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PSY DU BOUT DU MONDE

Hadje Tamima, Fatmé et les autres


Elles sont toutes là, et comme chaque semaine, nous nous retrouvons avec beaucoup d'émotion et de plaisir. Elles, se sont les femmes d'Azmut, petit village jouxtant Naplouse.
Le 20 juin 2002, la vie s'est arrêtée pour elles et leurs familles. En effet, depuis cette date là, leur village ainsi que Salem et Deir El Hatab, deux autres villages voisins, ont été complètement encerclés de tranchées par l'armée israélienne par mesure de représailles, afin de les couper du reste du monde. Un de leur compatriote naplousi avait tenté, semble-t-il, de pénétrer dans la colonie voisine, Elon More. Depuis lors, aucun habitant ne pouvait ni sortir ni entrer, pas plus que les équipes de soin (même pour une urgence) que les camions d'avitaillement de première nécessité. Certains prenaient donc des risques en passant par des chemins de traverse pour acheter l'indispensable et c'est ainsi que le frère de Mazouz (1) s'est fait tuer en allant chercher des médicaments pour l'un de ses enfants malades. A force d'interpeller l'armée en rappelant les conventions de Genève et d'autres textes qui semblent si désuets ici, nous (2) avons réussi depuis un mois à desserrer l'étau qui broyait ces trois villages. Il faut préciser que parfois l'armée peut accepter des coordinations pour permettre aux personnes d'accéder aux soins, mais si les colons s'y opposent, c'est peine perdue.

Autant dans les villages isolés, le réseau de soin de santé primaire a été développé, autant dans ces villages attenants à une grande ville, rien a été prévu, les habitants ayant pour habitude d'aller consulter à l'hôpital voisin. Depuis un an, quelques consultations médicales se sont mises en place au gré de la disponibilité et de la bonne volonté des uns et des autres, laissant place aussi à l'arbitraire du sanitaire lucratif (tout comme au marché noir pour certaines denrées alimentaires et autres produits de première nécessité). Ceux qui avaient de l'argent ont bénéficié de soins, les autres non. Henriette, (vous vous souvenez, notre sage-femme ) a donc organisé une consultation de santé maternelle et moi, un espace de parole pour que les femmes puissent exprimer leurs difficultés voire leur mal-être. Pourquoi un groupe de femmes ? Parce qu'ici, en Palestine, la société est ainsi organisée. Les femmes se retrouvent en comités pour broder, cuisiner, papoter mais aussi apprendre entre elles. Chaque village a sa " maison des femmes ". Elles sont la clé de voûte et partout, ce sont elles qui nous ouvrent les portes. Pour atteindre les hommes et les enfants, nous passons par elles.

D'emblée, ces femmes me sont apparues comme " gorgées " de douleur mais incapables de l'exprimer. Est-ce lié à leur extraction paysanne ou à la charge affective liée à l'isolement imposé par les mesures de " closure " de leur village, je ne sais. Sans doute un peu des deux. Notre première rencontre a été très émouvante, chacune racontant des faits très douloureux de cette année passée. Lorsque Ghada a pris la parole, le silence était palpable. Yayah, son père, était malade depuis de longues semaines. Comme chacune ici, elle prenait des nouvelles des siens par téléphone, ne pouvant plus aller les voir depuis déjà de longs mois. Un soir, la fin du père approchant, ses frères et ses sœurs l'ont prévenue qu'il fallait absolument qu'elle vienne si elle voulait le voir encore vivant. L'armée ne lui ayant accordé aucune autorisation, même pour une raison comme celle-ci, elle a fini par prendre elle aussi, les chemins de terre pour s'y rendre. Ghada n'a sans doute pas eu le temps de dire à son père tout ce qu'elle aurait voulu lui dire avant qu'il ne parte mais elle a pu malgré tout le voir quelques heures. Sa seule consolation est que Yayah ait pu mourir tranquille avec tous ses enfants autour de lui et qu'il ait eu des funérailles dignes de sa vie. Paix à son âme. Dès cette première rencontre, les femmes ont posé le cadre : " nous ne voulons pas parler de ce qui fait mal mais nous tenons à ce que tu viennes chaque semaine ". Tout étranger est une bouffée d'air frais qui apporte avec lui l'ailleurs auquel elles n'ont plus accès. Je leur ai donc proposé, ayant dans ces groupes trois générations réunies, de me raconter leur village au temps où la vie était belle. Mon idée était d'ouvrir l'imaginaire des plus jeunes à partir de la mémoire des plus anciennes.

Dès la semaine suivante, c'est Hadje (3) Tamima qui ouvre le livre du passé. En ce temps là, la Palestine était essentiellement agricole et les enfants participaient aux travaux. De jour comme de nuit, Tamima parcourait seule les routes avec son âne pour porter aux uns et aux autres des victuailles et ce, jusqu'à la vallée du Jourdain. Elle nous raconte en riant les frayeurs de la petite fille d'autrefois qui remplissait ses poches de cailloux pour faire reculer les monstres prêts à la dévorer qui en fait n'étaient autres que des arbres. L'été, elle le passait dans la montagne à garder les bêtes, comme bien d'autres enfants. Elle aimait suivre ses brebis. Ou encore, elle tournait avec l'âne autour de la pierre à moudre le gain pour préparer la farine. Hadje Kherie rit avec elle de bon cœur, se rappelant aussi sa jeunesse. Elle aussi, gardait les bêtes dans la montagne. Elle, c'était des chèvres. Lorsque tous ces petits pâtres se rencontraient, vous imaginez la fête. Ils partageaient olives, dattes, fromages ou humus (4) en se racontant leurs exploits sur les routes de Galilée ou de Judée. Loin du regard des grands-parents, des parents, des oncles et des tantes, ils jouaient comme tous les enfants de leur âge à courir, à chanter, à se bagarrer puis chacun reprenait hardiment sa tâche et son chemin. Hadje Fatmé, se mêle au récit et nous raconte la cueillette des olives " Nous, les petits, on ramassait celles qui étaient tombées par terre. C'était les hommes qui grimpaient dans les arbres. Les femmes, elles, chargeaient les ânes et le vrai travail commençait à la maison. Elles les ébouillantaient puis remplissaient les jarres avec le sel. Il fallait attendre plusieurs mois pour les manger. Autrement, on faisait l'huile à la presse. On avait le droit de tourner la meule….. Puis il y avait aussi le pain. Nous, les enfants on devait ramasser les excréments des animaux pour lancer le four. Evidemment, quelquefois ça dégénérait… Les femmes confectionnaient une pâte très liquide qu'elles mettaient sur des plaques et qu'elles enfournaient ensuite. Ca sentait bon ! Y'avait le pain de blé complet pour tous les jours et celui à la farine de maïs pour les grands jours. On aurait dit du gâteau… ".. Les petites filles préféraient toutes l'été et ses occupations au grand air. L'hiver, les femmes se retrouvaient dans les maisons où les anciennes enseignaient alors le tissage et l'art de broder les fameux points de croix rouges et noirs aux plus jeunes. Coussins, napperons et châles voyaient ainsi le jour avant d'être vendus sur les marchés voisins.

Ainsi tournaient les saisons en Palestine. Nous en sommes là du récit du passé. La mémoire se délie tout doucement. Les jeunes femmes écoutent parfois amusées, souvent émues, l'évocation de la vie dans ce pays qui, pour rude qu'elle ait été, n'en a pas été moins belle. Les petits enfants, eux, s'endorment confiants dans les bras de leur mère. Chaque semaine j'écris. Ayman traduit et leur lit leurs récits. Ainsi, de semaine en semaine, nous tentons de leur restituer leur histoire pour que la vie à Azmut, aujourd'hui, ne se résume pas à des paysages saccagés par la guerre, à des champs d'oliviers arrachés, à des visages burinés et douloureux de vieilles femmes et à des souvenirs enfouis à jamais. A chaque fois que nous quittons ce village, Ayman et moi sommes bouleversés en contemplant silencieusement les champs dévastés alentour. Réussirons-nous à reconstruire ? Combien de générations faudra-t-il pour panser de telles plaies ?


Marie Rajablat
3 mai 2003

NOTES

1 Un des anciens interprètes de l'équipe MDM

2 Plusieurs ONG internationales et palestiniennes.

4 On nomme ainsi celui qui a fait le pèlerinage à la Mecque mais c'est également un titre plein de respect et de tendresse donné aux Anciens en général.

4 Purée de pois chiche.



Colons et colonies n°15



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