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PSY DU BOUT DU MONDE

Colons et colonies n°15


Ce matin, le ciel est limpide et le soleil déjà haut dans le ciel lorsque je m'installe au volant du 4X4. Une belle journée s'annonce cependant je ne suis pas tranquille. En mettant le contact, je sens une vague sensation creuser mon estomac. Je n'ai pas envie de quitter la base. Mon ventre se serre lorsque je démarre et mon dos se crispe imperceptiblement. Il va falloir que je sorte de Naplouse et un sentiment d'insécurité m'envahit d'un seul coup. Pourtant, ces jours-ci la ville est " plutôt calme "… Si on excepte les deux Palestiniens tués avant-hier par l'IDF et les deux autres qui se sont entre-tués hier dans le camp de Balata (1) , au cours d'une rixe familiale… Si on oublie la soirée précédente où les hélicoptères ont tourné jusqu'à tard dans la nuit, lançant des "missiles air-sol " (2) … Et si on omet de parler des explosions, des coups de canon et des tirs de mitraillette depuis l'aube dans le camp voisin … Oui, tant qu'il n'y a pas d'incursion massive et sanglante d'un quartier, nous décidons résolument que la ville est " plutôt calme ". La gravité d'un événement est au fond toute relative. D'autant plus relative que nous savons également par les médias qu'un nouvel attentat a eu lieu à Tel-Aviv et par Nicolas (3) que les combats font rage à Gaza. Donc, ici, la ville est " plutôt calme " et va son train-train quotidien. Alors pourquoi et jusqu'à quand cette tenaille va-t-elle me serrer les tripes ? ! …
Henriette, Farid (4) et Noor (5) sont partis ce matin en consultation à Deir el Hatab. Cinq chars attendaient sur le check-point laissant sortir au compte-gouttes quelques femmes. Une dizaine d'hommes, ouvriers ou professeurs, attendaient sur le bas côté, agenouillés et menottés en plein soleil que des soldats surexcités décident de leur sort. L'ambulance de nos collègues du PRCS (6) a été refoulée. La tension était forte et bien que Farid ait parlementé en hébreu avec les soldats, montré les cartes professionnelles, les passeports, vidé le véhicule, ils ne sont passé qu'après l'intervention du DCO. Je sais qu'il va falloir passer au même endroit. Lorsque Ayman (7) et moi arrivons, il n'y a plus qu'un seul char, les hommes sont toujours à la même place. Un instituteur rebroussant chemin m'interpelle pour l'aider à traverser. Peine perdue. Après un check arrogant mais plus rapide que nos petits camarades, nous réussissons à rejoindre Azmut. Un aller ne présage rien d'un retour et nous le savons tous. Pour preuve, à la fin de leur consultation, nos collègues ont dû attendre plus d'une heure sous la menace d'un jeune soldat hargneux et tonitruant, pointant tous azimuts son plus fidèle compagnon, un M16 (8). Là encore, c'est le DCO qui a permis le passage, sans pouvoir éviter cependant une inspection complète de la voiture, de ses passagers et des insultes en bonnes et due forme à l'attention de Farid, le " Palestinien de Jérusalem "(9) . A chaque retour à la base, chacun essaye de rire mais parfois, le cœur n'y est pas. Ce jour-là, Farid est parti s'enfermer dans sa chambre avant de nous rejoindre pour déjeuner. C'est au tréfonds de nous qu'ils touchent et ces derniers temps, Palestiniens comme expatriés ne sont pas épargnés d'autant que nous avons fait beaucoup de pressions, comme je vous l'ai raconté, pour ouvrir à nouveau cette voie d'accès à trois villages isolés depuis près d'un an.

Si l'armée est parfois un obstacle à l'accès aux soins, nous arrivons la plupart du temps à résoudre ce problème. Avec les colons, il en va tout autrement. Ce que colon exige, je vous l'ai déjà dit, il l'obtient. Et là, l'armée peut bien décider ce qu'elle veut, si un colon s'y oppose, c'est peine perdue. Ayman et moi-même avons dû fuir un jour l'entrée de ces villages devant les menaces de colons armés jusqu'aux dents qui, si les soldats n'étaient pas intervenus, auraient fini par nous lyncher (alors que nous venions y travailler avec l'accord du DCO (10)). Si nous prenons toujours beaucoup de précautions à l'approche d'un check-point, nous en prenons encore plus à l'approche d'une colonie. Mais parfois le coup est porté à un moment où nous ne nous y attendons pas et d'une manière tout aussi surprenante. Ainsi, dimanche dernier, je me garais à distance d'un check-point avec l'autorisation des officiers pour attendre mes collègues de retour de Qalqilya. J'étais en vue de la route et du poste des soldats, écoutant doucement Joe Cocker chanter " The simple things " lorsqu'un homme d'une quarantaine d'années, accompagné de son petit enfant, s'est arrêté à ma hauteur pour me demander ce que je faisais là. L'homme aux traits fins, plutôt joli garçon, habillé élégamment, s'est adressé à moi dans un anglais impeccable. Je lui expliquais donc tranquillement que j'attendais mes collègues pour repartir ensuite avec eux. Tout aussi tranquillement, il me répondit : " N'attendez pas ici. Retournez chez vos arabes puisque vous les aimez tant. Si vous restez ici, les juifs vont venir vous tuer ". Le ton était froid, déterminé mais poli. Eberluée par ce que je venais d'entendre, je m'enquit de savoir si je dérangeais d'une quelconque façon pour me garer un peu plus loin le cas échéant. L'homme me répondit à nouveau : " Retournez chez vos arabes à Naplouse. Ca s'appelle Shrem en Hébreux. Retournez là-bas avec eux. Vous n'avez rien à faire ici ". Toujours persuadée de ne pas avoir bien compris le message, je demandais à l'homme de m'expliquer. Les yeux dans les yeux, il me répondit : " Vous nous haïssez, alors partez. Sinon, je vous l'ai dit, les juifs vont venir vous tuer ". Le ton toujours aussi froid, déterminé et poli ne collait pas avec les propos tenus. Je crois pouvoir dire que mon incompréhension et mon manque d'agressivité non feintes l'ont certainement surpris. Cela dit, mon instinct de survie ne se fiant absolument pas au flou artistique d'une telle conversation m'a fait prendre congé très poliment de l'homme et de son enfant. Estourbie par autant de haine, assénée avec autant d'aplomb, je n'ai pas repris mes esprits tout de suite et il m'a fallu quelques dizaines de kilomètres et quelques heures pour mesurer l'impact de ces propos.

Aujourd'hui, à distance de cet incident, je ne crois pas un mot de cet homme. Si quelqu'un était venu me tuer ce jour-là, ce n'aurait pas été un juif mais bel et bien un assassin. N'empêche que pour le moment, cette vague sensation d'intranquillité me taraude et m'accompagne à chaque instant. Chacun d'entre nous revient un jour bouleversé par tel spectacle ou telle parole. Il nous faut juste un peu de temps pour " cuver ", ce qui ne nous empêche pas de goûter par ailleurs à la douceur de ce curieux pays qu'est Israël.


Marie Rajablat
Le 3 mai 2003

NOTES

1 Balata est le plus important des 4 camps de réfugiés de Naplouse, où vivent, entassés les uns sur les autres 20 000 personnes sur 1km². Population totale de la ville : environ 250 000habitants.

2 Fusées éclairantes qui permettent de faire des prises de vues aériennes en évitant les tirs ennemis.

3 Nicolas Seris coordonne les trois programmes de la mission MDM France de Gaza (chirurgie, médecine de catastrophe et urgence).

4 Chauffeur MDM France à Naplouse.

5 Interprète MDM France à Naplouse.

6 Palestinian Red Crescent Society.

7 Ayman Abou Zarour, un des interprètes de MDM France à Naplouse.

8 Fusil mitrailleur

9 Les Palestiniens de Jérusalem sont les seuls à obtenir une carte leur permettant de circuler dans tous les Territoires.

10 Defense Coordination Officer, chargé de faire les coordinations pour faciliter l'accès aux soins dans les villes et les villages.


Chapeau bas, les Nanas ! n° 16
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