Retour à l'accueil

Retour Piste de recherche


Besoin d'hommes

" Dominique ! Ils ont besoin d'hommes au pavillon Bakounine. Faut que tu y ailles. "

C'est la deuxième fois aujourd'hui, la septième en trois jours. Marre! Annoncer à M. Crespin que je dois m'absenter une demi-heure, que nous poursuivrons l'entretien à mon retour. Refermer le dossier de soins. Plus tard la démarche de soins!

S'affubler d'une blouse blanche pour faire infirmier.

Prendre Michel au passage dans l'unité voisine.

Qu'est-ce qui nous attend encore ?

Avant-hier, dimanche, 8 heures appel de l'unité Alfred Jarry pour une prise de traitement. Troisième jour de traitement injectable. Patient coopérant. Heureusement, car c'est un colosse et nous ne sommes que deux infirmiers hommes pour tout l'hôpital. Rebelote à 12 heures.

Lundi, unité Gandhi, 14 heures, encore une prise de traitement. Le patient un jeune type apparemment terrorisé par sa mise en chambre d'isolement refuse son traitement injectable. Négociations. En vain. Nous sommes quatre. Le patient, Mr. Tache ou Pache, est sur son lit. Chacun prend un membre. Le patient se débat, rue, hurle qu'on l'assassine, multiplie les sauts de carpe. Nous nous couchons sur lui. Nous avons bien du mal, malgré cela, à le contenir. Vite la piqûre ! La relation d'aide, ce sera pour plus tard.

Lundi toujours, unité Beaudelaire, 16 heures. Le patient, un entrant en Hospitalisation d'Office est calme. Aucun traitement n'a été prescrit, ni par l'IPPPP*, ni par le médecin de garde. Une mise en chambre d'isolement a été prescrite, par précaution. Le protocole de mise en chambre d'isolement prévoyant le port du pyjama, ce que le patient refuse, le psychiatre a prescrit l'appel de renforts pour déshabiller le patient et l'obliger à revêtir le sacro-saint pyjama. Un traitement injectable est également ordonné en cas d'agitation. Nous sommes huit à trouver cette consigne absurde. Appel du médecin de garde auquel nous demandons si l'agitation est le but recherché Maintien de la prescription. Le patient ne comprend pas, nous non plus. Heureusement, le patient accepte sa mise en pyjama ... devant huit hommes ! Le traitement prescrit en cas d'agitation provoquée par une prescription aberrante ne sera pas infligé au ... malade.

Lundi 20 heures, unité Alphonse Allais. Mme Vladic refuse de prendre son traitement, et jette son assiette à la tête d'une infirmière. Nous sommes appelés pour l'accompagner en chambre d'isolement et lui donner le traitement injectable prescrit. Cela fait plusieurs jours qu'elle est en train de rechuter. Etat maniaque typique. Une furie que la présence de quatre infirmiers hommes excite au plus haut point. Alternance d'insultes et de tentatives de séduction. Mme Vladic demande à être accompagnée par l'infirmier chauve en chambre d'isolement, parce que les chauves-sourient. Le chauve c’est moi. Elle exige d'avoir son injection debout plutôt que couchée.

La jeune infirmière s'exécute et ne comprend pas pourquoi, la piqûre à peine achevée Mme Vladic lui donne une claque.

Mardi, 16 heures, unité Georges Brassens. Un patient éméché, de retour de permission, demande sa sortie contre avis médical. Le médecin de garde ne sachant pas quelle décision prendre, tergiverse. Le patient balaie d'un revers de la main tout ce qu'il y a sur le bureau. L'interne nous demande de lui faire un traitement injectable et de le mettre en chambre d'isolement. Nous lui faisons remarquer que le patient est en hospitalisation libre et qu'il ne saurait être question pour nous, sauf péril imminent, de lui donner un traitement contre son gré La situation se serait envenimée si le patient ne s'était calmé, à la vue des cinq infirmiers appelés, et n'avait décidé, finalement, d'attendre le retour de son médecin le lendemain pour faire le point avec lui. Il se sentait d'ailleurs tellement mal d'avoir trahi la confiance de son médecin qu'un traitement supplémentaire lui ferait certainement du bien.

Des ratures, des bavures, du style

Style quasi télégraphique. Verbes oubliés. Pas d'émotion. Ne rien laisser filtrer. Ecriture soi-disant objective, comme une transmission infirmière, horodatée et signée. Objective, vous dis-je ! A quoi çà sert de signer si aucun " je " ne se manifeste, si chacun, jour après jour aligne les mêmes expressions stéréotypées ?

Comme s'il était simple de jouer l'homme ... Comme s'il était simple de se coltiner au mieux l'agressivité au pire la violence ... Comme si ces mots désincarnés n'étaient pas parfois aussi écrits avec nos tripes !

Que pourrais-je ajouter à ces notes ? Le nom du patient ? Sa pathologie ? Le sens de ce passage agressif ? La plupart du temps j'ignore son nom, la nature de sa pathologie. Alors, le sens de l'acte !!!

Nul ne nous demande d'être soignants. Nous sommes là pour contenir, contenir et contenir encore... Le comment, le pourquoi... Nos états d'âmes n'intéressent personne. Nous sommes là pour contenir.

Je déteste ces interventions de " force " où l'infirmier anonyme n'est qu'un tas de muscles opposé à un patient tout aussi anonyme. Cà du soin? Un résidu de gardiennage, oui !

Parvenu à ce point, le stylo hésite. Je rature, je réfléchis, je rerature. J'ai beau tourner et retourner les mots, les phrases, ce qui vient ne me satisfait pas. Je reste à la superficie, je généralise. J'énonce des phrases définitives sur la violence dans la société, phrases que je m'empresse de rayer. Là n'est pas la question. Je n'écris pas un traité théorique. Il est plus facile de décrire des situations que d'énoncer ce que je ressens.

Une question de couilles

Et d’abord, je ne suis pas un homme. Si être un homme m’était si simple m’appelerais-je Dominique ? Serais-je infirmière ? Il y a suffisamment de féminin en moi pour que ce " besoin d’homme " me fasse grincer les dents ... les dents et le reste.

Je refuse de n’être qu’une présence masculine, qu’une menace de violence institutionnalisée, instrumentalisée. Je refuse de n’être qu’une force de l’ordre.

Je refuse, et pourtant.

Etre un homme dans une profession quasi exclusivement féminine n’est pas un positionnement banal. C’est tellement peu banal que cet aspect n’est jamais pris en compte dans les réflexions théoriques. Est-ce que çà fait une différence dans la relation soignant-soigné d’être un homme ou une femme ?

Evidemment. Sinon il n’y aurait pas besoin d’hommes. Et c’est précisément parce que ces situations exaltent cette différence qu’elles suscitent une pression particulière. Lorsqu’une infirmière n’arrive pas à assumer une situation violente, soit parce qu’elle perçoit mal la situation, soit parce qu’elle a peur, soit parce que le niveau de violence est supérieur à sa capacité à y faire face, c’est l’infirmière, son savoir-faire qui est en première analyse mis en cause. Ensuite son savoir-être. Jamais sa féminité. Au contraire.

Lorsqu’un infirmier n’assume pas une situation violente pour les mêmes raisons, ce n’est pas son savoir-faire, ni même son savoir-être qui est mis en cause mais sa virilité Pour un infirmier homme intervenir physiquement auprès d’un patient violent ce n’est pas une question de technique, ce n’est pas un problème de savoir-être, c’est une question qui se résume à en avoir ou pas. Une question de couilles.

Que la situation s’envenime, que le patient réduit à l’état d’objet soit bousculé, maintenu, piqué, contenu, qu’il n’ait à aucun moment la possibilité de consentir ne rentre pas en compte. C’est une question de couilles. C’est tellement vrai que sauf violence par trop importante, sauf si un soignant est blessé, les conditions de Mise en chambre d’isolement, les conditions de contention physique ne seront jamais reprises en entretien, et encore moins en réunion clinique. Nul n’en veut rien savoir.

Intervenir, contenir, envelopper, rassurer un sujet qui a perdu ses limites, qui est égaré dans son monde intérieur, dans son délire, qui a besoin de se cogner contre un mur pour ne pas exploser : oui; faire la preuve de ma virilité : non. S’il faut en absolument en faire la preuve, je préfère me contenir, me maîtriser.

Et tant pis pour la réputation de mes couilles.

De l’art d’accepter sa peur

Au commencement était la peur.

Peur de l'autre dont on ne peut prévoir les réactions, peur de ces regards qui vous traversent sans vous voir, peur de ces vociférations qui vous annihilent, peur de la violence physique. Peur de soi, de ses réactions, peur d'avoir trop de violence en soi, peur de ne pas être à la hauteur de la situation. Peur d'avoir peur.

Et comment n'aurions nous pas peur ?

Après tout, si certains de ces patients sont hospitalisés, c'est précisément parce qu'ils sont estimés dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Et même si le nombre de patients hospitalisés sous contrainte est en constante diminution, il n'empêche que ce sont ces patients qui restent hospitalisés le plus longtemps. Cette diminution peut être, par ailleurs, globalement vraie sans l'être localement, les secteurs parisiens, et ceux situés dans les grandes villes, en savent quelque chose.

Soigner est un acte extrêmement complexe qui mobilise chaque fibre du soignant. Chacun soigne avec ce qu'il est, avec ses expériences passées les plus intimes, avec son vécu, avec ce qu'il est en train de vivre. Rien ne prépare vraiment le soignant à affronter cette complexité, ni ses études, ni sa pratique quotidienne.

Qu'une infirmière ait été agressée dans l'enfance, qu'un infirmier soit en instance de divorce, qu'il ait eu un père alcoolique, qu'un de ses proches se soit suicidé (que sais-je encore ?), chacun de ces événements de vie colorera la prise en charge d'un patient qui évoquera ou non par un fil ténu, par un trait imperceptible ce passé.

Chaque fois qu’on a besoin d’hommes, c’est un homme qui se déplace, un homme avec son vécu d’homme. Enfant, comment était-il ? Etait-il bagarreur, querelleur ? L’est-il resté ? Est-ce un père tranquille ? Un chatouilleux du point d’honneur ? Chaque fois que je suis appelé pour contenir un patient agité, quelque chose en moi se souvient. Je me souviens des bagarres quand j’étais môme, des copains qui me traitaient de " Sale boche ", des coups de poings, des coups de pieds. Je me souviens de ma rage quand réfugié dans un coin de la cour de récréation j’affrontais ces maudits copains. Je me souviens de ma colère rentrée, des larmes qui ne devaient surtout pas sortir, des dents serrées, je me souviens de mon incompréhension, de mon père qui me disait que c’était mon problème et qu’il ne pouvait rien faire pour moi. Je me souviens de Daniel, ma première victime, de Pascal que j’avais explosé pour une histoire de fille, pour une love story. Je me souviens des bals du samedi soir, des affrontements ritualisés pour les filles, des bastons avec les fachos à Nantes. Je me souviens des volées que me donnaient ma mère, je me souviens que mon père ne m’a jamais frappé. Chaque fois, tout cela et bien d’autres choses que je ne saurais écrire est présent et se conjugue avec mon quotidien, avec mon humeur du moment, avec ce que je suis capable de supporter d’un autre à ce moment là.

De tout ce qu’un infirmier peut être conduit à faire dans le cadre de sa pratique, la contention du patient agité est certainement et de loin l’acte le plus complexe, celui qui l’implique le plus et partant le moins partageable, le moins communicable.

Contrairement à ce que montrent souvent les médias, et notamment la réclame d'une marque de bagnoles que je n'achèterais jamais, les infirmiers de secteur psychiatrique ne sont pas des brutes affublées d'un calot et d'une blouse blanche. Les infirmières de secteur psychiatrique, loin d'être des matrones sont aussi féminines que leurs homologues des soins généraux, les infirmiers de secteur psychiatrique ne sont ni plus costauds, ni plus musclés que les autres. Si nous avons choisi d'être infirmiers, çà n'est pas pour enfermer ceux qui délirent, qui ont un comportement différent mais pour soigner des individus qui souffrent de difficultés psychiques.

Il est parfois bien difficile de maintenir vivace cet idéal.

Le debriefing du pauvre

Lorsque Jean-Michel me traite de pédé, de dégonflé, lorsqu'il me dit que de toute façon il me retrouvera à la sortie. Lorsque Thierry insulte ma collègue : " Sale chienne, tu n'es bonne qu'à te faire sauter dans les coins par le médecin. " Lorsque René monte sur le rebord de la fenêtre nu comme un ver et commence à se masturber, lorsqu'il nous jette à la figure le pot d'eau ou le bol de soupe que nous venons de lui porter, lorsqu'Alain nous répond : " Va te faire foutre, si tu continues à m'emmerder, je vais te mettre mon poing sur la gueule ", etc. Lorsque Claude arrache le lavabo de la chambre d'isolement, qu'il casse la serrure à force de frapper dans la porte. Lorsque Serge bouscule l'infirmière pour s'échapper. Lorsqu' Henri se faufile la nuit dans la chambre de Bruno pour le sodomiser. Lorsque Françoise, en état maniaque, se frotte à tous les hommes. Il est parfois difficile de garder intact son idéal de soignant.

Dans ces situations même en équipe chacun de nous est seul, seul avec lui-même, seul avec ce qu'il peut supporter. Si seulement nous pouvions parler ... Si seulement quelqu'un nous écoutait ... Si seulement notre parole pouvait être entendue ... S'il était possible d'énoncer sa peur sans être jaugé, jugé, condamné ... Si nous pouvions nous autoriser à parler de ce que nous ressentons à propos des patients sans que cela ne soit pris ni comme un jugement de valeur, ni comme une preuve de faiblesse. Il faudrait pour cela accomplir un véritable travail clinique comme il ne s'en fait plus guère. C'est parfois une telle torture de parler de soi, de ses craintes, de ce que nous ressentons.

Alors, nous nous réunissons à deux trois, autour d'un café et nous parlons. Nous parlons du médecin qui ne ... pas assez, du surveillant qui ... trop, de tel collègue qui ne sait pas poser de limites. Nous nous épanchons entre nous de ce que nous n'osons dire, du plateau repas que le patient nous renvoie une fois à la figure et que nous ne lui servons plus au repas qui suit, du patient qui nous insulte et dans la chambre duquel nous n'entrons pas. Il attendra pour fumer d'être poli. Nous évoquons notre peur.

" Moi, tout seul, dans sa chambre j'y rentre pas.

- Si, au moins, on était épaulé par le médecin Mais tu parles, avec Wintropp, c'est le patient qui a toujours raison.

- Moi je me souviens, j'avais été appelé pour maintenir Boulindeau dans le service du Docteur Bénichoux. Cà a duré trois mois, avec électrochoc et tout. On entrait à six infirmiers dans sa piaule, et je peux te dire que çà rigolait pas. Un jour Bénichoux est entré seul dans sa chambre et lui a dit : " Maintenant çà suffit, si vous continuez sur ce chemin, c'est à moi que vous aurez affaire et vous rigolerez pas tous les jours. " Boulindeau est resté coi. Le lendemain il acceptait son traitement. Tu imagines Wintropp se pointer, seul, dans la chambre de Martinez. Il ose même pas annoncer son changement de traitement à Béthonoud.

- J'en ai marre. On passe notre temps à signaler que Buzard ne va pas bien. Le PH s’en tape. Il a même diminué son traitement. C’est à se demander s’il lit le dossier de soin. L’autre jour, Buzard m’a demandé à sortir, menaçant et tout. Il n’a peut-être pas le droit de sortir mais moi j’ai préféré l’accompagner à la cafétéria. J’ai pas envie de me prendre un coup.

- De toute façon, moi si çà continue, je m’arrête en maladie. Cà fait trois après-midi que je travaille avec un intérimaire différent. J’en ai ma claque.

- Non mais c’est trop fort. Au flash ce matin, je raconte que Martin m’a mis une claque et que çà ne peut plus durer, qu’on en a marre de se prendre des coups. La psychologue me répond, avec plein de circonvolutions que c’est peut-être mon contre-transfert qui me fait agir ainsi, et qu’il est possible d’imaginer que si j’étais plus souple, Martin agirait différemment. Et puis quoi encore, c’est elle qui se les prend les coups ? "

Seuls entre nous on fait bloc, on fait équipe. Et tant pis pour la cohésion de l’équipe pluridisciplinaire.

J’ai peur, chacun de nous a eu, a, aura peur, du médecin-chef à l’ASH et c’est normal. C’est aussi avec cette peur qu’il nous faut travailler à condition qu’il existe un lieu où élaborer à partir de cette peur. Il est d’autant plus important d’éviter que ce sentiment de crainte ne nous submerge que le patient a parfois encore bien plus peur que nous. Et après tout, comment n’aurait-il pas peur de nous ? Imaginez que vous vous promeniez tranquillement dans la rue, que des policiers sous un prétexte que vous ne comprenez pas vous conduisent à l’hôpital psychiatrique. Ne seriez-vous pas agressif ? Ne penseriez-vous pas que cet hôpital n’est pas un véritable hôpital, que ces soignants sont de faux soignants ? Confrontés à un risque vital, à un complot dont vous ne saisissez pas les ramifications, ne vous défendriez-vous pas avec l’énergie du désespoir ?

En vingt ans de carrière, j’ai dû affronter bien des situations difficiles. La peur a parfois été ma compagne. Les circonstances les plus périlleuses n’étaient pas forcément les plus angoissantes. Il est parfois plus facile de désarmer un patient délirant qui a le doigt sur la gâchette que d’empêcher une suicidaire de sauter par la fenêtre surtout si son poids vous entraîne vous-même vers le vide. Les situations extrêmes vous conduisent souvent à vous dépasser, à éprouver cette froide lucidité qui calme les plus agités, les plus violents.

J’étais élève-infirmier depuis trois jours, lorsqu’éclata une bagarre générale au salon de l’unité où je travaillais. Dans cette unité de soixante-douze lits, une vingtaine de patients en étaient venus aux mains pour je ne sais quelle raison. Les trois infirmiers présents et l’élève-infirmier devaient tenter de séparer tout le monde. Inutile de dire que je n’en menais pas large. Attraper l’un, l’écarter de l’œil du cyclone, l’empêcher d’y retourner, en attraper un autre, le tout sans violence excessive, j’aurais bien voulu voir Hercule dans un cas pareil. Nous étions pris depuis trois minutes dans ce malstrom, lorsque j’entendis, dominant tous les cris et jurons : " Non ! Pas lui ! ". Le temps de me retourner et je vis Roger, une chaise levée au-dessus de ma tête suspendre son geste et poser la chaise à terre. Sans l’intervention de Rachid, un jeune patient psychopathe, j’en prenais plein la tête. J’ai bien failli ne jamais être infirmier...

L’art de chasser les aliens

" C’est pour Lerouge, un patient chronique qui a encore pété les plombs. J’y suis allé hier, on était cinq et on a eu du mal, me dit Michel. "

Arrivée à l’unité Bakounine. Les infirmières ont dépassé le stade critique, elles sont à bout. Le secteur vient d’ouvrir un Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel en ville, les effectifs ont fondu comme neige au soleil. Il n’y a plus que trois infirmiers hommes pour tout le secteur. Les patients, dans un cadre qui leur paraît moins structurant, s’agitent de plus en plus. Il n’y a plus assez de chambres d’isolement.

"  Lerouge, je le supporte plus. Il est répugnant, nous dit une grande blonde sympathique. Avant çà allait. Mais maintenant il tient plus dehors, les hospis sont de plus en plus fréquentes. Et puis çà s’arrange pas. Il est de plus en plus agressif. Vous deux plus Hubert qui arrive, çà fait trois. Si c’est comme hier, çà sera trop juste ... Il est vraiment dégueulasse, je suis sûre qu’il fait exprès d’uriner par terre. Il nous crache à la figure. Je le supporte plus. "

Cà promet.

"  Alors c’est pour qui ? dit la voix joviale d’Hubert. Richard ? Je l’ai suivi trois ans au dispensaire. Je le connais bien.  Qu’est ce qu’on lui fait ?

- Traitement injectable, plus anticoagulant. Si on réussit à lui prendre la tension ce serait parfait. Hier on n’a pas pu.

- Je m’en charge. Normalement çà devrait passer Sinon on essaie de le maintenir et tu piques."

Joignant le geste à la parole Hubert ouvre la porte renforcée de la chambre d’isolement.

"  Bonjour ! Alors mon bon Richard ! Qu’est ce qui t’arrive ?

- Ah Hubert ! Enfin quelqu’un de confiance ! Si tu savais ce qu’ils m’ont fait ! J’ai tout eu. C’est bien simple j’ai tout eu. Jusqu’aux extra-terrestres ... Et puis avec ces putains d’infirmières ... "

Il vaut mieux que çà se passe bien. Richard Lerouge n’est ni très grand, ni très costaud, mais çà ne sera pas simple de le maintenir. Richard Lerouge, c’est Laurel et Hardy dans une même personne. Le haut du corps c’est Laurel, un Laurel vieilli, marqué par la maladie, édenté, qui éructe des insultes d’une voix de stentor. Le bas du corps à partir de la ceinture c’est Hardy, un Hardy dont le corps serait un énorme, un gigantesque œdème, avec des cuisses comme des piliers, clouées, plantées, rivées dans le sol. Il ne sera pas simple de le déplacer. Il faudrait le déraciner.

Cela sera d’autant moins simple que la chambre d’isolement est trop exiguë. Impossible de tourner autour du lit, impossible de tirer partie du nombre. Nous ne saurions éviter de prendre des coups.

Nous n’en sommes pas là.

Richard retrouve Hubert. Il a tant de choses à lui raconter.

Michel et moi décidons de rester dans l’entrebâillement de la porte, au cas où. Nous n’entrons pas pour ne pas envahir, pour ne pas perturber ces retrouvailles, mais nous sommes prêts à bondir dans la chambre pour ceinturer Richard en cas de nécessité. Les infirmières de l’unité sont derrière nous, avec les seringues dans le plateau.

Hubert et Richard sont sur le fil du rasoir. Il suffit d’un rien pour que tout dérape. Qu’Hubert prête trop attention à un mot, à une expression et tout bascule.

"  Tu te rends compte que ces salopes d’infirmières ont été jusqu’à me piquer ! Mais je me suis pas laissé faire. Cà y a été la machine à baffes.

- T’as pas changé Richard. Cà me rappelle la première fois que je suis venu chez toi en visite à domicile. T’as pas arrêté de gueuler en disant que t’avais pas besoin qu’on s’occupe de toi, mais tu m’avais préparé un café.

- Ouais. T’as toujours su ce que tu voulais. Même les aliens te respectent. "

Progressivement, Hubert conduit Richard à accepter l’idée de l’injection.

"  Bon t’es venu pour me faire la piqûre. Ben vas y fais-moi là. Qu’est ce qu’il y a dedans ?

- Nozinan, haldol ... pour chasser les aliens ... ah et puis il y a aussi l’anticoagulant.

- C’est pas vrai. Vous allez encore me faire chier longtemps avec ces piqûres de pédés ?

- ................. Allons Richard ! ..........

- C’est toi qui me la fais, hein, je ne veux pas que ces pétasses d’infirmières me touchent. "

Ouf !

Hubert réussit même à prendre la tension de Richard. Pendant ce temps, les infirmières nettoient la chambre, vident le pot.

Hubert quitte Richard en lui promettant de venir le revoir et cette fois sans piqûre à faire.

Retour dans l’unité. Mr Crespin est sorti.

 

D.Friard. CH. Marquis de Sade (94).

En hommage à André Roumieux.

 

 

Lire la réaction de Jean Vignes


 

Du coup de poing

Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, un coup de poing, d’après moi, constitue pour celui qui le reçoit une sorte de violation, une atteinte profonde à la sécurité de sa personne. Le poing qui frappe déclenche aussitôt chez celui qui est touché, un mouvement d’autodéfense. Le réflexe de protection se prolonge par le geste qui est selon la nature de l’individu touché , diversement contrôlé. Je crois que celui qui ne réagit pas en recevant un coup de poing, est anormalement réceptif et anormalement dépourvu de réflexes.

Le coup de poing était le sujet tenu le plus secret et le plus tabou de mon métier. Cependant l’éventualité de recevoir un coup de poing était permanente, en particulier dans un quartier d’agités comme celui-ci. C’était une peur dont personne ne parlait, qui existait d’une manière tout à fait secrète. Et cette peur dissimulée nous enfermait, les uns et les autres, dans une sorte de solitude d’où nous ne pouvions sortir, la plupart du temps, que par l’agressivité.

André Roumieux, Je travaille à l’asile d’aliénés, Editions Champ Libre, Paris 1974.

Sur le sujet qui nous préoccupe lire les pages 177-186.

 

 

Les principes des ASH du CH Gérard Marchant

Dans le cadre d’une formation à la gestion de la violence, 14 ASH du CH Gérard Marchant et leur formateur ont élaboré 15 principes relatifs à la violence et à sa prévention :

* La plupart des passages à l’acte pourraient être évités. La violence n’est pas une fatalité.

* Chacun de nous a un savoir sur la violence et connaît pour l’essentiel la façon de prévenir les passages à l’acte.

* La violence n’est pas une histoire individuelle, c’est la conséquence d’un fonctionnement ou d’un dysfonctionnement d’équipe.

* Nous avons davantage besoin de lieux de paroles et d’échanges sur la violence que nous avons subie que de savoir formel.

* Tout passage à l’acte, d’où qu’il vienne doit être ponctué, parlé et éventuellement sanctionné.

* Le patient est une personne pas un meuble.

* Les patients sont peut-être fous, mais ils ne sont pas cons.

*Il faut essayer de dialoguer avec le patient même lorsqu’il parle peu ou d’une façon stéréotypée.

* La frustration peut être destructrice pour certains.

* La façon de parler et d’agir est importante, il faut s’adresser à l’autre (comme une lettre que l’on envoie).

* Il existe une façon spécifique de s’adresser à chacun, comme un code d’accès, la difficulté est de trouver ce code.

* Lorsque l’on méconnaît ce code, le risque d’agressivité et de violence est multiplié.

* La violence renvoie toujours à un contexte qu’il faut pouvoir décrire et analyser pour le comprendre.

* Ce n’est pas avec des grandes idées qu’on peut prévenir les passages à l’acte mais en étant attentif aux plus petites choses.

*Chaque acte que j’accomplis est essentiel.

Dominique Friard pour le groupe d’ASH de Gérard Marchant.


nous contacter:serpsy@serpsy.org