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PSY DU BOUT DU MONDE

Les fenaisons du temps passé n°21




Hadje Fatme, c'est ma chouchoute. Elle est l'emblème des vieilles femmes des villages palestiniens que nous sillonnons chaque jour. Comme beaucoup de paysannes, la vie ne l'a guère épargnée que ce soit sur un plan physique ou sur un plan psychique. Hadje Fatme est usée. Elle se déplace d'une démarche chaloupée à cause de ses jambes qui la font souffrir. Le moindre effort l'essouffle mais c'est toujours avec une grande gentillesse et plaisir, je crois, qu'elle nous reçoit. Elle est vêtue comme à l'accoutumée de son costume traditionnel, une longue robe blanche et un pantalon de toile. Un foulard de couleurs vives lui ceint la taille. Elle ajuste régulièrement d'une main experte son immense voile blanc sur sa tignasse grisonnante et indisciplinée. Assise sous la tonnelle de son jardin, entourée de rosiers, de menthe et de sauge, elle trône au milieu du groupe d'anciens et là, son esprit recouvre la vivacité que son corps a perdue. J'ai oublié de vous dire qu'entre nos premières rencontres avec les femmes d'Azmut et celles d'aujourd'hui, les hommes se sont invités ! C'est dire si les histoires de Hadje Fatme font vibrer l'âme de son village et si chacun désire œuvrer à la reconstruction de la mémoire communautaire.

Ce matin, le cercle d'anciens est restreint mais nous connaissons la musique … Notre rencontre étant fixée à 10 h, les curieux vont aller et venir toute la matinée pour affluer vers midi. Rasmi, Mazouz et Ahmed sont là ainsi que Hadje Kherie et Mouna, la fille de Hadje Fatme. Nous pouvons commencer. Tous sont d'Azmut depuis plusieurs générations, c'est dire si leur terre ils la connaissent.

Depuis plusieurs semaines, Hadje Fatme nous raconte les travaux des champs au rythme des saisons et chacun apporte ses propres souvenirs. Les journées étaient très longues en ce temps là, surtout au mois de juin où Hadje Fatme décide de commencer son récit d'aujourd'hui : " C'était le temps des récoltes céréalières. A cette saison là, on ramassait les fèves, les lentilles et le blé. Mais, il restait encore des courgettes, des concombres, des tomates à cueillir. On commençait la journée très tôt parce qu'on avait de la route à faire, que ce soit pour aller aux champs ou aller vendre les légumes au marché de Naplouse …". Nous nous calons tous au creux de nos fauteuils et c'est parti. Hadje Fatme raconte, Ayman traduit, nous écoutons. La mémoire et l'imagination vagabondent. Les scènes défilent sous nos yeux : des hommes, des femmes et des enfants cueillent, coupent, bottellent. Ils remplissent de blé les grands paniers d'osiers. Ils bâtent les ânes, les chevaux ou les chameaux. Une noria joyeuse et bruyante va et vient des champs aux villages et des villages aux champs pour décharger puis charger à nouveau. Dans les maisons, ça s'agite tout autant : " on déchargeait le blé et on l'étalait pour le faire sécher au soleil. Plus tard, quand il était sec, les enfants se bagarrait pour savoir lesquels auraient le droit de faire du tourniquet ". Le blé était étalé sur une aire de terre battue, plane et ronde, une sorte de manège. Au centre, on plantait un piquet autour duquel un âne attelé d'une tôle tournait inlassablement et c'était le frottement de cette tôle sur les épis qui détachait les grains. Seuls, les enfants sages avaient le droit de monter sur le dos de l'âne … Pendant ce temps-là, tout autour du manège on ne restait pas à rien faire. Hommes et femmes secouaient les épis ou triaient les grains à grands renforts de fourches et de pelles. Rasmi et Mazouz sont hilares : " On devait fixer une toile sous les fesses de l'animal …heu, vous comprenez pourquoi … au cas où il y aurait un " accident ", mais dès fois c'était mal ficelé et là c'était les gamins qui étaient chargés de ramasser ce qui tombait … ". Le fou rire gagne l'assistance et pour cause, chacun ici a été, au moins pour un jour, petit expert en la " matière "… Tranquillement, nous en arrivons à la fin du chapitre des fenaisons. Il restait alors à peser le grain. Le nombre de " saa " (1) indiquait au paysan le montant de sa récolte mais aussi le montant du " Zaqât "(2) que tout bon musulman doit réserver aux pauvres. Enfin, le blé était engrangé pour l'hiver dans les silos en terre.

Bien entendu, lorsqu'on parle de blé, on parle de la pierre à moudre le grain, de pain et de ce qui va avec. "
Maintenant, les gens mettent plein de choses à manger sur la table et ce n'est pas meilleur pour autant … Nous, ici, on a gardé nos habitudes, vous allez voir … ". Et c'est tout naturellement que nous nous retrouvons assis par terre avec, devant nous, de grands pains à l'ancienne, des olives, des piments et des navets marinés, de l'huile d'olive verte et onctueuse, un délicieux Zatah (3) parfumé, des petits fromages de chèvre chauds et le traditionnel fromage blanc. Piochant d'une assiette à l'autre, nous dégustons ces moments précieux, salivant également à l'évocation des plats de fête que sont le Maftul(4) , le Moussaran (5) ou le Mansaf (6) .

Hadje Fatme est heureuse et lorsqu'elle plonge ses yeux dans les miens, me prends dans ses bras pour me demander quand est-ce que je reviens, je me dis que Ayman (7) , Ronald (8) et moi (9) avons bien de la chance d'exercer nos métiers de manière aussi fantaisiste.


Marie Rajablat

Notes :

1 Equivalents de nos " boisseaux "
2 L'aumône, un des cinq piliers du Coran.
3 Serpolet
4 Couscous palestinien
5 Plat traditionnel cuit au four de poulet et d'agneau sauté sur fond de pain à l'ancienne
6 Petite épaule d'agneau au riz et à la sauce yaourt.
7 Avant la dernière Intifada, Ayman Abu Zarur était un cadre supérieur, spécialiste de nutrition, dans une entreprise agro-alimentaire.
8 Ronald est cinéaste.
9 Je crois me souvenir que je suis infirmière …



Après le blé vient l'automne … n°22




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