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Soins Infirmiers, quelle épistémologie du savoir ?


Penser, panser ?

Nous pansons, c'est certain… C'est d'ailleurs pour cela que nous sommes (Panser pour dire soigner, car nous sommes des soignants). On peut croire qu'il suffit de s'en tenir là : faire ce qu'il faut pour soigner. Bon, mais alors, pourquoi penser? Est-ce possible de faire (panser) ce que d'autres pensent que je dois faire ? Certains, ici et ailleurs, disent que nous ne pensons pas assez. Qui est-ce ?

On peut y voire des malveillants qui créent de la confusion là où tout est clair, blanc comme nos blouses, pure et vierge de doute. C'est la figure de " l'infirmier sombre " qui vient perturber l'ordre, l'ordre sacré, en imposant une lecture critique là où elle n'a aucune place ; en dénonçant des anomies où il ne peut en exister… Ce personnage aurait-il quelque chose à voir avec le soin masculin décrit par M.F. Collière ? Pervertirait-il un soin féminin au point de l'opposer au reste du microcosme hospitalier ?

Ou bien est-ce Pygmalion qui façonne Galatée (l'infirmière) à l'image de son rêve ? Qui cherche une nouvelle Aphrodite pour donner vie à celui-ci ? Y a-il un démiurge (conscient ou non) qui rêve le soin et vient perturber la réalité de celui-ci , se leurrant lui-même ?

Ou, pire encore, s'agit-il de manipulations de qui, frustré d'une position sociale qu'il attend, essaye de prendre un pouvoir en manipulant des soignants qu'il égare ? Ce serait le Général infirmier, Avide de rationalité simple et de contrôle absolu, sorte de loup dans la bergerie (celle des blancs-soignants).

Des fantômes qui s'agitent.

Ces figures font appel à l'imaginaire. Imaginaire culturel, social ou issu du fonctionnement psychique de chacun. Théâtre des expériences vécues, des frustrations de l'individus (version psychanalytique). De la volonté de puissance de chacun (version Nietzsche) Voire de la lutte des habitus (version Bourdieu). Ou de la logique des différents acteurs (tendance psychosociale)? Inconscient, volonté de puissance, habitus, acteurs et système… Chacun donne une description du phénomène. Descriptions valides et tout à fait recevable lorsqu'elles sont inscrite dans le cadre de ces approches du phénomène humain. Mais, sorties de leur contextes, elles consistent surtout à agiter des symboles déshumanisés, des fantômes, au service d'une approche archaïque avide de dénoncer, jamais d'expliquer. Qui agite les fantômes ? Qu'importe , l'essentiel n'est pas de courir après les marionnettes ou de démaquer le marionnettiste ; mais de comprendre ce que raconte la pièce, pourquoi elle est écrite, qui l'a écrite.

C'est à dire qu'il faut sortir de la question des gestes de l'infirmière, de leur description et du commentaire pour interroger le soin lui-même.

A la recherche de l'auteur.

Gardons l'idée d'acteur et poussons un peut plus loin la métaphore théâtrale. Nous pouvons décrire le jeux des acteurs. Mais nous découvrons bientôt que l'explication ne se suffit pas de la description. Pas plus que du commentaire du texte de la pièce. Elle tient à l'identification et l'approche de l'auteur du jeux en question. L'auteur est celui qui fixe les règles les plus fondamentales, celui qui imagine même ce qu'imaginent les personnages.

Partis, bien souvent de la description de la situation de soin, la réflexion fait bien souvent l'impasse sur le soin lui-même. On voit, alors, faire l'histoire des soins infirmiers à travers celle de l'infirmière, la description même de l'agir-soin comme processus technique. C'est bien là étudier le jeux de l'acteur et le texte qu'il joue.

Qui donc est l'auteur du soin ? L'auteur des agirs humains (version A. Harent) est de l'ordre du sens et du savoir qui se construit à partir de celui-ci.

Un immense vide occupe l'espace qui pourrait être dévolu à la réflexion de nous tous sur nous-même. C'est là que nous pouvons situer le cœur de nombreuses problématiques qui agitent notre petit monde. Par exemple :Quelle place accorder aux approches des infirmières nord américaine dans nos pratiques, Qui cherche le sens de ces pratiques ? L'auteur est-il le même que le nôtre : faisons nous, oui ou non la même chose au nom de valeurs et d'un savoir commun? Partageons-nous une utopie du soin (Suivant l'idée de Y. Thiébaud) qui démasuerait l'auteur de notre savoir ? Et si l'auteur est le même, comment pouvons nous nous approprier le savoir développé sans le trahir ni nous renier ? Il faut repousser les présupposés de l'infirmier sombre, du général et du démiurge. Nous devons leur substituer quelque chose de plus consistant.

Tout cela suppose que le soin est comme la peinture " une chose mentale "[1]. Mais comment le penser, le concevoir, se l'approprier ? Quels arguments peut-on utiliser dans le débat pluriprofessionnel ? Quel légitimité avons nous à nous introduire dans la démarche pluridisciplinaire, disposons nous d'ailleurs d'une discipline ? Qu'est-il essentiel (de l'ordre de l'essence du soin) de transmettre à nos futurs collègues comme " viatique " ? Et, au-delà des recettes et méthodes désincarnées si souvent dénoncées, que leur donner comme ossature éthique, une piste de développement du savoir, un habitus (au sens d'Aristote, cette fois) qui fera d'eux des infirmiers ; c'est à dire des gens capable de résoudre l'imprévus des situations de soin ? Qu'est-il indispensable d'enseigner pour que le savoir se réalise dans leur savoir-être ?

On peut répéter, à l'envie, que le mal vient que nous ne disposons d'aucune légitimité académique, d'aucune recherche de niveau universitaire ; nous pouvons maudire les tutelles, l'administration, la politique et les mandarins. Nous serions " aux marches du palais " sans pouvoir y entrer : On y reste donc à se lamenter et à divaguer dans l'espoir d'être entendu. Au final nous sommes comme Fabrice à Waterloo, présents au sein de la fureur et de la fumée ; mais incapable de dire quelque chose de ce qui se passe.

Mais il existe une autre position : essayer de penser, en tant qu'infirmier, comme tel. Et nous pouvons le faire, quitte à convoquer qui ne s'occupe pas de nous ; plus particulièrement la philosophie et l'épistémologie.

Le silène

Pour décrire les soins infirmiers, nous dirons qu'ils sont un des silènes que décrit Rabelais dans le préambule à Gargantua.

Qui "estoient jadis petites boites, telles que nous voyons de present es bouticques des apothecaires,
pinctes au dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oysons bridez,
livres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers
et aultres telles pictures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire;
mais au dedans l'on reservoit les fines drogues comme baulme, ambre gris,
amonon, musc, zivette, pierreries et aultres choses precieuses"


C'est à dire une boîte où quelque chose est écrit (soins infirmiers) mais dont on est en peine de préciser le contenu.

La perspective serait alors de savoir s'il existe "une céleste et appréciable drogue "(1) dans le silène qui porte la mention "soins infirmiers", cela par delà les "figures" peintes sur le silene.

Sortir de l'ignorance de nous.

Nous entreprenons de sortir ces grands savoirs de " l'ignorance de nous " pour leur demander de témoigner. Mais témoigner seulement, pas de faire une " philosophie et une épistémologie du soin " ; c'est plutôt d'examiner, avec des méthodes qui s'appliquent à tous les savoirs, celui qui nous appartient. Nous voulons poser quelques questions comme celles-ci : " qu'est-ce que soigner ? ", " Que signifie soigner ? ", " Quelle méthode pour soigner ? ", " Comment s'est construit ce savoir ? ". D'autres viendront en chemin.

On voit que les réponses n'appartiennent pas à notre " univers de savoir ", que les réponses ne sauraient être contenues dans le soin infirmier. Par contre, les éléments qui permettent de répondre y résident.

De la colline à la Montagne.

Alors il reste à se faire rencontrer une colline (le savoir des soins) et une montagne (celle de la philosophie). Comme nous gardons le sens pratique, nous allons pelleter la colline jusqu'à la montagne (le contraire est illusoire comme l'a montré Y. Thiébaud). C'est pourquoi il ne s'agit pas de faire une philosophie du soin (pelleter la montagne sur la colline) ; car, dans ce cas, il est à craindre que la colline disparaisse inexorablement sous le volume de savoir. Ce serait le cas de figure où le soin devrait répondre à toutes les questions de la philosophie (vaste programme tout à fait mégalomaniaque, et nous serions le démiurge).

Il s'agit plutôt de questionner et de déstabiliser le savoir du soin en le portant sur un support plus large que lui-même, voire les réponses que l'on peut trouver aux questions que posent la clinique dans la dimension du sens du soin. De le faire avec rigueur en travaillant les concepts, en entrant dans une réflexion qui touche à l'existence, l'essence, le fondement du soin et de son savoir.

Le Trisker.

Nous faisons le paris que quelques clartés naîtrons de cette confrontation relativement inédite et que, chemin faisant, nous pourrons acquérir quelques outils qui nous font défaut : ceux de l'accès au sens. C'est la position du Trisker qui vient, comme le Renard Pâle des Dogons, mordre dans le cosmos plein et immobile pour qu'il advienne quelque chose. Le trisker ne sait pas, bien sur, ce qui va advenir du cosmos, mais il sait sans doute que le changement n'est pas un phénomène spontané, une conséquence de l'homéostasie. Qu'il est producteur d'un sens nouveau là où errent ceux qui ignorent ce qui les guides. N'est-ce pas paradoxal que de vouloir soigner, en santé mentale en particulier, sans avoir le sens du soin comme lumière ? Comment prétendre à une action positive si notre savoir est insensé ?

C'est faire l'hypothèse que la réflexion existe, mais qu'elle n'est pas (encore) été formalisée, exposée. Elle est enfermé dans un cosmos plein et clos (les pratiques de soins) d'ou le sens ne peut s'échapper. Dans notre image, les pratiques de soin sont gravides du sens du soin. Il faut quelque chose , le trisker, qui morde pour que le sens advienne. Le trisker sera le mode de réflexion de la philosophie, l'approche épistémologique du savoir.Ce n'est donc pas l'infirmier sombre qui vient créer des problématiques stériles s'appuyant sur des sophismes, mais un trisker révélant le potentiel réflexif des soignants.

Nous pensons, de façon très immodeste, le savoir des soins à l'image de R. Descartes : il aurait passé un long temps " à côté du poêle de faïence ", pour enfin venir dire ce qu'il en est sa réflexion et d'en débattre. Immodestie aussi que de convoquer un savoir vieux de deux millénaires au chevet d'un savoir en pleine construction. C'est ce genre d'audace à laquelle nous invite M. Serres pour qui " tous les savoirs sont libres et égaux en droit ". Parce que c'est ainsi qu'avance la réflexion humaine : dans la confrontation à autrui ; à la parole de l'un répondant la parole de l'autre. C'est, peut-être là l'universel symbole de l'humanité que ce dialogue d'idées que nous ne pouvons partager qu'avec nos semblables. A nous de nous en servir pour porter plus loin, plus profond ce que nous avons à partager : le soin.

Aux marches du palais.

Le lieux de ce débat d'idée devrait être l'Université. Mais on sait, qu'en France et pour des raisons que nous ne commenterons pas ici, les soins infirmiers ne siègent pas en ses murs. Nous allons donc " occuper les marches du palais " jusqu'à ce que nos questions entrent en débat. Ceux qui redoutent les fantômes qui s'agitent (ou qui sont agités ?), qui craignent, l'infirmier, le général ou le démiurge n'ont, sans doute pas à s'inquiéter. Il leur suffit de refouler la question du sens pour être confortablement. Quelques pusillanimes et autres imprécateurs aillent porter leurs protestations où ils veulent, ceci ne s'adresse pas à eux. En revanche, nous allons inviter tous les autres à avancer sur un chemin: celui de la question centrale (notre problématique) " Qu'est-ce que le savoir infirmier ".

J. C. HAUTE St. Hilaire le 4 avril 2003

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1- F. Rabelais "Oeuvres complètes" [Tome 1, "prologe" p.5] Garnier frères Paris 1962.

[1] Léonard de Vinci décrivait la peinture comme " une chose mentale (cosa metale) " C'est à dire qu'il la distinguait de l'œuvre empirique de copier la nature. C'est de cette approche que sont nés, à la renaissance les arts plastiques comme dépassant les simples habilités manuelles de l'artiste.

Une réaction au texte : Jean Argenty.


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