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PSY DU BOUT DU MONDE

Humanitaire en santé mentale


Tajawal et dabebé

Quand on arrive dans un pays étranger, on apprend assez rapidement quelques civilités pour le plaisir d'échanger puis quelques mots utiles pour la vie courante. Une semaine à Naplouse suffit à comprendre l'intérêt de savoir repérer certains mots et poser quelques questions simples mais pertinentes. Il faut savoir qu'ici le couvre-feu de 18h à 6h est instauré depuis plus de six mois et que parfois un couvre-feu total est imposé, comme pendant la seconde moitié de janvier dernier. Ces jours-là, une Jeep tourne dans la ville et un porte-voix nasillard braille qu'il y a tajawal (1) . Vous comprendrez qu'il est important de bien repérer ce mot là au milieu des criailleries des camelots ambulants qui s'annoncent de la même manière !

Un couvre-feu total ça signifie au quotidien que la ville est entièrement fermée et que personne ne sort de chez soi. C'est à dire en d'autres termes que les écoles, les administrations, les bureaux et les magasins sont fermés et qu'il n'y a pas d'approvisionnement en quoi que ce soit. Ces jours là, seules les ambulances et les ONG circulent après autorisation et vérification. Le premier jour de couvre-feu total est souvent respecté mais les jours suivants, le manque de pain, de lait, de médicaments ou de gaz (2) fait sortir les uns et les autres. Les gens s'organisent d'abord dans leur quartier. Les commerçants entrouvrent leur boutique pour que chacun puisse s'avitailler rapidement. Au début, tout le monde est très prudent car les Jeeps et les chars patrouillent. Ce sont souvent les enfants, désœuvrés du fait de la fermeture momentanée des écoles, qui se postent aux carrefours et surveillent. On apprend vite à prendre le pouls d'une ville occupée et à relever les indices de tension ou de danger. Par exemple, un attroupement de gamins qui ramassent des cailloux, annonce la plupart du temps un char. Les petits comme les grands sont toujours prêts à répondre à nos questions rituelles : " Fi dababe ? Ouen dababat ? "(3) , d'abord parce que nous les faisons beaucoup rire avec notre accent et parce qu'ils nous évitent des rencontres parfois fâcheuses et très impressionnantes avec les bébés, les papas ou les papys chars (4). Si la voie est libre, " Yalla !(5) " . Mais arrive toujours un moment sous couvre-feu total où les gens n'en peuvent plus et passent outre les consignes de réclusion à domicile. Ils traversent à nouveau la ville pour faire leurs achats ou visiter leur famille. La pression psychologique est alors maximale car le risque l'est aussi. Parfois il y a des heurts, parfois non, et souvent, au moment où personne ne s'y attend, le couvre-feu est levé, entendons-nous, le couvre-feu total uniquement. On pourrait croire que la vie va alors reprendre son train normal … c'est oublier que dans tous les cas de figure, la ville reste bouclée par une ceinture de check-points. Vous imaginez bien qu'un tel quotidien asphyxie très rapidement l'ensemble de la société : les gens ne peuvent plus se rendre à leur travail et finissent par perdre leur emploi, les entreprises ferment les unes après les autres, les familles se perdent de vue, les liens sociaux se distendent… Pour résister à cette lente agonie, pour tenter coûte que coûte de continuer à vivre, chaque jour des gens bravent les interdictions, marchant pendant des heures sur les chemins de montagne et certains y laissent la vie ...

C'est sur un de ces chemins de montagne, que j'ai rencontré Fami. Fami, c'est un jeune garçon de 20 ans, la peau mate, le cheveu noir et dru. Son regard fuit le mien mais j'ai le temps de croiser ses grands yeux brun sombre, bordés de longs cils noirs et d'y lire une infinie tristesse. Il ne serait pas venu me voir si le Dr Saber (6) ne l'y avait poussé. Fami fait partie de la centaine de jeunes gens volontaires qui travaille dans tous les villages pour le UPMRC (7). Aujourd'hui, il prépare avec ses collègues le repas pour l'équipe de la clinique mobile. " Je sais pas pourquoi il faut que je vienne vous voir. Je vois pas ce que vous pourriez faire pour moi. Ici, y'a rien à faire, y'a pas d'avenir … tout est noir… Je vois pas ce que vous pourriez y changer… ". Fami n'est pas agressif vis à vis de moi. Il déroule simplement une réalité implacable et lisse, faite de check-points, de " closure "(8) , d'effraction, de délitement, de sensation d'oubli, de repli sur soi et de mort. Pendant qu'il dévide sa longue plainte qui n'en est même plus une, mes oreilles écoutent attentivement et mon esprit s'évade. Je pense à l'histoire de Nicolas, notre collègue de Gaza. Nicolas parle un peu arabe, suffisamment pour échanger de manière rudimentaire. Un jour, alors qu'il s'apprêtait à demander si tel magasin était ouvert, il réalise qu'il ne possède pas ce mot pourtant simple dans son vocabulaire et s'entend demander si l'échoppe en question est " pas fermée ". En écoutant Fami, c'est ça qui me vient à l'esprit. Ici, les petits n'ont pas appris à dire " ouvert " et les grands l'ont appris mais ont oublié de l'employer parce que plus rien n'est ouvert. Tout au plus existe-t-il des choses, des endroits, des gens " pas fermés " tout à fait, ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils soient ouverts. Fami continue de me raconter sa vie au village, enfin une vie qui n'en est pas une. Il me parle de lui comme d'une photo en négatif mais sans même pouvoir me dire ce qu'il n'est pas, ce qui aurait pu représenter un début. Il est terrible. Il m'interdit de tirer un quelconque fil. Je longe pendant tout l'entretien les remparts dont il s'entoure à la recherche d'une toute petite porte entrebâillée, oubliée par mégarde... Il parle, il parle. J'écoute et l'air de rien, je furète toujours autour de sa forteresse. L'heure tourne et il me reste peu de temps pour le saisir. C'est ça, c'est ce qu'il faut que je fasse. Il faut que je le saisisse, que je le provoque. Je ne crois pas que la situation politique de son pays explique à elle seule son état. Je le lui dis. Ca fait mouche. Fami interrompt sa litanie, relève la tête et pour la première fois plante ses yeux dans les miens. Je le sens bouillir, je ne fléchis pas.
Je soutiens son regard pour lui énoncer très doucement que décidément, ça ne suffit pas et tente le tout pour le tout :
- " En plus, je suis inquiète pour vous ".
- " Mais qu'est-ce que vous y connaissez, vous à la vie ici ? Vous pouvez me dire quel avenir je peux rêver ? Dites-le-moi, vous la spécialiste ! Qu'est ce que je peux attendre, bouclé dans mon village, tout seul, j'ai plus d'ami, plus de famille … Ca fait des mois que je n'ai pas pu me rendre à la ville voisine voir mes frères et sœurs. Je vis ici avec ma mère … Mon père est mort. Les copains, j'en ai plus… Ca sert à rien tout ça … Rien ne sert à rien …Faut pas vous inquiéter pour moi … ". Je sens au son de sa voix que Fami n'est plus très convaincu, qu'il vacille sur ses positions. Je reste sur la mienne et m'inquiète pour lui.
- " De toute façon, faut pas que vous rêviez, une consultation psy, ici, ça marchera jamais. Je ne reviendrai pas vous voir pour parler de tout ça, parce que vous y changerez rien et en plus on me prendrait pour un fou … Ici, celui qui va voir un psy c'est qu'il est fou … ".
Fami, lâche du leste. Moi aussi :
- " Justement, c'est là que vous pourriez m'aider. Nous pourrions réfléchir ensemble, tous les deux ou avec vos collègues volontaires, à une manière acceptable de présenter une consultation psy à des jeunes qui souffrent …
- Je suis un petit villageois moi, je ne sais rien. C'est vous la spécialiste ! …".

A aucun moment Fami a repoussé l'idée de m'aider et en nous quittant, il me dit qu'il " se sent tout fatigué parce qu'il s'est déchargé d'un poids ".. Bien entendu, je ne relève pas mais je souffle, même si rien n'est gagné, tout juste un peu de temps. Lorsque nous nous serrons la main, il regarde le bout de ses pieds mais nous savons tous les deux que nous tenons l'extrémité d'un même petit bout de fil. Nous allons la construire ensemble cette consultation, avec ses copains. A nous de savoir tisser ces liens, car voyez-vous ici, des Fami, il y en a plein les chemins.

Marie Rajablat

Notes :

1 - couvre feu

2 - Pour le sanitaire, la cuisine et le chauffage

3 - Y a-t-il des chars ? Où est le char ?

4 - Vous l'aurez compris, nous avons fait un classement en fonction de la grosseur de l'engin, la "maman char" étant la Jeep !

5 - On y va !

6 - Le docteur Saber est le médecin généraliste responsable des cliniques mobiles du UPMRC

7 - Union of Palestinian Medical Relief Center, ONG Palestinienne qui organise un réseau de soin en ville et dans les campagnes (consultation mobile). L'organisation s'appuie sur des professionnels, salariés ou volontaires, aidés par des jeunes, diplömés ou non, formés sur le terrain, tous volontaires.

8 - Fermeture des villes et des villages

Humanitarian Story


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