étudiants en soins infirmiers, décembre 1998, phrases reprises de la conclusion en page 15.

6 - Voyez ici, mais vous l’aurez compris, une volonté de provocation dans ce qui constitue le fond de mon argumentation.

7 - Il s’agit de la page 12 du document dont je parlai dans l’introduction de ce chapitre.

8 - Le système évoqué ici implique l’organisation infirmière. Si une remarque telle que celle-ci vient à paraître, c’est que l’organisation du lieu de soins, et donc la qualité des soins appliqués, est défaillante. Lorsqu’une organisation n’est pas planifiée, ou pensée, à partir des problématiques diverses que proposent les sujets souffrants, nous savons par expérience quelle en sera la résultante : après l’exclusion, dans le discours, du sujet malade, ce sera l’étape de l’exclusion du sujet, en tant qu’être symbolisé, par sa désignation unique à partir d’autres signifiants de lui-même.

9 - Masseix (F.), Fred aide Éric, Soins psychiatrie, Impasse thérapeutique, mars 1998, n°195.

10 - Entendons par le terme " analyser " l’action de réflexion.

11 - Il s’agit de l’économie psychique.

12 - L’étape de la découverte.

13 - Ibid.

14 - Car c’est là, dans ce cadre, véritablement ma fonction : superviser, écouter, analyser, commenter, conseiller, instruire...

15 - Lire à ce sujet mon article : Quel encadrement à l’hôpital, rubrique Recherche, Santé Mentale, n°5, février 1996.

16 - L’étape de la découverte, Ibid.


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