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PSY DU BOUT DU MONDE

Inch Allah ! n°12


Depuis plus de deux mois que vous faites route avec nous et maintenant que vous connaissez l'ensemble de l'équipe, peut-être avez-vous envie de savoir plus précisément ce que nous faisons sur le terrain, car à lire ces chroniques, certains pourraient croire que nous faisons du " tourisme humanitaire ".
La grande tribu naplousi s'affaire chaque jour autour de deux grands programmes principaux : santé maternelle et santé mentale.

Grand-mère Henriette, vous l'avez compris, est sage-femme. Vous imaginez maintenant la force de travail phénoménale qu'elle déploie dans les villages, avec l'aide de Noor et de Farid. Partout, elle débusque les femmes enceintes mais aussi les infirmières, les médecins généralistes, les sages-femmes ou les dayas, ces matrones qui au fil des lunes ont appris l'expérience de la délivrance. Rien ne lui échappe, que ce soit l'état de la clinique, la qualité des services et leur régularité, le poids de la tradition, surtout celui des belles-mères ! Aux problèmes rencontrés, elle trouve toujours une solution, résultat sans doute de son expérience. A peine deux mois après son arrivée, elle a visité la plupart des villages du sud et de l'est de Naplouse et possède un agenda chargé de consultations anté et post natales. S'il y a quelques semaines, elle déplorait le peu de futures mamans aux consultations, aujourd'hui elle croule sous le travail d'éducation et de consultation, dans le villages où les gynécologues ne peuvent accéder. Le téléphone arabe a une fois de plus bien fonctionné. Par ailleurs, elle a ouvert des sessions de formation aux techniques d'accouchement en urgence à l'attention des ambulanciers et des jeunes volontaires chargés du transports des parturientes dans les conditions que vous connaissez désormais.

Christine, qui œuvre au programme " psy " avec moi, accompagne, avec l'aide d'Abir (1) , une équipe de professionnels (2) dans ses questionnements cliniques. Elle se balade de l'un à l'autre avec son sourire énigmatique et son apparente nonchalance, ouverte à toutes les interrogations. Elle co-anime (3) des groupes de paroles auprès du personnel de l'hôpital de Rafidia dont les conditions de travail sont devenues épouvantables. Beaucoup d'employés ont du déserter les services du fait des entraves à la libre circulation des personnes en Cisjordanie. Les équipes sont donc en constant sous-effectif pour répondre à un afflux régulier de malades et de blessés. Beaucoup d'autres personnes, pour ne pas perdre leur dernière source de revenu, préfèrent ne pas prendre le risque de rentrer chez eux et s'organisent entre elles. Chaque jour des problèmes de relève se posent et il n'est pas rare que certains infirmiers dorment à l'hôpital pendant plusieurs semaines. Christine assure également une présence régulière dans le service de maternité afin de repérer les besoins des futures et/ou jeunes mamans. Enfin, elle procède à l'évaluation du réseau psychosocial mis en place à Naplouse pour les familles et plus particulièrement les enfants.

Après avoir évalué les besoins de la population ainsi que les réponses apportées par les professionnels, après avoir fait la tournée des popotes pour repérer sur quel réseau de soin existant nous pourrions asseoir un soutien psychologique voire des consultations psychiatriques, Ayman et moi tricotons un plan d'actions de formation et commençons à en animer certaines. Pour monter notre affaire, nous nous sommes laissés guider par les uns ou les autres, professionnels ou pas. La plupart du temps ce sont les femmes qui nous ont ouvert les portes de leur quartier ou de leur village. C'est en musant (4) auprès d'elles et auprès des collègues soignants que nous apprenons des savoir-faire mais aussi que nous reconstruisons l'histoire d'un peuple et des histoires de gens.
Avec l'aide de Myasar et de Fahmi, Ronald dirige l'orchestre avec grand art. Il accorde nos violons et fait en sorte que toutes nos partitions réunies, nous composions une jolie symphonie.

A côté de ces missions bien délimitées, il y a l'urgence. Ici, vous l'avez vu, la vie de tous les jours n'est pas un long fleuve tranquille et nous essayons d'être réactifs à ces remous voire à ces ras de marée. Les jours de tempête, Henriette, Ronald et moi, nous organisons avec le personnel du dispensaire de la Vieille Ville pour répondre aux besoins de soins primaires, acheminer des médicaments et faciliter les déplacements du staff local au domicile des personnes souffrantes. En cas d'opérations militaires sévères, nous nous mettons à disposition des volontaires et des permanents des équipes d'intervention d'urgence pour les soutenir sur le plan psychologique. Christine, elle, intervient si besoin est en aval.

Puis il y a tout le reste, tout ce qui n'est pas formalisé par MDM. Je veux parler de ce travail d'échafaudage auquel chacun de nous participe sans faire de bruit pour tenter de résister pied à pied à la fatalité.. Chaque jour, nous essayons de penser ceux que nous aidons à panser en refusant d'émailler nos propos d' " Inch Allah ! ". C'est sans doute la mission la plus complexe qui nous soit donnée de réaliser mais c'est aussi, à mon avis, la plus essentielle.
Je voudrais qu'on ne se méprenne pas sur mon propos. Je respecte profondément les croyances religieuses des hommes du monde entier mais en l'occurrence, cette expression là, je ne la supporte plus. Non, qu'on ne vienne pas me dire qu'il s'agit d'une question de culture ! Si vous passiez quotidiennement à un check-point et que vous croisiez régulièrement le regard des hommes qu'on oblige à se déshabiller devant leur femme, leur mère, leur père ou leurs enfants vous comprendrez ce que je veux dire. J'me souviens de ce jour où Anne, Jihad, Fathi et moi nous sommes fait arrêter au check-point de Zatara. Les soldats ont fait descendre nos deux collègues palestiniens et les ont entraîné à l'écart. L'inquiétude vissée au ventre, Anne et moi voulions les suivre mais le canon d'un M16 force le respect ! Ordre leur a été braillé qu'ils se déshabillent. Obéissants, ils nous ont juste lancé un clin d'œil pour nous rassurer et faire en sorte que nous ne compliquions pas les choses. J'me souviens de ces deux collègues et amis en train de déboutonner leur chemise. J'me souviens du soldat qui a pointé son arme en direction de leur pantalon. J'me souviens, oui, que sans discuter, les yeux rivés sur le sol et la mâchoire serrée, chacun d'entre eux a dégrafé son pantalon. J'me souviens de cette image : deux hommes torse nu, les pantalons en bas des pieds, sur ce bord de route nationale, sous le regard de jeunes colons hilares…

Il y a ceux qui résistent aux humiliations comme Jihad ou Fathi, qui tentent encore après-coup de rire sur la nécessité d'assortir son slip à ses chaussettes pour rester élégant en toutes circonstances. Il y a ceux qui préservent leur fierté par un humour bon enfant, comme ce médecin quinquagénaire, reconnu et respecté par toute sa communauté, qui chaque matin pour aller travailler, doit décliner son identité et répondre aux questions impertinentes d'un merdeux de vingt ans. Puis il y a tous ceux qui ont lâché prise, ceux dont le regard s'est éteint ou dans lequel on lit la peur, voire la terreur, ceux qu'on appelait dans certains camps, les musulmans. Dieu, Yahvé et Allah ont bon dos. Je refuse de dire Inch Allah ! car c'est un poison instillé à toute petite dose qui imperceptiblement insensibilise et fait accepter l'inacceptable. Je refuse de croire que les hommes sont irresponsables de leur barbarie. Et surtout, je refuse de penser qu'ils ne sont pas maîtres de leur destin.


Marie Rajablat avec la participation de Ronald Brault


Notes :

1 Abir Daragmeh, la nouvelle interprète.

2 Psychologues et assistants sociaux du Youth Counceling Center, dirigé par Fathi Flefel.

3 Toujours avec les professionnels du YCC.

4 Au sens ou Michel Balat l'emploie, c'est à dire une manière d'être extrêmement réceptive.

Sait-on pourquoi on part si loin ?


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