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PSY DU BOUT DU MONDE

Naplouse la Douce - n°9


Six heures. Ce matin les mots et les images dansent dans ma tête et toutes les histoires de vies de ces derniers jours me tirent du lit. Des visages et des noms se superposent : Aziza, Shaadi, Amal, Khaled … Commères et compère de mission dorment encore du sommeil des justes. Avant d'amorcer la lente descente en moi-même que nécessite l'écriture, je vais flâner sur la terrasse et respire largement en sirotant mon café fumant. La petite chatte à robe isabelle saute sur mes genoux et frotte sa tête contre la mienne. Je caresse son poil distraitement et déguste ce doux moment à toutes petites gorgées. L'oranger en fleurs dégage un doux parfum humide. Il me suffit de tendre la main pour cueillir un de ses fruits à la chair pulpeuse. Les belles de jours en s'éveillant tapissent le sol de rose et de violine. Un ciel limpide semble annoncer une très belle journée, tendre en couleurs, en chaleur et en rencontres. Vous voyez, un de ces matins où l'on oublierait presque la guerre.

J'en suis là de mon éveil à la ville lorsqu'une détonation sourde me tire de mes rêveries. Un nuage de poussière monte de la casbah et des tirs répétés de mitraillettes déchirent le petit matin. En un instant le cœur de la Vieille Ville s'emballe pendant que celui de ses habitants menace de s'arrêter. Murs et chaussées tremblent sous les chenilles des tanks et la rumeur court de ruelles en cursives : - " C'est la maison de Mahmoud qu'ils ont fait sauter ! ". Ici, tout le monde connaît le refrain de cette funeste chanson. Les Jeeps grouillent, sirènes hurlantes et haut-parleurs dégueulants ordres, interdictions ou encore des versets coraniques revus et corrigés. Partout des hommes et des femmes retiennent des enfants et se terrent, en priant Allah que leur tour ne vienne pas. Les fumées noires des braseros de pneus montent dans le ciel. Rien n'est plus limpide. Rien n'est plus tranquille. Hier à Haïfa, quinze morts dans un attentat suicide, cette nuit à Gaza, onze autres, ce matin quatre à Jénin, deux à Hébron … On ne parle plus d'hommes. On fait juste des comptes, des opérations militaires ou extrémistes. Les médias reprennent en boucle ces nouvelles sanglantes, l'œil rivé sur l'audimat. Les téléspectateurs gobent et se gavent d'images obscènes plus violentes les unes que les autres et au fond, tout le monde s'en fiche.

Ces dernières semaines à Naplouse, toujours le même spectacle : des maisons sens dessus dessous, dévastées, souillées, parfois même éventrées. Des gens sens dessus dessous, dévastés, souillés, parfois torturés. Ronald (1), Ayman (2) et moi, comme tant d'autres d'ailleurs, allons de maison en maison pour évaluer, soigner, évacuer, aider à dégager ou simplement écouter : Ici, Ibtissam nous raconte comment les soldats ont jeté son fils et sa fille à terre et piétiné leur sonotone. Là, Abou Mohamed, entouré de ses six petits enfants, nous montre, hébété, le trou béant dans le mur de sa chambre. De l'autre côté du mur, Ibrahim son voisin tout aussi sidéré, nous regarde sans y croire. Une pièce plus loin encore, et nous sommes chez Nabil, un autre voisin, qui mesure l'étendue des dégâts dans sa maison, le plafond s'étant effondré. Le bruit sourd des coups de masse résonne toujours et couvre par moments nos voix. Pour éviter d'être attaqué dans la rue, les soldats ont préféré se frayer un chemin à l'intérieur des maisons d'Abou Mohamed, d'Ibrahim et de Nabil. C'est ainsi qu'ils circulent à couvert à travers la vieille ville en toute sécurité. Ailleurs, Yamina, muette d'effroi au milieu des gravats et des meubles cassés, se balance d'avant en arrière. Son mari, roué de coups, vient d'être évacué vers l'hôpital Rafidia par les jeunes volontaires du Croissant Rouge (3) pour réduire la fracture de son tibia. Zora, la grand-mère, nous montre les traces de liens sur ses poignets. Une autre très vieille dame nous implore de retrouver son époux. Le vieux monsieur est allongé sur le toit, absent à tout ce qui se passe autour de lui. Au milieu des détonations, des tirs et des cavalcades, quelques enfants jouent dans les décombres, se disputent des cailloux, des vieux hagards errent dans les rues, Khalil-le-Simple hurle à la Terreur. Les jeunes volontaires quadrillent la casbah, distribuent du pain et du lait, accompagnent doucement tel ou tel au poste de soin le plus proche ou tel autre chez des voisins. Le CICR (4) et quelques missions civiles s'utilisent à faciliter l'accès de la Vieille Ville aux ambulances.

Pendant ce temps là, de l'autre côté de la ville, d'autres maisons sont occupées mais pas saccagées. Celle d'Aziza l'est depuis maintenant plus de deux jours. Là, une cinquantaine de soldats a pris possession de toute la maison, "fait le ménage " pour installer leur matériel sur deux étages, parquant les quatorze habitants du petit immeuble dans une seule pièce sans sanitaire, après avoir confisqué téléphones, télévisions et radios. Trois chars encerclent la maison et toute éventuelle initiative pour tenter de pénétrer à l'intérieur mettrait en danger la vie du jeune fils de la maison qui sert de bouclier humain aux soldats pendant tout le temps de l'occupation. Nous correspondons avec les habitants par une lucarne et parfois par l'intermédiaire d'un téléphone mobile que l'un d'eux a réussi à cacher. C'est ainsi que nous apprenons que le père de famille est diabétique et souffre d'ulcères variqueux aux jambes. Ses pansements sont à refaire. Impossible d'obtenir de l'armée l'évacuation de cet homme. Non qu'elle refuse de porter secours à un malade, bien au contraire, mais elle tient à le faire elle-même. L'IDF a une éthique humaniste et humanitaire et tient à le faire savoir. Le médecin militaire dispensera en soirée les soins sous les flashs des appareils photos de ses collègues afin d'en témoigner.

Dix-neuf heures. Notre journée s'achève. Fourbus, accablés, Ronald, Ayman et moi sortons des quartiers assiégés, retrouvons un peu surpris le flot des voitures et le tumulte des passants. Nous rentrons silencieusement par la grand'rue, longeons les étals des camelots ambulants… Perdus dans nos pensées, nos regards se posent distraitement sur les légumes de l'un, les fruits de l'autre quand Ayman s'arrête brusquement devant un monticule de radis : - " Regardez-çà , s'ils sont superbes ! ". C'est bien vrai qu'ils le sont.

La soirée est douce et chaude et nous nous quittons en devisant sur ces gros radis roses et ronds qui sont vraiment si tendres et si bons.


Marie Rajablat

Notes

1 Ronald Brault, coordonnateur de terrain pour MDM à Naplouse

2 Ayman Abou Zarour, interprète pour MDM à Naplouse

3 Le Palestinian Red Crescent est une ONG équivalante à la Croix Rouge.

4 Comité International de la Croix Rouge.



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