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PSY DU BOUT DU MONDE

Humanitaire en santé mentale


De Qûsin à Jamaïn

Par un joli matin doux nous partons en convoi (1) de Naplouse. Avant de sortir de la ville, deux check-points à passer puis un autre avant d'arriver à la route des villages. Le passage d'un check-point, surtout avec des collègues palestiniens dans la voiture, reste chaque jour une loterie et du coup, nous sommes toujours un peu tendus. Il est déjà arrivé qu'un de nos collègues du staff local soit sommé de sortir et de rester main en l'air, face à un mur pendant près d'une heure alors que nous, expat', étions autorisés à passer. Bien entendu nous ne passons pas et remuons ciel et terre pour que les réglementations internationales soient respectées. Bien entendu, l'équipe fini toujours par passer au complet. N'empêche. Ayman, le Dr Saber (2) et moi-même cessons de papoter. Les soldats vérifient nos papiers, inspectent les visages, les voitures. L'un d'entre d'eux me demande par-dessus la tête d'Ayman ce qu'une française vient faire dans cette galère et me souhaite gentiment une bonne journée... Appel radio à Anne (3) à chaque passage de check-point pour l'informer de notre progression. Ce matin, c'est cool. Les check points sont fluides. Il fait beau. Ca joue sur le moral de tout le monde donc sur celui des soldats aussi.

Vous vous souvenez, c'est le printemps, les amandiers sont en fleurs … Le long des chaussées défoncées par les tanks, les petits écoliers braillent joyeusement des " what's your name ! " ou des " bye, bye ! ". Sur le pas des portes, des gens nous dévisagent, d'autres nous saluent. Sur les pentes ardues, les bergers mènent leurs troupeaux de béliers noirs. Dans les ruelles, les biquettes mâchouillent nonchalamment trois brins d'herbes en nous regardant passer. La route serpente et grimpe doucement jusqu'à Qûsin, petit hameau d'à peine quelques âmes. Ce matin là, nous consultons au " centre culturel " Zaïtuna. La salle des fêtes, transformée pour l'occasion en salle d'attente, est surtout remplie de femmes, d'enfants et de personnes âgées. Le maire du village et quelques-uns de ses conseillers nous accueillent. Je me sens l'attraction du jour mais dans une ambiance plutôt bienveillante. Le Dr Saber me présente : " Je vous présente le Dr Marie. Elle vient de France et elle est spécialiste des problèmes psychologiques. N'hésitez pas à aller la voir pour vous décharger de vos difficultés ". Ici, vous l'aurez compris, tout le monde est un peu docteur et on s'interpelle par son prénom. L'infirmière prépare les médicaments sur une grande table, le cardiologue et le Dr Saber commencent leur consultation.

J'ai à peine le temps d'échanger trois mots avec le maire que le Dr Saber m'amène Bahia. Bahia ça signifie " belle " et si vous l'aviez rencontrée, vous auriez pensé comme moi qu'elle portait bien son nom. Bahia est une toute petite vieille dame, voûtée par le poids de la vie. Son visage est sillonné de rides profondes et ses doigts sont déformés par l'arthrose. Comme toutes les grands-mères du monde qui vivent à la campagne, elle porte trois ou quatre épaisseurs de paletots et de châles et triture un mouchoir dans sa main. Le Dr Saber l'encourage à me raconter les événements de ces derniers jours. Elle se retourne vers moi, me sourit timidement, plonge ses yeux sombres dans les miens, agrippe mes mains en me bénissant mille fois puis commence son récit : Un matin de la semaine passée, très tôt, elle sortait à la fontaine de son jardin pour se préparer à la prière lorsque des jeeps ont encerclé le village. Les soldats l'ont rattrapée alors qu'elle essayait de se sauver chez elle : " Je voulais prévenir mes enfants pour qu'ils empêchent les petits de sortir mais j'ai pas eu le temps… ils m'ont poussée vers le chemin et m'ont crié de rester là… ils ont tiré en l'air…ils sont entrés dans la maison… moi, je criais, j'avais peur qu'ils tuent mes enfants… ils ont fait sortir tout le monde … mon fils est sorti le premier avec le bébé qui pleurait...ma belle-fille est sortie après avec trois autres enfants…Abdullah et Mohamed étaient restés dedans... les soldats sont sortis ... ils ont lancé quelque chose j'ai cru que c'était une bombe mais ça a fait pfittttt et ils sont entrés chez les voisins… à chaque fois ils faisaient sortir tout le monde et ils lançaient des bombes qui font de la fumée dans les maisons et qui piquent les yeux … ceux qui étaient cachés ont dû sortir.. on est resté comme ça dehors environ deux heures ... il faisait froid… on n'était pas habillé… et puis y'avait les gaz dans la maison et Abdullah et Mohamed étaient toujours dedans…mon fils voulait pas dire aux soldats pour les enfants… il avait peur qu'ils les tue…ils sont partis comme ils sont venus… soit disant qu'ils cherchaient un terroriste… mais ici on est tous des terroristes pour eux… même nous les vieux, on est des terroristes…les petits ont été sauvés… ils étaient cachés sous le lit mais il a fallu que le docteur vienne parce qu'ils étaient intoxiqués… mais la belle-fille de ma voisine il a fallu la transporter à l'hôpital … elle a perdu son bébé… elle était enceinte de quatre mois…". Bahia me raconte son histoire d'un seul trait, en prenant à témoin tous les dieux de la terre, me serrant les mains si fort qu'elles me font mal. Ayman traduit en simultané aussi vite que l'émotion lui permet de le faire. Saber et moi restons immobiles et silencieux pour recevoir et contenir la détresse de cette vieille femme. Le rythme du récit ralentit. Nous reprenons tous notre souffle. Oui, Bahia est toujours hantée par la scène de l'arrivée des soldats à la fontaine. Oui, elle sent triste, elle a peur de sortir de chez elle ou de s'éloigner de ses petits enfants. Oui, elle se sent surveillée et en perpétuel danger. Oui, elle souffre dans son corps d'hypertension, de diabète, d'un ulcère à l'estomac, de migraines, d'angoisses, d'insomnies et j'en passe. Non, elle ne peut pas penser l'avenir. Qui le pourrait d'ailleurs ?
Je me sens ridicule de l'encourager à partager ce qui la taraude car que je sais que ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'elle vivra ce type de situation. Lorsque l'entretien se termine, Bahia me dit qu'elle se sent toute molle mais apaisée. Saber, Ayman et moi sommes épuisés. Elle me serre sur son cœur et me bénit.
Pourquoi n'est-il pas possible que toutes les grands-mères du monde puissent vieillir en paix ? !


Marie Rajablat

Notes :

1 L’ambulance du UPMRC (Union of Palestinian Medical Relief Committees) avec ses médecins, généraliste et spécialiste, infirmiers, parfois un pharmacien, un laborantin … et nous-mêmes, Ayman l’interprète et moi, et souvent un membre de l’équipe que nous accompagnons.

2 Le Dr Saber Raja est le médecin généraliste responsable des consultations mobiles du UPMRC.

3 Anne Grenaudier est notre coordinatrice de terrain et elle assure, entre autre, notre sécurité.

De Qûsin à Jamaïn (suite)


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