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PSY DU BOUT DU MONDE

Sait-on pourquoi on part si loin ?


Ce matin, alors que Naplouse était calme depuis plusieurs semaines, les combats ont repris d'abord dans le camp d'Ascar puis dans le quartier de l'université Anajahr. L'aube résonne de tirs de mitraillettes puis les obus de mortiers s'échinent à débusquer les étudiants. Un transformateur électrique prend feu. Des carcasses de voitures écrasées jonchent les rues. Assise sur la terrasse à regarder, impuissante, les colonnes de fumée s'élever dans une atmosphère saturée de désolation, je me demande ce qu'une expatriée de mon âge est venue faire dans cette galère. Les sirènes des ambulances et des pompiers tout comme les moteurs des chars déchirent la tranquillité de ce samedi de Pâques. Ici, à l'autre bout de la ville, le ciel est lumineux et limpide, les chèvres et les brebis paissent, les oiseaux volettent et gazouillent gaiement. Scène de la vie quotidienne dans ces Territoires. Si aujourd'hui je sais un peu mieux ce que j'ai trouvé dans ce pays, il y a trois mois je ne savais pas ce que j'allais y découvrir, encore moins ce que je venais y chercher.

J'étais à mille lieues de partir en Palestine et prévoyais un voyage en Bretagne. Ayant à la fois besoin de vacances et un impératif de mon éditeur pour terminer un livre, j'imaginais joindre l'utile à l'agréable en retournant dans une petite auberge que je connaissais bien au bout de la terre. Je rêvais de la mer en hiver, de l'odeur de l'iode et du varech.. Le jour où un ami m'a téléphoné pour me parler de cette éventuelle mission, je tricotais tranquillement (et oui, je sais faire ça !). J'avais rangé mes aiguilles depuis de trop nombreuses années et retrouvais ce doux plaisir. Dehors, l'hiver s'installait doucement sous un soleil lumineux. Dedans, le Messie de Haëndel emplissait le salon, ma chatte se prélassait sur le canapé. Dans ma tête, j'étais déjà sur cette Pointe du Raz déserte et battue par les vents. Un rang à l'endroit, un rang à l'envers.

Bercée par le cliquetis des aiguilles et les ronronnements de Lili venue se lover tout près de moi, je rêvais de vacances en faisant le bilan de ma vie… La cinquantaine est là, les enfants ont grandi et on pense à sa vie. Même lorsque la solitude est une vieille compagne, il n'est pas facile d'apprendre à penser à soi. Surtout quand tant d'années ont été absorbées par les petits, les études et le travail.

Un rang à l'endroit, cinquante ans à l'envers.
Les images du passé défilaient. Réminiscences de voyages, d'ancrages, d'échouages… Dure, dure parfois la vie mais souvent aussi très douce et très jolie. Quelques mois auparavant, j'avais vendu la grande maison familiale, clôturant ainsi un très grand chapitre de ma vie. Désormais j'étais bien dans mon boulot comme dans ma vie. J'étais en paix avec moi-même. Dans ce salon aux tons sable du désert, je me calais au creux de mon fauteuil favori. Si ces dix dernières années j'avais fermé une à une toutes les portes pour me retrouver, je sentais qu'à présent chacune d'elles s'entrouvraient à nouveau.

Un rang à l'endroit, un rang à l'envers.
J'en étais là de mes rêveries lorsque le téléphone a sonné et depuis, trois mois se sont écoulés. J'ai terminé l'écharpe de mon fils et le cache-cœur de ma fille, parcouru mille chemins, vu mille paysages, des plus splendides aux plus terribles, rencontré des hommes et des femmes à la fois les plus ordinaires et les plus extraordinaires...

Alors, comme un soldat m'a demandé un jour, pourquoi une française comme moi, parvenue à une certaine maturité et une certaine sérénité part-elle du jour au lendemain en Palestine ? Certes, le sang arabe qui coule dans mes veines a pu frémir. La Terre Sainte pouvait aussi attirer la petite fille élevée dans l'esprit de la Bible. Enfin, la citoyenne militante pouvait aussi voir là une manière de manifester son engagement au respect des droits de l'homme. En apparence pas plus de raisons que ça.

Je ne peux pas ignorer qu'à Toulouse, nous sortions d'une explosion qui a réduit certains d'entre nous à néant, réveillant d'anciennes catastrophes, plus intérieures celles-là. Venais-je à la rencontre d'une autre génération de la Nakba(1) ? Venais-je me réconcilier avec l'être " dévastateur " de mon enfance en découvrant ici qu'un conflit ne se réduit pas à l'oppression d'un bourreau sur sa victime ?

Ma vie durant j'ai œuvré à défendre " la veuve et l'orphelin " mais aussi à me battre contre des moulins à vents et à construire des châteaux de sable que vagues emportent. Je n'en suis pas fière. Les grandes personnes disent que c'est une question de principe. Peut-être. En fait, c'est plus fort que moi. Mais si j'aime toujours autant les moulins et les châteaux de mon enfance, je ne prends plus pour argent comptant ce que me raconte la veuve. Certes je l'accompagne du mieux que je peux mais sans omettre d'écouter ses voisins. Tout cela pour vous dire qu'il ne faudrait pas que vous croyiez qu'à force de traverser des zones de non-droit comme le sont les check-points, de visiter des maisons dévastées et d'écouter les récits de gens hébétés par la brutalité, nous aillions choisi notre camp. Croyez-moi, rien n'est aussi effroyable que d'être témoin du suicide d'un pays comme Israël, emporté dans la tourmente de la haine et de la violence. Rien n'est plus terrible que d'être témoin des outrages qu'un peuple fait subir à un autre et le rendent haïssable aux yeux du monde entier. Rien n'est plus intolérable que d'entendre une communauté comme celle des juifs fournir des prétextes aux antisémites de tous poils. Pour avoir été invités à la Pâque juive des Samaritains(2) avec nos collègues palestiniens, pour avoir goûté leur bonheur à se retrouver ensemble ce soir là, pour avoir rencontré les Femmes en noir et les militantes de la Coalition des femmes pour la paix, pour travailler avec les Physiciens' Human Rights (3), nous savons qu'il est des hommes et des femmes qui résistent et luttent dans ce pays pour " combattre la philosophie de la séparation qui enferme Israël dans un nouveau ghetto " (4) .

Citoyens du monde un peu fous, nous tentons parfois des rapprochements soi-disant impossibles pour apporter notre toute petite pierre, non pas à l'Intifada (5) mais à la construction de l'apaisement. Moi qui vous parle, je sais qu'on peut guérir des pires blessures.

Sait-on pourquoi on part si loin ? Avons-nous jamais la réponse un jour ?…


Marie Rajablat

NOTES :

1 La génération de la Nakba est l'appellation qui qualifie la jeunesse palestinienne qui n'a connu que le chaos.

2 Les Samaritains représentent une toute petite communauté de juifs palestiniens.

3 Médecins israéliens bénévoles qui travaillent dans les Territoires occupés.

4 Warschawski (M), A tombeau ouvert, La Fabrique Ed., 2003, page 118.

5 Intfada signifie la " guerre des pierres ".

Hadje Tamima, Fatmé et les autres n°14




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