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Une approche thérapeutique de la psychose : LE GROUPE DE LECTURE

Dominique Friard.




                Chapitre VI

Qu'apporte le groupe Lecture(s) aux patients psychotiques suivis à l'hôpital de jour ?

 

Nous montrerons que l'augmentation du rythme Lecture(s) constatée à l'hôpital de jour Saint-Eloi est bien réelle, qu'elle est mesurable. Nous montrerons que cette augmentation, annoncée, revendiquée par les soignants est une sorte de cheval de Troie, qu'elle n'est qu'un effet secondaire de ce qui se passe, se vit et s'échange dans le groupe. Nous évoquerons dans un premier temps cette modification des habitudes de lecture, nous montrerons dans un second temps que le groupe Lecture(s) crée la possibilité d'une confrontation avec l'écrit chez ceux qui ne lisent pas ou ne liraient pas sans cette médiation. Nous décrirons ensuite comment l'enveloppe sonore tissée par la lecture à voix haute permet aux patients d'oraliser le discours d'un autre. Enfin, nous verrons comment nos lecteurs entrent dans le texte, en jouissent, le mâchent et le digèrent.

 

 1-Un effet "secondaire", l'augmentation du rythme de lecture.

 

Nous avons vu que la population suivie à l'hôpital de jour était plutôt composée de faibles lecteurs. Lorsque le groupe commence, viennent à l'activité :

 

18 % de non-lecteurs,

33 % de patients qui lisent de 1 à 4 livres par an,

13 % de patients qui lisent de 5 à 10 livres,

21 % de moyens lecteurs,

15 % de gros lecteurs.

 

Par rapport au groupe général, nous avions donc beaucoup moins de non-lecteurs et plus de moyens et de gros lecteurs. Sont venus au groupe ceux qui lisaient déjà, ou qui n'avaient pas totalement désinvesti la lecture.

Après neuf mois de fonctionnement, nous obtenions ces chiffres :

 

15 % de non-lecteurs,

27 % de faibles lecteurs lisant de 1 à 4livres par an,

12 % des mêmes mais lisant de 5 à 10 livres,

27 % de moyens lecteurs,

18 % de gros lecteurs.

 

Ainsi, en neuf mois, le nombre de non-lecteurs et de faibles lecteurs avait diminué au profit des moyens et des gros lecteurs, à un point tel que pour ces deux dernières catégories les nouveaux pourcentages étaient comparables à ceux rapportés pour l'ensemble des Français.

Il est peut-être un peu abusif de se référer à des pourcentages pour un échantillon aussi restreint que le notre. Si nous nous référons  aux chiffres réels, l'écart sera encore plus intéressant. Nous rappelons donc qu'au cours de ces neuf premiers mois, 33 patients ont participé à au moins une séance du groupe.

 

 

Livres lus                          Nombres de participants  

-------------                          -----------------------------------

 

                                          Avant                   Après

 

moins de 1                               6                           5

 

de 1 à 4                                   11                          9

 

de 5 à 10                                   4                          4

 

de 12 à 24                                 7                          9

 

plus de 24                                 5                          6

 

 

Huit patients ont augmenté leur rythme de lecture, soit 24 % de l'échantillon. Si nous rappelons que 14 patients ont participé à plus de 5 séances, nous noterons que plus de 50 % des patients présents à plus de cinq séances lisent davantage.

Parmi ces habitués de la première heure, il y a eu de nombreux sortants, continuent-ils à lire ?

Nous avons peu d'arguments pour l'affirmer, et peu de recul. Amandine, sitôt sortie de l'hôpital de jour a tenté de créer avec George et deux autres amies un cercle de lecture, Joëlle également.

Chaque fois que nous rencontrons Simone au dispensaire, elle a un livre dans les mains et paraît plongée dans sa  lecture.

Notre échantillon comprenait 33 patients et non 54 qui est le nombre de patients à avoir participé à au moins une séance. Nous n'avons pas refait de pointage après juillet 1990; il nous est apparu difficile d'interroger trop souvent les patients sur leurs lectures, nous risquions de paraître trop intrusifs et notre insistance aurait fini par modifier les résultats.

Ceci dit, la tendance s'est confirmée : le nombre de livres empruntés à la bibliothèque est en constante augmentation, c'est maintenant Dominique, une habituée du groupe qui la gère. Chaque livre lu au groupe Lecture(s) est régulièrement emprunté par au moins deux patients. Nous avons prêté 54 livres à 22 patients. Certains viennent avec leur propre livre et profitent de l'opportunité pour le relire, d'autres achètent l'ouvrage quand celui-ci existe dans une collection de poche, d'autres encore se rendent à la bibliothèque de leur quartier pour avoir un exemplaire à leur disposition. Les discussions et les échanges autour des lectures en cours nous permettent d'affirmer que les livres sont la plupart du temps entièrement lus.

Au delà du groupe lui-même, les patients évoquent leurs lectures au salon, ce qui créent une dynamique chez ceux qui ne participent pas directement à l'activité.

Ainsi, les patients lisent davantage, et alors ?

En quoi cela dénote-t-il un mieux être ?

 

 

 

Cela montre que pour une activité, au moins, ils ont pu renoncer à leur apragmatisme, à leur aboulie. L'important à ce niveau n'est pas que les patients lisent pendant les séances, mais qu'ils lisent  en dehors, chez eux.  Ainsi, le groupe Lecture(s) n'est pas qu'une activité occupationnelle.

C'est qu'il a fallu qu'ils accomplissent un certain chemin pour ouvrir le livre et y chercher par eux-mêmes la porte de demeures où avant ils n'osaient pénétrer.

" Un livre çà n'a l'air de rien, et c'est en effet peu de choses. Cà tient dans la main, on en fait ce qu'on en veut, cela ne s'oppose, ni ne résiste. On peut même le lancer au loin, par dessus le mur ou prendre le parti de le glisser dans sa poche en attendant " (264).  On pourrait même le lire.

Le lire, oui, mais çà n'est pas si simple.

Qu'y a-t-il à l'intérieur du livre, que contient-il ?

Pour Michel, çà n'est pas clair. Une nuit lors d'un rêve, il est perdu dans une mine d'argent, il est agressé par un cadavre momifié qui l'embrasse sur les lèvres, le cadavre de sa mère, il s'enfuit terrorisé, court, court et arrive essoufflé près d'un coffre, il ouvre ce coffre pour s'y cacher et y découvre d'immenses livres poussiéreux, dont le titre est "Pourquoi sont-ils morts ? ". C'est le livre que lui, l'ex-dyslexique devrait écrire.

Virginie raconte en entretien un rêve dans lequel je lui fais retrouver un livre rare, du Moyen-Age, une sorte de trésor. Elle associe peu autour de ce rêve, elle ne réussit à mobiliser que son unique souvenir de son père.

Il y a bien des choses dans les livres.

C'est ainsi que pour s'en protéger différents patients m'ont confié des livres. 

Amandine revient du salon du Livre, elle y a acheté un livre reprenant les articles des journaux de la dernière guerre. Les photos, les articles, certains extraits de "Je suis partout" sont horribles pour une femme qui a passé sa vie à combattre le fascisme, pour une femme dont le frère n'est jamais revenu des camps de prisonniers. Chez Amandine, la persécution n'est jamais loin; elle est toujours aux aguets, les informations télévisées l'agressent, elle est incapable de prendre une quelconque distance avec ce qu'elle lit et avec ce qu'elle entend. C'est ainsi qu'après avoir lu un livre sur la Corse mystérieuse, Amandine, originaire de Corse, s'est sentie persécutée par la mafia. Lorsqu'elle m'amène ce livre et qu'elle me demande de le ranger, pour qu'on puisse le lire ensemble, toute l'équipe est soulagée.  Nous allons butiner le livre jusqu'à ce que rassurée, elle le reprenne. Autour de ce dépôt et de cette découverte il y a l'occasion d'une prise de distance quant au contenu et une médiatisation de la relation. Elle fera de même avec l'histoire de Jonas. Elle achète le livre à l'occasion d'une exposition sur la Bible. Autour de ce dépôt, il y a un intérêt commun pour le prénom Jonas qui est le prénom de mon fils et qui est celui de son père. Là encore, nous lirons le livre ensemble, ce qui l'amènera à parler de son père et de ce qu'elle sait de ses origines corses, avec cette question importante pourquoi son père s'appelait-il Jonas ?

  Anne dont le nom de famille pourrait être Amoureux, m'amène un jour un livre intitulé "L'amour et l'occident " un essai de Denis de Rougemont en me demandant de le lire, avant de le proposer au groupe Lecture(s).

Autour du mythe de Tristan et Iseult, Anne évoque une sorte de mythe familial, le mariage sans amour de ses parents, et sa quête, à elle de l'amour.

 

 

La passion est présentée comme un sentiment dangereux, le modèle en étant l'amour courtois, et le moment où Tristan et Iseult reposent côte à côte, séparés par l'épée de Tristan. Anne a épousé un homme plus âgé qu'elle, aveugle, incapable de travailler, elle a soldé ce mariage sans amour après avoir promis à son père, quasiment sur son lit de mort, qu'elle divorcerait. Ce père vénéré était ouvrier typographe.

Olivia propose la lecture d' "Olivia" par Olivia. Devant notre incrédulité, nous ne sommes pas loin de penser qu'Olivia délire et qu'un tel livre n'existe pas, elle nous prête un livre, que nous n'avons pu trouver nulle part. Nous lisons une étrange histoire d'homosexualité féminine qui se déroule chez des lycéennes. Olivia nous dira que c'est après avoir lu ce livre que sa mère a choisi son prénom.

 

Le point commun entre ces exemples, en dehors de l'aspect quasi-transférentiel de ces dépôts, est qu'il existerait quelque chose de mystérieux dans le livre, quelque chose qui fascinerait le sujet, et auquel il ne pourrait avoir accès par lui-même. Tous ces livres mystérieux renvoient à des histoires de famille, à des disparitions, à des manques. Ils évoquent également des mythes, Tristan et Iseult, l'histoire de Jonas et de son poisson, les amours adolescentes. Tous ces livres racontent des histoires qui nous semblent être autant de mythes, mythes qui assignent une place au sujet, une place oui, mais peut-être pas une place de sujet.

C'est ce que Lise Maurer nomme le livre du destin individuel: "Avec ses effets d'inquiétude et de fascination, de danger. A ce propos, on peut se rappeler la nécessité pour Ulysse d'être attaché pour ne pas céder au chant des sirènes disant l'avenir " (265).

Selon Roland Chemama, à la question du désir de l'Autre, "qui se pose pour lui comme pour tout sujet, le lecteur répond: je sais exactement ce que l'Autre me veut, puisque ce que je suis est déjà inscrit dans les pages de ce livre que je lis, voire dans la totalité des livres de ma bibliothèque " (266). Le problème pour le psychotique c'est que si ce qu'il est est inscrit dans le livre, il est incapable d'en lire quoi que ce soit, ces livres sont écrits en une autre langue, s'il en a la musique il lui manque les paroles, c'est que le livre de sa vie loin d'être une fiction est un reality show.

Que de chemin accompli, que de vaillance dans cette augmentation du rythme de lecture !

" Je ne peux pas fixer mon attention", "Je n'ai plus de mémoire", "Je ne comprend pas ce que je lis", il leur a fallu aller au delà de ce constat, il leur a fallu cesser de se résigner. Il leur a fallu accepter toutes les limitations décrites au chapitre 4, il leur a fallu supporter les trous, les blancs dans le texte, supporter ces mots chargés d'une telle irradiation de sens ou d'images qu'ils ne pouvaient, avant, qu'arrêter la lecture, voire renoncer à toute lecture personnelle.

Ils nous ont offert leur confiance, ils ont cru en notre capacité de les guider au milieu des écueils, ils ont cru que ce bateau livre ne coulerait pas. Ce n'est peut-être pas du transfert, mais çà y ressemble beaucoup.

N'est-ce pas pour cette raison qu'ils ont été si nombreux à m'apporter ces livres si détonnants ?

 

 

 

 

Si la plupart des lecteurs empruntent des livres aux bibliothèques, ces patients ont adopté la démarche inverse.

On pourrait écrire bien des choses en somme : la lecture est une catharsis, elle constitue un espace transitionnel, elle permet aux patients de verbaliser leur conflits. Ce serait faire abstraction de l'institution qui nous environne. Il est difficile à l'hôpital de jour d'évoquer une activité sans évoquer les autres, sans évoquer le cadre de soin. Après tout, si Virgine s'exprime aujourd'hui dans le groupe Lecture(s), est-ce que çà n'est pas aussi, et peut-être surtout, parce que la veille en musicothérapie, Huguette a proposé des chants yiddish, que ces chants ont fait écho au chandelier à 7 branches qu'elle fait en poterie, et que toutes ces avancées s'inscrivent dans un contexte social qui voit commémorer le cinquantième anniversaire de la rafle du vélodrome d'hiver ?

Comment montrer ce qu'apporte le groupe Lecture(s) aux patients ?

On dira, peut-être avec raison, que l'augmentation du rythme de lecture doit bien avoir à faire avec le groupe Lecture(s), c'est oublier que Joël a évoqué en petit groupe de poterie sa difficulté à préparer des tests psychotechniques, que William et Marie-Martine, les co-thérapeutes, lui ont conseillé de lire pour doper son imaginaire, c'est oublier les entretiens médicaux où l'un ou l'autre médecin fait référence au dernier Goncourt, à l'émission de Bernard Pivot que le patient insomniaque a regardé.

L'augmentation du rythme de lecture est l'effet visible du groupe Lecture(s). Il en est en quelque sorte un effet secondaire. C'est parce que le groupe Lecture(s) permet un apprivoisement de l'écrit que les patients peuvent lire pour leur propre compte.

Pour décrire les effets du groupe Lecture(s), nous allons donc nous resserrer sur ce qui se passe pendant les séances, que nous présenterons en détail. Nous évoquerons des bribes d'histoires individuelles, juste ce qu'il faut pour illustrer le fonctionnement du groupe, notre but n'est pas de relater une évolution clinique mais de montrer la spécificité du groupe Lecture(s).

Si le groupe Lecture(s) favorise la lecture individuelle des patients, c'est d'abord parce qu'il permet une confrontation avec l'écrit qui ne se manifeste pas, dans un premier temps par le regard mais par la voix, par l'écoute.

 

 

2-Un apprivoisement de l'écrit

 

La réunion institutionnelle est souvent la chambre d'écho de l'hôpital de jour. Ce lundi là, le thème choisi est "L'ennui à l'hôpital de jour". D'emblée Gérard prend la parole: "Contre l'ennui, il y a le groupe Lecture(s)!".

Gérard n'a jamais participé au groupe, mais il en décrit le fonctionnement, pour les autres patients, comme s'il en était un habitué. Il invite chacun à y participer. Lui-même, tourne autour, nous l'avons dit, comme un ours (dont il a la carrure) autour d'une ruche. Il lit le panneau d'annonce, pose des questions : "Vous parlez de quoi aujourd'hui ?" Il irait bien ... mais... "Je pourrais emprunter "Le vieil homme et la mer" ? Je l'ai lu y'a longtemps". Il n'ose pas.

 

 

 

C'est que Gérard, schizophrène de 54 ans, ex-ingénieur chimiste, qui a travaillé sur la fusée Ariane, n'a pas renoncé, pas complètement, il garde l'illusion qu'il pourrait retravailler. Il ne comprend plus ce qu'il écrit, mais persiste à envoyer des C.V chez Rhône Poulenc. Pour ce protestant de vieille souche, le livre et notamment La Bible est, depuis le début de ses troubles, interdit. Son père (le vieil homme ?) étant gendarme, il en voit partout, des gendarmes. Ils le persécutent. Jamais son père ne le laisserait lire la Bible au culte.

En tout cas, c'est là, çà existe.

C'est la première fois qu'on parle du groupe Lecture(s) à la réunion institutionnelle, et c'est Gérard qui en parle. Gérard c'est un peu le porte-parole institutionnel, c'est lui qui brise les silences pesants, c'est lui qui vole au secours de ceux qui s'empêtrent dans une question ou dans une réponse trop impliquante.

Dès que Gérard se tait, John prend la parole et surenchérit. Il évoque l'intérêt des livres, puis rajoute, lui, qui est un grand amateur de littérature américaine: "La vie c'est pas dans les livres qu'elle est".

C'est la première fois qu'on parle du groupe Lecture(s) et n'en parlent que ceux qui n'y participent pas, les habitués se taisent, laissent dire.

C'est la première fois qu'on en parle et déjà beaucoup de questions sont posées, des questions qu'on peut considérer comme essentielles. Alors, dites, il est thérapeutique ou pas ce groupe ? C'est juste un passe-temps contre l'ennui ou on y parle vraiment de la vie ? Quel rapport entre le livre et la (notre) vie ?

Déjà on peut dire que çà parle, qu'on en parle.

Le groupe Lecture(s) existe, on peut y aller ou pas, mais l'important c'est qu'il existe. D'une façon a priori surprenante, alors qu'il existe deux autres groupes proposant l'écriture comme médiation, il semble y avoir un ressenti spécifique, le groupe dégage une aura particulière.

C'est un des groupes qui permet aux patients d'échanger des paroles qu'ils n'échangent jamais, un de ces groupes qui entraînent qu'ils parlent non pas de concrétudes mais d'abstractions (267).

En fait, on peut dire que depuis le début de ce groupe l'écriture est apparue dans l'institution. Que les patients puissent écrire, narrer leurs fantasmes, que cela soit esthétique chacun y est habitué, et trouve cela stimulant. Les soignants se transforment alors en lecteurs, en critiques, jugent et jaugent l'écrit, interprètent le contenu.  Lisent-ils vraiment le texte ? C'est là une autre question.

Que les patients deviennent lecteurs renvoie à des mécanismes différents, tout se passe comme si par la lecture ils gouttaient aux fruits de l'arbre du savoir, au fruit défendu, réservé à l'élite (quelle que soit l'élite). C'est de cette manière que nous comprenons les remarques faites par certains de nos collègues sur la nécessité de pratiquer une censure, on ne peut pas décemment tout lire. L'un d'entre eux allant même jusqu'à dire: "Ils finiront bien par lire Freud !". Il est d'autant plus remarquable, malgré ces réserves, que l'équipe ait soutenu et encouragé l'activité. Ces réserves ont peut-être même favorisé l'engouement des patients, rien de tel qu'un parfum de fruit défendu pour stimuler la lecture.

Quoi qu'il en soit, un verrou a sauté dans la tête des soignants, les patients ont pu alors franchir la porte.

 

 

Il ne suffit pas de mettre un livre dans les mains d'un patient psychotique pour qu'il se mette à lire spontanément à haute voix, si c'était si simple il ne nous aurait pas attendu pour le faire.

Nous avons dans le chapître 4 de cet ouvrage montré toutes les montagnes qu'il lui fallait soulever pour lire et tirer profit de ce qu'il lit. Nous avons montré dans le chapître 5 que le groupe était défini par un cadre rigoureux, que des soignants avec lesquels il avait une relation importante animait l'activité, qu'il allait y rencontrer d'autres patients qu'il connaissait. Tout cela, quoi qu'on en dise est insuffisant pour amener ce patient à lire. Il va falloir un véritable apprivoisement avant de parvenir à cette lecture à voix haute. Nous pourrions comparer l'étape essentielle de cet apprivoisement à un nourrissage, le sujet est baigné de sons, d'images suscitées par le texte et par sa lecture à vive voix. Nous distinguons donc deux étapes: le bain sonore et la volonté de faire acte de présence.

 

 

2-A : Une enveloppe sonore

 

Il n'est pas besoin de savoir lire pour venir au groupe Lecture(s). Il suffit d'avoir des oreilles et d'entendre.

La lecture s'effectue à voix haute.

Le Lecteur ( nous écrirons "Lecteur" chaque fois qu'il s'agira de qui lit à haute voix) traduit en sons les mots encrés sur la feuille de papier, le Lecteur transforme le signifié en signifiant. Ces signifiants deviennent alors accessibles à l'ensemble des membres du groupe.

C'est le Lecteur qui fait exister le texte pour le groupe, qui en fait le moyen d'un partage.

Si l'écriture a séparé la communication du corps en rendant l'information indépendante, en la détachant de la personne, la lecture à vive voix réintroduit le corps.

Ainsi que l'écrit Denis Vasse: " La voix en appelle aussi bien à la parole qui articule le sujet au langage, dans la raisonnance du discours, qu'au corps biologique, dont les articulations multiples ont pour fonction de l'émettre ou de la recevoir, de la faire résonner ... Ainsi comprise, la voix se situe dans l'entre-deux de l'organique et de l'organisation, dans l'entre-deux du corps biologique et du corps de la langue, ou, si l'on veut, du corps social" (268).

Le groupe Lecture(s) se réfère à l'écrit, et pourtant, il est peu de groupe où les patients fassent autant entendre leur voix. Le groupe ne tient que par la voix.

Si l'écriture est projection de ce qui est dedans vers le dehors, la lecture est ingestion, introjection.

C'est ce qu'écrit Roland Chemama: " On voit en tout cas que nous sommes ici à un carrefour pulsionnel. S'y articulent le regard, celui des lettres d'abord muettes, qui intriguent l'enfant, le fascinent ou l'effraient; la voix, par quoi il en prend en quelque sorte possession à partir de la demande de lire qui lui est adressée; le sein enfin, s'il est vrai que le sein n'est pas pour nous seulement le nom d'une partie du corps maternel, mais l'objet perdu à partir de quoi s'organise le circuit de la satisfaction orale " (269).

 

 

 

C'est ainsi, nous l'avons déjà évoqué, que quatre patients qui ne savaient ni lire, ni écrire ont trouvé une place au groupe Lecture(s). Ils y ont puisé le désir et la volonté d'apprendre à lire et à écrire. Nous ne décrirons pas ces quatre trajets, nous nous contenterons de relater celui d'Eric, exemplaire à bien des égards.

Eric a 22 ans, atteint par la limite d'âge, il est arrivé directement de l'intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile. Son dossier indique le diagnostic de psychose infantile.

Il est tellement rivé à sa mère qu'il lui a fallu près de deux ans pour investir l'hôpital de jour. Il a commencé par y passer, après son entretien au dispensaire, et puis, il est venu cinq minutes, le temps de dire bonjour à un patient qu'il avait connu au CHS, et c'est extrêmement progressivement qu'il a réussi à supporter de rester à un entretien d'admission.

Au début, il n'était même pas question qu'il participe à une activité, on se contentait qu'il soit là, qu'il reste sans se sauver parce que quelqu'un lui avait dit bonjour, lui avait proposé d'enlever son anorak vert.

Il a commencé à investir certains soignants, notamment l'ergothérapeute. Il ne devait être présent que le matin, il est resté un après-midi, après le repas, et sans qu'on sache pourquoi il est venu au groupe Lecture(s) à la fin de la séance.

Ce jour là, nous lisions la mythologie grecque, le mythe de Thésée.

Il est resté, là, silencieux, a demandé le titre du livre, quel était le rôle des différents soignants. Il a ensuite demandé à Marie-Claude si elle connaissait sa mère. Il a ensuite donné les signes astrologiques de ses parents, en précisant qu'il n'aimait pas les sagittaires, c'est le signe de son père. C'était tout pour cette séance. C'était déjà beaucoup. Tout cela énoncé sur un ton quasi-agressif, avec une tonalité explosive, mi-bégaiement, mi-crépitement de kalaschnikov.

Il est revenu 15 jours plus tard, on lisait "Le monde selon Garp".

Il est là, il ne lit pas, car il ne sait pas lire. Il est là, sa respiration est apaisée, relaxée. Ses yeux sont actifs, ils volent vers celui qui lit. Lorsque je parle, je sens son regard brûlant, il est là bouche ouverte, yeux écarquillés, souffle retenu, il est suspendu à mes lèvres. C'est la même intensité de regard que celui d'un nourrisson auquel on donne le biberon.

La séance s'achève, il n'arrive pas à quitter la salle.

Il revient aux séances suivantes, toujours silencieux, toujours béat jusqu'à son départ en vacances.

Sa présence est liée à la qualité de relation établie avec les soignants, c'est ainsi qu'il aura tendance à venir au groupe Lecture(s) quand William, l'ergothérapeute est absent, et tendance à le fuir lorsqu'il me vivra comme un mauvais objet.

Il va revenir de loin en loin jusqu'au moment où nous lirons "Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué", lecture qui s'étalera sur quatre séances auxquelles il participera régulièrement.

C'est là, autour de cette lecture qu'il va prendre la décision de travailler avec Catherine, l'éducatrice du dispensaire, travail qui continue toujours.

Ce qui est important c'est qu'Eric a pu supporter d'être un temps "régulier" dans un groupe, d'y participer, lui qui ne supporte que la relation duelle. C'est qu'il ait pu décider d'apprendre à lire et à écrire.

Mais çà n'est pas tout: "Le monde selon Garp","Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" ne sont pas des oeuvres banales.

 

 

Si par l'histoire de ce Garp, enfant sans père, réduit à sa plus simple expression de géniteur, être sans prénom, dont la parole se résume à "Garp", puis à une unique lettre quelque chose a résonné chez Eric, nous n'en savons rien. Nous, soignants, qui connaissons l'histoire d'Eric pouvons faire des liens entrer les deux histoires.

L'histoire du petit garçon de "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" est peut-être plus parlante. Eric a connu ces home d'enfants, il  a connu les psychiatres, les consultations, il a souvent éclaté et tout cassé dans leurs bureaux.

Pendant la séance son visage est complètement éclairé. Il mange moins les paroles que pendant les autres séances, sauf lorsque je lis le passage de la piscine, un passage d'une très grande intensité que le groupe me demande de lire. Il dit  "La violence çà peut vouloir dire qu'on a peur". Il établit une certaine complicité avec moi, en faisant à la fois référence au personnage du livre, le petit garçon, et à lui, Eric, qui boude chaque fois qu'on lui dit non. Un jeu s'installe: "Est-ce que je boude ?". C'est la première fois qu'il prend une certaine distance avec ses réactions agressives. Il n'a pas peur. "Quand çà parle on a moins peur".

Nous sommes bien là, avec ce petit bout du parcours d'Eric dans le circuit de la satisfaction orale qu'évoque Roland Chemama.

Tout se passe avec Eric comme s'il cherchait à boire mes paroles, comme s'il cherchait à m'incorporer. Il me mange des yeux.

Que retient-il de l'histoire ?

La satisfaction ?

Des bribes, comme ce que l'enfant retient du conte ?

De toute façon on ne lui demande pas d'en parler, nous souhaitons simplement que çà fasse son chemin en lui. Son jeu autour de "Je boude" "Je boude pas", nous semble indiquer que quelque chose a évolué. Et quand çà parle on a moins peur.

Il reste qu'il faudrait que la lecture reprenne, "Encore !" dit Eric, la seule façon de retrouver la satisfaction, çà peut être de lire à son tour.

Eric n'est pas le seul, à se régaler en Lecture(s). On pourrait même dire que la proximité du repas, qui oblige les patients à enchaîner le déjeuner et l'activité n'est pas un obstacle. Au contraire. On pourrait peut-être écrire comme le fait Roland Chemama " plutôt que de présenter le repas comme un simple obstacle à la lecture on est tenté de dire qu'il y a là deux activités qui peuvent s'équivaloir, qui viennent facilement se substituer l'une à l'autre " (270).

C'est ainsi, confirmant cette prégnance de l'oralité, qu'aucun fumeur, contrairement à ce qu'on peut voir dans de nombreuses autres activités, ne se lève pour aller fumer au salon pendant la séance.

Soit donc la lecture comme dessert.

Un dessert préparé, mitonné, avec une crème montée à la main, et la cerise sur le gâteau.

" Une seule condition à cette réconciliation avec la lecture, écrit Daniel Pennac, ne rien demander en échange. Absolument rien...

Lecture cadeau.

Lire et attendre.

 

 

 

On ne force pas une curiosité, on l'éveille.

Lire, lire, et faire confiance aux yeux qui s'ouvrent, aux bouilles qui se réjouissent, à la question qui va naître, et qui entraînera une autre question " (271).

Lire à voix haute pour éveiller la curiosité.

En fait de réveil, ils paraissent plutôt dormir. Sylvie prépare son nid, se love dans une chauffeuse, et se laisse bercer par la lecture. Noël, qui d'habitude contrôle tout, là ne contrôle plus rien, ses yeux se ferment, Agnes s'endort tout de bon, il faudra la réveiller à la fin de la séance. Nombreux sont les patients qui somnolent.

Est-ce l'ennui, le désintérêt ? Est-ce dû au traitement médicamenteux? Est-ce induit par la lecture à voix haute ? Est-ce que ces images fortes ne se peuvent accepter que dans une sorte de demi-conscience? Faut-il penser que cette somnolence, voire ce sommeil constitue un temps de repos tissé autour de l'enveloppe sonore ?

Que les neuroleptiques induisent une somnolence, cela paraît indiscutable, ceci dit tous les patients neuroleptisés ne somnolent pas pendant les séances. Ces temps de repos sont propres à chacun, il y a des moments de laisser aller et des moments pleins, des moments où les sujets participent activement à la vie du groupe, comme si ce temps de somnolence, était une parenthèse nécessaire.

L'ennui, le désintérêt ? Pourquoi venir à ce groupe ouvert s'il provoque ennui et désintérêt ? On peut noter que les patients savent très bien s'absenter quand le texte lu leur parlerait de trop près. C'est ainsi, pour prendre un exemple que Geoffroy, jeune psychotique, très inhibé physiquement ne viendra pas lorsque nous lirons "Le tropique du Cancer". Cette possibilité d'être absent fait partie du projet de soin. Chacun a de plus la possibilité de quitter la séance lorsqu'il le souhaite.

Cette somnolence est donc bien induite par la lecture à voix haute. Jean-Pierre Delisle rapporte une note, ajoutée en 1920 dans " Trois essais sur la théorie de la sexualité ", dans laquelle Freud décrit une scène dont il dit qu'il lui doit ses connaissances concernant l'angoisse infantile.

" Freud entendit crier un jeune garçon de trois ans dans une chambre sans lumière: "Tante dis-moi quelque chose, j'ai peur parce qu'il fait noir" et la tante de répondre "à quoi cela te servira-t-il, tu ne peux pas me voir ?", "Cà ne fait rien, répondit l'enfant, du moment que quelqu'un parle, il fait clair". Freud en déduit que la personne interpeller faisant "sentir sa présence" calme l'enfant, angoissé par l'absence d'une personne aimée... La voix qui rappelle à l'enfant cette autre voix qui lui manque et qu'il désire, voix de sa mère absente. Et cette voix qu'il appelle lorsqu'il l'entend, lui rappelle sous le mode de la réminiscence, le fantasme qu'il pourra alors constituer, à partir précisément de la voix entendue, lui permettant de voir clair.

Dans ce voir clair il faut entendre la mise en scène, fantasme, qui dès lors qu'il est constitué lève l'angoisse, laissant la possibilité à l'enfant de s'endormir, s'endormir pour rêver, et la retrouver là où il l'espère " (272).

Il pourra rêver et non pas cauchemarder, car la voix contient, maintient à l'extérieur ce qui pourrait, à l'intérieur, le détruire.

Didier Anzieux développe cette notion d'enveloppe sonore dans "Le Moi-peau": " le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l'expérience du bain de sons, concomitante de celle de l'allaitement.

 

Ce bain de sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors, puisque l'enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l'environnement et par le bébé. La combinaison de ces sons produit donc:

a) un espace-volume commun permettant l'échange bilatéral (alors que l'allaitement et l'élimination opèrent une circulation à sens unique);

b) une première image (spatio-auditive) du corps propre, et c) un lien de réalisation fusionnelle réelle avec la mère (sans quoi la fusion imaginaire avec elle ne serait pas possible). " (273).

Didier Anzieux considère même que les perturbations de ce bain sonore, qui ne serait plus enveloppant, mais "troué-trouant",seraient, liées à une perturbation sémantique, à l'origine de la schizophrénie.

L'espace sonore serait le premier espace psychique. Au milieu de bruits douloureux, flux, nuage premier de désordre, la voix humaine ferait connaître au bébé la première harmonie (présageant l'unité de lui-même comme Soi à travers la diversité de ses ressentis) et un premier enchantement (illusion d'un espace où n'existe pas la différence entre soi et l'environnement et où le Soi peut-être fort de la stimulation et du calme de l'environnement auquel il est uni).

Jean-Pierre Delisle souligne par ailleurs que des trois éléments qui structurent selon Winnicott la relation mère-enfant dans le contexte d'une mère "suffisamment bonne", le holding, le handling et le presenting-object, la voix de la mère "ne doit pas être considérée comme un élément supplémentaire, mais au contraire constituer cette "enveloppe sonore" qui permet à ces trois éléments de remplir leur rôle et leur fonction " (274).

Marie-France Castarède énonce que " la voix, à la différence du langage, correspond à la définition de l'objet transitionnel .... La voix permet au langage d'être retenu au corps du sujet sans y être aliéné; inversement, elle garantit au langage son poids de chair, sans quoi il ne deviendrait que code vide. En ce sens, elle est bien transitionnelle, "first-not-me possession" ". (275)

Nous reviendrons plus longuement sur cet aspect de la lecture à haute voix. Nous retiendrons que ces états de somnolence induits par le bain sonore sont un moment nécessaire à un certain nombre de patients, et probablement au groupe lui-même.

On peut dire que le texte raconté réduit la tension interne et propose une mise en forme de ce qui inquiète. Pierre Fédida (276) a exploré cette fonction dans le domaine du conte autour de la zone de l'endormissement.

L'histoire contée ne comble pas seulement une absence, celle de la mère et celle du monde, elle fonctionne comme un organisateur secondaire de l'espace corporel menacé dans ses limites au moment de l'endormissement.

Nous présenterons dans notre prochain septième chapitre la thèse développée par Christian Guérin sur la fonction conteneur du conte, qui nous apparaît applicable à la lecture à haute voix telle qu'elle est définie dans notre groupe. Le récit raconté aurait une fonction de transformation des affects ou des objets non pensés, parce que destructeurs du penser lui-même, en représentations tolérables.

 

 

 

 

Mais quel que soit l'intensité de ce repos, il porte en lui les germes d'une insatisfaction, insatisfaction qui va permettre à ces "belles au bois dormant" de se réveiller. Même si le groupe ne tient que par la voix, la référence est l'écrit. Nous avons montré que la langue écrite n'était pas la langue parlée; le texte, même lu à voix haute, reste un texte écrit, à ne l'aborder que par l'oreille, on en perd l'essentiel. Il y a là un manque qu'il faut combler, et seule la lecture active permet de combler ce manque. Ce manque est d'autant plus palpable qu'il apparaît dans les interventions des soignants.

Il y a de l'écrit, c'est le texte.  Il y a un premier oral c'est ce que dit la voix qui actualise le texte, cet oral se réfère directement au texte, il a les caractères de la langue écrite. Il y a un deuxième oral, c'est l'histoire reconstituée par les soignants, qui renvoie au texte mais qui a les caractères de la langue parlée.

Ainsi que l'écrit Daniel Pennac: " lire à voix haute ne suffit pas, il faut raconter aussi, offrir nos trésors, les déballer sur l'ignorante plage. Oyez, oyez, et voyez comme c'est beau, une histoire !

Pas de meilleure façon, pour ouvrir un appétit de lecteur, que de lui donner à flairer une orgie de lecture " (277).

Le culte du livre et de la lecture relève de la culture orale.

 

2-B : Le désir de faire acte de présence

 

Didier Anzieux note que l'enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l'environnement et par le bébé. Il en est de même pour le groupe Lecture(s). Même si les patients ne se réfèrent pas directement à l'écrit, la lecture s'inscrit dans un échange. Il n'y a pas de sujets totalement passifs, tous font ce que Simon nomme "acte de présence".

Simon, de tous les psychotiques hospitalisés à l'hôpital de jour, est certainement le plus déficitaire. Son vocabulaire s'est restreint à quelques expressions, qu'il livre au compte-gouttes. C'est comme s'il avait mangé le lexique, comme s'il ne restait que quelques expressions rares qu'il finissait de mastiquer, et qu'il ne livrait qu'en continuant à mastiquer, la bouche pleine. Simon participe à très peu d'activités, l'hôpital de jour est pour lui, essentiellement un lieu, un lieu, où dit-il, il fait     " acte de présence ". C'est le seul lieu où il fait acte de présence. Simon n'est jamais venu au groupe Lecture(s), il quitte l'hôpital de jour aussitôt après le repas pour poursuivre ses déambulations rituelles. Cet  "acte de présence" nous paraît être l'expression la plus à même de décrire ce qu'apporte le groupe Lecture(s) à un certain nombre de patients avant qu'ils ne se mettent à lire à haute voix.

Faire "acte de présence", c'est être là, faire entendre sa voix, se situer dans le groupe avec les autres participants. Nous considérons qu'il s'agit là d'une façon d'apprivoiser le groupe. Le sujet ne tient en apparence aucun compte du texte, il reprend les interventions des autres membres du groupe. Tout se passe comme s'il fallait cette médiation pour qu'un accès au texte soit possible. Plus les éléments déficitaires sont importants, plus ce fonctionnement est fréquent.

C'est ainsi qu'Andrée trouve sa place dans le groupe. Aujourd'hui décédée, cette femme de 65 ans, a longtemps été fleuriste, gare de Lyon jusqu'à ce que la maladie ne la contraigne à abandonner son commerce.

 

 

Avec la cessation d'une activité professionnelle valorisante, les décès de membres de sa famille, notamment sa soeur jumelle, l'univers de cette femme, souffrant d'une schizophrénie où les troubles thymiques étaient au premier plan,  s'est rétréci. Ce jour là, on lit un recueil de poèmes "Paris en poésie". Andrée ne lit pas. Elle dit qu'elle ne sait plus, que çà n'est plus de son âge, qu'elle n'a pas de culture. Partant d'une remarque de Virginie, elle va retracer le Paris d'autrefois, évoquer l'amoureux qu'elle avait, qui habitait sur les quais de la Seine bien avant les voies sur berge.

Elle va décrire le petit monde qui tournait autour des fleuristes, les clients, ce qu'ils achetaient. Elle va ainsi amener le groupe à quitter les poèmes, pour une promenade en images, en sensations dans Paris. C'est une des séances consacrées à la poésie qui sera la plus riche.

On peut noter que les patients les plus âgés utilisent le groupe Lecture(s) de cette façon, ils se servent de ce qui s'échange pour évoquer leur passé, le temps qui s'est enfui.

De nombreux patients ont trouvé ce moyen d'être présents sans se référer au livre. Pour certains, il s'agissait aussi de la marque d'une distance vis-à-vis des soignants.

Cette étape dure peu.

Les patients n'interviennent dans un second temps que sur l'écrivain, sur sa vie, sur son oeuvre.

Sylvie se fera une spécialité de ce type de participation au groupe. Fille d'un metteur en scène, Sylvie a fait une licence de lettres moderne. Elle arrête ses études à 22 ans et décompense à l'occasion d'un voyage en Amérique du Sud. Le dossier mentionne une schizophrénie dysthymique. Hospitalisée à cinq reprises, Sylvie a su prendre de la distance avec l'hôpital de jour. Après cinq ans sans hospitalisation, elle est contrainte d'y revenir pour ce qui doit être une hospitalisation courte. En fait, elle va y rester quatre ans, oscillant constamment entre euphorie et dépression.

Lorsqu'elle n'est pas dépressive, Sylvie donne l'image de quelqu'un de brillant, de cultivé. Elle propose les thèmes de réunion institutionnelle qu'elle anime souvent. Elle sait mieux que personne expliquer l'intérêt des différentes médiations proposées à l'hôpital de jour, elle propose un tableau idéal du travail psychothérapique. Bref, elle donne à entendre aux soignants ce qu'ils ont envie d'entendre. Le terme de faux-self semble assez bien décrire l'aspect brillant de Sylvie. L'institution, ravie de posséder une patiente aussi dynamique et dynamisante conforte cette image.

Lorsque Sylvie commence le groupe Lecture(s), nous partageons aussi cette illusion, Sylvie propose des titres d'oeuvres, oeuvres littéraires telles que "Caligula" de Camus, "Tropiques du cancer" de Miller. Nous nous disons que le groupe Lecture(s) est vraiment fait pour elle. Lorsque nous lisons Caligula, elle évoque la vie d'Albert Camus, sur lequel elle a gardé de bons souvenirs. Elle insiste sur l'importance de l'Algérie chez Camus, sa famille est elle-même originaire d'Algérie. Elle raconte la mort de Camus et se pose des questions sur l'absurde. Elle ne réagit par contre pas du tout à la lecture de la pièce. Le même phénomène se produit pour "L'écume des jours" et la biographie de Boris Vian.

Nous nous rendons compte que Sylvie puise dans ses souvenirs universitaires mais qu'elle n'associe pas sur les oeuvres. Lorsqu'une oeuvre qu'elle ne connaît pas est proposée, elle paraît incapable d'en percevoir la saveur.

 

 

Plus le style en est littéraire, plus la langue semble lui être étrangère. Sylvie ne lit pas au présent, mais au passé, comme si elle était toujours, celle qu'elle avait été. Progressivement, la source se tarit, nous écrivons "résidu de culture", "lambeaux de culture". Sylvie évite soigneusement de s'impliquer au présent dans sa lecture. Dans de nombreuses autres activités intellectuelles, elle est toujours une star, notamment au journal.

Pendant cette période Sylvie doit accepter une mise sous curatelle (son concubin fait main basse sur son argent), et la concrétisation d'un projet de CAT. Elle a par ailleurs commencé des soins dentaires, soins qui la mobilisent beaucoup, sa soeur aînée est dentiste. Elle dit qu'elle ne veut pas finir édentée comme sa mère (mère souffrant d'une psychose maniaco-dépressive qui est morte dans des conditions particulièrement horribles, morte de froid, perdue dans la neige).

Il est peut-être important que l'équipe contribue à entretenir l'illusion, Sylvie a certainement énormément besoin d'être renarcissisée. On peut penser que les moments dépressifs interviennent quand le vernis se craquelle. Pendant ces moments dépressifs, elle vient au groupe Lecture(s) et semble se nourrir du groupe. Elle parviendra progressivement à accepter sa mise sous curatelle, à commencer le CAT, et à terminer ses soins dentaires. En ce qui concerne la lecture, elle arrivera à lire des livres au présent, en laissant poindre les affects.

Cette importance attachée aux éléments biographiques n'est peut-être pas simplement liée au déni de la réalité de son déficit culturel et intellectuel. Nous avons noté que le père de Sylvie avait été metteur en scène, celui-ci a arrêté tout travail à 60 ans, éternel déprimé, il sasse et ressasse sa splendeur passée. Dans quelle mesure Sylvie, ne répète-t-elle pas ce que son père lui exprime chaque fois qu'elle va le voir ? Dans quelle mesure, se préoccuper de la biographie, de l'oeuvre en tant  que totalité n'est-ce pas éviter de percevoir le néant paternel et maintenir  ainsi une certaine estime  de ce père ? Le contenu des entretiens contemporains de cette période montre  que Sylvie se soucie beaucoup de sa famille, de sa place au sein de sa famille, qu'elle s'interroge sur les répercussions sur elle de leur maladie.

C'est autour de la question de la genèse que Sylvie va se réveiller, qu'elle va se servir du texte comme moteur d'associations et d'interrogations.

 

Se référer à la biographie de l'auteur sans avoir recours au livre en tant que tel est souvent chez certains patients une étape préparatoire à la lecture.

Identifier celui qui a écrit pour pouvoir lire quelque livre que ce soit, certains commencent par là. Ce n'est pas le cas de tous.

D'autres s'interrogent sur les troubles psychiques des écrivains et se demandent comment ces hommes dont la souffrance se rapproche de la leur ont pu écrire, ils sont alors beaucoup plus réceptifs au contenu de l'oeuvre.

Nous reviendrons plus longuement sur ces biographies et sur ce qu'elles apportent aux patients.

Nous noterons que ces écoutants interviennent parfois sur un élément mineur du texte, sur un signifiant qui les réveille, signifiant dont ils s'emparent et à propos duquel ils interrogent le groupe.

C'est ainsi qu'Anne entendant le mot "échange" à la lecture de "Topaze" va intervenir sur un mode très discordant, elle n'en pourra en fait rien dire.

 

 

Nous avons évoqué brièvement autour de "L'amour et l'occident" la trajectoire familiale d'Anne, nous avons montré le décalage entre ce que nous supposons être un mythe familial et la réalité vécue. Ce mot "échange" n'est en fait pas gratuit, nous savons aujourd'hui, que s'il n'y a pas l'amour que le signifiant implique, il y a l'argent qui unit les membres de la famille entre eux, qui montre, qui prouve qu'il y a de l'affection, le cadeau. Il n'est, à cet égard, pas indifférent que ce soit à la lecture de "Topaze" (cet instituteur trop honnête qui devient un requin, un affairiste redoutable, le contexte général de la pièce vise à dénoncer la puissance de l'argent qui prime sur les sentiments les plus nobles) que ce signifiant surgisse. Anne a hérité l'appartement qu'elle occupe de sa grand-mère, en fait l'appartement a été reçu en indivision avec son frère. Celui-ci, éternel fauché, ne viendrait voir Anne que lorsqu'il a besoin d'argent et tente alors par tous les moyens de la contraindre à vendre cet appartement.

Anne est institutrice et doit, conséquence de ses chutes et rechutes, conséquence de son impossibilité à supporter les enfants être mise en invalidité. Elle doit perdre le moyen de l'échange, le nerf de la guerre.

 

Enfin, ces écoutants vont devenir des Lecteurs.

 

3-La lecture à haute voix ou oraliser le discours de l'autre

 

Nous avons amplement présenté l'importance de la lecture à haute voix, nous avons décrit les risques que prenaient le Lecteur, l'importance que revêtait, au sein du groupe, cette lecture.

Nous avons évoqué la réception de la voix humaine et quels pouvaient être ses effets sur l'auditeur. Il s'agit là de faire entendre sa voix, il ne s'agit plus d'écouter passivement, mais de lire.

Lire, c'est faire entendre sa voix.

Didier Anzieux note que les défauts du miroir sonore pathogène sont :

"- sa discordance: il intervient à contretemps de ce que ressent, attend ou exprime le bébé;

- sa brusquerie: il est tantôt insuffisant, tantôt excessif, et passe d'un extrême à l'autre de façon arbitraire et incompréhensible pour le bébé; il multiplie les micro-traumatismes sur le pare-excitation naissant...;

- son impersonnalité: le miroir sonore ne renseigne le bébé ni sur ce que celui-ci ressent lui-même ni sur ce que sa mère ressent pour lui. Le bébé sera mal assuré de son Soi s'il est pour elle une machine à entretenir, dans laquelle on introduit un programme.

Souvent aussi elle parle à elle-même devant lui, mais non de lui, soit à voix haute, soit dans le mutisme de la parole intérieure, et ce bain de paroles ou de silences lui fait vivre qu'il n'est rien pour elle. Le miroir sonore puis visuel n'est structurant pour le Soi puis pour le Moi qu'à condition que la mère exprime à l'enfant à la fois quelque chose d'elle et de lui, et quelque chose qui concerne les qualités psychiques premières éprouvées par le Soi naissant du bébé " (278).

 

 

 

Si la voix du bébé n'est jamais entendue, si elle est constamment déniée par la mère, la voix risque de ne pas être une médiation entre le corps et la langue, elle risque de n'être que le vecteur d'un code sans aucun rapport avec les affects, elle risque d'échouer comme moyen de communication à l'autre. N'est-ce pas, aussi pour cela que les voix sont toujours la voix de l'autre ?

Roland Gori met en évidence deux phénomènes antagonistes:

" On voit le discours basculer tantôt du côté du corps, tantôt du côté du code. Lorsque le discours bascule du côté du corps, il est vécu comme un prolongement de celui-ci. Le mot est alors la figuration d'une partie du corps propre ou d'une expérience corporelle. Dans le cas contraire, où l'acte de parole utilise en plein le versant objectif, formel et ordinal du langage, le discours s'hypostasie dans le signe. Il n'est plus un discours-symbole mais un discours-signe. dans ce cas le discours n'est plus le symbole de nos désirs mais cette enveloppe vide de tout fantasme et contenu corporel " (279).

Dans cette deuxième hypothèse du discours-signe les mots deviennent vides de sens, abstraits. La voix ne vise plus à entrer en communication avec l'autre, mais plutôt à le tenir à distance. Nous verrons que cet aspect est extrêmement présent dans ce que nous appelons la lecture chaotique.

C'est pour cet ensemble de raisons que de nombreux patients ne lisent pas spontanément à voix haute, qu'il faut tout un travail, toute une élaboration pour qu'ils puissent lire pour l'autre. Certains lisent bien sûr spontanément, mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils lisent pour l'autre,  ils ne font peut-être, ainsi que nous le montrerons, que s'entendre lire.

Nous allons décrire comment les membres du groupe accèdent à la lecture à voix haute puis par quelles étapes ils passent avant d'arriver à lire pour l'autre.

 

3-A : Vers la lecture à voix haute

 

Nous avons déjà évoqué le parcours de Virginie. Virginie, après avoir miraculeusement échappé aux camps de concentration, dans lesquels ont péri ses parents, a été élevée par deux tutrices. Grâce à ces deux femmes et à ses capacités propres, elle a pu mener à bien des études brillantes de traductrice. Sa schizophrénie s'est décompensée assez tard. Elle a pu mener une vie relativement normale, entrecoupée par quelques épisodes décrits comme dépressifs. C'est ainsi qu'elle a travaillé douze ans comme traductrice dans une entreprise métallurgique. La première manifestation schizophrénique a été une attirance érotomaniaque pour son chef de bureau, elle n'a jamais vraiment récupéré.

C'est après cet épisode que le délire s'est installé, délire, nous l'avons dit essentiellement paranoïde, accompagné d'hallucinations auditives et cénesthésiques.   Après une hospitalisation en P.O qui a duré plusieurs années, Virginie est venue en hospitalisation de jour à Saint-Eloi, elle rentrait dormir à Esquirol. Les conditions du P.O ayant amené Virginie à bousculer une de ses tutrices qui en est morte, ce temps d'hospitalisation "à cheval" a été très long. Virginie n' a été hospitalisée à temps-plein à Saint-Eloi que lorsqu'on a été sûr (?) qu'elle avait intégré la loi (?). Quoi qu'il en soit, c'est une femme extrêmement marquée, diminuée, aboulique, asthénique qui est arrivée à l'hôpital de jour. Il y avait tellement peu de choses de vivantes en elle que nous n'aurions jamais imaginé une telle évolution.

 

Nous avons écrit qu'elle était d'une certaine façon à l'origine du groupe Lecture(s), expliquons-nous.

Ainsi que le montre son rêve, Virginie a une relation forte avec le livre (et avec son infirmier référent). Elle en a d'ailleurs écrit un, une traduction anglais-français d'un auteur britannique très connu. Ce livre évoque un voyage en Chine de l'auteur.

Virginie a écrit son testament, celui-ci trône sur une étagère de sa bibliothèque, la disposition principale en est qu'il soit fait don de ses livres à la Bibliothèque Nationale (comme on fait don de son corps à la science). Pas d'incunables dans sa bibliothèque, seulement des livres de poche. Ses livres sont assez vieux, elle les a acheté avant son hospitalisation, avant les soins, avant la maladie. Lorsque nous envisageons de créer le groupe, elle commence à parler de ses lectures en entretien. Elle a entrepris de relire tous les livres de sa bibliothèque. Son rythme est très lent, elle lit un livre tous les six mois.

Au moment où le groupe commence, elle est toujours très délirante, sa voisine vient la toucher jusqu'à l'hôpital de jour. Elle évoque sa mort, elle dit qu'elle cherche du poison, que ce serait la seule façon d'échapper à cette femme et à son fils.

Physiquement, Virginie est une femme de taille moyenne, ronde, cheveux gris, courts, plutôt gras. Elle a deux tenues: une d'hiver, très chaude, l'autre d'été, moins chaude; elle a toujours froid, c'est à cause de sa voisine qui la refroidit. Elle se change en mai et en  septembre. Au niveau de sa stature corporelle, elle est très raide, malgré plusieurs années de yoga. Elle pourrait faire sienne cette phrase mise dans la bouche de Phèdre par Racine : "Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire". Elle donne tellement l'impression de nier tout plaisir que l'institution est convaincue qu'elle ne vient à l'hôpital de jour que contrainte et forcée.

Lorsque le médecin de l'institution lui reparle du groupe Lecture(s) en entretien ce 6 novembre 1989, Virginie répond : "Pourquoi pas ? Je pourrais bien venir de temps en temps au groupe Lecture(s)."

Elle n'a jamais raté une séance depuis, sauf lorsqu'elle a été réhospitalisée. Tous les mardis, elle est la première devant la porte.

Elle participe à sa première séance le 27 novembre 1989. On peut remarquer, qu'infirmier référent, je suis présent à la plupart des entretiens qui ont lieu tous les 15 jours et qu'entre le 6 novembre et le 26 novembre, je suis absent.

Virginie a annoncé en début de séance qu'il n'était pas question qu'elle lise. Nous lui avons répondu qu'elle est libre, lit qui veut, quand il veut. Lors de cette première séance, nous lisons "Le petit prince" de Saint-Exupéry.

Fidèle à sa promesse Virginie ne lit pas. Elle s'avère par contre extrêmement attentive à tout ce qui se passe. Elle réagit essentiellement de manière corporelle : hochement de tête, monosyllabes, n'utilise pas le registre verbal. Elle me dit après coup qu'elle a apprécié.

Le mardi suivant, Virginie est là, souriante. Elle va un petit peu plus loin, dans sa participation. De nombreux contes de Grimm (c'est l'oeuvre découverte) sont inspirés de Tacite et d'Esope, Virginie explique au groupe qui sont Esope et Tacite.

A sa troisième séance, Virginie, se positionne presque comme une habituée. Nous lisons "Caligula", les participants bougent, s'installent pour lire plus commodément, pour enchaîner les répliques. Elle ne lit toujours pas mais explique des mots ou des expressions, apportant ses connaissances au groupe.

 

Avec "Paroles" le recueil de Prévert, elle se laisse aller à sourire et réprime quelques rires.

Il en est de même avec "En attendant Godot". Elle dit haut et fort qu'elle n'aime pas Beckett, il n'empêche qu'elle sourit souvent, qu'elle réagit à l'humour de la pièce, mais refuse de le reconnaître.

Lorsqu'à la séance suivante, nous découvrons "La puce à l'oreille", elle ne se retient plus et  rit franchement. La référence aux insuffisances des messieurs emporte son adhésion.

Lorsque nous commençons le lecture de "La métamorphose", elle dit qu'elle n'aime pas Kafka. Virginie concède cependant à la fin de la séance qu'elle l'a redécouvert. La présentation de Kafka insiste sur le judaïsme, et sur le mélange de cultures propre à la ville de Prague. Pendant toute la séance, elle manifeste son plaisir à être là. Elle n'est pas parasitée comme dans les autres activités. Elle est présente, et bien présente. Nous la voyons de plus en plus fréquemment une revue à la main. En entretien, elle dit qu'elle redécouvre le plaisir de lire, qu'elle lit beaucoup plus vite.

Enfin, le 6 février, à sa neuvième séance, Virginie lit à haute voix pour l'ensemble du groupe.

Alfred Jarry l'a prise par surprise.

Nous avons dit que nous commencions toujours la lecture par le premier mot de la première phrase.

Et là :

"Merdre !

                       Mère Ubu

Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou. " (280).

Déjà, les rires fusent... On se contient... La lecture continue...

 

"                     Père Ubu

Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure. " (281).

 

C'est du délire, les participants ne peuvent aller au delà, c'est le fou rire, inextinguible, irrépressible, communicatif, contagieux. Virginie ne peut pas résister. Ce seul mot "merdre" emporte l'adhésion. Elle aussi veut lire, elle aussi veut se mettre ces mots en bouche, les prononcer.

Elle propose de lire le rôle de Rosemonde, la reine de Pologne. Oubliée dans les derniers soubresauts du rire, elle insiste. Elle lit avec maestria, possède une très bonne intonation. Elle a le visage dans le livre au départ, mais comme il s'agit d'une pièce de théâtre, il faut qu'elle laisse Alicia lire. Alors, elle se détache du livre, se rapproche pour lire, Alicia doit tourner les pages de plus en plus vite, elle aussi, se prend au jeu, vite, vite la suite. Et tout le groupe enchaîne.

C'est ainsi que Virginie s'est mise à lire à voix haute.

 

Nous noterons qu'à l'origine, il y a un mot obscène et le rire tonitruant du groupe.

 

 

 

Ferenczi considère qu'au cours du développement ontogénétique, l'appareil psychique passe de l'état de centre de réaction hallucinatoire-motrice à l'état d'organe de la pensée : "Les mots obscènes possèdent des caractéristiques qui, à un stade plus primitif du développement psychique, s'étendaient à tous les mots ... Les mots obscènes sont des mots qui traduisent bien l'objet nommé, l'organe ou les fonctions sexuelles dans leur réalité matérielle " (282).

Ainsi que l'écrit Freud, le sexuel rejoint ici l'excrémentiel : " Le sexuel, qui constitue le fond même de la grivoiserie, ne se borne pas à ce qui distingue les sexes, mais s'étend, en outre, à ce qui est commun aux deux sexes et également objet de honte, à savoir à l'excrémentiel dans tous ses domaines. Or c'est précisément là l'extension du "sexuel" au temps de l'enfance; dans la représentation infantile existe en quelque sorte un cloaque dans lequel le sexuel et l'excrémentiel se distinguent peu ou prou. Partout dans la psychologie des névroses, le sexuel implique encore l'excrémentiel et reste compris au sens archaïque, infantile " (283).

Il aura fallu cette explosion de rire et cette référence au corps pour que Virginie puisse lire comme si par ce simple mot, le discours avait basculé du discours-signe vers un discours-corps, le mot figurant alors une expérience corporelle.

L'énormité du merdre ubuesque peut nous masquer ce qui est important dans les mécanismes favorisant cette lecture retrouvée. L'évocation du parcours de Christine va nous permettre d'être plus clair.

 

Christine est une jeune femme âgée de 28 ans. Issue d'un milieu relativement aisé, elle effectue un trajet scolaire assez normal jusqu'au décès de son père qui survient alors qu'elle est en 3ème. Après ce décès, son parcours va être moins brillant, elle réussit néanmoins à poursuivre sa scolarité jusqu'au bac qu'elle ne parvient pas à passer. Bilingue français-espagnol (une partie de sa famille est d'origine espagnole) elle s'oriente vers le tourisme et réussit à avoir son BTS tourisme. Elle ne travaillera jamais dans le tourisme, mais devient institutrice en maternelle. Elle réussit au prix d'efforts surhumains à tenir une année scolaire, elle s'effondre lors du premier trimestre de la seconde année.

Elle est hospitalisée au CHS dans un secteur voisin. Elle manifeste tous les symptômes d'une schizophrénie paranoïde : délire de persécution mal systématisé, hallucinations acoustico-verbales, etc. Elle sort apparemment remise au bout de six mois d'hospitalisation mais rechute deux mois après sa sortie après avoir interrompue sa prise en charge extra-hospitalière. C'est dans ces conditions qu'elle arrive à l'hôpital de jour.

A son entrée, elle garde un fond délirant mais a très peu de symptômes déficitaires. Elle va rapidement investir le médecin responsable de l'hôpital de jour et les deux infirmiers référents.

Elle vient assez rapidement au groupe Lecture(s), après un mois d'hospitalisation, le 6 novembre 1990. Elle arrive alors que nous découvrons le passage consacré à "La tour de Babel". Extrêmement précautionneuse, elle pose ses fesses sur un bout de chauffeuse, elle garde son manteau; son sac à main est devant elle, comme une protection. Elle semble prête à repartir. Elle reste quand même toute la séance. Elle est silencieuse, vigilante, à l'écoute. Elle nous paraît persécutée.

 

 

 

Elle revient la séance suivante. Elle s'installe dans une position de grand confort. Elle a toujours son manteau et son sac protecteur. Elle écoute, toujours aussi vigilante. Nous poursuivons la lecture de "La Genèse" par le sacrifice d'Isaac. La séance est animée et très dense. Patrick regrette de ne pouvoir lire car il n'a pas eu le soutien de son père et demande à François de lire pour lui. Geoffroy passe une Bible à Christine qui la feuillette distraitement. Elle s'arrête à la lecture d'un mot, puis éclate de rire d'une façon impulsive. Quand nous lui demandons ce qui motive son rire, elle continue et ne nous répond pas, nous n'insistons pas.

Elle est toujours aussi discrète, effacée lors de la séance suivante consacrée à "L'histoire folle des ronds dans le blé", article extrait de Sciences et vie.

C'est une séance plus tard suivante Christine lit pour la première fois dans le groupe. Frédérique lui passe le livre  ("Le palanquin des larmes") pour qu'elle poursuive la lecture. Surprise, Christine s'exécute : elle lit à haute et intelligible voix, sans déraper même si çà n'est parfois pas très loin. Après sa lecture, elle pose des questions qui dénotent un vif intérêt pour les agences matrimoniales. Il faut préciser qu'entre Christine et Frédérique s'est établie une relation assez forte, elles sortent ensemble le week-end, se découvrent des intérêts communs. Elles se définissent comme amies. Elles sont toutes deux du même âge, ont toutes deux des soeurs envahissantes avec lesquelles, elles ont des relations conflictuelles.

Quoi qu'il en soit, Christine ne lira plus jusqu'au 26 mars 1991. Elle va être un peu plus présente dans le groupe, mais reste quand même sur le qui-vive. C'est ainsi qu'à la séance suivante, nous poursuivons la découverte du "Palanquin des larmes", Christine apporte quelques précisions sur la notion de dot, mais lorsque Claude évoque le terme de "promise", elle se lève et quitte la pièce, apparemment très angoissée. Lors des trois séances suivantes, Christine reste silencieuse, elle est là, mais se tait.

Lorsque nous lisons "Le grand Meaulnes" Christine ne paraît pas très bien,  elle passe sa séance les mains dans son sac, ne les enlève que pour feuilleter le livre que lui passe Patrick et quitte alors impulsivement le groupe. A cela, nous ne voyons rien d'étonnant, sachant à quel point son expérience d'enseignement lui a été pénible.

Christine est malgré tout présente à la séance suivante, toujours consacrée au grand Meaulnes, mais là elle s'installe pour dormir, elle paraît très repliée sur elle-même, elle réagit à un changement de rythme, ce qui montre qu'elle est malgré tout attentive puis "se rendort". Cet assoupissement va durer quatre séances.

Christine se réveille à la lecture de "Sido" de Colette où elle dit en conclusion qu'elle aimerait lire. Elle va passer encore trois séances à somnoler.

C'est à partir de "Paulina 1880" qu'elle va devenir plus présente. Quand on lui demande ce qu'elle pense du personnage de Paulina, que tout le groupe décrit comme "folle", Christine pose la question de la mère de Paulina, dit qu'on ne sait rien d'elle, qu'elle a peut-être eu un rôle dans le destin de Paulina. 

Le 26 mars, Christine arrive sans manteau pour la lecture de "La mère" de Gorki. Elle prend d'emblée le livre, puis le passe à Geoffroy qui lit puis le lui rend. Christine sourit puis lit le passage où les révolutionnaires et la mère se réunissent autour des textes. Elle bute sur certains mots, et n'arrive notamment pas à prononcer  "petite mère".

 

 

 

 

La séance consacrée à "La leçon" de Ionesco verra Christine s'éteindre un peu, mais ce sera pour un réveil tonitruant. Elle présentera, lira et animera la séance autour du livre "Les petits enfants du siècle". On peut dire que jusqu'à sa sortie, Christine sera alors une participante active au groupe Lecture(s).

Autour de cette lecture à haute voix, il y a bien sûr tous les entretiens médicaux, le trajet de Christine dans chaque activité, notamment en peinture et au groupe Ecriture. On peut d'ailleurs noter que si la lecture de Christine est limpide, son écriture est beaucoup plus atteinte : on repère des troubles du cours de la pensée, une méconnaissance apparente de la grammaire et une orthographe peu sûre, quant aux caractères, ils évoquent ceux d'un enfant en C.E 2.

Quoi qu'il en soit, nous noterons que ni pour Virginie, ni pour Christine les soignants n'ont cherché à provoquer, ni induire la lecture à voix haute. Cela est vrai pour tous les patients réticents. Ils lisent à voix haute lorsqu'ils en ont le désir, lorsque c'est le bon moment pour eux.

Si les soignants ne sont pas incitatifs, il n'en est pas de même pour le groupe, nous avons vu l'éclat de rire gigantesque prélude à la lecture de Virginie, nous avons vu comment Frédérique passe le livre à Christine, nous pourrions décrire tout le jeu de mains autour du livre, comment tel ou tel passe le livre à son voisin en lui demandant de poursuivre la lecture, nous pourrions raconter comment tous se réunissent autour des livres pour lire les pièces de théâtre. A ces moments là, rester silencieux c'est être en dehors du groupe. D'une façon générale, les patients lisent quand il leur apparaît moins périlleux de lire que d'être en dehors, avec  tout ce qu'implique la lecture et tout ce qu'implique "être membre" du groupe.

D'une façon générale, les patients les plus réticents sont les patients les plus inhibés et les patients les plus persécutés. Avant de pouvoir lire, il leur faut pouvoir se sentir bien dans ce groupe, il leur faut pouvoir comme Christine se rendre compte qu'ils peuvent se laisser aller, abandonner sac et manteau, se laisser aller au bain sonore, faire l'expérience du groupe comme enveloppe protectrice, comme contenant.

Tous, à un moment ou à un autre, avant même de lire (sauf Christine surprise par Frédérique) expriment leur désir de lire, et lisent soit dans la même séance soit dans la séance suivante. Cette étape préparatoire peut être plus ou moins longue: 9 séances pour Virginie, 5 pour la première lecture de Christine, 20 pour la seconde, 22 séances pour Dominique.

Dans tous les cas, cette première lecture est favorisée par un signifiant particulièrement fort pour le sujet, "Merdre" pour Virginie, "Mère" pour Christine,"Marie-Dominique" pour Dominique, "Famille" pour Jean-Pierre,"Blanche" pour France une lectrice antillaise, "mère" pour André, etc. Il semble bien qu'à chaque fois ce signifiant renvoie à des affects, que le texte permet de contenir. Il est à noter que ce signifiant a souvent à voir avec la mère.

Pour tous ces patients, l'accès à la lecture à voix haute est le fruit d'un travail sur soi, travail personnel, travail au sein du groupe, il s'agit bien d'une victoire sur des symptômes invalidants.

 

 

 

 

 

3-B : Lire pour les autres

 

Tous les patients n'ont pas besoin de faire ce long chemin vers la lecture à voix haute, certains lisent spontanément. Il est assez rare que l'accès à la lecture soit simple. C'est ainsi que nous avons pu repérer la lecture chaotique et la lecture "boit sans soif".

 

    B-1 : La lecture chaotique

 

Nous avons déjà abordé la lecture chaotique. Nous avons énoncé que chez certains, c'était une étape obligatoire. Cette étape nous paraît plus dû à des raisons psychiques qu'aux effets des neuroleptiques ou des benzodiazépines. La lecture chaotique rétrocède, en effet, plus ou moins rapidement, sans que nous ayons pu remarquer une modification ou une baisse de traitement.

Le trajet d'Anne respecte tout à fait ce schéma. Nous avons déjà en partie évoqué son histoire. Lorsqu'Anne investit le groupe, sa lecture est franchement chaotique, nous ne décrirons pas sa lecture l'ayant déjà fait. Anne est institutrice, elle a enseigné aux primaires, sa capacité à lire n'est donc pas en cause. Elle l'est d'autant moins qu'Anne écrit des poèmes à ses moments perdus, ses poèmes n'apparaissent pas comme discordants:  orthographe, grammaire, écriture tout est normal. Elle participe brillamment au groupe Ecriture où elle remet des textes de qualité, non seulement par leur forme, mais aussi par le fond. Elle s'avère capable de critiquer les textes des autres, et n'a aucune difficulté à lire ses propres textes.

Il n'y a qu'au groupe Lecture(s) qu'elle ne comprend pas ce qu'elle lit, on peut rajouter qu'en ce qui concerne sa vie, elle a également bien du mal à relier quoi que ce soit.

La lecture reste chaotique jusqu'à sa troisième séance consacrée au "Petit prince". Sa lecture est alors moins hachée, elle comprend mieux ce qu'elle lit, elle peut plus facilement en parler. On peut se demander combien de fois elle a lu le Petit prince à ses classes. Le mouvement se poursuit avec les "Contes" de Grimm, elle lit de mieux en mieux, elle respecte les paragraphes, mais maintient un accent jurassien, traînant qui hypostasie le sens. Nous sommes là encore dans le registre de l'enfance.

Elle découvre autour de "Caligula" le plaisir de lire, elle incarne même plusieurs personnages.

A partir de cette séance, Anne partira à mi-séance, la lecture continue à s'améliorer jusqu'au moment où nous lisons "Don Quichotte"; là, d'une façon assez paradoxale (tous lisent avec beaucoup de difficulté ce texte écrit dans un style très littéraire), elle lit avec maestria. Elle s'absente pour partir en vacances et pour un séjour thérapeutique. A son retour, une autre institutrice est présente, institutrice qui a passé l'épreuve de la mise en invalidité et qui s'est reconstruite en écrivant et publiant des poèmes. Nous assistons alors à une sorte de rivalité qui voit Anne abandonner la lecture chaotique, s'essayer à mettre le ton, à chanter. Tout se passe alors comme si Anne s'identifiait à George (sur un mode spéculaire). Elle va se mettre à écrire des poèmes de plus belle, et envisager de donner des cours de français, elle va dans ce sens, commencer à participer aux présentations d'auteurs, prendre des notes, garder les photocopies. A ce moment là, la lecture chaotique est bien loin. Tout s'est passé comme si Anne ne pouvant plus être institutrice s'était identifiée aux enfants auxquels elle apprenait à lire.

 

 

Elle le verbalisera d'ailleurs beaucoup plus tard. Nous pouvons remarquer également que nous avons eu au groupe, deux enfants d'ouvriers typographes, chez l'un comme chez l'autre la lecture n'était pas simple, tout atteste une importance extrême accordée à la lettre.

 

B-2 : La lecture "boit-sans soif"

 

La lecture "boit sans soif" est un type de lecture fréquemment rencontrée chez les patients souffrant d'une carence affective importante, ceux chez lesquels les troubles caractériels prédominent. Tout se passe comme s'ils voulaient occuper la totalité de l'espace sonore, comme si l'important pour eux n'était pas que les autres membres du groupe les entendent mais qu'eux-mêmes s'entendent, comme s'il ne devait surtout pas y avoir de place pour le vide, pour le manque. Cela ne va pas sans difficultés, leur lecture étant par ailleurs souvent très chaotique.

Certains patients psychotiques traversent également des périodes "boit sans soif".

C'est ainsi que Frédéric, jeune psychotique de 19 ans, après être resté, hésitant, sur le pas de la porte, éteint sa cigarette,  entre en Lecture(s). Il dit que c'est en entendant le nom Steinbeck qu'il a eu envie de venir, il le connaît bien parce qu'il a fait un exposé sur "Les raisins de la colère" en 3ème. C'est assez étonnant, Frédéric passe ses soirées à regarder des vidéos d'horreur, il est également un assidu des jeux vidéo. Nous ne l'imaginions pas venant au groupe. Dès qu'il est présent, il s'empare du livre et commence à lire. Il lit, il lit comme s'il ne devait jamais s'interrompre. Il substitue à la ponctuation originelle du livre "Des souris et des hommes" une nouvelle qui lui est propre, qui suit son rythme. Sa lecture est monocorde, il lit sans pouvoir s'arrêter, nous devons l'interrompre au bout d'un temps raisonnable. Il ne fait aucun commentaire sur l'oeuvre mais propose la lecture d'Edgar Poe.

Frédéric récidive à la séance suivante, consacrée à l'oeuvre de Marcel Aymé "Les contes du Chat perché". Le groupe choisit de lire le conte  intitulé "Le loup". Frédéric commence la lecture et lit l'essentiel du conte, sans avoir l'intention de s'arrêter. Il achève en disant "Les animaux sont aussi cruels que les grandes personnes". Sa lecture a été correcte mais monotone, sans inflexion, ni effets comme s'il n'intériorisait pas ce qu'il lisait.

Frédéric revient deux séances plus tard pour lire "Les histoires extraordinaires", la nouvelle choisie est bien évidemment "La lettre volée". Là encore, il se lance tête baissée, nous devons l'arrêter. Frédéric énonce qu'il est difficile de lire et de se concentrer en même temps sur la lecture. Il conclut en disant qu'il possède, lui aussi, des histoires extraordinaires. Il ne reviendra plus au groupe, préférant raconter ses histoires extraordinaires au groupe peinture, qui est certainement plus valorisant pour Frédéric qui possède un joli talent de dessinateur.  

La lecture "boit-sans-soif" est particulièrement fréquente chez les psychotiques, qui ont abandonné la lecture depuis longtemps. Le premier contact est souvent comme un feu d'artifice. Le sujet s'entend lire, lit avec un réel plaisir, mais apparaît incapable de se détacher du texte, tout se passe comme si le texte l'hypnotisait. Après la lecture çà ressemble à des retrouvailles avec un vieil ami perdu de vue depuis très longtemps. On est heureux de se retrouver, on évoque un peu le passé, mais au delà, tant de temps a passé qu'on n'a plus rien à se dire.

 

 

La lecture "boit-sans-soif" s'observe lorsque le texte contient des contenus fascinants pour le sujet. C'est ainsi que Virginie, qui lit naturellement le visage collé au livre comme si elle voulait entrer dans le livre semble à certains moments vouloir manger le texte, se l'incorporer. Virginie est myope et presbyte. Elle a des lunettes pour voir de près et des lunettes pour voir de loin. Elle n'emmène jamais ses lunettes pour voir de loin, ce qui l'amène à enfouir son visage dans le livre. Sa lecture incorporante est systématique lorsque le texte comporte des références corporelles ou sexuelles, nous avons vu que l'un et l'autre étaient chez Virginie peu différenciés.

Cette lecture s'interrompt lorsque les lecteurs trouvent une vraie place dans le groupe, lorsqu'ils prennent conscience qu'il peut être plus agréable d'entendre quelqu'un lire un texte que de le lire, lorsqu'ils font l'expérience de lire pour eux, chez eux, que le livre sera toujours disponible aussi longtemps qu'ils désireront le lire, lorsqu'ils arrivent à supporter le manque qui fonde le groupe.

En ce qui concerne Virginie, le mouvement est autre, ce qu'elle cherche à engloutir au groupe Lecture(s), c'est précisément ce qui nourrit son délire; pendant très longtemps, elle n'a pu supporter ces contenus qu'au groupe Lecture(s). Le groupe était suffisamment contenant pour qu'elle puisse supporter ces lectures, ces signifiants de désirs sans les vivre sur un mode imaginaire dans le réel.

 

Nous nous sommes jusqu'ici plutôt préoccupés de l'effet mécanique de la lecture, nous nous sommes assez peu souciés du contenu des textes, nous sentons bien à travers les exemples choisis que ces textes sont importants, que leur contenu réagit avec la sensibilité du lecteur, que leur contenu n'est pas étranger aux réactions du lecteur, au fait même qu'il devienne Lecteur, comme si ce qui comptait n'était pas seulement la surface visible, écrite mais la profondeur invisible.

Il était indispensable de présenter ces étapes, d'abord parce que ce sont des étapes importantes, qui ne sont pas sans liens avec l'histoire de la lecture, avec l'apprentissage de la lecture elle-même, comme si le psychotique devait en partie refaire ce trajet pour pouvoir lire. Il était nécessaire de présenter ces étapes ensuite parce qu'elles sont acquises, semble-t-il, une fois pour toutes. Un patient peut quitter le groupe, l'hôpital de jour, revenir quelques mois, une année plus tard (nous n'avons pas plus de recul), il ne devra pas les répéter. Virginie, après trois mois d'hospitalisation a retrouvé le groupe avec plaisir et a lu d'emblée, il en a été de même pour Anne et pour Frédérique.

Nous n'avons fait, jusqu'ici, que camper à la lisière de la lecture. Nous n'avons fait que reprendre les définitions les plus anciennes. Lire c'est donner une signification au texte écrit, en associant entre eux et avec l'ensemble de ses expériences passées les éléments perçus et à en garder un souvenir sous forme d'impressions et de jugements d'idées. Lire c'est entrer dans l'écrit, mais aussi s'en distancier. C'est organiser un texte, en extraire les données, lui ajouter des interprétations, reconstruire une pensée autre, la faire sienne, la rejeter. Lire c'est élaborer des démarches, lire c'est penser.

Lire c'est donc entrer dans l'écrit, nous avons repéré, balisé les étapes de cette entrée, nous avons donné quelques mots de passe; mais lire, c'est se référer à un contenu, c'est aussi s'en distancier. Cette étape de distanciation est extrêmement importante, c'est elle, ainsi que le montre l'histoire de la lecture, qui va nous permettre de penser.

 

4-Entrer dans le texte, en jouir, le mâcher, le digérer

 

Ce qui différencie la lecture des autres médiations proposées à l'hôpital de jour, c'est qu'elle n'implique pas d'emblée un mouvement du dedans vers le dehors. En poterie, le patient façonne un objet sur lequel il va projeter ses conflits, tous les contenus viennent alors du patient, ou des patients s'il s'agit d'un groupe. En lecture, ce qui est premier, c'est le texte, qui préexiste au patient comme au soigné. C'est en ce sens qu'on dit que le sujet est serf du langage. Que l'un et l'autre lisent ou ne lisent pas le texte, ne change rien ni à l'aspect formel du texte ni à son contenu. En poterie l'objet n'existe que parce que le sujet l'a façonné. En lecture, les contenus sont apportés non pas du dedans mais du dehors et ils viennent d'un lieu commun à tous qu'on nommera la littérature, la culture, voire le lieu de l'Autre. Ces oeuvres n'ont traversé les siècles que parce qu'elles évoquent des questions, des problèmes qui concernent chacun en tant qu'homme, en tant que membre de l'humanité.

Ces textes viennent d'une sorte de maison commune, d'un lieu où psychotiques et névrosés ont une place. Il n'est en même temps, pas d'extérieur plus radical que cette maison commune. Lire un texte, c'est d'abord se référer à cette maison commune, sans laquelle l'homme n'existerait pas en tant qu'homme. C'est non seulement s'y référer, mais c'est aussi la soutenir, la littérature ne se soutient que de la lecture.

Lorsque Dominique dit en entretien qu'elle boit quand elle a le cafard, il faut croire qu'elle a souvent le cafard, car elle boit beaucoup, elle est d'ailleurs décrite comme alcoolique. Quand dans le même entretien, elle dit qu'elle lit beaucoup, surtout quand elle a le cafard, faut-il en conclure que c'est une lectrice dipsomaniaque ?

Lorsqu'elle précise que la lecture est son refuge, faut-il penser qu'elle se réfugie dans la lecture comme parfois elle se réfugie dans l'alcool? La lecture serait alors le moyen de combler un gouffre béant que rien ne saurait combler, ni la lecture, ni l'alcool.

On peut en fait lire ou boire n'importe quoi, de la kronembourg ou du Guy des Cars, du Proust ou du Chateau Petrus, du calva ou du Baudelaire, l'essentiel étant, nous l'avons vu de combler un manque. Tous les alcools ne se valent pas, toutes les oeuvres non plus. A qui recherche l'ivresse n'importe pas le flacon. Quoique.

Boire c'est parfois aussi boire, non pas un liquide, mais une région, un paysage, une culture, une étiquette. C'est humer un bouquet, comparer des arômes, associer des images, images de sous-bois pour les bourgognes, odeur d'humus, odeur de myrtille, goût de framboise pour des bordeaux. Boire, mais est-ce encore boire ?, c'est alors se référer à une culture, c'est avoir gardé en mémoire le Fourchaume 76 bu en 1981 et le comparer au Fourchaume 88, c'est comparer, différencier, pour savourer un plaisir esthétique, c'est affiner la perception pour mieux s'en détacher, c'est la classer, la répertorier, l'inscrire dans le temps, c'est garder le vin en bouche, pour en percevoir toutes les saveurs et finalement le rejeter, le recracher. Boire çà peut être alors ne pas boire, ne pas ingérer.

Quel rapport avec la lecture ?

Nous avons évoqué la lecture "boit-sans soif", nous avons évoqué la lecture comme plaisir de bouche, plaisir d'en jouer et d'en jouir en bouche. Si nous nous sommes jusqu'ici intéressés au "boire", nous allons maintenant nous préoccuper de ce qu'on boit. Nous allons abandonner l'aspect mécanique de la lecture pour considérer le contenu des textes et comment le sujet l'appréhende.

 

Nous allons montrer comment les patients passent de cette lecture plaisir de bouche à une lecture distanciée où les mots n'entrent pas par une oreille pour ressortir par l'autre.

Quel est l'enjeu de cette lecture distanciée ?

Il s'agit de "dé-fasciner". Maurice Blanchot écrit dans "L'espace littéraire" : "Ce qui nous fascine, nous enlève notre pouvoir de donner un sens, abandonne sa nature "sensible", abandonne le monde, se retire en deçà du monde et nous y attire, ne se révèle plus à nous et cependant s'affirme dans une présence étrangère au présent du temps et à la présence dans l'espace" (284).  " Quiconque est fasciné, ce qu'il voit, il ne le voit pas à proprement parler, mais cela le touche dans une proximité immédiate, cela le saisit et l'accapare, bien que cela le laisse absolument à distance" (285). Maurice Blanchot ne se soucie guère de la psychose, il s'intéresse à la création littéraire, à ce qui est en jeu chez l'homme du fait que l'art et la littérature existent, mais ces quelques phrases ne décrivent elles pas une certaine fascination qu'on retrouve dans la psychose, ne décrivent elles pas cette impossibilité de se détacher de l'image, qu'elle soit acoustique ou visuelle ?

 Cette notion de distance est relative dans le sens où, nous l'avons vu lorsque nous avons abordé les modalités de lecture, les patients privilégient l'approche phénoménale descriptive. Tout un travail d'élaboration et d'apprivoisement est nécessaire pour amener les lecteurs psychotiques à une approche émotionnelle et identificatoire.

C'est aussi, paradoxalement, grâce à cette ébauche de distanciation que les patients vont pouvoir jouer avec le texte, s'en approcher, en extraire des données, lui ajouter des interprétations, reconstruire la pensée de l'auteur, la faire leur, la rejeter. C'est grâce à la distanciation qu'il vont pouvoir se servir du texte comme contenant de pensée.

Michel de Certeau, prêtre jésuite, historien de la médecine et de la société, psychanalyste appartenant à l'Ecole Freudienne, s'est à plus d'un titre intéressé à la lecture. N'a-t-il pas été membre du cabinet d'Edgar Faure lorsque celui-ci tentait de réformer l'université pendant l'été 1968 ? Dans "L'invention du quotidien", il définit la lecture comme un braconnage: " Les lecteurs sont des voyageurs; ils circulent sur les terres d'autrui, nomades braconnant à travers les champs qu'ils n'ont pas écrits, ravissant les biens d'Egypte pour en jouir " (286). On ne peut se promener, vagabonder qu'en se détachant, qu'en organisant son propre trajet à l'intérieur du texte imposé. Dans "La lecture absolue", Michel de Certeau analyse la lecture mystique à partir de Thérèse d'Avila. Le groupe Lecture(s) peut certes passer pour un coin de paradis, mais ses participants ne sont pas des saints. L'histoire de l'écriture nous a montré que si l'écriture est écriture des dieux, la lecture est affaire humaine. La Bible constituant Le Livre, il ne nous paraît pas aberrant de reprendre les écrits de Michel de Certeau pour décrire le processus de distanciation du texte. Celui-ci s'intéresse aux relations des mystiques au livre, il distingue quatre positions successives qui concernent: le commencement de l'expérience, le livre comme jardin de délices et lieu pour en jouir, la manducation et un détachement par lequel le lecteur s'absente du livre.

 

 

 

 

 

 

 

4-A : Le commencement de l'expérience ou de la distanciation comme préalable à la lecture

 

"Lire, écrit Michel de Certeau, permet d'abord un commencement. Cà fait seuil: il faut un bord pour qu'il y ait de l'autre par rapport à la quête subjective. Le livre dresse une extériorité. Il découpe une altérité dans le vaste champ... où erre un désir qui ne se connaît pas.

Essentiellement, il n'est pas destiné à fournir du savoir, mais à tracer ... la différence d'un opaque être là. Plutôt que l'énoncé d'un signifié, c'est un signifiant de l'Autre. Il a donc pour premier rôle de rendre possible un lecteur, c'est-à-dire l'abouchement d'une expectation à une objectivité qui lui résiste et vient d'ailleurs, mais se situe, en principe, dans la région du sens. Le livre articule une attente intérieure sur un lieu étranger considéré comme l'index d'un autre vouloir dire. Dans l'horizon déterminé où se meut le désir, il crée de la division, structure élémentaire, et condition de possibilité, d'une pratique dialogale ultérieure. Il pose la distinction sans laquelle il n'y a pas de relation " (287).  

Qu'on nous pardonne la longueur de l'extrait, mais il décrit ce que nous tentons de réaliser dans le groupe et ce que nous ne cessons d'affirmer depuis le début de ce livre.

Si toute psychothérapie suppose une unité de lieu, une unité de temps, une unité d'action, elle suppose aussi, à notre sens, un rituel, un cérémonial, une mise en scène.

Le groupe Lecture(s) n'échappe pas à cette règle. L'élément le plus important est peut-être la table basse située au milieu de la salle. Sur cette table sont posés les livres; ce ne sont pas forcément les mêmes éditions, les pages de couverture sont différentes. L'image de couverture suggère déjà l'oeuvre. De cette présentation pour les yeux une certaine idée du livre naît. Les livres sont étalés sur la table, comme offerts, aux mains impatientes des lecteurs. Les livres vont être pris, soupesés, feuilletés avant même que la lecture ne commence. Ils sont offerts à l'appétit des lecteurs potentiels. Il nous est même arrivé de les présenter entourés, enrubannés d'un paquet cadeau comme s'il s'agissait effectivement d'un cadeau au groupe, d'une pochette surprise. Il faudrait décrire le plaisir de Virginie, l'éclat de ses yeux, cette impression de découvrir un monde, de fouler pour la première fois une terre vierge.

Lire permet d'abord un commencement, çà fait seuil : il faut qu'il y ait de l'autre par rapport à la quête subjective. Nous avons évoqué le rapport de certains patients au livre, nous avons montré comment certains investissaient la biographie des écrivains. Le livre est alors la matérialisation de l'oeuvre, c'est là, çà existe, çà nous échappe.

Alors on va commencer par parler de l'auteur. Qui est cet autre, absent, qui a écrit l'oeuvre ?

Il est né en ... il est mort en... nous commençons par le situer dans le temps. Nous commençons par le ramener à un destin humain, entre une date de naissance et une date de mort, entre un début et une fin, ces deux événements qui bornent l'existence humaine, ces deux limites dont le sujet ne peut rien dire. Entre ces deux moments, l'écrivain a vécu, a écrit, mais l'oeuvre a persisté. De toutes les manières, l'oeuvre nous précède.

 

 

 

 

Il est né à... il est mort à ..., nous décrivons ensuite l'espace où il a vécu. D'emblée l'espace où s'inscrit l'oeuvre est situé. Mais de situer cet espace implique que le sujet lecteur se situe également. Qu'il soit difficile de situer l'espace temporel de Cervantes par rapport à celui de Montaigne ou de Rabelais importe peu. C'était il y a longtemps, implique une première distance, çà fonde un présent, le présent de la lecture. Chaque repère temporel prend cependant sens dans les références culturelles de chacun, nous avons vu ce qu'il en était pour Sylvie, mais prend sens également dans les repères culturels du groupe, dans ce que nous pouvons bien appeler la culture du groupe, il n'est pas indifférent d'avoir lu une oeuvre de Camus, puis une oeuvre de Sartre puis quelque temps plus tard une oeuvre de Queneau, ces écrivains sont contemporains, si nous pouvons établir des constantes, nous remarquons également des différences.

Le lieu de naissance, lui peut rapprocher ou éloigner, c'est selon; que le lecteur soit allé à Chateau-Thierry, qu'il y ait fêté la fête à Jean, lui rendra peut-être La Fontaine plus proche. Mais de toute façon, il n'y est plus à Chateau-Thierry.

Nous retraçons ensuite le parcours de l'écrivain, ses parents, éventuellement ses relations avec ses parents si celles-ci éclairent son oeuvre, son milieu social, ses rencontres, en un mot sa vie. Nous le présentons en marche, allant vers la rédaction d'une Oeuvre, nous voyons ses écrits apparaître, nous montrons comment celle-ci résonne avec ses inquiétudes d'homme, et comment celles-ci se transcendent dans l'écriture. Nous voyons enfin apparaître l'oeuvre découverte pendant la séance.

Celle-ci est donc située dans le temps, temps social, temps de l'auteur, place dans l'Oeuvre de cet auteur, mais temps littéraire dans le sens où nous montrons comment celle-ci a été lue à travers les siècles ou à travers les témoignages des contemporains.

Toute cette distanciation est rendue possible par le travail de préparation accompli par les soignants, mais aussi par le recours au "magazine littéraire" quand un numéro a été consacré à l'écrivain ou par le recours au "Dictionnaire des auteurs" en quatre volumes, et au "Dictionnaire des oeuvres" en 6 volumes édités par la collection Bouquins.

Les patients vont participer à cette présentation, Sylvie évoquera ses souvenirs, Amandine racontera comment elle a été renvoyée du lycée après avoir lu "La nausée", Noël prendra conscience qu'entre le moment où il préparait sa licence de philosophie et le temps présent où il tente de préparer la biographie de Sartre pour introduire "L'être et le néant" du temps a passé, qu'il n'est plus celui qu'il a été. Frédérique, à l'inverse prendra conscience qu'elle ne doit pas renoncer au théâtre, que cette mémoire qu'elle juge défaillante, n'est pas si mauvaise, qu'elle se souvient de la vie de Pierre Jean Jouve, qu'elle est capable d'en présenter une synthèse complète. Patrick, lui, privé de père aussi bien dans la réalité que dans le discours de sa mère cherche dans chaque livre ce qu'il ne peut y trouver, et pourtant cela devrait y être, nombre de ces livres ont appartenu à son père. Patrick va devenir le spécialiste des présentations biographiques. Il amènera même un livre écrit par un de ses anciens profs de français.

Cette découverte de l'écrivain conduira souvent tel ou tel à s'interroger sur la maladie mentale, sur cette question dont on n'a pas fini de faire le tour: peut-on écrire lorsqu'on est malade, comment la maladie mentale retentit-elle sur l'oeuvre? Chacun peut alors se demander: puis-je, malgré mes symptômes écrire, faire oeuvre, et à quelles conditions le puis-je?

 

C'est ainsi que Noël s'interrogera à partir de Maupassant sur poésie et maladie mentale, qu'il reprendra cette question en découvrant que Beaudelaire, comme lui, avait été sous tutelle, que Patrick et Claude rendront leurs médicaments responsables de leur manque d'imagination. Patrick ira cependant plus loin en énonçant que la folie et les médicaments lui ont donné un style. Quand il regarde tous ses dessins, il voit qu'il a un style. Il se demande toujours si c'est lui ou les cachets, mais il a l'air tellement fier en le disant que tout le groupe lui renvoie que çà ne peut être que son style propre.

La lecture va commencer par le commencement, par la première phrase, par celle qui fonde la réalité du monde virtuel du romancier. Nous allons laisser chacun entrer dans cet univers en fermant les yeux et permettre ainsi à l'imaginaire de prendre le pouvoir. mais attention, çà fait seuil. Avant, il n'y a rien. C'est là que tout commence.

" Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n'avait pas pris un poisson." (288)

"Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leur taille, s'effilait par un bout, comme l'intérieur d'une grande mouette vidée; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil." (289)

Premières lignes, premières phrases, tout commence et pourtant tout s'annonce, tout le roman est déjà là. Le vieil homme et son combat solitaire, les pêcheurs d'Islande et leur destinée tragique. Nous faisons souvent référence à ces premières phrases pour montrer l'art du romancier, soit en fin de lecture par un retour vers le commencement, soit au moment où nous lisons ces lignes.

Cà fait seuil, et ce seuil est extrêmement important. Un a proposé un livre qu'il a lu, ou dont il a entendu parler, ou dont il n'a pu mener la lecture à terme, les autres découvrent le livre. Celui qui propose le livre lit au présent mais aussi au passé, les questions restées sans réponse sont là, l'environnement de la lecture également. Les deux lectures se superposent, et à la lecture passée se substitue une lecture au présent.

Nous avons montré que le choix des livres était rarement gratuit, que le titre de l'oeuvre, le nom de l'écrivain étaient également des signifiants. C'est ainsi qu'Olivia, prise dans ce livre "Olivia" par Olivia n'en peut rien dire sinon que ce livre est à l'origine de son prénom. Elle n'en peut rien lire car elle incarne ce qu'il y a à lire de ce livre, ce que sa mère a lu de ce livre. Lire ce livre dans le cadre du groupe Lecture(s), c'est préciser qui est cette Olivia qui a écrit le livre, à quelle époque elle a vécu, de qui elle était l'amie, c'est démêler en partie réalité et fiction. Lire ce livre, c'est permettre une distance, un jeu entre ce que notre Olivia porte de ce livre et le livre pris lui-même non plus comme un livre du destin mais comme une oeuvre littéraire qu'on peut critiquer, prolonger, c'est aussi permettre à notre Olivia d'en dire un peu.

C'est ainsi que le livre va faire parler.

Que le livre fasse parler çà n'est pas rien pour qui parle peu, des liens vont pouvoir se nouer, d'autres vont se dénouer.

Cette distance entre le livre du destin et le livre réel va aussi être distance entre Olivia et sa mère, une petite distance, à peine une crevasse, pas une coupure non, juste une gerçure.

 

 

 

Le livre va faire parler aussi parce qu'il y a un double mouvement, celui de qui lit à voix haute et de qui l'écoute, celui de qui lit in silentio, en même temps, les deux voix, l'extérieure et l'intérieure ne se superposent pas, ne s'équivalent pas. C'est la voix de l'autre de l'autre. C'est elle aussi qui va permettre la distance car on ne lit pas seul, mais dans ce cas particulier là, en groupe. La lecture va amener un échange. La voix est également là pour le rappeler.

Cà ne change pas seulement le rapport du sujet à un livre donné, çà modifie également le rapport à l'écrit. Virginie, voulait par testament faire don de sa bibliothèque à la Bibliothèque Nationale, avant de mourir, elle avait donc entrepris de relire tous les livres de sa bibliothèque. Le groupe Lecture(s) a permis qu'elle lise d'autres livres, qu'elle cesse donc en partie de relire, qu'elle lise des livres découverts au groupe Lecture(s), qu'elle en acquiert d'autres, elle a même fait don d'un de ses livres à la bibliothèque de l'hôpital de jour ("La nuit du renard", est-ce un écho à sa première lecture dans le groupe ?).

Là encore une distance s'est instaurée, une séparation est advenue.

C'est parce qu'il y a création de cette distance, qu'il y a ce seuil, ce bord, cette création du monde qu'il va pouvoir y avoir un espace de jouissance.

 

4-B : Un espace de jouissance

 

Que la lecture rende possible au lecteur un espace de jouissance tout ce mémoire l'affirme, toutes nos évocations cliniques en témoignent. Michel de Certeau emploie le terme de " captation mobilisante " (290).

La lecture consiste en "déambulations dans une mémoire qui révèlent des lieux inconnus, comme un poème, en passant, réveille des fées endormies. Cette lecture est donc proche du songe où se raconte, avec des fragments diurnes, ce que le jour interdit " (291). Plus loin, De Certeau précise: " La lecture est un apprentissage du songe. Elle lui donne aussi une légitimité. Elle autorise l'audace d'y croire ... Elle crée... un espace de jeu, une carte d'itinéraires passés ou possibles" (292). La lecture mène un double jeu " entre le rêve écrit et l'écrit rêvé: elle va et vient, entre le songe qui a pris la forme objective d'une histoire écrite, et le songe qui, tel un fantôme réveillé par le passage de cette histoire se met à inventer son voyage... Dès lors la fiction ne caractérise plus le texte en tant qu'il est production du désir. Sa lecture construit à son tour une fiction de texte. Elle outrepasse, mais à son propre compte, l'opération scripturaire " (293).

Nous ne reviendrons pas sur la lecture plaisir de bouche, nous l'avons amplement décrite. Peut-être pouvons-nous ajouter, cependant, que lorsque dans le texte écrit, un personnage chante une chanson, connue ou inconnue du lecteur, bien souvent celui-ci invente un air et chante la chanson. Anne le fait fréquemment, Virginie est coutumière du fait. Nous pourrions également évoquer les changements de voix, de ton  qui rendent le texte plus vivant et qui font de la lecture un pur moment de fantaisie. Tout cela rappelle irrésistiblement le jeu théâtral et montre comment les lecteurs jouent avec le texte.

Que la lecture soit proche du songe, tout nous l'indique, qu'elle constitue un apprentissage du songe serait extrêmement intéressant pour des sujets empêtrés dans le symbolique.

 

 

Nous avons montré les difficultés rencontrées lors de la lecture, nous avons montré comment nos lecteurs somnolaient, bercés par la lecture à voix haute, que la lecture puisse constituer un apprentissage du songe supposerait que pendant ce temps de rêveries, quelque chose qui ressemble à une image surgisse, ce qui supposerait que le signifiant renvoie à un signifié. Le "merdre" ubuesque en est un exemple, alors que Virginie manifeste cette dimension corporelle par des pets, par des rots, des gargouillements, elle peut, pendant la séance, prononcer ces mots et en jouir.

Il s'agit cependant d'être prudent, Alex, quel que soit son désir de le faire n'arrive pas à venir au groupe Lecture(s), nous en parlons de temps en temps, il me demande le matin avant le groupe quelle oeuvre on lit, je le lui dis, il me répond que çà l'intéresse qu'il viendra. Mais l'après-midi, Alex n'est pas là. Et à la première occasion nous en reparlons. Récemment Alex m'a dit qu'il viendrait bien au groupe, s'il était sûr de ne pas lire, car  une fois dans le groupe il se sent obligé de lire, alors il se plonge dans l'histoire, il s'identifie aux personnages et n'arrive plus à en sortir, à être de nouveau lui-même.

Alex est lié, ligoté par le langage, les mots résonnent en lui et il lutte désespérément pour comprendre le sens de ces mots. Tout se passe comme si les mots le brûlaient. Allongé sur son lit, il pense et repense inlassablement à tout ce qui lui a été dit dans la journée, il y pense et il s'y noie.

C'est dans un autre groupe qu'Alex nous a fait comprendre qu'il était prisonnier d'un livre : "Le grand Meaulnes". Entre son nom à lui et celui d'Alain Fournier existent des réseaux de sens, qu'il ne nous est pas possible d'énoncer ici, mais qui lui donnent à entendre qu'il est un fou renié.

Nous sommes bien obligés, là, de prendre nos distances avec Michel de Certeau.

Nestor, après avoir accompli un chemin intéressant au groupe Lecture(s) a cessé d'y venir. Il n'en continue pas moins de lire à un rythme régulier. Sa rupture coïncide avec un moment de plus grande autonomie vis-à-vis de l'institution, il vient globalement moins souvent. Elle s'inscrit également dans un contexte relationnel marqué dans le champ transférentiel par des réactions négatives à mon égard. Nestor n'en peut rien dire. Il continue cependant de lire et lorsque le groupe décide de lire "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" et d'inviter Howard Buten, Nestor achète l'ouvrage et le lit seul. Le livre va le toucher de plein fouet, il y a de nombreuses similitudes entre la vie de Nestor et celle du jeune héros du livre, sans possibilité de se distancier Nestor va devenir de plus en plus discordant. Il faudra, en fait, que cette lecture soit travaillée en entretien pour qu'il puisse l'être un peu moins. C'est à dire qu'il faudra que se différencie ce qui est de lui et ce qui est du livre. 

En lecture, Nestor a bien du mal à lire, lui dont la mère est infirmière anesthésiste, anesthésie les lecteurs par un ton monocorde, il articule à peine, mais tient cependant à lire. Il a pu voir avec le groupe "sortie" le film Hamlet. Le lendemain, il nous demande de lire la pièce car beaucoup de choses lui ont échappé. Lorsque quelques jours plus tard, nous commençons la lecture, Nestor choisit d'incarner le spectre du père d'Hamlett, et là, c'est la métamorphose. Nestor lit à haute et intelligible voix, il donne au personnage un ton sépulcral, sa voix se fait grinçante. Il participe au groupe d'une façon remarquable, il situe les interventions des différents personnages, les références historiques, l'Angleterre, jusqu'aux règles de succession. Si la reine épouse Claudius, dit-il c'est qu'elle est légère.

 

 

Rappelons que le père de Nestor est mort lorsqu'il était en bas-âge et que sa mère s'est remariée depuis. Nestor confirmera ce rapprochement en remarquant, faisant référence à la pièce, que le père de remplacement n'est que la pâle copie de l'ancien.

Dans cet exemple précis, le texte fait écho aux images du film, nous pouvons cependant repérer que Nestor, schizophrène délirant et halluciné, incarne là, la seule chose qu'il puisse incarner d'un père, son spectre, son image.

Toujours à propos des séances consacrées à la pièce de Shakespeare, nous remarquerons que chez six patients sur sept présents, le père était mort. La lecture a contribué à réveiller le fantôme et a permis qu'un certain itinéraire s'accomplisse.

S'il est un problème soulevé fréquemment lors des réunions d'équipe c'est celui de la censure. Il y aurait des oeuvres auxquelles les patients ne devraient pas être confrontés, cela pourrait être néfaste pour eux.

Nous avons toujours été fermes sur ce point, et chaque fois que le contenu d'un texte nous paraissait difficile, c'est au fond à nous qu'il paraissait difficile, il ne renvoyait qu'à nos propres difficultés. Il en a été ainsi pour le suicide d'Emma Bovary que nous ne voulions qu'évoquer, le groupe nous a demandé de lire le passage. 

Il en a été de même à propos de l'oeuvre de John Irving "Le monde selon Garp", nous nous étions contenté de mentionner la mort de Walt (le fils de Garp) sans en évoquer les circonstances (un personnage est castré au cours de l'accident), une fois de plus le groupe est passé outre, et ce passage a été en partie lu. En censurant un passage, nous ne ferions que signifier au groupe et aux patients qui le constituent qu'il y a dans la littérature de l'irreprésentable, de l'innommable qu'il y a des contenus qu'ils ne peuvent assumer, des contenus que nous ne pouvons assumer. Le groupe Lecture(s) n'aurait plus de sens.

Le groupe est ouvert, chacun peut le quitter à tout moment, s'il appréhende un passage, çà fait partie du projet. Non seulement, les patients assument ces passages difficiles, mais tout se passe comme si le groupe déléguait constamment l'individu que le texte devrait le plus fragiliser pour le lire. C'est ainsi que Geoffroy, jeune psychotique cultivé, ne lisait que des livres de science-fiction et plus précisément de l'Heroic-fantasy. Il s'identifiait aux héros purs de ces livres et tentait de vivre comme ces personnages. Le héros de l'oeuvre de Van Vogt "Le monde des A"  représente assez bien ces héros, nous noterons qu'il s'appelait Gosseyn, "go sane" nous fit remarquer Geoffroy. Geoffroy vivait dans une ascèse permanente, s'observant constamment et réprimant tout ce qui pouvait être émergence du désir et notamment d'un désir physique. En dehors de l'hôpital de jour, Geoffroy participe avec des amis de fac à un groupe de jeux de rôle dont il est un des animateurs les plus machiavéliques.

Contre toute attente Geoffroy va investir le  groupe Lecture(s) dont il sera un des habitués. Il va dans ce groupe progressivement se détacher des héros sans peur et sans reproche, ce détachement sera favorisé par l'insistance des autres membres du groupe à lui proposer les passages les plus crus. La circulation du livre qui passe de mains en mains, la fatigabilité propre à chaque lecteur sont essentiellement les circonstances responsables de cette rencontre. Nul ne s'est dit : "Tiens voilà un passage osé, on va donner le livre à Geoffroy !".

C'est en ce sens que nous disons qu'il s'agit là d'un mouvement de groupe. Nous pourrions dire qu'il s'agit là d'une violence faite à Geoffroy, en fait le groupe ne mandate pour lire que ceux qui peuvent le faire malgré les difficultés que cela représente.

 

 

Geoffroy, bien des mois plus tard, alors qu'il a dépassé cette inhibition s'exclamera en riant alors qu'on lui demande de lire un passage situé après une scène particulièrement osée: "Où çà ? J'ai raté çà, moi ?".

Geoffroy fut donc amené à lire un passage très sensuel de "Regain" de Giono. Il l'a lu sans pouvoir s'arrêter, sur un mode très désincarné, réussissant à gommer toute la sensualité du texte. C'est ainsi qu'il dût lire des passages tels que "Elle prit ses seins dans ses mains, etc.". Progressivement, Geoffroy finit par se laisser entraîner et accéléra sa lecture. C'est à la séance qui suivit que Geoffroy commença à opérer un mouvement de va-et-vient entre le songe qui prend la forme objective d'une histoire écrite et des éléments retrouvés de sa vie.

Si nous avons la certitude qu'au texte les patients associent des images, les deux paragraphes suivants le montreront, il est difficile de pouvoir les décrire, les songes sont par nature privés. Il est un élément qui nous le ferait supposer, lorsque le texte s'avère trop dense les patients renoncent à lire et s'adressent aux soignants, nous dûmes ainsi lire le suicide d'Emma Bovary, des scènes torrides de "Tropique du cancer" lues sur les marches de l'église Saint-Sulpice (le texte a été lu dans le contexte où il a été écrit).

Rien n'oblige le groupe à lire ces extraits, nous avons vu que les soignants les passeraient plutôt sous silence, le groupe désire en fait réellement qu'ils soient lus. Tout se passe alors comme si la voix des soignants permettait de contenir l'imaginaire et d'éviter les dérapages.

L'effet essentiel de l'activité Lecture(s), serait de permettre aux patients, à partir d'un texte écrit de retrouver des éléments de leur vie personnelle, de différencier ce qui est d'eux et ce qui est du texte, ce qui favoriserait ensuite une promenade dans le texte comme dans un jardin des délices, mais ce temps est à la fois dans le groupe et à la fois hors groupe, c'est le temps de la lecture chez soi, toutes les circonstances de la lecture en groupe sont alors productrices d'images et il s'agirait alors, en partie, d'une relecture. 

Nous affirmons peut-être un peu rapidement que la lecture permet aux patients de retrouver des souvenirs, des anecdotes personnelles, il pourrait s'agir d'un effet induit par l'hôpital de jour ou par des soignants trop directifs. Les patients pourraient également évoquer ces souvenirs pour nous faire plaisir, pour correspondre à ce qu'ils supposeraient être notre attente. Il est difficile d'écarter ces possibilités.

Nous n'évoquons pas dans ce passage la lecture en général, mais l'activité Lecture(s) telle qu'elle se définit à l'hôpital de jour. Chacun sait combien il est difficile pour des sujets psychotiques de faire des liens, d'évoquer des souvenirs anciens, si le groupe Lecture(s) et la qualité de la relation établie avec les soignants permettent ces évocations, nous ne pouvons que le noter et nous en réjouir, étant entendu que les effets positifs comme les effets négatifs sont évalués et repris.

 

 

4-C : Le passage de l'oralité diseuse à l'oralité mangeuse

 

Michel de Certeau énonce que "le lecteur doit en venir à "ruminer", "relâcher", "digérer" le texte, et donc de passer de l'oralité diseuse à l'oralité mangeuse. La ruminatio de la vache fait modèle " (294).

 

 

De Certeau met en évidence deux questions importantes: la relation que le texte entretient avec le corps, et le profit occasionné par cette relation. Pour Michel de Certeau, analyste lacanien, le corps est organisé par du langage, "par une stratification de langages brisés " (295). La lecture "digestive" serait l' adhésion à ce marquage du corps par des bouts de texte. " Tout se passe comme si elle présentait une peau intérieure au tatouage que tel ou tel mot y grave soudain, selon des "sympathies" qui échappent à la représentation du corps ou à celle du texte" (296). On s'y dispose par une lecture lente, comme tâtonnante et qui s'arrête là où l'on "goûte" c'est-à-dire là où se manifeste expérimentalement l'une de ces "actions sympathiques". "La diminution de la quantité lue est donc nécessaire à l'intensification de ces marquages " (297).

Le profit serait donc l'effet de cette touche, " une consonance entre un trait du texte et une partie du corps. Ecriture du corps ou incarnation du texte, c'est un entre-deux. Il instaure une fiction (ou fabrication) partielle de corps "symbolique": le lieu opaque de l'expérience physique résonne en un point à un imprévisible détail de l'écrit" (298). Ainsi, cette lecture édifie un fragment de corps parlant:  "comme un paysage, révélant l'esprit qui l'habite, une voix naît du corps sans lui appartenir, sans qu'on sache pourquoi là, sans qu'il soit possible de dire ce qui parle. Mué en "fable" là où il est touché par le texte, le corps devient l'écho d'une parole absente derrière l'écrit; il s' y substitue tel un bout de texte parleur, telle une citation de voix " (299).

Du merdre ubuesque  à Regain, le corps est omniprésent dans ce qui se dit, dans ce qui se lit au groupe Lecture(s). Il fournit l'essentiel des lapsus. C'est ainsi que Virginie lisant "Des souris et des hommes" s'avère incapable de lire à haute voix : "parce que moi j'ai toi pour t'occuper de moi, et toi, tu as moi pour m'occuper de toi". Les "moi" et les "toi" se mélangent, s'interpénètrent et donnent à voir l'incapacité de différencier ce qui est de moi et ce qui est de toi, le monde du dedans et le monde du dehors. C'est ainsi que Christine s'avère incapable de lire "pétrissant la poitrine", bute sur "soufflait". Les exemples sont nombreux et fréquents. Tout ce qui va vers la différenciation est difficile, mais inversement tout ce qui va vers l'indifférencié est mieux lu, fait davantage réagir le groupe. Nous avons évoqué le merdre ubuesque, il nous faudrait parler de "Gargantua" et de la lecture du texte consacré aux différentes façons de se torcher, du texte de Suskind qui inaugure "Le parfum",etc.

D'une toute autre façon le célèbre texte des madeleines de Proust provoque différents souvenirs. Marie qui souffre essentiellement d'une carence affective qu'elle compense par une conduite boulimique associe après lecture, sur le goût et l'odeur des pâtes que sa mère préparait lorsqu'elle n'était pas malade.

Patrick, qui vient de perdre sa grand-mère, évoque dans un premier temps le souvenir des confitures de sa grand-mère, et raconte comment elle écumait à la surface des grandes casseroles en cuivre. Il enchaîne ensuite en racontant son premier souvenir. Il avait alors un an et demi, deux ans et était assis sur sa chaise haute de bébé et sa mère lui donnait à manger à la petite cuillère et lui, refusait, recrachait. Le père de Patrick est mort lorsqu'il avait un an et demi, deux ans, il a passé sa vie collé à ses mères et grand-mères, dormant avec elles, dans l'impossibilité de se différencier. Il a fallu attendre la mort de cette grand-mère pour que Patrick puisse avoir son lit. Mais, même aujourd'hui, après 15 ans de suivi, Patrick ne peut toujours pas voir un médecin seul, pour parler à son propre compte.

 

 

Les entretiens psychothérapiques ont lieu avec sa mère. Le groupe Lecture(s) est le seul moment où Patrick va pouvoir parler pour lui-même et notamment s'interroger et nous interroger sur son père.

Virginie ramène, elle, le goût d'un réglisse offert par un soldat américain, le souvenir âcre du lait bu dans la Sarthe lorsqu'elle a été recueillie par des paysans après avoir échappé aux camps et le souvenir beaucoup plus ancien du goût de la carpe farcie préparée par sa mère, elle se souvient même du bruit de la carpe dans le seau.

Pour Christine, les madeleines proustiennes réveillent également un souvenir très ancien, celui du goût des petits pots de carottes que sa mère lui faisait manger lorsqu'elle avait la diarrhée. Elle précise qu'elle n'aime plus les carottes.

Pour tous les patients présents le texte évoque la mère et le "combat" du repas, pour certains il s'agit même d'un nourrissage forcé, d'une quasi-effraction. Certains décrivent ce que nous pourrions appeler des souvenirs écrans.

Au delà de l'aspect strictement corporel, ce qui fait bouger les uns et les autres, c'est l'émotion, émotion suscitée par le texte, le texte réveille des affects enfouis, oubliés, engloutis. 

 

 

4-D : L'art d'accommoder les restes, l'essentiel c'est de s'en nourrir

 

Nous ne lisons jamais des oeuvres entières, il y a toujours du manque. Il faut souvent se détacher de ce qu'on lit. Nous devons donc lever le nez du livre. Si les patients se préparent à la lecture par un relâchement musculaire perceptible, s'ils s'installent pour une meilleure réception, l'instant d'arrêt de la lecture est également marqué par une modification posturale, les patients se redressent, posent le livre, ouvrent les yeux. Le temps paraît suspendu, il existe un instant plus ou moins long où tous se regardent étonnés, surpris, ébahis, quelque chose se prolonge là, qui va être interrompu par la première parole prononcée. Ce moment de détachement paraît assez proche du moment de reprise propre à certaines relaxations, nous pourrions presque dire: "On se reprend". Il y a des silences oppressants, des silences ravis. A la première parole, nous aurons quitté le livre, et nous pourrons entendre la parole jamais dite que contient le livre.

Il y a des fragments qui ne suscitent aucune remarque, aucune associations, et d'autres plus riches provoquent discussions, débats, retours sur soi. L'intérêt manifesté suit un mouvement de crescendo au point qu'on peut affirmer que chaque fragment lu prépare le moment central de la séance, celui où le groupe critique, commente, s'attribue le texte.

Nous avons montré comment les différents participants critiquaient le style, et comment ce temps de critique, notamment chez Anne, correspondait à une étape dans l'itinéraire suivi par chaque individu dans le groupe, voire par le groupe lui-même.

Nous avons montré comment Virginie explicitait le contenu de l'oeuvre, expliquant le sens de certains mots, fournissant des références culturelles. Nous avons montré comment ces explications ont préparé sa lecture à voix haute.

Les patients lecteurs vont pouvoir également reprendre des éléments mineurs du texte, évitant ainsi de se frotter à la question centrale.

 

 

C'est ainsi que Geoffroy lisant "La métamorphose" de Kafka va développer la question du sionisme et occulter totalement le texte. Alicia, à propos du même texte, va soutenir que l'attitude de Grégor changé en cloporte est la même attitude que celle qu'on adopte face à la maladie. Elle va donc mettre en évidence ce que Geoffroy ne veut surtout pas entendre: que la maladie provoque une métamorphose corporelle, et que d'une certaine façon c'est comme si on devenait autre.  

Quelques séances plus loin, à l'occasion de la lecture du livre de Steinbeck "Des souris et des hommes", Virginie lit, nous avons déjà évoqué un moment de cette lecture qui commence par " J'veux qu'tu restes avec moi Lenny, nom de Dieu" lu par Virginie avec un plaisir évident. Ce passage s'interrompt par un "merde" retentissant dans lequel Virginie réussit à transmettre l'impuissance du héros, la fatalité qui va les broyer mais aussi son plaisir à prononcer le mot. Alicia réagit après coup en affirmant que si le héros dit "merde" c'est parce qu'il va se mettre à pleuvoir. Patrick l'interrompt et explique pourquoi l'écrivain fait parler ses héros de cette façon, il réussit ainsi à réintroduire la dimension poétique de ce "merde". Nous noterons que pendant qu'ils s'opposent sur ce juron, ils évitent de réfléchir sur le meurtre de Mme Tucker par Lenny. Lenny restera un héros, Joëlle concluant que si Lenny tue Mme Tucker, c'est que celle-ci est une femme provoquante.

Les patients se servent également du texte pour mieux comprendre et mieux exprimer ce qui les meut. C'est ainsi que Geoffroy après avoir lu l'histoire de Thésée évoque les héros grecs qui veulent faire de grandes choses mais qui ont aussi des faiblesses humaines, par exemple l'énivrement. Il rajoute qu'ils sont très courageux contre les monstres de l'extérieur mais pas tellement contre les monstres de l'intérieur. Il raconte alors l'histoire d'Hippolyte qui avait tellement peur qu'une femme lui fasse une déclaration (il emploie le terme "d'horrifié"), alors que lui était consacré à Diane, la déesse chasseresse toujours vierge. Il parle aussi des dieux qui sont des dieux jaloux et qui voient d'un mauvais oeil le fait que les hommes s'élèvent à leur niveau. Même un être pur comme Hippolyte sera la proie du destin. Le destin gouverne d'ailleurs même les dieux.

Entre "Regain" et "Thésée", un an s'est écoulé, Geoffroy a noué depuis deux mois une relation affective importante avec Hélène, une patiente également hospitalisée à l'hôpital de jour. On peut d'ailleurs mesurer l'importance du groupe Lecture(s) pour Geoffroy au fait qu'il n'y vient pas quand Hélène est présente.

Derrière cette histoire d'Hippolyte, se profile la question des faiblesses humaines des héros, faiblesse de Geoffroy, lui-même, face à l'appel de la chair, face à cette relation "horrifiante". On reconnaît derrière les dieux les parents de Geoffroy, le père, homme rigide, qui semble haïr son fils, qui s'est séparé de sa femme, emmenant le frère aîné de Geoffroy avec lui, laissant Geoffroy prisonnier d'une relation fusionnelle avec sa mère. 

L'histoire d'Hippolyte, décodée, s'avère encore beaucoup plus riche, mais c'est ailleurs que Geoffroy en donnera les clés, ailleurs, à l'occasion d'une visite au musée d'archéologie de Saint-Germain-en-Laye. Il les livrera à Erika qui anime les groupes Théâtre et Ecriture, autres activités importante pour Geoffroy. Geoffroy énoncera notamment qu'il a refusé de répondre à l'amour d'une amie, qu'il aimait beaucoup, et que celle-ci s'est suicidée quelques mois plus tard.

 

 

 

Les patients se servent du texte pour évoquer des anecdotes personnelles pour faire des liens, c'est ainsi qu'Anne après avoir lu un passage de l'oeuvre d'Alain-Fournier "Le grand Meaulnes" évoque son école située dans le XXème arrondissement. Elle s'étonne d'y être passée récemment et qu'elle lui ait paru si petite. A la différence du narrateur, sa mère n'était pas institutrice, elle s'arrête un instant puis reprend mais elle aurait voulu l'être. Il est alors possible de demander s'il y a un rapport entre la vocation maternelle ratée et la sienne propre. "Tout tourne autour de l'école" conclut-elle.

Tout tourne autour de l'école dans sa vie, et, plus rien ne va tourner car Anne doit être mise en invalidité. Nous pouvons alors percevoir ce qu'il y a de tragique dans cette mise en invalidité, ce qui est invalidé c'est l'identification à la mère, la réalisation du  désir maternel, mais aussi tout ce qui la relie à son père typographe.

A propos du choix du prénom dans "Le monde selon Garp" chacun va évoquer l'origine familiale de son prénom.

Dominique nous dira qu'elle s'appelle en fait Marie-Dominique parce que dans sa famille toutes les femmes s'appellent Marie quelque chose, elle s'appelle Marie-Dominique probablement parce que Dominique çà devait manquer. Sa fille ne se prénomme pas Marie quelque chose mais Claude, le Marie familial a disparu. Au moment précis où elle parle, Dominique n'a jamais lu à haute voix, çà n'est que lors de la séance suivante qu'elle le fera.

Patrick commence par dire qu'il s'appelle ainsi parce que c'était à la mode, il s'interrompt puis reprend qu'il aurait dû s'appeler Richard mais sa mère a craint qu'on ne l'appelle "Coeur de lion", elle a donc choisi Patrick. On pourrait remarquer qu'il suffit d'enlever le coeur et la force (hard) de Richard pour obtenir Patrick. Il continue et rapporte que sa grand-mère s'est mariée à l'église Sainte-Geneviève et qu'elle a donc pour cette raison appelée sa fille Geneviève.

Le prénom d'Anne vient de ce que dans sa famille tout le monde a un prénom commençant par "A", ses parents ont donc choisi pour elle un joli petit prénom commençant par "A".

Amandine c'est un nom de crème, de  pâtisserie et pourquoi pas Charlotte aux fraises, ou baba au rhum se plaint Amandine.

Quant à Joëlle, ses parents désiraient un garçon d'où Joël qui est le prénom d'un oncle qui était mort, Joëlle précise qu'elle aime tout de même bien son prénom.

Marie-Annick ne sait pas, elle ne se souvient pas, elle était trop petite.

Olivier, quant à lui, généralise en précisant qu'on donne souvent à un enfant le prénom d'une personne proche dont on apprécie les grandes qualités, il laisse chacun s'exprimer puis revient sur le sujet en précisant qu'il s'appelle Olivier en référence à son grand-père mort qui s'appelait Charles-Olivier.

La référence à un système familial paraît, là, toute proche, certains iront plus loin, d'autres non. Le choix du prénom manifesté par Jenny, qui choisit d'appeler son fils T.S. Garp a provoqué cet échange que nous avons ensuite encouragé. Il serait possible d'évoquer d'autres échanges plus riches, nous ne le ferons pas, ces exemples nous paraissent suffisamment caractéristiques de ce qu'induit la lecture.

 

 

 

 

Nous avons goûté le texte, nous l'avons mangé, mâché, il faut maintenant le digérer. Il doit devenir un non-texte, "ce passage produit une progressive mise en pièces du livre et finalement son oubli. Le livre est réduit en morceaux, coupé, pilé. Il en reste des "florilèges", des excerpta,-extraits, citations et débris de quelques mots dont la répétition épuise le sens et qui, mixés à d'autres, composent un continuum sans locuteurs, ni auteurs, un magma linguistique par quoi s'indique avec du langage, un emplacement de parole. Ces ruines de textes, disséminées, stratifiées, émergeant d'une histoire abandonnée, semblent relatives à une désertification du paysage dont le mystique s'éloigne " (300).

Il en est pour le lecteur psychotique comme pour le  mystique, le livre lu, il en reste des fragments, comme un dernier billet de métro dans la poche de l'émigrant. Mais ces fragments ne sont pas n'importe quels fragments; une rencontre s'est produite, à cet endroit là, entre un texte et un lecteur. C'est à cet endroit précis que l'universel rencontre le particulier, à cet endroit précis que l'écrivain s'adresse à ce lecteur là, pour lui parler non plus de son rêve d'écrivain mais de sa vie à lui, de ce que, lui lecteur, pourrait écrire. Il y a là un agglomérat que le sujet peut utiliser pour aller plus loin. C'est parce que le lecteur psychotique se sert de ces fragments que nous pouvons en mentionner l'existence.

Les exemples sont nombreux, ils signifient pour nous que le groupe Lecture(s) est un groupe thérapeutique. Ils montrent également que d'une activité à l'autre quelque chose circule, que le patient n'est pas un objet passif transbahuté d'une salle à une autre, qu'il est un sujet actif confronté à des dilemmes aussi essentiels qu'existentiels qu'il tente d'un groupe à l'autre de dépasser.

Nous avons repéré l'existence de ces fragments lors des activités que nous animions, c'est ainsi que Virginie réalisait  en poterie des objets liés à la lecture qui avait précédé. C'est ainsi par exemple qu'elle pouvait modeler un éléphant après la lecture du "Livre de la jungle". Amandine faisait souvent de même.

L'existence de ces fragments nous a été confirmé lorsque Dominique a suggéré, après lecture d'Hamlett, de nommer un personnage d'une histoire du journal "Laërte Horatio". Nous avons alors cherché à retrouver l'existence de ces fragments. Nous avons prêté une grande attention au groupe Théâtre et nous nous sommes rendus compte qu'il n'était pas rare qu'une partie d'histoire lue au groupe fournisse un point de départ, ou un élément d'improvisation.

Geoffroy était un aviateur perdu dans le désert, son avion était en panne et il tentait vaille que vaille de le réparer. Soudain, une femme (Andrée) arrivait et lui demandait: "Dessine-moi une fleur !". Le mardi précédent nous avions lu "Le petit prince". Le nom des personnages (Nathanaël, après la lecture des "Nourritures terrestres"), les péripéties, voire des tranches complètes d'histoire paraissaient avoir été inspirées par la lecture, comme si le sujet désirait après avoir eu le texte en bouche, le jouer avec tout son corps. 

Les patients se plaignent souvent de ne pas avoir d'idées d'improvisations, de se sentir vides, il semble bien que le groupe Lecture(s) leur permette d'être un peu moins vides, d'avoir des idées. On pourrait même énoncer que le groupe Lecture(s) est une étape préparatoire au groupe Théâtre. Les patients, réguliers dans ce groupe jouent plus facilement, et ceux qui commencent la lecture après avoir participé à l'activité Théâtre deviennent plus sûrs d'eux et plus créatifs.

 

 

 

Virginie ne voulait pas entendre parler du théâtre, non ce groupe n'était pas pour elle, devant tout le monde elle n'oserait jamais jouer. Avant la création du groupe Lecture(s) nous avions renoncé à ce qu'elle intègre cette activité. Après un an de lecture, Virginie a accepté de faire du théâtre, elle est aujourd'hui très fière d'y participer, elle y accomplit un trajet remarquable, tant sur le plan thérapeutique que sur un aspect plus ludique. Elle est de plus une "actrice" qui sait faire jouer les autres participants.

L'utilisation de ces fragments de texte ne se limite pas au groupe Théâtre, c'est ainsi que regardant un film vidéo consacré au groupe de peinture du mardi soir auquel participe Patrick, j'eus la surprise de voir apparaître le fiacre d'Emma Bovary et de Léon, dévalant les rues de Rouen. Le dessin fait référence à cette fameuse scène que nous avons lue et reprise en cours de séance. Patrick n'avait pas spécialement réagi à ce passage, il s'était surtout intéressé au moment où Emma rentre chez elle en chantant: "J'ai un amant".  Patrick explique que c'est une nouvelle vie qui commence pour elle, la découverte du plaisir, c'est de cette façon qu'Emma existe vraiment. Lorsque que je résume les différentes réactions à la lettre de rupture de Rodolphe à Emma en énonçant : "Je te poignarde mais c'est pour ton bien", Patrick, tout sourire me rétorque : "Les médicaments, c'est pour ton bien, aussi ?". Cette intervention sur les médicaments n'est pas nécessairement hors sujet dans le sens où le traitement de Patrick est essentiellement l'oeuvre de sa mère, le médecin prescripteur essayant d'adapter la posologie aux desiderata de la mère et à l'intérêt de Patrick. Celui-ci, décidément très prolixe, reprend l'histoire en en montrant l'aspect tragique, notamment par l'abandon de Berthe dont nul ne se soucie.

Trois heures plus tard, dans un cadre différent, avec des soignants qui n'ont à voir ni avec l'hôpital de jour, ni avec la lecture, Patrick dessine au crayon le fiacre fermé, d'une façon telle que le psychiatre référent du groupe ne peut qu'évoquer une scène primitive. Son dessin respecte minutieusement la description de Flaubert; difficile sans le titre d'imaginer qu'un couple fait l'amour dans ce fiacre. Aucune induction particulière n'a été faite, les patients choisissent librement leur thème, l'une a peint un bouquet de fleurs saturées de couleur, l'autre un lion et la dernière son appartement. Ce n'est qu'en voyant le film que j'ai pu faire le lien entre la lecture et le dessin.

Il y a certainement eu d'autres utilisations de bribes de textes lors d'une activité ou d'une autre; celles-ci sont d'autant plus passées inaperçues que nous ne les avons pas recherchées systématiquement, l'eussions-nous fait que nous n'aurions probablement pas reconnu le texte de départ, tout cela s'étant certainement transformé et adapté aux nécessités de la situation et aux besoins du lecteur.

Nous avons surtout montré l'utilisation de morceaux de textes comme contenants de pensée, certains patients sont allés encore plus loin. C'est ainsi qu' Huguette la musicothérapeute rapporta en réunion de synthèse que Noël que chacun s'accordait à trouver réservé, renfermé, à des années lumières de toute verbalisation avait réagi après l'écoute musicale en déclarant: " Quand j'avais cinq ans, ma mère est partie". Il évoque alors la disparition de sa mère, décrite comme schizophrène, sa maladie, sa mort et surtout son antagonisme avec son frère aîné, que sa mère emmena avec elle. Il poursuit en racontant comment ce frère le sadisait. Enfin bref, toute une tranche de vie est retrouvée et rapportée par Noël, on sent que cette tranche est particulièrement importante.

 

 

Elle l'est d'autant plus que c'est la première fois que Noël se découvre de cette façon. Au groupe Lecture(s), nous avons consacré quatre séances à la lecture de "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué". Ces quatre séances précèdent celle de musicothérapie. Il est à noter que Noël s'est avéré particulièrement discret pendant ces séances.

Lorsque nous commençons la lecture de "Siddharta", Virginie est en terrain de connaissance. Elle évoque ses dix ans de yoga et les trois mois où elle l'a enseigné au club Méditerranée. Elle est capable de présenter le yoga, ses postures, sa philosophie, elle note l'importance du souffle et notamment du souffle abdominal.

Elle s'avère extrêmement au courant de l'hindouisme. Quelque chose semble se réveiller en elle. Elle chante le "OM". Elle lit le texte avec une conviction étonnante, comme s'il s'agissait d'un échange, d'une pièce de théâtre. Elle évoque à ce propos son adolescence. Elle dit que l'adolescence c'est un tremblement de terre qui dévaste tout. Elle aussi a été dévastée, elle s'est posée la question de Dieu. Cà s'arrête là pour cette séance mais l'interrogation va se poursuivre. Comme chaque fois qu'il est question d'hindouisme, quelqu'un pose la question des réincarnations et  dit qu'il aimerait être réincarné en animal. Chacun essaie de trouver son animal fétiche, et Françoise plaisante Virginie en suggérant que Virginie revive sous la forme d'une mouche. Virginie ... prend la mouche et répond qu'elle a mené une vie qui devrait lui permettre de se réincarner en mieux qu'une mouche.

Quelques jours plus tard, à propos d'un air de musique évoquant l'Inde, le Tibet, Virginie répond à Huguette, à propos de la même question qu'elle aimerait se réincarner en "Mensch". Il y a différentes façons d'entendre ce "mensch", et différentes façons de l'écrire. Huguette qui possède un peu de yiddish l'entend dans cette langue et nous dit que "mensch" décrit un homme d'une haute position sociale. Que Virginie souhaite se réincarner en homme, voilà qui n'est pas rien, son délire, son éducation, beaucoup d'éléments montrent l'importance de cette simple remarque. Le plus important nous paraît être, si Huguette a bien entendu, a bien orthographié qu'avec ce "Mensch", Virginie, ex-traductrice qui parle anglais, allemand, espagnol, français mais qui ignore sa langue maternelle, l'a retrouvée l'espace d'un instant.

 

L'augmentation du rythme de lecture n'est donc qu'un effet induit par le groupe Lecture(s). L'activité permet aux patients de se référer à une culture écrite qui n'est plus seulement vécue comme un sphinx incompris trônant dans l'azur, mais comme un mets dont ils peuvent se nourrir sans en être étouffé. Ils vont pouvoir, notamment ceux qui ne lisent pas encore, bénéficier d'une enveloppe sonore, grâce à ce bain de sons certains connaîtrons des satisfactions orales qui leur étaient jusqu'ici refusées. Ce plaisir agira comme un puissant stimulant qui mènera ceux qui ne savent pas lire vers l'apprentissage de la lecture et ceux qui savent lire vers la lecture à haute voix. Ils vont pouvoir grâce à cette lecture en groupe commencer à lire en différenciant ce qui est d'eux et ce qui est du texte, cette première différenciation va leur permettre de jouir du texte, ce qui constituera à tout prendre une sorte d'apprentissage du songe, mais ce songe ne va pas repartir en fumée il va toucher le lecteur, qui va y retrouver des émotions, des souvenirs, réveillés par le texte. De lever les yeux du livre, le texte de l'écrivain cesse d'être une fiction pour raconter au sujet ce qu'il en est de lui, le texte devient alors un florilège, un magma, un contenant de pensée auquel le sujet va pouvoir se référer pour aller plus loin vers de nouvelles aventures, vers de nouveaux textes. Le sujet acquiert ainsi ce qu'il est convenu d'appeler une culture.

 

Nous sommes ainsi tout à fait fondés à énoncer que Lire c'est entrer dans l'écrit, mais aussi s'en distancier. C'est organiser un texte, en extraire les données, lui ajouter des interprétations, reconstruire une pensée autre, la faire sienne, la rejeter. Lire c'est donc bien élaborer des démarches, lire c'est donc penser.

Nous avons commencé par définir la lecture, nous avons montré qu'elle permettait d'élaborer des démarches, qu'elle permettait de penser. L'histoire de la lecture comme l'apprentissage, tout va dans ce sens.

Nous avons montré que penser n'était pas une activité simple pour un psychotique, ne serait-ce qu'en se référant aux troubles du langage et du cours de la pensée, qu'aux difficultés liées à la représentation, et à la forclusion qui lui barre l'accès au symbolique. Nous avons ensuite décrit le cadre de notre activité lecture. Nous avons mis en évidence que les psychotiques avaient un réel handicap de lecture. Notre dernière partie a démontré que ce handicap n'était pas insurmontable et qu'il était possible à un groupe de patients psychotiques dans le cadre d'une activité centrée sur la lecture d'accomplir un chemin que nous sommes fondés à qualifier de psychothérapique.

Nous nous sommes, tout au long du chemin parcouru, souvent référés à la psychanalyse. Si, comme le disait Charcot la théorie n'empèche pas d'exister, elle transforme cependant la perception de la pratique, et donc la pratique elle-même. C'est ainsi que le moment où les patients se laissait baigner par la lecture à haute voix apparaissait souvent comme pénible, notamment à Brigitte et à Aline qui avait la sensation de "ramer", de le penser comme un moment nécessaire a transformé et notre perception et notre  manière d'animer le groupe.

Il nous était certainement impossible de ne pas proposer ce groupe Lecture(s) aux patients et à l'équipe, tout y menait. L'absence de références théoriques nous a donné la sensation de fouler une terre vierge, nous avons avancé pas à pas, avec quelques théories psychanalytiques comme points de repère, nous avons beaucoup emprunté, il nous faut maintenant rembourser ce que nous devons et si possible avec intérêt. Il s'agit là d'une entreprise bien présomptueuse pour qui n'est pas habitué par sa pratique à manipuler ces concepts. C'est pour cette raison que nous sommes restés dans ce chapitre assez près de ce que les patients nous donnaient à entendre, nous avons limité les interprétations conformément à ce que nous faisons dans notre pratique. Si interprétation il y a, elles reposent sur le texte, elles s'adressent au groupe et non pas directement à l'individu. En tant qu'infirmiers, rien ne nous autorise à fonctionner différemment. Nous essayons de mettre les patients en situation de faire des liens, pas plus, pas moins. Cela ne nous interdit pas d'essayer de comprendre ce qui se passe dans le groupe. 

 

à suivre : Chapitre 7 Approche psychanalytique de la lecture

 

 

 

 

 

 

 


                                             Bibliographie

 

 

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268- VASSE (D), L'ombilic et la voix, Le Seuil, Paris 1974, p.21.

269- CHEMAMA (R), op.cit.,p. 39.

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272-DELISLE (J.P), Propos sur la voix, in "Voir, écouter, toucher", Les cahiers de l'IPPC, N°6-nov. 1987.,p.51.

273- ANZIEUX (D), Le Moi-peau, psychismes,Dunod, Bordas,Paris 1985.254 pages,p.168-169.

274- DELISLE (J.P), Propos sur la voix, op.cit.,p.57.

275- CASTAREDE (M.F), La voix et ses sortilèges, Confluents psychanalytiques, Les belles lettres.Paris 1987.280 pages,p.142.

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277- PENNAC (D), Comme un roman, op.cit.,p.

278- ANZIEUX (D), Le Moi-peau, op.cit.,p.171-172.

279- GORI (R), Le corps et le signe dans l'acte de parole, Psychismes Dunod, Bordas,Paris 1978 274 pages, p.9.

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281- Ibid.,p. 33.

282- FERENCZI (S), Mots obscènes, in Oeuvres Complètes, Paris Payot, 1974.tome 1, p.1129.

283- FREUD (S), Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Paris Gallimard 1969,p.144.

284- BLANCHOT (M), L'espace littéraire, Gallimard, Folio Essais, Paris 1955, 376 pages, p.29.

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286- De CERTEAU (M), L'invention du quotidien 1. arts de faire,Gallimard Folio 1990.350 pages,p.251.

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288- HEMINGWAY (E), Le vieil homme et la mer, Gallimard 1952. Premières phrases.

289- LOTI (P), Pêcheur d'Islande, Gallimard 1988, premières phrases.

290- De CERTEAU (M), La lecture absolue, op.cit.,p.73.

291- Ibid.,p.73.

292- Ibid.,p.74.

293- Ibid.,p.74.

294- Ibid.,p.75.

295- Ibid.,p. 76.

296- Ibid.,p. 76.

297- Ibid.,p.76.

298- Ibid.,p.76.

299- Ibid.,p.77.

300- Ibid.,p.78.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




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