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LA TOILETTE : UN SAVOIR-FAIRE ET UN SAVOIR-ÊTRE


Marie RAJABLAT, Infirmière Centre d'Accueil et Thérapie Brève
Groupe de Recherche du XIVème secteur Hôpital Esquirol



Soigner pour le Littré signifie " apporter de l'attention, du bien être ". Le Petit Robert ajoute " s'occuper du contentement, du bon état " . Soigner c'est " tout simplement " s'occuper de la vie. Il s'agit d'attentions qu'on se prodigue à soi, mais aussi qu'on dispense aux autres lorsqu'ils ne peuvent pas ou ne peuvent plus assumer leurs besoins vitaux. Soigner représente " tout cet ensemble d'activités qui assurent la continuité de la vie comme : boire, manger, évacuer, se laver, se lever, bouger, se déplacer, ainsi que tout ce qui contribue au développement de la vie de notre être, en construisant, en entretenant l'image du corps, le réseau relationnel, en stimulant les échanges avec tout ce qui est fondamental à la vie ..." (1) Suites à certains "accidents de parcours" de vie, les soins de réparation vont devoir s'ajouter aux soins d'entretien.

Mais, ils ne peuvent vraiment prendre sens que si la vie, par ailleurs, continue. C'est à dire, que même si les gestes techniques deviennent à un moment prioritaires (réanimation par exemple), ils ne doivent pas pour autant, évincer les soins coutumiers et habituels de la vie, car celle ci "se retire à chaque fois que l'on se préoccupe davantage de ce qui meurt que de ce qui vit" (2).

Tout d'abord, qu'évoque pour les infirmiers le mot "toilette" ?

70% des soignants interrogés affilient en premier lieu la toilette à "hygiène" et "propreté".

Ils définissent l'hygiène comme une norme, presque comme un critère d'inclusion ou d'exclusion à l'humanité. Ainsi, Solange, infirmière dans une unité de soins intra hospitalière, associe "toilette" à "hygiène, respect de soi-même, respect du corps, respect de l'entourage". Le respect, dont parleront tous les soignants à un moment ou un autre, est un sentiment très fort, qui nous transcende, ce qui laisse à penser que la toilette mobilise d'une certaine manière, notre conscience, notre morale, notre sens du sacré. "Se laver c'est se purifier" dit Jean-Pierre. Sacré et Impur sont deux pôles opposés. L'impureté a un caractère religieux, mais c'est aussi une mesure de préservation sanitaire. Il suffit de parcourir l'Ancien Testament pour en être convaincu. "Sacer" (saint) et "Sanus" (sain) sont intimement liés. On trouve parfois d'extraordinaires coincidences entre certains rites symboliques et notre hygiène. Cependant tout contact avec une personne en état d'impureté rendra impurs les individus ayant atteint les degrés supérieurs. Ce qui pourrait entraîner un évitement du contact.

Si prêtres ou sages utilisèrent l'encens pour symboliser la fumée du sacrifice et par son parfum, rendre tolérable l'odeur d'une humanité crasseuse, les infirmiers, eux, officient avec d'autres liquides purificateurs : bains moussants et eau de javel ! Roland Barthe définit cette dernière comme "une sorte de feu liquide, dont l'action doit être soigneusement mesurée, faute de quoi l'objet lui-même est atteint, brûlé" (3) C'est une eau guerrière aveugle qui, à la fois sauve (la blancheur, la pureté) et tue (les tissus, la peau). C'est elle qui symbolise la propreté pour les infirmiers (4). Les bains moussants, outre le parfum, exhalent le luxe et le superflu, le léger et le facile, l'inutile et l'éphémère, autant de notions inconnues, sauf peut-être la dernière, de tous ces patients démunis du minimum. Or, comme par dérision, plus le patient sera "pouilleux", plus on ajoutera de produits ...

L'hygiène est essentiellement technique . Elle se réfère à un besoin fondamental à la fois individuel et collectif. Avec la toilette, par contre, on entre dans un univers superlatif. "C'est un plus", s'entendent à dire les soignants. Elle se réfère aux sens et à l'Autre. Autant l'hygiène est décrite comme "stérile", vide de sensations mais également comme un passage obligé pour accéder aux soins, - "on peut pas soigner quelqu'un comme ça, ou faire des piqûres comme ça, sur quelqu'un qui est plein de crasse ou de poux" - autant la toilette est associée au "plaisir", à la sensualité et à un soin ou un objectif de soin - "La toilette c'est la recherche de soi" . Si l'hygiène est faite d'obligation pour soi et les autres, la toilette, elle, est fête de soi et des autres.

Dans le discours, le sens à l'honneur semble le toucher, pourtant nous verrons plus loin que dans la réalité il en est tout autrement.

La première raison pour laquelle les infirmiers pensent devoir se soucier de la toilette des patients reste l'hygiène. 45% des infirmiers pointent l'importance de l'image que le patient donne de lui et reçoit en retour. C'est donc, après le caractère hygiéniste, le caractère spéculaire qui l'emporte. (Notons en passant que respect signifie étymologiquement "regarder en arrière".)

Les soignants abordent la toilette de manière différente en fonction de trois systèmes de soins : celui pour patients entièrement dépendants, celui pour les patients partiellement dépendants et enfin celui pour patients indépendants. S'en suit une longue liste d'actes. L'essentiel des soins dispensés aux patients dépendants se déclinent dans le registre technique.

Il est remarquable que pour les soins aux personnes dépendantes, le sujet de l'action, quand il y en a un, est un pronom indéfini. "On" officie sans relâche. Une infirmière raconte "Nous sommes obligées de tout faire, les lever, les mettre soit dans le bain soit dans la douche, les laver partout .. on est obligé d'y mettre les doigts, enfin les mains ... Après on les sèche ... on recommence l'opération à l'envers, les sortir du bain ou de la douche, les sécher ou les habiller ..." Les seuls pronoms personnels sujets d'une action ( je et nous ) évoquent d'une part la difficulté que représente ce soin pour l'infirmière et d'autre part une sorte de regret d'avoir à le dispenser.

A mesure que les patients sont moins dépendants, les phrases s'allongent et une relation soignant/soigné y est plus clairement décrite : "on les aide", "on les assiste de manière à ce qu'ils le fassent le plus autonome possible", "on les incite", "on le leur demande" . Pour les patients partiellement dépendants, le sujet de l'action reste encore essentiellement "on". Deux infirmiers s'expriment cependant à la première personne et laissent ainsi entrevoir une implication personnelle grandissante en fonction du degré d'autonomie croissant des malades. En effet, lorsque nous passons au système de soins pour des patients indépendants, 5 phrases commencent par un pronom personnel (je).

On remarque également que plus le soignant s'éloigne de l'hôpital et plus il parle et s'implique. Les verbes, s'ils restent d'action, comme à l'hôpital (prendre, parler, donner, faire, regarder, dire, voir et aimer), expriment, sur le secteur, l'échange de mots et d'idées, de sensations et d'images. Les infirmiers disent là "je" ou "nous", rarement "on".

Toutes ces bribes de discours, prélevées de leur contexte, reflètent une image plutôt taylorienne et peu soignante du travail infirmier. Il est vrai que, telle qu'elle était posée (que faites vous dans le domaine de la toilette ?), la question ne permettait peut-être pas d' autre réponse qu'une description fastidieuse. Malgré tout, le "listing" de ces actions sommaires, répétitives, ponctuelles, presque chronométrées, décortiquées ... font penser qu'il est difficile de parler de la toilette autrement que de manière tronçonnée, hachée. Les infirmiers sont au moins aussi malmenés que les patients qu'ils tournent et retournent. Ils sont pris dans un filet de contradictions.

Lorsqu'on leur demande si la toilette fait partie de leur rôle propre, la question leur paraît presque nulle et non avenue. Et même si pour deux équipes la répartition des compétences aides-soignants/infirmiers semble être un problème prégnant, tous s'accordent à dire, un peu comme Solange : "Je ne me pose pas tant de questions. La toilette ça fait partie de notre travail. Point"

Malgré tout, il est clair que cette unanimité est contrainte et forcée. La toilette n'est pas le soin de prédilection. Catherine, infirmière dans une unité d'hospitalisation à temps plein explique "Moi, je suis pas très branchée corps, en général ... La toilette, ça fait partie de notre rôle propre mais je trouve ça franchement désagréable ... c'est rebutant" Les deux étudiants de notre échantillon corroborent cette thèse. Corinne, étudiante en 2ème année déclare : "Ce n'est pas le soin que je préfère, mais ça ne me dérange pas". Elle ajoute même : "Si nous ne le faisons pas, qui le ferait ? Certainement pas les médecins. Alors ?! ...". John, étudiant en première année de médecine explique que "de tous les soins qu'on fait, ce n'est pas celui qu'on fait de bon coeur". Et il termine ainsi : "Mais ce n'est pas parce-que ça dérange qu'on le rejette " ! .

Pourtant, seuls 4 soignants considèrent que la toilette idéale est celle dont on n'a pas à s'occuper. Tous les autres ont une idée de ce que devrait être ce soin. La toilette est bien plus qu'une série d'actes. Ce serait plus une "ambiance ... un environnement" une manière "d'être là", présent à l'Autre.

Les soignants se réfèrent en premier lieu à un Soin dont le Maître serait le Temps. Cette toilette idéale est suspendue dans le temps et l'imaginaire des soignants. Elle semble émerger de souvenirs lointains. Pour l'ensemble des questions précédentes, ils répondaient après un temps de réflexion, en ponctuant leurs propos d'échanges visuels, comme s'ils cherchaient l'approbation ou l'encouragement de l'interviewer. Là, dans la majorité des cas, nous avons été frappés par la rapidité de réponse, la prolixité du discours et la chaleur affective de l'entretien à ce moment préçis, comme si, de ce soin là, ils se remémoraient quelque chose. Un "quelque chose" qui n'aurait pas été appris à l'école, mais qui aurait été porté au plus profond de soi.

Si jusqu'àlors le discours des hommes différait peu de celui des femmes, il se démarque un petit peu sur cette question. Robert et John pensent que la toilette idéale est celle que "la personne ... assume entièrement". Joseph, lui, a une idée très précise : "la toilette idéale, c'est la douche ou le bain au moins tous les jours". Jean-Pierre, moins laconique que ses collègues, définit surtout le cadre : "Ce serait avoir beaucoup plus de temps ... de la disponibilité ... des locaux fonctionnels ... un peu plus de place. Après, des trucs tout bête, par exemple une plaque sur les portes pour indiquer la douche ..." Il glissera au milieu de sa réponse "prendre le temps de s'occuper d'une personne jusqu'au bout ". Le rôle qu'il s'assigne est de tisser autour de la personne une "enveloppe" faite de mille et une petites précautions, de mille et un détails, la protégeant ainsi du froid, du regard, du jugement, en un mot, du dehors. C'est par ailleurs, le seul soignant à parler d'éducation et d'apprentissage.

Rien, dans les entretiens, ne peut nous permettre d'identifier le modèle de soin auquel se réfèrent les hommes. Tout au plus, nous pourrons repérer dans le chapitre suivant, les stratégies qu'ils adoptent dans cette situation de soin particulière, pour répondre de leur mieux aux patients.

Les femmes, elles, sont beaucoup plus bavardes. Les infirmières insistent elles aussi sur le cadre, notamment, l'atmosphère idéale. Ainsi Céline décrit la toilette comme suit : "ce serait une toilette avec une infirmière disponible ... en forme ... sachant qu'elle n'a pas trente-six patients à faire derrière ... Ce serait un temps qui ne serait pas compté. On prendrait du temps, pas beaucoup ... ou beaucoup si nécessaire et sans culpabilité. Ce serait une ambiance ... Une toilette idéale ce serait avec le plaisir de la faire, oui je crois, comme si on se la faisait à soi" . Le soin idéal serait celui qu'on aimerait recevoir.

Elles insistent beaucoup sur la continuité du soin. Michèle explique que "ce serait prendre la personne en charge du lever jusqu'au moment où elle va prendre son petit déjeuner ... S'en occuper tout le temps. L'accompagner tout le temps, c'est à dire être là". Pour Marie-Claude il s'agira de "donner un bain dans une très belle baignoire ... ronde ...avoir du temps .... que le patient soit vraiment bien détendu ... qu'il ressente du bien-être ... qu'elle puisse lui parler ... qu'il parle s'il veut ... qu'il se laisse aller à dire ce qu'il a besoin de dire ... Ce serait quelque chose d'harmonieux entre le soignant, le patient, le corps et la parole" .

Le Cercle est le signe de l'harmonie. Comme celui de Jean-Pierre, le soin de Céline, Michèle et Marie-Claude enceint. Mais tandis que l'homme trace les limites du soin autour du patient, les femmes, elles, emplissent cet espace de vie. C'est au coeur de cette "bulle" que le soin prendrait sens.

Les propos de toutes ces soignantes contemporaines reposent sur l'image portée depuis longtemps par Florence Nightingale ou Anna Hamilton : la Mère, ce paradigme d'infirmière, "l'universelle consolatrice" (5). Elles parlent toutes de ce Temps béni, fantasmatique, où la mère et l'enfant sont tout l'un pour l'autre. Elles évoquent au long des entretiens une infirmière-mère tendre douce, attentive et discrète même si elle ne dit rien, qui voit même si elle ne regarde pas, qui entend même ce qui est tût. Elles entretiennent une enveloppe chaude et parfumée qui protège, qui garde, qui pressent, qui se noue et se dénoue au rythme de l'eau, de l'autre, sans violence, avec à peine de mots, juste un souffle, source de vie, intarissable, indicible et impalpable. L'infirmière puiserait donc dans l'image maternelle tous les ingrédients nécessaires à sa fonction. Tout comme la mère pallie aux carences de son enfant et adapte ses gestes au fil de son développement, l'infirmière accompagne et guide les pas du patient. Elle le soigne et l'entoure, le nourrit et le lave, lui parle et l'endort. Elle lui montre et l'éduque, le désigne et le nomme. Chacune d'elle a une conception de sa fonction et de la manière de l'exercer. Chacune travaille par conséquent avec une part de soi, plus ou moins grande, plus ou moins apparente selon les moments.

A l'unanimité, elles regrettent l'écart entre cet idéal et la triste réalité. Toutes clament leur manque de temps et déplorent une déshumanisation du travail. Marjolaine, surveillante-chef, rapporte avec beaucoup de nostalgie qu'on ne "porte plus d'attention au corps dans les soins sauf s'ils nécessitent de la technique. Avant, on était très près du corps. Moi, dit-elle, j'ai "grandi" avec les théories de Bettelheim ...même si on n'était pas d'accord avec tout, .. quand même ... il y a des modes ... un moment, on tutoyait tout le monde, pour supprimer les différences, ensuite, on a changé et c'est le droit à la différence qui est mis en avant !"

Cependant, le manque de temps et l'évolution des pratiques ne suffisent pas à expliquer la désaffection des soins d'accompagnement et plus particulièrement des soins corporels. Cette approche de l'autre ne laisse pas indifférent. Les soignants sont interpellés qu'ils le veuillent ou non. Et précisément, le fait d'être "touché" peut devenir une source de difficulté.

Nous avons vu qu'au niveau du discours, le tact était mis en avant. Dans la pratique il semble qu'on touche effectivement, avec des gants (50%) ou sans (50%), mais à regret. Colette rapporte "qu'on est obligé d'y mettre les mains". Corinne, étudiante en soins, pense que le toucher est sans doute le sens le plus important dans les soins corporels parce que, dit-elle avec une moue, "c'est difficile de faire sans" (!).

Lorsqu'on sait que pour 50% des infirmiers la peau représente d'abord "une surface de stimulation permanente", puis en seconde position et pour 20% d'entre eux, "une surface d'excitation sexuelle", nous imaginons aisément combien le toucher éveille d'émotions. Les soignants témoignent indirectement de cette rencontre obligée, lorsque 65% d'entre eux répondent que le sens le plus sollicité chez eux, au moment d'une toilette est l'odorat. L'odeur ne laisse pas neutre.

Toutes ces représentations sociales et culturelles, à connotations sexuelles ou discriminatoires, définissent bien l'olfaction comme un sens archaïque difficile à contrôler.

Une enquête, dans un service de soins généraux, à propos des odeurs (6), avait révélé que des relents de mort planaient sur les soignants interviewés. Dans la nôtre, ce sont plutôt des effluves de gêne. Pendant la toilette, les corps se rapprochent l'un de l'autre. Le savoir-faire et la technique ne prévalent plus. C'est l'Être du soignant qui s'engage dans une relation en dyade, qu'il le veuille ou non. Le face à face s'impose, et la démarche clinique est indissociable de la problématique du regard porté sur le malade. Après l'odeur vient l'image.

Les soins reposent sur cette rencontre fondamentale de tout sujet avec "le miroir de son être dans l'autre" (7). Même si 60% des infirmiers interrogés déclarent qu'il est facile pour eux d' aborder les patients à propos de leur toilette, ils ne nient cependant pas les difficultés inhérentes à cette démarche. La première cause de difficulté citée par 50% des infirmiers (dont tous les hommes) est le refus du patient.

L'intime pose la question de la frontière entre le patient et le soignant, de leur proximité et/ou de leur éloignement, des dangers qui porteraient atteinte à l'autre, à ses valeurs, à son intériorité. De cet intime, il n'existe pas de définition. Les contours restent flous. C'est juste un mot chargé d'affect et d'expérience, une sphère symbolique qui garde à distance.

La "distance personnelle" serait une sorte de "bulle qu'un organisme créerait autour de lui pour s'isoler des autres"(8). Elle garde l'autre à une distance de 50 à 120 cm, c'est à dire à bout de bras. La "distance intime", elle, variant entre 0 et 50 cm impose la présence de l'autre. "La vision (souvent déformée), l'odeur et la chaleur du corps de l'autre, le rythme de sa respiration, l'odeur et le souffle de son haleine, constituent ensemble les signes irréfutables d'une relation d'engagement avec un autre corps" (9). Les soins corporels entraînent quelque fois un corps à corps, d'autant plus "lourd à porter", que la distance relationnelle intime du malade, comme celle du soignant, volent en éclat. D'ordinaire, la distance intime dans son mode proche est réservée à l'acte sexuel ou à la lutte.

Le malade est un étranger et cependant nous ne pouvons pas appliquer un tel code dans des rapports de soin ! Voilà toute la difficulté dans laquelle se débat l'infirmier.

L'intime, c'est le corps, le sexe et peut-être surtout, l'amour. C'est une relation tissée au fil du temps, où l'on peut parfois se confondre dans l'autre. Précisement, l'intime bute sur la différence, la séparation initiale, celle qui fait de soi un être singulier. Marie-Claude pointe cet obstacle : "Ce qui est gênant c'est de ne pas savoir comment leur montrer la séparation entre eux et nous ".

"Gêne" et "pudeur" sont les leitmotiv de cette dernière partie des entretiens. Ce sont des termes forts - historiquement, la "gehine" au XIIIème siècle était la torture- .(10) 50% des infirmiers avouent avoir été gêné au cours des soins de toilette. Nous leur avons demandé de nous aider à comprendre les circonstances qui pouvaient induire ou favoriser la gêne. Nous pouvons ainsi repérer les stratégies inventées par chacun, pour être le plus efficace et le moins parasité.

Les difficultés ne sont recensées, ni dans le registre technique, ni dans le registre éthique. Elles viennent du registre des sensations et des relations. Là encore, hommes et femmes répondent différemment.

Trois hommes sur quatre "ne sont pas gênés". John, répond dans un premier temps : "Je n'ai pas de problème, ce n'est pas gênant ". Puis il reprend plus loin : "Pour l'instant, je ne me suis occupé que d'hommes, donc le problème ne se pose pas, mais je pense que ce serait plus gênant pour moi de m'occuper d'une femme ... Je pense que c'est plutôt à une infirmière de s'occuper d'une patiente" .

Robert nous répond "Gêné ? non, je ne vois pas" . Naturellement, nous ne pouvons nous empêcher de penser que ne pas regarder est une excellente stratégie d'évitement.

Joseph, quant à lui, cherche dans sa mémoire : "Non non, peut-être au début ... quand on est ... on arrive comme ça ...". En fait, il nous apprend à un autre moment de l'entretien que : "de toute façon, si c'est une demoiselle ou une dame, ben, c'est une infirmière qui y va. C'est tout". Lui,il "s'occupe surtout des patients hommes". On remarque que dans cette équipe, ils ont trouvé un certain équilibre, en séparant les sexes. Pour ce soignant, son cadre de soin est clair, lorsque la personne à soigner appartient à son genre : l'homme peut être désigné comme patient. Il n'en va pas de même avec le genre opposé. Elles sont avant tout "demoiselle" ou "dame". John, le plus jeune de tous, lui aussi tenait les "femmes" loin de lui, tout comme ses ainés.

Bien entendu, John, Joseph, Robert et les autres n'en sont pas moins bons infirmiers pour autant. Ils se débattent simplement dans des contradictions. Fort heureusement, ils ne sont pas des machines.

Il est arrivé à Jean-Pierre d'être gêné. Aussi "prend-(il) les devants". Il explique joliment que lorsqu'il "sent que la présence d'un homme n'est pas souhaitable auprès d'une femme, il " passe la main à une infimière". Ce qui signifie que, s'il ne sent plus d'espace thérapeutique pour travailler, il se retire, et passe le relai à une collègue qu'il considère plus professionnelle que lui à ce moment là, puisque ce qui la définit, n'est pas son genre, mais sa fonction.

Il essaie de "maintenir ce respect pour ne pas achever de gêner la personne". Lorsqu'on sait que l'étymologie de respect signifie "regarder en arrière", on constate une fois de plus, que détourner les yeux peut-être un bon moyen de défense, lorsque la relation devient trop prenante. Pour que la personne ne soit pas mal à l'aise, il lui prodigue les soins "avec beaucoup de tact". Paradoxalement, alors que les soignants évitent de "toucher" ou "d'être touché", il parlent beaucoup de tact et de doigté !

Que disent les femmes ?

Les premières, comme Jacqueline et Corinne répondent que "la difficulté est d'assister ou de faire la toilette de quelqu'un de (leur) âge".

Les secondes, appartiennent toutes à la même équipe. Elles énoncent, les unes après les autres, sans apparente concertation, que la gêne des patients ne peut être qu'induite par des soignants maladroits. La fonction soignante suffirait à préserver le soignant de tout trouble, mais ne l'empêcherait pas d'en provoquer. Le patient, lui, par contre, ne posséderait aucun moyen de se prémunir de l'émotion.

Les troisièmes racontent comme il leur est difficile d'être à l'origine du plaisir que manifestent certains patients.

Ces trois soignantes "se sont jetées à l'eau", pour reprendre l'expression d'Annie, sur un sujet loin d'être facile et cependant crucial : la place du plaisir dans les soins infirmiers.

Tant que le corps reste "objet" de soins, il est astiqué et réparé sans trop de problèmes pour le soignant. (La question n'est pas soulevée pour le soigné). Par contre s'il devient "sujet" de soins, il sème trouble et désordre.

On voudrait que les soins, en général, reposent sur une liste de besoins fondamentaux à satisfaire. Il s'agirait de se centrer sur le manque et de le combler aussi souvent qu'il est nécessaire, afin de maintenir l' homéostase. Cependant, c'est oublier que jamais plus l'homme ne sera comblé comme à la "première représentation". Tandis qu'on tente d'apaiser sa faim, une autre grandit en lui, et rien ne pourra l'assouvir. Cet espace d'insatisfaction sera celui du Désir.

On voudrait que la toilette, en particulier, corresponde à une série de gestes techniques, aseptiques de toute pensée. Toutefois, ce corps, ou ce sexe, peuvent résonner aux tempes ou au cœur du soignant, comme l'écho de quelque chose de déjà vu, une situation, une personne, un détail. Et là, en exécutant ce soin, des images peuvent se superposer. Tout en lavant une personne, un soignant peut usurper bien involontairement une partie de son intimité, sans d'ailleurs que celle-là s'en aperçoives.

De leur côté, certains patients s'exposent d'une manière particulière, et les soignants peuvent se sentir alors inconsciemment violenté dans leur intimité.

Hommes et femmes qu'ils soient soignants ou soignés sont des êtres de désir et de parole. C'est quelquefois pour les soignants une source de complexité. Cependant, une fois de plus, infirmiers et infirmières ne témoignent pas des mêmes difficultés face à cette situation de soin :

Les hommes sont unanimes, il est plus aisé pour eux de laver un homme qu'une femme. Ils ont alors une fonction d'entraide. Les infirmiers, lorsqu'ils font une toilette à un homme, sont des frères. De manière générale, la fonction maternelle semble difficile à incarner pour eux, aussi délèguent-ils ce soin aux femmes, lorsqu'il s'agit d'autres femmes.

Les femmes, elles, pour la plupart, n'ont aucun mal à laver les personnes dépendantes. Elles sont dans leur fonction : la fonction maternelle. Les infirmières, lorsqu'elles font une toilette, sont des mères. Les difficultés surviennent pour elles précisément lorsqu'elles sortent de cette sphère, ou que l'on cherche à les en faire sortir.

Pour conclure, nous citerons Françoise Dolto : "toute mère est modèle de la médiation pacificatrice des besoins et aussi source de la confusion entre besoins et désirs". (11) A l'instar de la mère, les soignants peuvent générer la confusion. Mais ils la vivent également. S'ils peuvent composer avec une demande de remède à une souffrance, ils ont plus de mal à écouter la plainte implicite. Si le besoin peut-être satisfait, il n'en reste pas moins un Manque à Être irréfragable. Et les demandes se réitèrent, toujours impossible à satisfaire.

Ce qui révolte le plus Marie-Claude et Léna serait la recherche de jouissance de la part de certains patients. C'est peut-être l'expression du Désir qui leur est insupportable. L'expression d'un tel Manque à Être éveillerait-il dans l'âme des soignants une résonnance de cathédrale vide ? Raviverait-il un suprême échouage ? Nous n'en saurons jamais rien et ne nous autoriserons sûrement pas à tirer de quelconques conclusions. De toutes les manières, la jouissance est interdite. (Lacan faisait ce jeu de mot : La "j'ouis sens" est "inter-dite"). Ce qu'il y a de passion irrépréssible et d'absolu dans la nature même de la jouissance, rebute les bien-pensant. Par ailleurs, elle est traversée d'une certaine nostalgie, comme le souvenir de l'interdit qui n'a jamais cessé de tarauder l'humanité. Les soignants tentent de l'écarter des soins ainsi que le Plaisir. L'un et l'autre sont, semble-t-il, trop dangereux. L'histoire ne dit pas pour qui.

Voir aussi l'article Trace de soi du même auteur.

1- COLLIERES (M. F) : Promouvoir la vie, de la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers, Paris, InterEditions, 1982, page 245
2- Ibidem, page 244
3- BARTHES (R) : Mythologies, Seuil, Coll. point, 1970, page 39.
4- Résultats de la pré-enquête effectuée dans le XIVème secteur de Paris.
5- LHEZ (P) : De la robe de bure à la tunique pantalon - étude sur la place du vêtement dans la pratique infirmière, Paris, InterEditions, 1995, page 60.
6- DUPERRET-DOLANGE (H) : "Le nez du soignant, quels retentissements sur son comportement ?" in revue de l'AMIEC n° 30/31
7- DOLTO (F) : L'image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984, page 148)
8- HALL (E. T) : La dimension cachée, Paris, Seuil, coll. point essai, 1971, page 15O
9- HALL (E.T) : Ibidem, page 151
10- PICOCHE (J), Nouveau dictionnaire étymologique du français, Hachette-Tchou, Paris, 1971, page 321.
11- DOLTO (F) : L'image inconsciente du corps, Paris, Seuil, coll. point n° 251, 1984, page 222.


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