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PSY DU BOUT DU MONDE

Pour que la vie continue - 10


Chaque jour Jahir, Aïcha, Ahmed, Samira et les autres tentent de faire leur travail comme tous leurs collègues du monde entier mais certains soirs, ils s'effondrent. Moi-même, parfois, je vacille… Pendant que les occupations de maisons font rage ici et là dans Naplouse, aux alentours de la ville, vous l'avez vu, "la vie continue ".. Les camelots continuent de vendre leur camelote, les serveurs ambulants continuent de servir café ou thé et les femmes continuent de mettre des enfants au monde. Jahir en sait quelque chose… L'ambulancier du UPMRC (1), s'est improvisé sage femme deux fois dans la journée sur des check-points que les soldats refusaient d'ouvrir. Cela arrive souvent mais rassurez-vous, la plupart du temps les mamans et les bébés vont bien, enfin, aussi bien que possible. Youssef, lui, a eu moins de chance. Transporté en urgence à l'hôpital pour un problème cardiaque grave, il a été sommé de descendre de l'ambulance pour présenter ses papiers. Il est mort là, au milieu du check-point, tout à côté des ambulanciers et du médecin, au milieu des militaires.

Depuis les deux dernières invasions de la Vieille Ville, je me pose tous les soirs dans leur salle de garde et reste là, à leur disposition. Certains me tournent autour, d'autres se posent et réussissent à déposer le trop plein, la colère, la peur, le chagrin. Ahmed arrive un soir la mâchoire serrée. Il tourne autour de moi, hésite, vient me flairer puis repart. Lorsque sa collègue Aïcha vient s'asseoir près de moi, il nous rejoint très vite, un peu loin, suffisamment près. Je laisse Aïcha faire. La présence de son collègue ne semble pas la gêner, peut-être même que ça la rassure. Elle s'enhardit et parle un peu plus fort. Autour de nous, tournent les jeunes volontaires, un peu inquiets, un peu curieux. Ils tricotent un brouhaha tout autour. Peut-être se demandent-ils ce que je vais faire, ce qu'il va se passer si leurs aînés parlent, ce que ça va leur faire … Ainsi entourée, Aïcha dévide lentement et méticuleusement le long récit de sa dernière intervention dans la Vieille Ville.

Méthodique, elle me raconte le moindre détail, rapporte les dialogues successifs avec les militaires, me décrit chacune de ses actions pour apporter des médicaments à l'un, du lait à l'autre et tenter de sauver du pillage les magasins du quartier. Elle campe le décor mais je la sens venir au cœur de ce qui l'amène à s'asseoir près de moi … A ce moment là, ils nous ont poussés dans le noir et ont verrouillé la porte… je ne savais pas s'ils étaient dedans ou dehors…je ne pouvais pas voir mon collègue… j'ai cru que c'était fini …qu'ils allaient nous faire sauter avec tout dedans… j'ai pensé à tout ce que j'aurais voulu faire dans la vie et que je ferai pas …". Un long silence s'en suit, silence pendant lequel elle se reprend, elle ravale sa frayeur. C'est encore bien difficile de la regarder, de la soupeser pourtant elle y reviendra et tentera de mettre des mots sur ce sentiment de mort imminente qui ne la quitte pas. Puis elle referme : " Le collègue en question c'était Ahmed ! ", termine-t-elle en riant. Complices, ils échangent leur place. Ahmed se rapproche et Aïcha s'éloigne, un peu, pas trop. Sur ce coup là, Ahmed a surtout eu peur pour sa collègue. Il ne savait pas ce que les soldats pourraient lui faire et n'y voyant rien, il n'aurait pas pu la défendre. Mais ce n'est pas de ça dont il veut parler. Il inspire profondément. Il y a une semaine, toujours pendant l'invasion de la Vieille Ville, alors qu'il se portait au secours d'un blessé avec deux de ses collègues, les soldats ont tiré sur l'ambulance, blessant deux d'entre eux : " On entendait les tirs mais je ne pensais pas que c'était sur nous …tout d'un coup, Jamal a crié ch'suis blessé… je me suis retourné pour regarder … une balle m'a sifflé à l'oreille… si je n'avais pas tourné la tête, vous voyez, je ne serai pas là en train de vous parler… je serais mort… Ahmed était blessé à la main, il faisait le maximum pour nous mettre à couvert pour que je puisse passer derrière… quand il a pu nous mettre à l"abri, j'ai vu que la blessure de Jamal était importante… il pleurait, il s'accrochait à moi, il me criait de ne pas le laisser mourir… ". Ahmed s'interrompt, sa voix ne le porte plus et ses yeux s'embuent. Je regarde ce grand gaillard, j'écoute et ressens son chagrin. Je me sens vaciller aussi. " C'est mon copain, Jamal … ". Il s'effondre. Ce soir là, Ahmed m'a parlé encore longtemps de son copain qui est toujours à l'hôpital, qui a subi deux opérations, qui ne peut toujours pas marcher et attend d'être évacué en Jordanie ou ailleurs pour être opéré une nouvelle fois. A aucun moment il n'a pu parler directement de lui, de ce qu'il a vécu pendant ces très longues minutes. Il était sans doute encore dedans. Il est épuisé mais soulagé, je crois. Il sait qu'il pourra revenir si besoin est, voir le psychologue volontaire attaché à leur centre. Nous ne nous étions même pas rendu compte que les jeunes volontaires s'étaient tu, qu'ils avaient cessé leur vas et vients, comme ci le récit de leur aîné les avait apaisé.

Quelques jours plus tard, c'est Samira, une collègue infirmière des cliniques mobiles du MOH (2), que je rencontre à l'hôpital de Rafidia, après qu'elle ait été blessée, elle aussi, dans l'exercice de ses fonctions. Je la trouve ce matin-là encore très mal en point physiquement (elle vomit toujours, a mal à la tête, au dos et ne peut pas dormir) et très choquée psychiquement. Elle m'explique l'incident : sur le retour des consultations mobiles, l'équipe s'apprêtait à passer le check-point à pied pour rejoindre l'ambulance qui n'avait pas été autorisée à revenir les chercher. Une discussion s'engage entre les soldats et l'équipe qui cherche à rentrer sur Naplouse. Les choses s'enveniment et un soldat lance une bombe sonore. Samira la reçoit dans le dos. Elle se souvient du bruit de l'explosion et avoir vomi. Ayant perdu connaissance, elle ne s'est réveillée qu'une fois arrivée à l'hôpital.

Il y a quelques semaines, deux collègues du PRCS (3) ont été tué à côté de leur ambulance dans la Bande de Gaza.

Chaque jour Jahir, Aïcha, Ahmed, Samira et les autres tentent de faire leur travail comme tous leurs collègues du monde entier mais certains soirs, ils s'effondrent. Oui, moi-même parfois, je vacille à les écouter…


Marie Rajablat

Notes

1 Union of Palestinian Medical Relief Committee.

2 Ministère de la Santé de l'Autorité Palestinienne

3 Palestinian Red Crescent Society


P'tits bonheurs


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