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PSY DU BOUT DU MONDE
Humanitaire en santé mentale
La cueillette des olives
Vous avez découvert Audrey à travers sa Humanitarian story.(1) Eh bien c'est d'elle dont je vais vous parler aujourd'hui. Vous imaginez une toute petite bonne femme de vingt-cinq ans qui débarque sur la planète Palestine avec pour bagage derrière elle, des années d'animation en centres aérés et une année de pratique comme psychologue dans un centre de cancérologie. Du haut de son mètre cinquante sept et demi, je peux vous dire que c'est une grande dame. Oui, chapeau bas à une grande nana !
C'est une de ces inconditionnelles du genre humain qui n'a de cesse que de voyager pour rencontrer et découvrir les gens. Don Quichotte en jupons, jeune et toute jolie, elle part combattre les moulins à vent, construire des châteaux de sable et verser des gouttes d'eau dans toutes les mers du monde. Son idéal c'est combattre l'injustice et la détresse. Alors, elle caracole et s'emporte, elle piaffe et fait la grande. En attendant, elle assure. Peut-être qu'un jour, elle vous racontera en quoi a consisté sa mission. Moi, je vous en raconterai juste une soirée, un tout petit bout de mission qui l'a bouleversée, qui nous a bouleversées.
A Naplouse, nos journées se terminent avant la tombée de la nuit, à cause du couvre-feu. Nous nous retrouvons donc tous les soirs au bureau ou à la maison (2) autour d'un thé brûlant et chacune raconte à ses deux autres commères sa journée. C'est souvent un moment de papotage tranquille, c'est parfois un moment de défoulement plus ou moins passionné. Ce qu'on ne peut pas raconter ailleurs de nos journées, c'est là qu'on le dépose. Ce soir là, Audrey restait silencieuse.. Alors, histoire de planter le décor, je parle du temps pourri. Les premières pluies arrosent Naplouse et ses environs et les paysans sont ravis. La pluie apporte aussi son lot de bonnes choses. Anne a vu Nasser qui lui a confirmé que c'est le bon moment pour cueillir les olives. Ici, les olives, c'est toute une histoire et ça n'est pas pour rien qu'elles sont devenus l'emblème de ce pays, de cette terre, aujourd'hui déchirée. Depuis des générations, cette activité rassemble les villageois dans un élan de solidarité. La légende raconte que les jours de cueillette, partout en Palestine s'élevaient les chants des hommes et des femmes qui accompagnaient ainsi leur labeur. La seconde Intifada a bousculé beaucoup de traditions dont celle-ci et aujourd'hui si les villageois se retrouvent pour cueillir les olives, c'est en silence et presque à la sauvette.. La cueillette des olives est devenue dangereuse mais c'est aussi pour beaucoup de Palestiniens, le seul revenu possible pour subvenir épisodiquement aux besoins de leur famille. Nous savons qu'Audrey est allée comme chaque jour à l'hôpital et qu'elle y a rencontré de nombreux blessés. Nous , les " psy ", nous avons cette spécificité d'écouter des horreurs. Nous sommes soit disant formés à cela. Ne le serions nous pas qu'ici nous le devenons, que nous le voulions ou non : " C"était môche, ce matin ? ", lui demande Anne doucement. Oui, c'était môche, tellement môche que ce qu'elle commence à nous en raconter est inaudible, comme si c'était indicible : Mohamed a vingt sept ans, il est marié, père de quatre enfants, s'apprête à accueillir le cinquième. Avant, il travaillait en Israël. C'était quand avant ? Toujours avant l'Intifada, quand la vie était encore possible, quand on avait encore un espoir de paix, quand il n'y avait pas de check-points partout, de " closure " et de " tajawal "… Alors maintenant, la cueillette des olives ça tombait bien pour Mohamed qui avait perdu son travail. Il allait pouvoir pendant quelques temps subvenir aux besoins de sa famille. Seulement voilà, il a juste oublié un moment que son pays n'était plus le même qu'avant. Il n'en avait pourtant pas pour longtemps à rester seul sur l'oliveraie pour ramasser les dernières olives de sa branche. Juste quelques minutes de trop. Juste parce que rien n'est plus comme avant. Comme Mohamed le lui avait raconté d'une voix atone, Audrey nous a répété avec précision les faits que je ne peux et ne veux même pas écrire. Un de ces scénari monstrueux, où les bourreaux, cagoulés et armés, s'acharnent sur leur victime pendant douze heures, lui faisant subir toutes les tortures dont les hommes ont le secret. Une de ces histoires inimaginables où les bourreaux fatigués par leur besogne ou tout simplement lassés que leur victime ne réagisse plus, la balancent dans une décharge à l'entrée d'un village.
C'est un homme défiguré, au corps tuméfié et mutilé qui a raconté à Audrey son supplice, un homme qui est resté plusieurs jours soit hébété soit terrorisé. C'est une petite collègue démolie par autant de cruauté, que nous avons écoutée.
Ne croyez-pas qu'une histoire comme celle-ci soit exceptionnelle. Le lendemain le scénario était, à quelques points près, semblable. La victime était juste âgée de douze ans. Quant à ces hommes masqués qui exécutent leur besogne " incognito ", à la tombée de la nuit, ils sont comme tous ces individus aveuglés par la haine de l'autre. Cet autre différent, gênant dans leur conception de la vie et pourtant tellement semblable. Devant cette spirale de violence sans fin, où les rôles s'interchangent sans cesse, nous sommes là, tentant de faire une action nommée humanitaire. . Rien n'est plus difficile que de survivre à une telle haine et à un tel aveuglement. C'est pourtant ce à quoi, chaque jour, nous tentons de résister et ce à quoi Audrey a largement œuvré…
Audrey Bollier et Marie Rajablat
Notes
1 - Chronique précédente
2 - L'un et l'autre se jouxtent
- Naplouse la douce