Cher collègue. J'ai quelques questions à vous poser que, choisissant cette voie pour le faire, je pose à tout un chacun qui me lira.

Question 1 : N'y a-t-il pas danger à énoncer (même si c'est pour vous en défendre) une sorte de caractérologie de ces certains qui, ici et ailleurs, disent que nous ne pensons pas assez ?

Ouvrant ma lecture par cela j'ai passé la suite à me demander en sourdine à quelle catégorie j'appartenais encore que, à la réflexion, je ne crois pas avoir été jamais quelqu'un de ceux qui disent que nous (les infirmiers ?) ne pensent pas assez. Je pense, et j'écris. Disant cela je vois bien que je me convoque moi-même en seul juge et je ne peux m'arroger en plus le droit de porter la parole d'autrui sur ma personne d'écrivant. Quel dilemme quand par ailleurs vous ne recevez quasiment jamais de témoignage sur ce que vous proposez qui vous permettrait d'ajuster le tir. Sans doute, heureux veinard, aurez-vous plus de chance, car voici déjà ce témoignage d'un lecteur. Savez-vous que depuis plusieurs semaines mon site reçois entre 70 à 9O visites par jour (à mon grand étonnement) et que je compte sur les doigts d'une main le courrier y afférant depuis des années de publication? Comment savoir si je suis perçu comme l'infirmier sombre, comme le Pygmalion, le Général... et quoi encore depuis que je suis cadre formateur?

Je me suis demandé dans quelle catégorie vous me classiez, à l'instar des malades psychiatriques qui se demandent dans quelle sous branche de la nosographie psychiatrique les a classé le psychiatre.

Danger non? Danger que se sentant visé plus ou moins consciemment certains qui pensent et écrivent ne refluent devant le doute insinué sur leur authenticité, leur honnêteté et leur motivation. Pourtant vous le dites vous même, l'essentiel n'est sûrement pas de courir après les marionnettes ou de démasquer le marionnettiste. D'autant plus, c'est ce que j'ajoute, s'il n'y a ni l'un ni l'autre mais seulement des hommes et des femmes qui, jeunes arbrisseaux confinés dans l'ombre des grands arbres, ne rêvent que de la tronçonneuse qui leur donnera le jour par procuration. Ne cherchons-nous pas à être entendu? Les moyens sont ceux du temps, ceux de l'époque, de cette civilisation qui fait sous elle au Moyen Orient.

Attention donc à la tronçonneuse philosophique maniée par des tyrans, il en est quelques uns qui trafiquent en ce moment dans les parages du soin et menacent les jeunes arbrisseaux de n'être jamais que potentiel. Il en est qui ne veulent même pas partager leur ombre.

Refluant, les « certains », nombreux parce que vagues, laissent devant leur reflux un espace, une vaste clairière dans laquelle pourra venir s'ébattre le « Nous » qui entreprend de pelleter la colline vers la montagne. Je suis d'accord que c'est plus commode comme ça mais je ne pense pas que ce soit le problème (je tacherais d'y revenir).

Question 2 : Les chemins que vous proposez ne sont-ils pas depuis longtemps ouverts? Heureux vont être ceux qui à coups de machette ont frayé la voie en posant les questions que vous répétez à nouveau. Les croiriez-vous nouvelles ? Je ne vous fais pas l'affront de le supposer mais permettez-moi de ne pas comprendre votre quête ni qui sont les « nous » qui vont la mener à bien. Je vois les chevaliers de la table ronde prêtant serment et partir, revêtus des atours d'une sainte chasteté, conquérir le Saint Graal sur les supposés impurs.

Il n'y a pas de Graal à conquérir, et je pense, mais est-ce sans doute un fait de ma névrose, que notre lot est d'être seul même avec de la compagnie. Je suis d'autant plus seul que nous vivons dans un monde marchand dans lequel le consommateur siège à la droite du Christ. Les créateurs ont peu d'alternatives: ils sont des arbrisseaux qui ont appris à marcher ou ils ne sont pas.

Ma motivation est de continuer à penser, à écrire, à parler, à être. Tous les moyens ne sont pas bons. Je vois bien que vous proposez aussi de repousser les présupposés de cette caractérologie suspecte et vous cherchez par quoi la remplacer qui serait plus consistant. Pourquoi pas l'homme BPS et culturel de nos amis américains? Mais ce n'est pas ce que vous vouliez dire je suppose. Je pense qu'ici encore vous faites appel à une catégorie hypothétique de penseurs soignants (le pluriel est de mise) qui feraient sortir, par un travail collaboratif (c'est à la mode) la pensée de cette ornière où vous la sentez confinée du penseur solitaire et masturbateur, ratiocineur et castrateur aussi pourquoi pas. Et de reposer en cette occasion la question de ce « nous » mystérieux.

Question 3 (et dernière): Ne faudrait-il pas renoncer au « nous »?

En tant qu'enseignant je me pose sans cesse cette question de ce qui serait important pour les futurs soignants que je forme. Et j'ai une réponse au moins. Ne pas oublier moi-même ce que « futur » veut dire. Ne pas oublier que dans ce mot il y a une idée de flux de devenir. Le viatique n'est pas selon moi dans un savoir quelconque sous la forme de connaissances mais sous la forme beaucoup moins saisissable d'un laisser être qui suppose le renoncement et qui déplace le problème du côté des formateurs en général (les infirmiers ont une mission de formation à assurer, sans parler d'enseignement). C'est un cruel problème et j'ai mal à mon coeur de formateur lorsque je lis (c'est pas vous!) des horreurs sur l'incompétence des jeunes infirmières IDE qui débarquent en masse dans les UF de psychiatrie. Je me suis entendu dire des horreurs sur le jeune ISP que je fus jadis.

J'ai dit renoncement. C'est un mot assez psychanalytique, bouddhiste et taoïste, il signifie pour moi que l'utopie est ce qui se forme, pas ce qui a été formé. Le formateur n'est-il pas celui qui invite à l'utopie mais ne la propose pas, celui qui reste en retrait et renonce à son pouvoir? La formation initiale, même avec une spécialisation, ne peut répondre à cela que très partiellement. D'ailleurs, cette histoire de spécialisation dénote d'une grande difficulté face à ce renoncement nécessaire il me semble.

Le renoncement n'est-il pas de l'ordre de la réalisation du complexe d'Oedipe? Accepter la castration. Accepter d'être castré de ce « nous » qui nous fixe en tant que membre appartenant à un corps. Renoncer à l'illusion de la communication, du dialogue avec nos semblables pour mieux retrouver ce que vous appelez l'universel symbole de l'humanité qui n'est pas selon moi le dialogue d'idée mais la lutte des idées (nous passons notre temps à nous faire entendre, non?).

L'infirmière DE débutante est ce qu'il en est de l'utopie. Représentante de l'état de l'utopie telle que nous la portons. Vous parlez de gésine à propos d'un savoir sur le soin infirmier. Moi, je parle de gésine à propos de la bonne question qui reste à poser car je suis de plus en plus convaincu que ce n'est pas celle des soins infirmiers, ce qu'ils sont, le sens qui est le leur ou pourrait l'être qui pose un problème, on se casse trop la tête la dessus, depuis trop longtemps, cette aporie (c'est comme cela qu'on dit en philo?) devrait nous alerter. Mon intuition est que c'est le soignant lui-même, l'infirmier, qui pose question, en tant que Trisker si vous voulez, dans la mesure où il est le siège de ce renoncement nécessaire.

Jean Argenty