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PSY DU BOUT DU MONDE

Tempête du désert n°19


Tempête du Désert
En Israël comme en Palestine, le vendredi soir étant consacré à la prière, à Naplouse et à Gaza, nous bouclons notre paquetage le jeudi après-midi, pour nous retrouver tous ensemble à Jérusalem, avec nos collègues de la base arrière.
Jeudi, 15h. Christine nous attend au centre de consultations en ville. Fahmi et Ronald règlent les dernières questions administratives pendant qu'Ayman et Abir terminent de traduire divers courriers. Au loin, on entend des tirs sporadiques. Rien d'exceptionnel jusqu'ici. Henriette et Noor mettent le point final à leur prochain training. Le vent forcit et fait claquer les portes. Myassar termine la vaisselle. Farid opère les vérifications mécaniques usuelles pendant que je charge les véhicules. Le ciel s'assombrit et des tourbillons de vent soulèvent les chaises de jardin. Les tirs s'intensifient et semblent se rapprocher de la maison. Nous les entendons mais d'une oreille encore distraite. C'est Christine qui nous tire de ces préparatifs tranquilles, en nous prévenant par radio qu'un char remonte la rue principale. Nous interrompons toutes nos activités pour appréhender la situation des fenêtres et des balcons. Les rues voisines sont désertes et en effet, des chars stationnent juste en dessous de chez nous. Dehors, la tempête se déchaîne. Dedans, l'atmosphère devient fébrile. En deux temps, trois mouvements ce que nous avions prévu est balayé.. Ronald et Henriette raccompagnent tous nos collègues locaux et récupèrent Christine. Ce soir, nous resterons à Naplouse.
Restée seule, j'éteins méthodiquement tous les ordinateurs, ferme le bureau et descend à l'appartement. Il n'est que 16h et pourtant il fait presque nuit. Les tirs continuent de plus belle. Assise en tailleur sur mon bureau, je mets les écouteurs du baladeur sur mes oreilles … En passant (1) … La musique me remplit la tête et c'est ce qu'il faut. Je fredonne et me balance en regardant la ville… " Je fais la liste de ce qu'on ne sera plus …(2) " . Pour couvrir les tirs de mitraillette et d'artillerie lourde, je monte le volume à fond. Les percussions scandent le rythme de mes pensées. Ainsi coupé du son du monde, mon esprit court et vagabonde. A travers les ferronneries de la fenêtre, les scènes de la vie d'ici défilent sur grand écran. Je revois nos collègues palestiniennes courir ce matin devant un char pour regagner leur maison. Puis vient l'image de ce jeune soldat qui prend délicatement dans ses bras le petit enfant tombé en syncope sous le soleil brûlant du check-point. Puis celle de notre joyeuse tablée d'hier après-midi où nous fêtions l'anniversaire de Ronald … La colline en face s'estompe petit à petit sous un voile de sable. La ville disparaît sous l'ocre chaud du désert… Blues …

" Après les brumes où commence le ciel,
Où les aigles reculent
Où manque l'oxygène,
Où les grands froids règnent même au soleil,
Aux neiges éternelles,
Où rien ne pousse,
Où les hommes s'éteignent
Plus rien ne frissonne,
Plus rien ni personne,
Juste quelques hommes …" (3).

Tout le monde est rentré,
épuisé
et sans parler,
chacun s'est retiré dans sa chambre.
Dehors, la nuit est tombée,
le vent s'est calmé
les tirs ont cessé.
Nuit calme, pas agitée.


Lundi, 21h30. Comme chaque soir à Naplouse, nous dînons sur la terrasse et chacun commente avec humour sa journée : " Boudu ! Qu'on a eu chaud ce matin sur le check-point de Beït Furiq , Il était temps qu'ils nous laissent passer parce que j'avais les amygdales qui baignaient !" (Expression bordelaise pour dire une envie d'aller au petit coin ....). Ca, c'est Henriette, toujours très pragmatique. Vous rigolez, mais c'est pourtant une nécessité qu'il faut prendre en compte lorsqu'on part en tournée. " Bien moi, j'ai visité un centre aujourd'hui et c'était très chouette. Le Centre Culturel pour les Enfants de Naplouse. C'est vraiment magnifique. J'vous assure, il faut aller le voir ! ". Ca, c'est Christine, donc vous imaginez son délicieux accent belge. Elle est marrante, elle s'extasie devant plein de choses. " Ben moé, comm' paysage, j'ai vu c'câlice de maudit ordinateur et tu sais-tu qu'il est encore tombé en panne, 'stie ! ". Ca, vous l'avez deviné, c'est Ronald. Tatati, tatata … Et ça continue comme ça un bon moment. Puis, comme nous sommes des gens très civilisés, nous passons au salon. Entendez que nous faisons trois pas de côté et que nous nous vautrons avec délice dans nos quatre vieux fauteuils pourris. L'air de rien, ça change le thème de la conversation. Ca devient en quelque sorte la veillée. Ce soir-là, c'est Mère Henriette et moi qui racontons des histoires de médecines traditionnelles. Entre les onguents à base de bave d'escargot, les sirops de coquelicots, les emplâtres d'oignons frits et la mine éberluée de nos compères, nous rions de bon cœur et la soirée s'étire tranquillement jusqu'à tard jusqu'à ce que chacun regagne ses pénates pour lire ou s'endormir.

Ca ne fait pas cinq minutes que nous sommes couchés qu'une détonation phénoménale nous fait sauter du lit. Nous nous précipitons tous les quatre, le visage tendu, sur la terrasse pour voir ce qu'il se passe. Des hurlements nous parviennent ainsi que des sirènes de voitures de police. Trois chars ont investi la route en face de chez nous et patrouillent tous phares allumés, en braillant ce que nous supposons être des ordres d'évacuation. En quelques minutes l'enfer recommence. Les ambulances et les pompiers arrivent sur les lieux mais restent à distance de l'immeuble encerclé. Les jeeps militaires sillonnent le quartier. Les chars vont, viennent puis s'arrêtent à intervalles réguliers, pointant sur les façades, leurs canons surmontés de spots gigantesques. Là, ils inspectent fenêtre par fenêtre. Dans les quartiers avoisinants, piétons et voitures fuient comme des rats pour se mettre à l'abri. Les étourdis qui s'aventurent dans l'avenue en question font rapidement demi-tour et détalent. Deux tirs d'artillerie lourde. A chaque fois, ça nous résonne au ventre. Les cris des gens nous vrillent les tympans et nous broient le cœur. Toujours le même spectacle. Toujours la même musique. Toujours au moment où l'on s'y attend le moins. Sirènes, cris, gyrophares, bruits des chenilles sur le macadam, tirs de mitraillette et de canon, explosions... Puis, plus rien. Nous connaissons la suite pour l'avoir entendue maintes et maintes fois. Les habitants de la maison " élue " resteront dehors jusqu'au petit matin en attendant que les soldats fouillent de fond en comble chaque appartement, chaque pièce et chaque recoin. A l'aube, ils regagneront le chantier qui leur reste, épuisés mais tellement habitués.

Au fond de mon lit, les yeux grands ouverts, les écouteurs du baladeur sur mes oreilles, je pense et je m'balance. J'en peux plus de cet univers, de cette prison à ciel ouvert. Alors pour rester en vie, je m'évade. Je m'envole vers la Prairie des Philtres et les berges de Garonne, je revois le Pont Saint Pierre et ses lumières. Je me souviens du goût de la salade de roquette que j'aimais tant … Le rythme de mon cœur s'apaise.


Moi, j'ai un ailleurs.
Les gens d'en face n'en ont pas.
Alors je m'endors, je m'éveille et me lève.
Sachez qu'ici, la vie, c'est ainsi.

Marie Rajablat


Notes
1 Album de Jean-Jacques Goldman.

2 Quand tu danses

3 Juste quelques hommes



Calice, tabernacle et ciboire … !