Retour à l'accueil

Retour à médiations



TRACE DE SOI



Article publié dans Santé Mentale N° 9 juin 1996 (Autorisation de l'auteur)

Par Marie RAJABLAT, infirmière au Centre d'Accueil et Thérapie Brève Saint-Eloi, Paris 12ème, attaché au Centre Hospitalier Esquirol, Saint-Maurice.

Je voudrais parler d'un soin très quelconque, tellement banal qu'on croirait qu'il n'y a rien à en dire, rien à en penser : "la toilette". Il est clair que ce n'est pas un soin de prédilection pour les infirmiers, ni pour personne peut-être. Les soins d'accompagnement de la vie courante ont perdu de leur intérêt au profit des soins de réparation et/ou de réhabilitation, de plus en plus techniques et performants dans les services de soins généraux et des soins à visée sociothérapiques ou psychothérapiques pour les services de psychiatrie. Pourtant, soigner n'est-ce pas "tout cet ensemble d'activités qui assurent la continuité de la vie comme : boire, manger, évacuer, se laver, se lever ... ainsi que tout se qui contribue au développement de notre être, en construisant, en entretenant l'image du corps, le réseau relationnel, en stimulant les échanges avec tout ce qui est fondamental à la vie..." ? (1)

De l'enfance à la vieillesse, nous nous soignons les uns le autres, plus ou moins selon notre âge et notre degré d'autonomie. Ces soins là reposent sur la tradition, l'éducation et la culture. Suite à certains "accidents de parcours" de vie, les soins de réparation ou de traitement de la maladie vont devoir s'ajouter aux premiers. Maiss ils ne peuvent vraiment prendre sens que si la vie, par ailleurs, continue. C'est à dire que, même si les gestes techniques deviennent à un moment prioritaires (réanimation par exemple), ils ne doivent pas pour autant, évincer les soins coutumiers et habituels de la vie, car celle-ci "se retire à chaque fois que l'on se préoccupe davantage de ce qui meurt que de ce qui vit"(2)

Donc, laver quelqu'un peut être un acte hygiénique. Mais ce peut-être également du "vandalisme", une sorte de viol, d'effraction de domicile. Quelquefois, en effet, la puanteur reste la dernière forteresse pour préserver un espace intime, lorsque celui-ci est béant, réduit à néant.

Quelques patients arrivent dans nos services, avec pour seuls vêtements, de vieilles hardes puantes, les cheveux hirsutes, le visage crasseux et les mains luisantes, l'air égaré, traqué ou arrogant, en un mot : repoussant. La toilette peut alors devenir une aventure humaine. Avec patience, douceur et chaleur, il faut savoir attendre sur le bord de leur territoire si souvent envahit. Il faut rester présent et déterminé jusqu'à ce que la porte s'ouvre.

La Toilette est un acte en apparence "banal", un soin dont personne ne parle, dépouillé de toute technicité instrumentale, qui requiert cependant une grande technicité relationnelle ainsi que de sérieuses connaissances cliniques.

La Toilette, c' est à la fois un camouflage de l'intimité du corps par des dessous multiples, fussent ils des oripeaux, et une mise à nu de ce dessous caché.

La Toilette, c'est un corps à corps entre les autres et soi, entre soi et soi mais surtout entre soi et Un autre. Des sensations intimes et secrètes émergent à la surface de l'être, s'exposent, se partagent et s'offrent ou encore s'imposent, indisposent et provoquent ...

La Toilette c'est une mise en scène pour chacun de l'image de soi, de l'espace, du temps et des sens.

La Toilette nous met bien sens dessus dessous : on entend le bruissement des étoffes, on voit le luxe des couleurs ou la profusion de taches, on sent sous les doigts le grain de la peau et la chaleur du corps, et enfin odeurs nauséabondes ou voluptueuses envahissent nos narines.

La Toilette, de par son étymologie, c'est un entrelas, un agencement de différentes pièces de toiles, mais peut-être aussi la mise ensemble de morceaux épars. Et l'on pressent là, la difficulté, mais également l'efficience, d'aborder par ce biais des patients psychotiques parfois tant éparpillés.

Ainsi, nous postulons que :

La Toilette constitue un soin fondamental.

Le corps se révèle comme un "parchemin" qui permettrait à l'homme de se souvenir, quelquefois de se convaincre, de son histoire. Il garde, en effet, sur lui la trace d'une vie passée, antérieure même à la naissance, il conserve la mémoire de sensations disparues.

Il est à la fois lieu de l'intimité et de l'apparence.

Il est une frontière plus ou moins distendue entre soi et le monde.

Il est à la croisée du besoin et du désir, de la réalité et du fantasme.

L'image du corps fonde l'identité, elle réfère à une norme, elle induit l'agir ainsi que la perception de soi et du monde. Elle constitue un pont de communication entre les hommes. " Les mots pour prendre sens, doivent d'abord prendre corps, être du moins métabolisés dans une image du corps relationnelle." (3).

Un soin au corps répète toujours en filigrane quelque chose d'un soin ancien, quelque chose d'une relation d'un temps passé, que ce soit pour les patients ou pour nous soignants.

L'expérience nous enseigne qu'aider un patient psychotique "à faire sa toilette" est un soin difficile, du fait de sa dissociation psychique et de la perturbation de son image de soi, mais également, du fait que l'individu que nous sommes, est saisi dans son corps, avant même que le professionnel, que nous affichons, ne puisse élaborer un quelconque projet de soin. Face à un patient incurique, nous ne pouvons pas ne pas voir, ne pas sentir ou ressentir, ne pas nous souvenir. Nous sommes dès lors, pris au piège de l'échange et de la relation. Ces constatations m'ont tenu lieu d'hypothèse de travail(4).

Dans la pratique, que constatons nous donc ? Il semble d'autant moins difficile aux infirmiers d'approcher les patients, qu'ils ne sont pas obligés de toucher leur corps. Autant dire que, même si la toilette est reconnue comme faisant partie du rôle propre infirmier, elle n'en reste pas moins le "sale boulot". Les soignants touchent à regret. L'autre est trop encombrant, et c'est ainsi que les soins de base, ou soins d'accompagnement, sont relégués à l'arrière plan et abandonnés aux étudiants et aux aide-soignants.

Les infirmiers tracent le cadre du soin autour du patient, tandis que les infirmières en peignent le paysage. Elles lavent, elles essuient, elles coiffent, elles habillent, elles prennent soin de l'individu et de ce qu'il a de plus intime. Un peu comme si, elles seules, les infirmières, en position fantasmatique de "Mères", pouvaient approcher l'intime, qui renvoie à soi, à ses propres limites, à ses origines. Une pudeur garde les hommes à distance. Ou plutôt, ils évitent la rencontre, notamment avec les femmes (patientes).

Les soignantes, par conséquent plus souvent sollicitées pour ce soin, font ce qu'elles peuvent. Elles ont en général moins de difficultés avec les malades dépendants, les jeunes enfants et les vieillards.

En dehors de cette sphère, qui en appelle à leur fonction maternelle, les rapports sont plus compliqués. L'intime, nous l'avons dit, c'est le corps, le sexe et peut-être surtout l'Amour. Il est donc question du Plaisir et du Manque. Et là, hommes et femmes buttent. Effectivement l'individu que nous sommes, est saisi dans son corps avant même que le professionnel, que nous affichons, ne puisse élaborer un quelconque projet de soin.

Des difficultés liées à la pathologie schizophrénique des patients se présentent aux soignants : le retrait affectif, l'hostilité, la méfiance, la non-coopération, ce qui laisse à penser que la dissociation psychique est au premier plan des difficultés pour aborder l'autre ainsi que sa toilette.

Cependant, cet élément n'altère pas de manière manifeste les soins quotidiens et, n'entrave pas, apparemment, la relation soignant/soigné. Pour autant, le travail n'est pas satisfaisant. En effet, cette question n'interfère pas dans les soins pour la simple raison qu'elle n'est pas parlée. Certes, il n'est jamais facile d'aborder un symptôme qui n'est pas perçu comme tel par une personne. Le patient qui délire, qui est halluciné ou encore, dont l'image corporelle ou l'identité personnelle est perturbée, est convaincu de la réalité de ces sensations. Rien ni personne ne pourra le faire douter, sauf peut-être un lent et long travail d'apprivoisement et d'échange autour de ces sensations, étranges pour les uns, réelles pour les autres. Des histoires se bousculent. Nous ne raconterons que celle de Noa :

Lorsque nous l'avons connue, cette grande fille africaine, vivait recluse dans un taudis. Elle fermait toujours les yeux et se bouchait les oreilles pour éviter que les pensées des autres n'entrent dans sa tête, elle mangeait à peine et, ne se lavait plus, depuis bien longtemps, de peur que nourriture ou eau, n'envahissent son corps et le fasse exploser. De longs jeux de mains et d'eau, nous ont permis dans un premier temps de "parler" ensemble. L'eau, pas plus que nous-mêmes, ne l'ayant envahie, elle a pu cheminer. Aujourd'hui encore, il lui arrive de surgir au Centre pour vérifier quelque chose. Quoi ? Là encore, nous ne savons pas.

Toutes ces histoires de corps à corps, d'eau ou de toilette, racontent des "souvenirs" très archaïques. Dans toutes ces situations de soins, les infirmiers sont avant tout des acteurs. Il n'est pas dans leurs fonctions de donner d'interprétation. Et pourtant, ils donnent du sens, sans pour autant s'en rendre compte. Aussi, éviter de parler de ces questions là, entraîne une redondance des troubles, et la répétition des situations de crise. Les patients tournent sur eux-mêmes comme un disque rayé.

Le soin est une activité symbolique (au sens commun du terme ou, imaginaire au sens lacanien). C'est une activité de pensée. Tout le travail mental des soignants, qu'il soit explicite ou implicite, commence par de simples "rêveries". Ils vagabondent dans l'échange, puis d'observations en "réflexions", ils inventent du sens à ce qui, primitivement, n'en avait pas (au moins pour eux). Ils relient des éléments entre eux, pour construire, créer à partir d'eux, une histoire cohérente. Cette histoire devient leur histoire, à travers les soins que l'un dispense et l'autre reçoit. S'il n'y a pas d'écho, ils recommencent ... On peut imaginer, que c'est à partir de telles élaborations mentales soignantes, qu'un jour, peut-être, va s'étayer la reconstruction du psychisme d'une personne.

1- COLLIERES (M.F.) : Promouvoir la vie, De la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers, Paris, InterEditions, 1982, page 245

2- Ibidem, page 244e

3- DOLTO (F) : L'image inconsciente du corps, Paris, Seuil, coll. point n° 251, 1984, p.45.

4- Analyse de contenu d'entretiens semi-directifs avec des d'infirmiers et des étudiants, dans deux centres hospitaliers de province (Le Vinatier à Lyon et Gérard Marchant à Toulouse), sur 9 unités fonctionnelles différentes, intra et extra-hospitalières, nous permet, non pas de tirer des conclusions sur ce soin, mais d'ouvrir des pistes de réflexions.
L'intégralité de l'enquête est reprise dans un mémoire de Maîtrise de Sciences et Technique en Santé Mentale in RAJABLAT (M) :
La toilette, une histoire de sens dessus-dessous, Créteil, 1995


nous contacter:serpsy@serpsy.org