Chapitre VI
Qu'apporte le
groupe Lecture(s) aux patients psychotiques suivis à l'hôpital de jour ?
Nous montrerons
que l'augmentation du rythme Lecture(s) constatée à l'hôpital de jour
Saint-Eloi est bien réelle, qu'elle est mesurable. Nous montrerons que cette
augmentation, annoncée, revendiquée par les soignants est une sorte de cheval
de Troie, qu'elle n'est qu'un effet secondaire de ce qui se passe, se vit et
s'échange dans le groupe. Nous évoquerons dans un premier temps cette
modification des habitudes de lecture, nous montrerons dans un second temps que
le groupe Lecture(s) crée la possibilité d'une confrontation avec l'écrit chez
ceux qui ne lisent pas ou ne liraient pas sans cette médiation. Nous décrirons
ensuite comment l'enveloppe sonore tissée par la lecture à voix haute permet
aux patients d'oraliser le discours d'un autre. Enfin, nous verrons comment nos
lecteurs entrent dans le texte, en jouissent, le mâchent et le digèrent.
1-Un effet "secondaire",
l'augmentation du rythme de lecture.
Nous avons vu
que la population suivie à l'hôpital de jour était plutôt composée de faibles
lecteurs. Lorsque le groupe commence, viennent à l'activité :
18 % de
non-lecteurs,
33 % de patients
qui lisent de 1 à 4 livres par an,
13 % de patients
qui lisent de 5 à 10 livres,
21 % de moyens
lecteurs,
15 % de gros
lecteurs.
Par rapport au
groupe général, nous avions donc beaucoup moins de non-lecteurs et plus de
moyens et de gros lecteurs. Sont venus au groupe ceux qui lisaient déjà, ou qui
n'avaient pas totalement désinvesti la lecture.
Après neuf mois
de fonctionnement, nous obtenions ces chiffres :
15 % de
non-lecteurs,
27 % de faibles
lecteurs lisant de 1 à 4livres par an,
12 % des mêmes
mais lisant de 5 à 10 livres,
27 % de moyens
lecteurs,
18 % de gros
lecteurs.
Ainsi, en neuf
mois, le nombre de non-lecteurs et de faibles lecteurs avait diminué au profit
des moyens et des gros lecteurs, à un point tel que pour ces deux dernières
catégories les nouveaux pourcentages étaient comparables à ceux rapportés pour
l'ensemble des Français.
Il est peut-être
un peu abusif de se référer à des pourcentages pour un échantillon aussi
restreint que le notre. Si nous nous référons
aux chiffres réels, l'écart sera encore plus intéressant. Nous rappelons
donc qu'au cours de ces neuf premiers mois, 33 patients ont participé à au
moins une séance du groupe.
Livres lus Nombres de
participants
-------------
-----------------------------------
Avant Après
moins de 1 6 5
de 1 à 4 11 9
de 5 à 10 4 4
de 12 à 24 7 9
plus de 24 5 6
Huit patients
ont augmenté leur rythme de lecture, soit 24 % de l'échantillon. Si nous
rappelons que 14 patients ont participé à plus de 5 séances, nous noterons que
plus de 50 % des patients présents à plus de cinq séances lisent davantage.
Parmi ces
habitués de la première heure, il y a eu de nombreux sortants, continuent-ils à
lire ?
Nous avons peu
d'arguments pour l'affirmer, et peu de recul. Amandine, sitôt sortie de
l'hôpital de jour a tenté de créer avec George et deux autres amies un cercle
de lecture, Joëlle également.
Chaque fois que
nous rencontrons Simone au dispensaire, elle a un livre dans les mains et
paraît plongée dans sa lecture.
Notre
échantillon comprenait 33 patients et non 54 qui est le nombre de patients à
avoir participé à au moins une séance. Nous n'avons pas refait de pointage
après juillet 1990; il nous est apparu difficile d'interroger trop souvent les
patients sur leurs lectures, nous risquions de paraître trop intrusifs et notre
insistance aurait fini par modifier les résultats.
Ceci dit, la
tendance s'est confirmée : le nombre de livres empruntés à la bibliothèque est
en constante augmentation, c'est maintenant Dominique, une habituée du groupe
qui la gère. Chaque livre lu au groupe Lecture(s) est régulièrement emprunté
par au moins deux patients. Nous avons prêté 54 livres à 22 patients. Certains
viennent avec leur propre livre et profitent de l'opportunité pour le relire,
d'autres achètent l'ouvrage quand celui-ci existe dans une collection de poche,
d'autres encore se rendent à la bibliothèque de leur quartier pour avoir un
exemplaire à leur disposition. Les discussions et les échanges autour des
lectures en cours nous permettent d'affirmer que les livres sont la plupart du
temps entièrement lus.
Au delà du
groupe lui-même, les patients évoquent leurs lectures au salon, ce qui créent
une dynamique chez ceux qui ne participent pas directement à l'activité.
Ainsi, les
patients lisent davantage, et alors ?
En quoi cela dénote-t-il
un mieux être ?
Cela montre que
pour une activité, au moins, ils ont pu renoncer à leur apragmatisme, à leur
aboulie. L'important à ce niveau n'est pas que les patients lisent pendant les
séances, mais qu'ils lisent en dehors,
chez eux. Ainsi, le groupe Lecture(s)
n'est pas qu'une activité occupationnelle.
C'est qu'il a
fallu qu'ils accomplissent un certain chemin pour ouvrir le livre et y chercher
par eux-mêmes la porte de demeures où avant ils n'osaient pénétrer.
" Un
livre çà n'a l'air de rien, et c'est en effet peu de choses. Cà tient dans la
main, on en fait ce qu'on en veut, cela ne s'oppose, ni ne résiste. On peut
même le lancer au loin, par dessus le mur ou prendre le parti de le glisser
dans sa poche en attendant " (264).
On pourrait même le lire.
Le lire, oui,
mais çà n'est pas si simple.
Qu'y a-t-il à
l'intérieur du livre, que contient-il ?
Pour Michel, çà
n'est pas clair. Une nuit lors d'un rêve, il est perdu dans une mine d'argent,
il est agressé par un cadavre momifié qui l'embrasse sur les lèvres, le cadavre
de sa mère, il s'enfuit terrorisé, court, court et arrive essoufflé près d'un
coffre, il ouvre ce coffre pour s'y cacher et y découvre d'immenses livres
poussiéreux, dont le titre est "Pourquoi sont-ils morts ? ". C'est le
livre que lui, l'ex-dyslexique devrait écrire.
Virginie raconte
en entretien un rêve dans lequel je lui fais retrouver un livre rare, du
Moyen-Age, une sorte de trésor. Elle associe peu autour de ce rêve, elle ne
réussit à mobiliser que son unique souvenir de son père.
Il y a bien des
choses dans les livres.
C'est ainsi que
pour s'en protéger différents patients m'ont confié des livres.
Amandine revient
du salon du Livre, elle y a acheté un livre reprenant les articles des journaux
de la dernière guerre. Les photos, les articles, certains extraits de "Je
suis partout" sont horribles pour une femme qui a passé sa vie à combattre
le fascisme, pour une femme dont le frère n'est jamais revenu des camps de
prisonniers. Chez Amandine, la persécution n'est jamais loin; elle est toujours
aux aguets, les informations télévisées l'agressent, elle est incapable de
prendre une quelconque distance avec ce qu'elle lit et avec ce qu'elle entend.
C'est ainsi qu'après avoir lu un livre sur la Corse mystérieuse, Amandine, originaire
de Corse, s'est sentie persécutée par la mafia. Lorsqu'elle m'amène ce livre et
qu'elle me demande de le ranger, pour qu'on puisse le lire ensemble, toute
l'équipe est soulagée. Nous allons
butiner le livre jusqu'à ce que rassurée, elle le reprenne. Autour de ce dépôt
et de cette découverte il y a l'occasion d'une prise de distance quant au
contenu et une médiatisation de la relation. Elle fera de même avec l'histoire
de Jonas. Elle achète le livre à l'occasion d'une exposition sur la Bible. Autour
de ce dépôt, il y a un intérêt commun pour le prénom Jonas qui est le prénom de
mon fils et qui est celui de son père. Là encore, nous lirons le livre
ensemble, ce qui l'amènera à parler de son père et de ce qu'elle sait de ses
origines corses, avec cette question importante pourquoi son père s'appelait-il
Jonas ?
Anne dont le nom de famille pourrait être
Amoureux, m'amène un jour un livre intitulé "L'amour et l'occident "
un essai de Denis de Rougemont en me demandant de le lire, avant de le proposer
au groupe Lecture(s).
Autour du mythe
de Tristan et Iseult, Anne évoque une sorte de mythe familial, le mariage sans
amour de ses parents, et sa quête, à elle de l'amour.
La passion est
présentée comme un sentiment dangereux, le modèle en étant l'amour courtois, et
le moment où Tristan et Iseult reposent côte à côte, séparés par l'épée de
Tristan. Anne a épousé un homme plus âgé qu'elle, aveugle, incapable de
travailler, elle a soldé ce mariage sans amour après avoir promis à son père,
quasiment sur son lit de mort, qu'elle divorcerait. Ce père vénéré était
ouvrier typographe.
Olivia propose
la lecture d' "Olivia" par Olivia. Devant notre incrédulité, nous ne
sommes pas loin de penser qu'Olivia délire et qu'un tel livre n'existe pas,
elle nous prête un livre, que nous n'avons pu trouver nulle part. Nous lisons
une étrange histoire d'homosexualité féminine qui se déroule chez des
lycéennes. Olivia nous dira que c'est après avoir lu ce livre que sa mère a
choisi son prénom.
Le point commun
entre ces exemples, en dehors de l'aspect quasi-transférentiel de ces dépôts,
est qu'il existerait quelque chose de mystérieux dans le livre, quelque chose
qui fascinerait le sujet, et auquel il ne pourrait avoir accès par lui-même.
Tous ces livres mystérieux renvoient à des histoires de famille, à des
disparitions, à des manques. Ils évoquent également des mythes, Tristan et
Iseult, l'histoire de Jonas et de son poisson, les amours adolescentes. Tous
ces livres racontent des histoires qui nous semblent être autant de mythes,
mythes qui assignent une place au sujet, une place oui, mais peut-être pas une
place de sujet.
C'est ce que
Lise Maurer nomme le livre du destin individuel: "Avec ses effets
d'inquiétude et de fascination, de danger. A ce propos, on peut se rappeler la
nécessité pour Ulysse d'être attaché pour ne pas céder au chant des sirènes
disant l'avenir " (265).
Selon Roland
Chemama, à la question du désir de l'Autre, "qui se pose pour lui comme
pour tout sujet, le lecteur répond: je sais exactement ce que l'Autre me veut,
puisque ce que je suis est déjà inscrit dans les pages de ce livre que je lis,
voire dans la totalité des livres de ma bibliothèque " (266). Le
problème pour le psychotique c'est que si ce qu'il est est inscrit dans le
livre, il est incapable d'en lire quoi que ce soit, ces livres sont écrits en
une autre langue, s'il en a la musique il lui manque les paroles, c'est que le
livre de sa vie loin d'être une fiction est un reality show.
Que de chemin
accompli, que de vaillance dans cette augmentation du rythme de lecture !
" Je ne
peux pas fixer mon attention", "Je n'ai plus de mémoire",
"Je ne comprend pas ce que je lis", il leur a fallu aller au delà de
ce constat, il leur a fallu cesser de se résigner. Il leur a fallu accepter
toutes les limitations décrites au chapitre 4, il leur a fallu supporter les
trous, les blancs dans le texte, supporter ces mots chargés d'une telle
irradiation de sens ou d'images qu'ils ne pouvaient, avant, qu'arrêter la
lecture, voire renoncer à toute lecture personnelle.
Ils nous ont
offert leur confiance, ils ont cru en notre capacité de les guider au milieu
des écueils, ils ont cru que ce bateau livre ne coulerait pas. Ce n'est
peut-être pas du transfert, mais çà y ressemble beaucoup.
N'est-ce pas
pour cette raison qu'ils ont été si nombreux à m'apporter ces livres si
détonnants ?
Si la plupart
des lecteurs empruntent des livres aux bibliothèques, ces patients ont adopté
la démarche inverse.
On pourrait
écrire bien des choses en somme : la lecture est une catharsis, elle constitue
un espace transitionnel, elle permet aux patients de verbaliser leur conflits.
Ce serait faire abstraction de l'institution qui nous environne. Il est
difficile à l'hôpital de jour d'évoquer une activité sans évoquer les autres,
sans évoquer le cadre de soin. Après tout, si Virgine s'exprime aujourd'hui
dans le groupe Lecture(s), est-ce que çà n'est pas aussi, et peut-être surtout,
parce que la veille en musicothérapie, Huguette a proposé des chants yiddish,
que ces chants ont fait écho au chandelier à 7 branches qu'elle fait en
poterie, et que toutes ces avancées s'inscrivent dans un contexte social qui
voit commémorer le cinquantième anniversaire de la rafle du vélodrome d'hiver ?
Comment montrer
ce qu'apporte le groupe Lecture(s) aux patients ?
On dira,
peut-être avec raison, que l'augmentation du rythme de lecture doit bien avoir
à faire avec le groupe Lecture(s), c'est oublier que Joël a évoqué en petit
groupe de poterie sa difficulté à préparer des tests psychotechniques, que William
et Marie-Martine, les co-thérapeutes, lui ont conseillé de lire pour doper son
imaginaire, c'est oublier les entretiens médicaux où l'un ou l'autre médecin
fait référence au dernier Goncourt, à l'émission de Bernard Pivot que le
patient insomniaque a regardé.
L'augmentation
du rythme de lecture est l'effet visible du groupe Lecture(s). Il en est en
quelque sorte un effet secondaire. C'est parce que le groupe Lecture(s) permet
un apprivoisement de l'écrit que les patients peuvent lire pour leur propre compte.
Pour décrire les
effets du groupe Lecture(s), nous allons donc nous resserrer sur ce qui se
passe pendant les séances, que nous présenterons en détail. Nous évoquerons des
bribes d'histoires individuelles, juste ce qu'il faut pour illustrer le fonctionnement
du groupe, notre but n'est pas de relater une évolution clinique mais de
montrer la spécificité du groupe Lecture(s).
Si le groupe
Lecture(s) favorise la lecture individuelle des patients, c'est d'abord parce
qu'il permet une confrontation avec l'écrit qui ne se manifeste pas, dans un
premier temps par le regard mais par la voix, par l'écoute.
2-Un
apprivoisement de l'écrit
La réunion
institutionnelle est souvent la chambre d'écho de l'hôpital de jour. Ce lundi
là, le thème choisi est "L'ennui à l'hôpital de jour". D'emblée
Gérard prend la parole: "Contre l'ennui, il y a le groupe
Lecture(s)!".
Gérard n'a
jamais participé au groupe, mais il en décrit le fonctionnement, pour les
autres patients, comme s'il en était un habitué. Il invite chacun à y
participer. Lui-même, tourne autour, nous l'avons dit, comme un ours (dont il a
la carrure) autour d'une ruche. Il lit le panneau d'annonce, pose des questions
: "Vous parlez de quoi aujourd'hui ?" Il irait bien ... mais...
"Je pourrais emprunter "Le vieil homme et la mer" ? Je l'ai lu
y'a longtemps". Il n'ose pas.
C'est que
Gérard, schizophrène de 54 ans, ex-ingénieur chimiste, qui a travaillé sur la
fusée Ariane, n'a pas renoncé, pas complètement, il garde l'illusion qu'il
pourrait retravailler. Il ne comprend plus ce qu'il écrit, mais persiste à
envoyer des C.V chez Rhône Poulenc. Pour ce protestant de vieille souche, le
livre et notamment La Bible est, depuis le début de ses troubles, interdit. Son
père (le vieil homme ?) étant gendarme, il en voit partout, des gendarmes. Ils
le persécutent. Jamais son père ne le laisserait lire la Bible au culte.
En tout cas,
c'est là, çà existe.
C'est la
première fois qu'on parle du groupe Lecture(s) à la réunion institutionnelle,
et c'est Gérard qui en parle. Gérard c'est un peu le porte-parole
institutionnel, c'est lui qui brise les silences pesants, c'est lui qui vole au
secours de ceux qui s'empêtrent dans une question ou dans une réponse trop
impliquante.
Dès que Gérard
se tait, John prend la parole et surenchérit. Il évoque l'intérêt des livres,
puis rajoute, lui, qui est un grand amateur de littérature américaine: "La
vie c'est pas dans les livres qu'elle est".
C'est la
première fois qu'on parle du groupe Lecture(s) et n'en parlent que ceux qui n'y
participent pas, les habitués se taisent, laissent dire.
C'est la
première fois qu'on en parle et déjà beaucoup de questions sont posées, des
questions qu'on peut considérer comme essentielles. Alors, dites, il est
thérapeutique ou pas ce groupe ? C'est juste un passe-temps contre l'ennui ou
on y parle vraiment de la vie ? Quel rapport entre le livre et la (notre) vie ?
Déjà on peut
dire que çà parle, qu'on en parle.
Le groupe
Lecture(s) existe, on peut y aller ou pas, mais l'important c'est qu'il existe.
D'une façon a priori surprenante, alors qu'il existe deux autres groupes
proposant l'écriture comme médiation, il semble y avoir un ressenti spécifique,
le groupe dégage une aura particulière.
C'est un des groupes
qui permet aux patients d'échanger des paroles qu'ils n'échangent jamais, un de
ces groupes qui entraînent qu'ils parlent non pas de concrétudes mais
d'abstractions (267).
En fait, on peut
dire que depuis le début de ce groupe l'écriture est apparue dans
l'institution. Que les patients puissent écrire, narrer leurs fantasmes, que
cela soit esthétique chacun y est habitué, et trouve cela stimulant. Les
soignants se transforment alors en lecteurs, en critiques, jugent et jaugent
l'écrit, interprètent le contenu.
Lisent-ils vraiment le texte ? C'est là une autre question.
Que les patients
deviennent lecteurs renvoie à des mécanismes différents, tout se passe comme si
par la lecture ils gouttaient aux fruits de l'arbre du savoir, au fruit
défendu, réservé à l'élite (quelle que soit l'élite). C'est de cette manière
que nous comprenons les remarques faites par certains de nos collègues sur la
nécessité de pratiquer une censure, on ne peut pas décemment tout lire. L'un
d'entre eux allant même jusqu'à dire: "Ils finiront bien par lire Freud
!". Il est d'autant plus remarquable, malgré ces réserves, que l'équipe
ait soutenu et encouragé l'activité. Ces réserves ont peut-être même favorisé
l'engouement des patients, rien de tel qu'un parfum de fruit défendu pour
stimuler la lecture.
Quoi qu'il en
soit, un verrou a sauté dans la tête des soignants, les patients ont pu alors
franchir la porte.
Il ne suffit pas
de mettre un livre dans les mains d'un patient psychotique pour qu'il se mette
à lire spontanément à haute voix, si c'était si simple il ne nous aurait pas
attendu pour le faire.
Nous avons dans
le chapître 4 de cet ouvrage montré toutes les montagnes qu'il lui fallait
soulever pour lire et tirer profit de ce qu'il lit. Nous avons montré dans le
chapître 5 que le groupe était défini par un cadre rigoureux, que des soignants
avec lesquels il avait une relation importante animait l'activité, qu'il allait
y rencontrer d'autres patients qu'il connaissait. Tout cela, quoi qu'on en dise
est insuffisant pour amener ce patient à lire. Il va falloir un véritable
apprivoisement avant de parvenir à cette lecture à voix haute. Nous pourrions
comparer l'étape essentielle de cet apprivoisement à un nourrissage, le sujet
est baigné de sons, d'images suscitées par le texte et par sa lecture à vive
voix. Nous distinguons donc deux étapes: le bain sonore et la volonté de faire
acte de présence.
2-A : Une
enveloppe sonore
Il n'est pas
besoin de savoir lire pour venir au groupe Lecture(s). Il suffit d'avoir des
oreilles et d'entendre.
La lecture
s'effectue à voix haute.
Le Lecteur (
nous écrirons "Lecteur" chaque fois qu'il s'agira de qui lit à haute
voix) traduit en sons les mots encrés sur la feuille de papier, le Lecteur
transforme le signifié en signifiant. Ces signifiants deviennent alors
accessibles à l'ensemble des membres du groupe.
C'est le Lecteur
qui fait exister le texte pour le groupe, qui en fait le moyen d'un partage.
Si l'écriture a
séparé la communication du corps en rendant l'information indépendante, en la détachant
de la personne, la lecture à vive voix réintroduit le corps.
Ainsi que
l'écrit Denis Vasse: " La voix en appelle aussi bien à la parole qui
articule le sujet au langage, dans la raisonnance du discours, qu'au corps
biologique, dont les articulations multiples ont pour fonction de l'émettre ou
de la recevoir, de la faire résonner ... Ainsi comprise, la voix se situe dans
l'entre-deux de l'organique et de l'organisation, dans l'entre-deux du corps
biologique et du corps de la langue, ou, si l'on veut, du corps social"
(268).
Le groupe
Lecture(s) se réfère à l'écrit, et pourtant, il est peu de groupe où les
patients fassent autant entendre leur voix. Le groupe ne tient que par la voix.
Si l'écriture
est projection de ce qui est dedans vers le dehors, la lecture est ingestion,
introjection.
C'est ce
qu'écrit Roland Chemama: " On voit en tout cas que nous sommes ici à un
carrefour pulsionnel. S'y articulent le regard, celui des lettres d'abord muettes,
qui intriguent l'enfant, le fascinent ou l'effraient; la voix, par quoi il en
prend en quelque sorte possession à partir de la demande de lire qui lui est
adressée; le sein enfin, s'il est vrai que le sein n'est pas pour nous
seulement le nom d'une partie du corps maternel, mais l'objet perdu à partir de
quoi s'organise le circuit de la satisfaction orale " (269).
C'est ainsi,
nous l'avons déjà évoqué, que quatre patients qui ne savaient ni lire, ni
écrire ont trouvé une place au groupe Lecture(s). Ils y ont puisé le désir et
la volonté d'apprendre à lire et à écrire. Nous ne décrirons pas ces quatre
trajets, nous nous contenterons de relater celui d'Eric, exemplaire à bien des
égards.
Eric a 22 ans,
atteint par la limite d'âge, il est arrivé directement de l'intersecteur de
psychiatrie infanto-juvénile. Son dossier indique le diagnostic de psychose
infantile.
Il est tellement
rivé à sa mère qu'il lui a fallu près de deux ans pour investir l'hôpital de
jour. Il a commencé par y passer, après son entretien au dispensaire, et puis,
il est venu cinq minutes, le temps de dire bonjour à un patient qu'il avait
connu au CHS, et c'est extrêmement progressivement qu'il a réussi à supporter
de rester à un entretien d'admission.
Au début, il
n'était même pas question qu'il participe à une activité, on se contentait
qu'il soit là, qu'il reste sans se sauver parce que quelqu'un lui avait dit
bonjour, lui avait proposé d'enlever son anorak vert.
Il a commencé à
investir certains soignants, notamment l'ergothérapeute. Il ne devait être
présent que le matin, il est resté un après-midi, après le repas, et sans qu'on
sache pourquoi il est venu au groupe Lecture(s) à la fin de la séance.
Ce jour là, nous
lisions la mythologie grecque, le mythe de Thésée.
Il est resté, là,
silencieux, a demandé le titre du livre, quel était le rôle des différents
soignants. Il a ensuite demandé à Marie-Claude si elle connaissait sa mère. Il
a ensuite donné les signes astrologiques de ses parents, en précisant qu'il
n'aimait pas les sagittaires, c'est le signe de son père. C'était tout pour
cette séance. C'était déjà beaucoup. Tout cela énoncé sur un ton
quasi-agressif, avec une tonalité explosive, mi-bégaiement, mi-crépitement de
kalaschnikov.
Il est revenu 15
jours plus tard, on lisait "Le monde selon Garp".
Il est là, il ne
lit pas, car il ne sait pas lire. Il est là, sa respiration est apaisée,
relaxée. Ses yeux sont actifs, ils volent vers celui qui lit. Lorsque je parle,
je sens son regard brûlant, il est là bouche ouverte, yeux écarquillés, souffle
retenu, il est suspendu à mes lèvres. C'est la même intensité de regard que
celui d'un nourrisson auquel on donne le biberon.
La séance
s'achève, il n'arrive pas à quitter la salle.
Il revient aux
séances suivantes, toujours silencieux, toujours béat jusqu'à son départ en
vacances.
Sa présence est
liée à la qualité de relation établie avec les soignants, c'est ainsi qu'il
aura tendance à venir au groupe Lecture(s) quand William, l'ergothérapeute est
absent, et tendance à le fuir lorsqu'il me vivra comme un mauvais objet.
Il va revenir de
loin en loin jusqu'au moment où nous lirons "Quand j'avais cinq ans, je
m'ai tué", lecture qui s'étalera sur quatre séances auxquelles il
participera régulièrement.
C'est là, autour
de cette lecture qu'il va prendre la décision de travailler avec Catherine,
l'éducatrice du dispensaire, travail qui continue toujours.
Ce qui est
important c'est qu'Eric a pu supporter d'être un temps "régulier"
dans un groupe, d'y participer, lui qui ne supporte que la relation duelle.
C'est qu'il ait pu décider d'apprendre à lire et à écrire.
Mais çà n'est
pas tout: "Le monde selon Garp","Quand j'avais cinq ans je m'ai
tué" ne sont pas des oeuvres banales.
Si par
l'histoire de ce Garp, enfant sans père, réduit à sa plus simple expression de
géniteur, être sans prénom, dont la parole se résume à "Garp", puis à
une unique lettre quelque chose a résonné chez Eric, nous n'en savons rien.
Nous, soignants, qui connaissons l'histoire d'Eric pouvons faire des liens entrer
les deux histoires.
L'histoire du
petit garçon de "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" est peut-être
plus parlante. Eric a connu ces home d'enfants, il a connu les psychiatres, les consultations, il a souvent éclaté
et tout cassé dans leurs bureaux.
Pendant la séance
son visage est complètement éclairé. Il mange moins les paroles que pendant les
autres séances, sauf lorsque je lis le passage de la piscine, un passage d'une
très grande intensité que le groupe me demande de lire. Il dit "La violence çà peut vouloir dire qu'on
a peur". Il établit une certaine complicité avec moi, en faisant à la fois
référence au personnage du livre, le petit garçon, et à lui, Eric, qui boude
chaque fois qu'on lui dit non. Un jeu s'installe: "Est-ce que je boude
?". C'est la première fois qu'il prend une certaine distance avec ses
réactions agressives. Il n'a pas peur. "Quand çà parle on a moins
peur".
Nous sommes bien
là, avec ce petit bout du parcours d'Eric dans le circuit de la satisfaction
orale qu'évoque Roland Chemama.
Tout se passe
avec Eric comme s'il cherchait à boire mes paroles, comme s'il cherchait à
m'incorporer. Il me mange des yeux.
Que retient-il
de l'histoire ?
La satisfaction
?
Des bribes,
comme ce que l'enfant retient du conte ?
De toute façon
on ne lui demande pas d'en parler, nous souhaitons simplement que çà fasse son
chemin en lui. Son jeu autour de "Je boude" "Je boude pas",
nous semble indiquer que quelque chose a évolué. Et quand çà parle on a moins
peur.
Il reste qu'il
faudrait que la lecture reprenne, "Encore !" dit Eric, la seule façon
de retrouver la satisfaction, çà peut être de lire à son tour.
Eric n'est pas
le seul, à se régaler en Lecture(s). On pourrait même dire que la proximité du
repas, qui oblige les patients à enchaîner le déjeuner et l'activité n'est pas
un obstacle. Au contraire. On pourrait peut-être écrire comme le fait Roland
Chemama " plutôt que de présenter le repas comme un simple obstacle à
la lecture on est tenté de dire qu'il y a là deux activités qui peuvent
s'équivaloir, qui viennent facilement se substituer l'une à l'autre "
(270).
C'est ainsi,
confirmant cette prégnance de l'oralité, qu'aucun fumeur, contrairement à ce
qu'on peut voir dans de nombreuses autres activités, ne se lève pour aller
fumer au salon pendant la séance.
Soit donc la
lecture comme dessert.
Un dessert
préparé, mitonné, avec une crème montée à la main, et la cerise sur le gâteau.
" Une
seule condition à cette réconciliation avec la lecture, écrit Daniel Pennac,
ne rien demander en échange. Absolument rien...
Lecture
cadeau.
Lire et
attendre.
On ne force
pas une curiosité, on l'éveille.
Lire, lire,
et faire confiance aux yeux qui s'ouvrent, aux bouilles qui se réjouissent, à
la question qui va naître, et qui entraînera une autre question " (271).
Lire à voix haute
pour éveiller la curiosité.
En fait de
réveil, ils paraissent plutôt dormir. Sylvie prépare son nid, se love dans une
chauffeuse, et se laisse bercer par la lecture. Noël, qui d'habitude contrôle
tout, là ne contrôle plus rien, ses yeux se ferment, Agnes s'endort tout de
bon, il faudra la réveiller à la fin de la séance. Nombreux sont les patients
qui somnolent.
Est-ce l'ennui,
le désintérêt ? Est-ce dû au traitement médicamenteux? Est-ce induit par la
lecture à voix haute ? Est-ce que ces images fortes ne se peuvent accepter que
dans une sorte de demi-conscience? Faut-il penser que cette somnolence, voire
ce sommeil constitue un temps de repos tissé autour de l'enveloppe sonore ?
Que les
neuroleptiques induisent une somnolence, cela paraît indiscutable, ceci dit
tous les patients neuroleptisés ne somnolent pas pendant les séances. Ces temps
de repos sont propres à chacun, il y a des moments de laisser aller et des
moments pleins, des moments où les sujets participent activement à la vie du
groupe, comme si ce temps de somnolence, était une parenthèse nécessaire.
L'ennui, le
désintérêt ? Pourquoi venir à ce groupe ouvert s'il provoque ennui et
désintérêt ? On peut noter que les patients savent très bien s'absenter quand
le texte lu leur parlerait de trop près. C'est ainsi, pour prendre un exemple
que Geoffroy, jeune psychotique, très inhibé physiquement ne viendra pas
lorsque nous lirons "Le tropique du Cancer". Cette possibilité d'être
absent fait partie du projet de soin. Chacun a de plus la possibilité de
quitter la séance lorsqu'il le souhaite.
Cette somnolence
est donc bien induite par la lecture à voix haute. Jean-Pierre Delisle rapporte
une note, ajoutée en 1920 dans " Trois essais sur la théorie de la
sexualité ", dans laquelle Freud décrit une scène dont il dit qu'il lui
doit ses connaissances concernant l'angoisse infantile.
" Freud
entendit crier un jeune garçon de trois ans dans une chambre sans lumière:
"Tante dis-moi quelque chose, j'ai peur parce qu'il fait noir" et la
tante de répondre "à quoi cela te servira-t-il, tu ne peux pas me voir
?", "Cà ne fait rien, répondit l'enfant, du moment que quelqu'un
parle, il fait clair". Freud en déduit que la personne interpeller faisant
"sentir sa présence" calme l'enfant, angoissé par l'absence d'une personne
aimée... La voix qui rappelle à l'enfant cette autre voix qui lui manque et
qu'il désire, voix de sa mère absente. Et cette voix qu'il appelle lorsqu'il
l'entend, lui rappelle sous le mode de la réminiscence, le fantasme qu'il
pourra alors constituer, à partir précisément de la voix entendue, lui
permettant de voir clair.
Dans ce voir
clair il faut entendre la mise en scène, fantasme, qui dès lors qu'il est
constitué lève l'angoisse, laissant la possibilité à l'enfant de s'endormir,
s'endormir pour rêver, et la retrouver là où il l'espère " (272).
Il pourra rêver
et non pas cauchemarder, car la voix contient, maintient à l'extérieur ce qui
pourrait, à l'intérieur, le détruire.
Didier Anzieux
développe cette notion d'enveloppe sonore dans "Le Moi-peau": "
le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l'expérience du bain de
sons, concomitante de celle de l'allaitement.
Ce bain de
sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le
dehors, puisque l'enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis
par l'environnement et par le bébé. La combinaison de ces sons produit donc:
a) un
espace-volume commun permettant l'échange bilatéral (alors que l'allaitement et
l'élimination opèrent une circulation à sens unique);
b) une
première image (spatio-auditive) du corps propre, et c) un lien de réalisation
fusionnelle réelle avec la mère (sans quoi la fusion imaginaire avec elle ne
serait pas possible).
" (273).
Didier Anzieux
considère même que les perturbations de ce bain sonore, qui ne serait plus
enveloppant, mais "troué-trouant",seraient, liées à une perturbation
sémantique, à l'origine de la schizophrénie.
L'espace sonore
serait le premier espace psychique. Au milieu de bruits douloureux, flux, nuage
premier de désordre, la voix humaine ferait connaître au bébé la première
harmonie (présageant l'unité de lui-même comme Soi à travers la diversité de
ses ressentis) et un premier enchantement (illusion d'un espace où n'existe pas
la différence entre soi et l'environnement et où le Soi peut-être fort de la
stimulation et du calme de l'environnement auquel il est uni).
Jean-Pierre
Delisle souligne par ailleurs que des trois éléments qui structurent selon
Winnicott la relation mère-enfant dans le contexte d'une mère
"suffisamment bonne", le holding, le handling et le
presenting-object, la voix de la mère "ne doit pas être considérée
comme un élément supplémentaire, mais au contraire constituer cette
"enveloppe sonore" qui permet à ces trois éléments de remplir leur
rôle et leur fonction " (274).
Marie-France
Castarède énonce que " la voix, à la différence du langage,
correspond à la définition de l'objet transitionnel .... La voix permet au
langage d'être retenu au corps du sujet sans y être aliéné; inversement, elle
garantit au langage son poids de chair, sans quoi il ne deviendrait que code
vide. En ce sens, elle est bien transitionnelle, "first-not-me
possession" ". (275)
Nous reviendrons
plus longuement sur cet aspect de la lecture à haute voix. Nous retiendrons que
ces états de somnolence induits par le bain sonore sont un moment nécessaire à
un certain nombre de patients, et probablement au groupe lui-même.
On peut dire que
le texte raconté réduit la tension interne et propose une mise en forme de ce
qui inquiète. Pierre Fédida (276) a exploré cette fonction dans le domaine du
conte autour de la zone de l'endormissement.
L'histoire
contée ne comble pas seulement une absence, celle de la mère et celle du monde,
elle fonctionne comme un organisateur secondaire de l'espace corporel menacé
dans ses limites au moment de l'endormissement.
Nous
présenterons dans notre prochain septième chapitre la thèse développée par
Christian Guérin sur la fonction conteneur du conte, qui nous apparaît
applicable à la lecture à haute voix telle qu'elle est définie dans notre
groupe. Le récit raconté aurait une fonction de transformation des affects ou
des objets non pensés, parce que destructeurs du penser lui-même, en
représentations tolérables.
Mais quel que
soit l'intensité de ce repos, il porte en lui les germes d'une insatisfaction,
insatisfaction qui va permettre à ces "belles au bois dormant" de se
réveiller. Même si le groupe ne tient que par la voix, la référence est l'écrit.
Nous avons montré que la langue écrite n'était pas la langue parlée; le texte,
même lu à voix haute, reste un texte écrit, à ne l'aborder que par l'oreille,
on en perd l'essentiel. Il y a là un manque qu'il faut combler, et seule la
lecture active permet de combler ce manque. Ce manque est d'autant plus
palpable qu'il apparaît dans les interventions des soignants.
Il y a de
l'écrit, c'est le texte. Il y a un
premier oral c'est ce que dit la voix qui actualise le texte, cet oral se
réfère directement au texte, il a les caractères de la langue écrite. Il y a un
deuxième oral, c'est l'histoire reconstituée par les soignants, qui renvoie au
texte mais qui a les caractères de la langue parlée.
Ainsi que
l'écrit Daniel Pennac: " lire à voix haute ne suffit pas, il
faut raconter aussi, offrir nos trésors, les déballer sur l'ignorante plage.
Oyez, oyez, et voyez comme c'est beau, une histoire !
Pas de
meilleure façon, pour ouvrir un appétit de lecteur, que de lui donner à flairer
une orgie de lecture
" (277).
Le culte du
livre et de la lecture relève de la culture orale.
2-B : Le
désir de faire acte de présence
Didier Anzieux
note que l'enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par
l'environnement et par le bébé. Il en est de même pour le groupe Lecture(s).
Même si les patients ne se réfèrent pas directement à l'écrit, la lecture
s'inscrit dans un échange. Il n'y a pas de sujets totalement passifs, tous font
ce que Simon nomme "acte de présence".
Simon, de tous
les psychotiques hospitalisés à l'hôpital de jour, est certainement le plus
déficitaire. Son vocabulaire s'est restreint à quelques expressions, qu'il
livre au compte-gouttes. C'est comme s'il avait mangé le lexique, comme s'il ne
restait que quelques expressions rares qu'il finissait de mastiquer, et qu'il
ne livrait qu'en continuant à mastiquer, la bouche pleine. Simon participe à
très peu d'activités, l'hôpital de jour est pour lui, essentiellement un lieu,
un lieu, où dit-il, il fait "
acte de présence ". C'est le seul lieu où il fait acte de présence.
Simon n'est jamais venu au groupe Lecture(s), il quitte l'hôpital de jour
aussitôt après le repas pour poursuivre ses déambulations rituelles. Cet "acte de présence" nous paraît
être l'expression la plus à même de décrire ce qu'apporte le groupe Lecture(s)
à un certain nombre de patients avant qu'ils ne se mettent à lire à haute voix.
Faire "acte
de présence", c'est être là, faire entendre sa voix, se situer dans le
groupe avec les autres participants. Nous considérons qu'il s'agit là d'une
façon d'apprivoiser le groupe. Le sujet ne tient en apparence aucun compte du
texte, il reprend les interventions des autres membres du groupe. Tout se passe
comme s'il fallait cette médiation pour qu'un accès au texte soit possible.
Plus les éléments déficitaires sont importants, plus ce fonctionnement est
fréquent.
C'est ainsi
qu'Andrée trouve sa place dans le groupe. Aujourd'hui décédée, cette femme de
65 ans, a longtemps été fleuriste, gare de Lyon jusqu'à ce que la maladie ne la
contraigne à abandonner son commerce.
Avec la
cessation d'une activité professionnelle valorisante, les décès de membres de
sa famille, notamment sa soeur jumelle, l'univers de cette femme, souffrant
d'une schizophrénie où les troubles thymiques étaient au premier plan, s'est rétréci. Ce jour là, on lit un recueil
de poèmes "Paris en poésie". Andrée ne lit pas. Elle dit qu'elle ne
sait plus, que çà n'est plus de son âge, qu'elle n'a pas de culture. Partant
d'une remarque de Virginie, elle va retracer le Paris d'autrefois, évoquer
l'amoureux qu'elle avait, qui habitait sur les quais de la Seine bien avant les
voies sur berge.
Elle va décrire
le petit monde qui tournait autour des fleuristes, les clients, ce qu'ils
achetaient. Elle va ainsi amener le groupe à quitter les poèmes, pour une
promenade en images, en sensations dans Paris. C'est une des séances consacrées
à la poésie qui sera la plus riche.
On peut noter
que les patients les plus âgés utilisent le groupe Lecture(s) de cette façon,
ils se servent de ce qui s'échange pour évoquer leur passé, le temps qui s'est
enfui.
De nombreux
patients ont trouvé ce moyen d'être présents sans se référer au livre. Pour
certains, il s'agissait aussi de la marque d'une distance vis-à-vis des
soignants.
Cette étape dure
peu.
Les patients
n'interviennent dans un second temps que sur l'écrivain, sur sa vie, sur son
oeuvre.
Sylvie se fera
une spécialité de ce type de participation au groupe. Fille d'un metteur en
scène, Sylvie a fait une licence de lettres moderne. Elle arrête ses études à
22 ans et décompense à l'occasion d'un voyage en Amérique du Sud. Le dossier
mentionne une schizophrénie dysthymique. Hospitalisée à cinq reprises, Sylvie a
su prendre de la distance avec l'hôpital de jour. Après cinq ans sans hospitalisation,
elle est contrainte d'y revenir pour ce qui doit être une hospitalisation
courte. En fait, elle va y rester quatre ans, oscillant constamment entre
euphorie et dépression.
Lorsqu'elle
n'est pas dépressive, Sylvie donne l'image de quelqu'un de brillant, de
cultivé. Elle propose les thèmes de réunion institutionnelle qu'elle anime
souvent. Elle sait mieux que personne expliquer l'intérêt des différentes
médiations proposées à l'hôpital de jour, elle propose un tableau idéal du
travail psychothérapique. Bref, elle donne à entendre aux soignants ce qu'ils
ont envie d'entendre. Le terme de faux-self semble assez bien décrire l'aspect
brillant de Sylvie. L'institution, ravie de posséder une patiente aussi
dynamique et dynamisante conforte cette image.
Lorsque Sylvie
commence le groupe Lecture(s), nous partageons aussi cette illusion, Sylvie
propose des titres d'oeuvres, oeuvres littéraires telles que
"Caligula" de Camus, "Tropiques du cancer" de Miller. Nous
nous disons que le groupe Lecture(s) est vraiment fait pour elle. Lorsque nous
lisons Caligula, elle évoque la vie d'Albert Camus, sur lequel elle a gardé de
bons souvenirs. Elle insiste sur l'importance de l'Algérie chez Camus, sa
famille est elle-même originaire d'Algérie. Elle raconte la mort de Camus et se
pose des questions sur l'absurde. Elle ne réagit par contre pas du tout à la
lecture de la pièce. Le même phénomène se produit pour "L'écume des
jours" et la biographie de Boris Vian.
Nous nous
rendons compte que Sylvie puise dans ses souvenirs universitaires mais qu'elle
n'associe pas sur les oeuvres. Lorsqu'une oeuvre qu'elle ne connaît pas est
proposée, elle paraît incapable d'en percevoir la saveur.
Plus le style en
est littéraire, plus la langue semble lui être étrangère. Sylvie ne lit pas au
présent, mais au passé, comme si elle était toujours, celle qu'elle avait été.
Progressivement, la source se tarit, nous écrivons "résidu de
culture", "lambeaux de culture". Sylvie évite soigneusement de
s'impliquer au présent dans sa lecture. Dans de nombreuses autres activités
intellectuelles, elle est toujours une star, notamment au journal.
Pendant cette
période Sylvie doit accepter une mise sous curatelle (son concubin fait main
basse sur son argent), et la concrétisation d'un projet de CAT. Elle a par
ailleurs commencé des soins dentaires, soins qui la mobilisent beaucoup, sa
soeur aînée est dentiste. Elle dit qu'elle ne veut pas finir édentée comme sa
mère (mère souffrant d'une psychose maniaco-dépressive qui est morte dans des
conditions particulièrement horribles, morte de froid, perdue dans la neige).
Il est peut-être
important que l'équipe contribue à entretenir l'illusion, Sylvie a certainement
énormément besoin d'être renarcissisée. On peut penser que les moments
dépressifs interviennent quand le vernis se craquelle. Pendant ces moments
dépressifs, elle vient au groupe Lecture(s) et semble se nourrir du groupe.
Elle parviendra progressivement à accepter sa mise sous curatelle, à commencer
le CAT, et à terminer ses soins dentaires. En ce qui concerne la lecture, elle
arrivera à lire des livres au présent, en laissant poindre les affects.
Cette importance
attachée aux éléments biographiques n'est peut-être pas simplement liée au déni
de la réalité de son déficit culturel et intellectuel. Nous avons noté que le
père de Sylvie avait été metteur en scène, celui-ci a arrêté tout travail à 60
ans, éternel déprimé, il sasse et ressasse sa splendeur passée. Dans quelle
mesure Sylvie, ne répète-t-elle pas ce que son père lui exprime chaque fois qu'elle
va le voir ? Dans quelle mesure, se préoccuper de la biographie, de l'oeuvre en
tant que totalité n'est-ce pas éviter
de percevoir le néant paternel et maintenir
ainsi une certaine estime de ce
père ? Le contenu des entretiens contemporains de cette période montre que Sylvie se soucie beaucoup de sa famille,
de sa place au sein de sa famille, qu'elle s'interroge sur les répercussions
sur elle de leur maladie.
C'est autour de
la question de la genèse que Sylvie va se réveiller, qu'elle va se servir du
texte comme moteur d'associations et d'interrogations.
Se référer à la
biographie de l'auteur sans avoir recours au livre en tant que tel est souvent
chez certains patients une étape préparatoire à la lecture.
Identifier celui
qui a écrit pour pouvoir lire quelque livre que ce soit, certains commencent
par là. Ce n'est pas le cas de tous.
D'autres
s'interrogent sur les troubles psychiques des écrivains et se demandent comment
ces hommes dont la souffrance se rapproche de la leur ont pu écrire, ils sont
alors beaucoup plus réceptifs au contenu de l'oeuvre.
Nous reviendrons
plus longuement sur ces biographies et sur ce qu'elles apportent aux patients.
Nous noterons
que ces écoutants interviennent parfois sur un élément mineur du texte, sur un
signifiant qui les réveille, signifiant dont ils s'emparent et à propos duquel
ils interrogent le groupe.
C'est ainsi
qu'Anne entendant le mot "échange" à la lecture de "Topaze"
va intervenir sur un mode très discordant, elle n'en pourra en fait rien dire.
Nous avons
évoqué brièvement autour de "L'amour et l'occident" la trajectoire
familiale d'Anne, nous avons montré le décalage entre ce que nous supposons
être un mythe familial et la réalité vécue. Ce mot "échange" n'est en
fait pas gratuit, nous savons aujourd'hui, que s'il n'y a pas l'amour que le
signifiant implique, il y a l'argent qui unit les membres de la famille entre
eux, qui montre, qui prouve qu'il y a de l'affection, le cadeau. Il n'est, à
cet égard, pas indifférent que ce soit à la lecture de "Topaze" (cet
instituteur trop honnête qui devient un requin, un affairiste redoutable, le
contexte général de la pièce vise à dénoncer la puissance de l'argent qui prime
sur les sentiments les plus nobles) que ce signifiant surgisse. Anne a hérité
l'appartement qu'elle occupe de sa grand-mère, en fait l'appartement a été reçu
en indivision avec son frère. Celui-ci, éternel fauché, ne viendrait voir Anne
que lorsqu'il a besoin d'argent et tente alors par tous les moyens de la
contraindre à vendre cet appartement.
Anne est
institutrice et doit, conséquence de ses chutes et rechutes, conséquence de son
impossibilité à supporter les enfants être mise en invalidité. Elle doit perdre
le moyen de l'échange, le nerf de la guerre.
Enfin, ces
écoutants vont devenir des Lecteurs.
3-La lecture
à haute voix ou oraliser le discours de l'autre
Nous avons
amplement présenté l'importance de la lecture à haute voix, nous avons décrit
les risques que prenaient le Lecteur, l'importance que revêtait, au sein du
groupe, cette lecture.
Nous avons
évoqué la réception de la voix humaine et quels pouvaient être ses effets sur
l'auditeur. Il s'agit là de faire entendre sa voix, il ne s'agit plus d'écouter
passivement, mais de lire.
Lire, c'est
faire entendre sa voix.
Didier Anzieux
note que les défauts du miroir sonore pathogène sont :
"- sa
discordance: il intervient à contretemps de ce que ressent, attend ou exprime
le bébé;
- sa
brusquerie: il est tantôt insuffisant, tantôt excessif, et passe d'un extrême à
l'autre de façon arbitraire et incompréhensible pour le bébé; il multiplie les
micro-traumatismes sur le pare-excitation naissant...;
- son
impersonnalité: le miroir sonore ne renseigne le bébé ni sur ce que celui-ci
ressent lui-même ni sur ce que sa mère ressent pour lui. Le bébé sera mal
assuré de son Soi s'il est pour elle une machine à entretenir, dans laquelle on
introduit un programme.
Souvent aussi
elle parle à elle-même devant lui, mais non de lui, soit à voix haute, soit
dans le mutisme de la parole intérieure, et ce bain de paroles ou de silences
lui fait vivre qu'il n'est rien pour elle. Le miroir sonore puis visuel n'est
structurant pour le Soi puis pour le Moi qu'à condition que la mère exprime à
l'enfant à la fois quelque chose d'elle et de lui, et quelque chose qui concerne
les qualités psychiques premières éprouvées par le Soi naissant du bébé " (278).
Si la voix du
bébé n'est jamais entendue, si elle est constamment déniée par la mère, la voix
risque de ne pas être une médiation entre le corps et la langue, elle risque de
n'être que le vecteur d'un code sans aucun rapport avec les affects, elle
risque d'échouer comme moyen de communication à l'autre. N'est-ce pas, aussi
pour cela que les voix sont toujours la voix de l'autre ?
Roland Gori met
en évidence deux phénomènes antagonistes:
" On
voit le discours basculer tantôt du côté du corps, tantôt du côté du code.
Lorsque le discours bascule du côté du corps, il est vécu comme un prolongement
de celui-ci. Le mot est alors la figuration d'une partie du corps propre ou d'une
expérience corporelle. Dans le cas contraire, où l'acte de parole utilise en
plein le versant objectif, formel et ordinal du langage, le discours
s'hypostasie dans le signe. Il n'est plus un discours-symbole mais un
discours-signe. dans ce cas le discours n'est plus le symbole de nos désirs
mais cette enveloppe vide de tout fantasme et contenu corporel "
(279).
Dans cette
deuxième hypothèse du discours-signe les mots deviennent vides de sens,
abstraits. La voix ne vise plus à entrer en communication avec l'autre, mais
plutôt à le tenir à distance. Nous verrons que cet aspect est extrêmement
présent dans ce que nous appelons la lecture chaotique.
C'est pour cet
ensemble de raisons que de nombreux patients ne lisent pas spontanément à voix
haute, qu'il faut tout un travail, toute une élaboration pour qu'ils puissent
lire pour l'autre. Certains lisent bien sûr spontanément, mais cela ne signifie
pas pour autant qu'ils lisent pour l'autre,
ils ne font peut-être, ainsi que nous le montrerons, que s'entendre lire.
Nous allons
décrire comment les membres du groupe accèdent à la lecture à voix haute puis
par quelles étapes ils passent avant d'arriver à lire pour l'autre.
3-A : Vers
la lecture à voix haute
Nous avons déjà
évoqué le parcours de Virginie. Virginie, après avoir miraculeusement échappé
aux camps de concentration, dans lesquels ont péri ses parents, a été élevée
par deux tutrices. Grâce à ces deux femmes et à ses capacités propres, elle a
pu mener à bien des études brillantes de traductrice. Sa schizophrénie s'est
décompensée assez tard. Elle a pu mener une vie relativement normale,
entrecoupée par quelques épisodes décrits comme dépressifs. C'est ainsi qu'elle
a travaillé douze ans comme traductrice dans une entreprise métallurgique. La
première manifestation schizophrénique a été une attirance érotomaniaque pour
son chef de bureau, elle n'a jamais vraiment récupéré.
C'est après cet
épisode que le délire s'est installé, délire, nous l'avons dit essentiellement
paranoïde, accompagné d'hallucinations auditives et cénesthésiques. Après une hospitalisation en P.O qui a duré
plusieurs années, Virginie est venue en hospitalisation de jour à Saint-Eloi,
elle rentrait dormir à Esquirol. Les conditions du P.O ayant amené Virginie à
bousculer une de ses tutrices qui en est morte, ce temps d'hospitalisation
"à cheval" a été très long. Virginie n' a été hospitalisée à
temps-plein à Saint-Eloi que lorsqu'on a été sûr (?) qu'elle avait intégré la
loi (?). Quoi qu'il en soit, c'est une femme extrêmement marquée, diminuée,
aboulique, asthénique qui est arrivée à l'hôpital de jour. Il y avait tellement
peu de choses de vivantes en elle que nous n'aurions jamais imaginé une telle
évolution.
Nous avons écrit
qu'elle était d'une certaine façon à l'origine du groupe Lecture(s),
expliquons-nous.
Ainsi que le
montre son rêve, Virginie a une relation forte avec le livre (et avec son
infirmier référent). Elle en a d'ailleurs écrit un, une traduction
anglais-français d'un auteur britannique très connu. Ce livre évoque un voyage
en Chine de l'auteur.
Virginie a écrit
son testament, celui-ci trône sur une étagère de sa bibliothèque, la
disposition principale en est qu'il soit fait don de ses livres à la
Bibliothèque Nationale (comme on fait don de son corps à la science). Pas
d'incunables dans sa bibliothèque, seulement des livres de poche. Ses livres
sont assez vieux, elle les a acheté avant son hospitalisation, avant les soins,
avant la maladie. Lorsque nous envisageons de créer le groupe, elle commence à
parler de ses lectures en entretien. Elle a entrepris de relire tous les livres
de sa bibliothèque. Son rythme est très lent, elle lit un livre tous les six
mois.
Au moment où le
groupe commence, elle est toujours très délirante, sa voisine vient la toucher
jusqu'à l'hôpital de jour. Elle évoque sa mort, elle dit qu'elle cherche du
poison, que ce serait la seule façon d'échapper à cette femme et à son fils.
Physiquement,
Virginie est une femme de taille moyenne, ronde, cheveux gris, courts, plutôt
gras. Elle a deux tenues: une d'hiver, très chaude, l'autre d'été, moins
chaude; elle a toujours froid, c'est à cause de sa voisine qui la refroidit.
Elle se change en mai et en septembre.
Au niveau de sa stature corporelle, elle est très raide, malgré plusieurs
années de yoga. Elle pourrait faire sienne cette phrase mise dans la bouche de
Phèdre par Racine : "Tout m'afflige et me nuit et conspire à me
nuire". Elle donne tellement l'impression de nier tout plaisir que
l'institution est convaincue qu'elle ne vient à l'hôpital de jour que
contrainte et forcée.
Lorsque le
médecin de l'institution lui reparle du groupe Lecture(s) en entretien ce 6
novembre 1989, Virginie répond : "Pourquoi pas ? Je pourrais bien venir de
temps en temps au groupe Lecture(s)."
Elle n'a jamais
raté une séance depuis, sauf lorsqu'elle a été réhospitalisée. Tous les mardis,
elle est la première devant la porte.
Elle participe à
sa première séance le 27 novembre 1989. On peut remarquer, qu'infirmier
référent, je suis présent à la plupart des entretiens qui ont lieu tous les 15
jours et qu'entre le 6 novembre et le 26 novembre, je suis absent.
Virginie a
annoncé en début de séance qu'il n'était pas question qu'elle lise. Nous lui
avons répondu qu'elle est libre, lit qui veut, quand il veut. Lors de cette
première séance, nous lisons "Le petit prince" de Saint-Exupéry.
Fidèle à sa
promesse Virginie ne lit pas. Elle s'avère par contre extrêmement attentive à
tout ce qui se passe. Elle réagit essentiellement de manière corporelle :
hochement de tête, monosyllabes, n'utilise pas le registre verbal. Elle me dit
après coup qu'elle a apprécié.
Le mardi
suivant, Virginie est là, souriante. Elle va un petit peu plus loin, dans sa
participation. De nombreux contes de Grimm (c'est l'oeuvre découverte) sont
inspirés de Tacite et d'Esope, Virginie explique au groupe qui sont Esope et
Tacite.
A sa troisième
séance, Virginie, se positionne presque comme une habituée. Nous lisons
"Caligula", les participants bougent, s'installent pour lire plus
commodément, pour enchaîner les répliques. Elle ne lit toujours pas mais
explique des mots ou des expressions, apportant ses connaissances au groupe.
Avec
"Paroles" le recueil de Prévert, elle se laisse aller à sourire et
réprime quelques rires.
Il en est de
même avec "En attendant Godot". Elle dit haut et fort qu'elle n'aime
pas Beckett, il n'empêche qu'elle sourit souvent, qu'elle réagit à l'humour de
la pièce, mais refuse de le reconnaître.
Lorsqu'à la
séance suivante, nous découvrons "La puce à l'oreille", elle ne se
retient plus et rit franchement. La
référence aux insuffisances des messieurs emporte son adhésion.
Lorsque nous
commençons le lecture de "La métamorphose", elle dit qu'elle n'aime
pas Kafka. Virginie concède cependant à la fin de la séance qu'elle l'a redécouvert.
La présentation de Kafka insiste sur le judaïsme, et sur le mélange de cultures
propre à la ville de Prague. Pendant toute la séance, elle manifeste son
plaisir à être là. Elle n'est pas parasitée comme dans les autres activités.
Elle est présente, et bien présente. Nous la voyons de plus en plus fréquemment
une revue à la main. En entretien, elle dit qu'elle redécouvre le plaisir de
lire, qu'elle lit beaucoup plus vite.
Enfin, le 6
février, à sa neuvième séance, Virginie lit à haute voix pour l'ensemble du
groupe.
Alfred Jarry l'a
prise par surprise.
Nous avons dit
que nous commencions toujours la lecture par le premier mot de la première
phrase.
Et là :
"Merdre
!
Mère Ubu
Oh ! voilà du
joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou. " (280).
Déjà, les rires
fusent... On se contient... La lecture continue...
" Père Ubu
Ah ! je cède
à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre
au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure. " (281).
C'est du délire,
les participants ne peuvent aller au delà, c'est le fou rire, inextinguible,
irrépressible, communicatif, contagieux. Virginie ne peut pas résister. Ce seul
mot "merdre" emporte l'adhésion. Elle aussi veut lire, elle aussi
veut se mettre ces mots en bouche, les prononcer.
Elle propose de
lire le rôle de Rosemonde, la reine de Pologne. Oubliée dans les derniers
soubresauts du rire, elle insiste. Elle lit avec maestria, possède une très
bonne intonation. Elle a le visage dans le livre au départ, mais comme il
s'agit d'une pièce de théâtre, il faut qu'elle laisse Alicia lire. Alors, elle
se détache du livre, se rapproche pour lire, Alicia doit tourner les pages de
plus en plus vite, elle aussi, se prend au jeu, vite, vite la suite. Et tout le
groupe enchaîne.
C'est ainsi que
Virginie s'est mise à lire à voix haute.
Nous noterons
qu'à l'origine, il y a un mot obscène et le rire tonitruant du groupe.
Ferenczi
considère qu'au cours du développement ontogénétique, l'appareil psychique
passe de l'état de centre de réaction hallucinatoire-motrice à l'état d'organe
de la pensée : "Les mots obscènes possèdent des caractéristiques qui, à
un stade plus primitif du développement psychique, s'étendaient à tous les mots
... Les mots obscènes sont des mots qui traduisent bien l'objet nommé, l'organe
ou les fonctions sexuelles dans leur réalité matérielle "
(282).
Ainsi que
l'écrit Freud, le sexuel rejoint ici l'excrémentiel : " Le sexuel, qui
constitue le fond même de la grivoiserie, ne se borne pas à ce qui distingue
les sexes, mais s'étend, en outre, à ce qui est commun aux deux sexes et
également objet de honte, à savoir à l'excrémentiel dans tous ses domaines. Or
c'est précisément là l'extension du "sexuel" au temps de l'enfance;
dans la représentation infantile existe en quelque sorte un cloaque dans lequel
le sexuel et l'excrémentiel se distinguent peu ou prou. Partout dans la
psychologie des névroses, le sexuel implique encore l'excrémentiel et reste
compris au sens archaïque, infantile " (283).
Il aura fallu
cette explosion de rire et cette référence au corps pour que Virginie puisse
lire comme si par ce simple mot, le discours avait basculé du discours-signe
vers un discours-corps, le mot figurant alors une expérience corporelle.
L'énormité du
merdre ubuesque peut nous masquer ce qui est important dans les mécanismes
favorisant cette lecture retrouvée. L'évocation du parcours de Christine va
nous permettre d'être plus clair.
Christine est
une jeune femme âgée de 28 ans. Issue d'un milieu relativement aisé, elle
effectue un trajet scolaire assez normal jusqu'au décès de son père qui
survient alors qu'elle est en 3ème. Après ce décès, son parcours va être moins
brillant, elle réussit néanmoins à poursuivre sa scolarité jusqu'au bac qu'elle
ne parvient pas à passer. Bilingue français-espagnol (une partie de sa famille
est d'origine espagnole) elle s'oriente vers le tourisme et réussit à avoir son
BTS tourisme. Elle ne travaillera jamais dans le tourisme, mais devient
institutrice en maternelle. Elle réussit au prix d'efforts surhumains à tenir
une année scolaire, elle s'effondre lors du premier trimestre de la seconde
année.
Elle est
hospitalisée au CHS dans un secteur voisin. Elle manifeste tous les symptômes
d'une schizophrénie paranoïde : délire de persécution mal systématisé,
hallucinations acoustico-verbales, etc. Elle sort apparemment remise au bout de
six mois d'hospitalisation mais rechute deux mois après sa sortie après avoir
interrompue sa prise en charge extra-hospitalière. C'est dans ces conditions
qu'elle arrive à l'hôpital de jour.
A son entrée,
elle garde un fond délirant mais a très peu de symptômes déficitaires. Elle va
rapidement investir le médecin responsable de l'hôpital de jour et les deux
infirmiers référents.
Elle vient assez
rapidement au groupe Lecture(s), après un mois d'hospitalisation, le 6 novembre
1990. Elle arrive alors que nous découvrons le passage consacré à "La tour
de Babel". Extrêmement précautionneuse, elle pose ses fesses sur un bout
de chauffeuse, elle garde son manteau; son sac à main est devant elle, comme
une protection. Elle semble prête à repartir. Elle reste quand même toute la
séance. Elle est silencieuse, vigilante, à l'écoute. Elle nous paraît
persécutée.
Elle revient la
séance suivante. Elle s'installe dans une position de grand confort. Elle a
toujours son manteau et son sac protecteur. Elle écoute, toujours aussi
vigilante. Nous poursuivons la lecture de "La Genèse" par le
sacrifice d'Isaac. La séance est animée et très dense. Patrick regrette de ne
pouvoir lire car il n'a pas eu le soutien de son père et demande à François de
lire pour lui. Geoffroy passe une Bible à Christine qui la feuillette
distraitement. Elle s'arrête à la lecture d'un mot, puis éclate de rire d'une
façon impulsive. Quand nous lui demandons ce qui motive son rire, elle continue
et ne nous répond pas, nous n'insistons pas.
Elle est
toujours aussi discrète, effacée lors de la séance suivante consacrée à
"L'histoire folle des ronds dans le blé", article extrait de Sciences
et vie.
C'est une séance
plus tard suivante Christine lit pour la première fois dans le groupe.
Frédérique lui passe le livre ("Le
palanquin des larmes") pour qu'elle poursuive la lecture. Surprise,
Christine s'exécute : elle lit à haute et intelligible voix, sans déraper même
si çà n'est parfois pas très loin. Après sa lecture, elle pose des questions
qui dénotent un vif intérêt pour les agences matrimoniales. Il faut préciser
qu'entre Christine et Frédérique s'est établie une relation assez forte, elles
sortent ensemble le week-end, se découvrent des intérêts communs. Elles se
définissent comme amies. Elles sont toutes deux du même âge, ont toutes deux
des soeurs envahissantes avec lesquelles, elles ont des relations
conflictuelles.
Quoi qu'il en
soit, Christine ne lira plus jusqu'au 26 mars 1991. Elle va être un peu plus
présente dans le groupe, mais reste quand même sur le qui-vive. C'est ainsi
qu'à la séance suivante, nous poursuivons la découverte du "Palanquin des
larmes", Christine apporte quelques précisions sur la notion de dot, mais
lorsque Claude évoque le terme de "promise", elle se lève et quitte
la pièce, apparemment très angoissée. Lors des trois séances suivantes,
Christine reste silencieuse, elle est là, mais se tait.
Lorsque nous
lisons "Le grand Meaulnes" Christine ne paraît pas très bien, elle passe sa séance les mains dans son sac,
ne les enlève que pour feuilleter le livre que lui passe Patrick et quitte
alors impulsivement le groupe. A cela, nous ne voyons rien d'étonnant, sachant
à quel point son expérience d'enseignement lui a été pénible.
Christine est
malgré tout présente à la séance suivante, toujours consacrée au grand
Meaulnes, mais là elle s'installe pour dormir, elle paraît très repliée sur
elle-même, elle réagit à un changement de rythme, ce qui montre qu'elle est
malgré tout attentive puis "se rendort". Cet assoupissement va durer
quatre séances.
Christine se
réveille à la lecture de "Sido" de Colette où elle dit en conclusion
qu'elle aimerait lire. Elle va passer encore trois séances à somnoler.
C'est à partir
de "Paulina 1880" qu'elle va devenir plus présente. Quand on lui
demande ce qu'elle pense du personnage de Paulina, que tout le groupe décrit
comme "folle", Christine pose la question de la mère de Paulina, dit
qu'on ne sait rien d'elle, qu'elle a peut-être eu un rôle dans le destin de
Paulina.
Le 26 mars,
Christine arrive sans manteau pour la lecture de "La mère" de Gorki.
Elle prend d'emblée le livre, puis le passe à Geoffroy qui lit puis le lui
rend. Christine sourit puis lit le passage où les révolutionnaires et la mère
se réunissent autour des textes. Elle bute sur certains mots, et n'arrive
notamment pas à prononcer "petite
mère".
La séance
consacrée à "La leçon" de Ionesco verra Christine s'éteindre un peu,
mais ce sera pour un réveil tonitruant. Elle présentera, lira et animera la
séance autour du livre "Les petits enfants du siècle". On peut dire
que jusqu'à sa sortie, Christine sera alors une participante active au groupe
Lecture(s).
Autour de cette
lecture à haute voix, il y a bien sûr tous les entretiens médicaux, le trajet
de Christine dans chaque activité, notamment en peinture et au groupe Ecriture.
On peut d'ailleurs noter que si la lecture de Christine est limpide, son
écriture est beaucoup plus atteinte : on repère des troubles du cours de la
pensée, une méconnaissance apparente de la grammaire et une orthographe peu sûre,
quant aux caractères, ils évoquent ceux d'un enfant en C.E 2.
Quoi qu'il en
soit, nous noterons que ni pour Virginie, ni pour Christine les soignants n'ont
cherché à provoquer, ni induire la lecture à voix haute. Cela est vrai pour
tous les patients réticents. Ils lisent à voix haute lorsqu'ils en ont le
désir, lorsque c'est le bon moment pour eux.
Si les soignants
ne sont pas incitatifs, il n'en est pas de même pour le groupe, nous avons vu
l'éclat de rire gigantesque prélude à la lecture de Virginie, nous avons vu
comment Frédérique passe le livre à Christine, nous pourrions décrire tout le
jeu de mains autour du livre, comment tel ou tel passe le livre à son voisin en
lui demandant de poursuivre la lecture, nous pourrions raconter comment tous se
réunissent autour des livres pour lire les pièces de théâtre. A ces moments là,
rester silencieux c'est être en dehors du groupe. D'une façon générale, les
patients lisent quand il leur apparaît moins périlleux de lire que d'être en
dehors, avec tout ce qu'implique la
lecture et tout ce qu'implique "être membre" du groupe.
D'une façon
générale, les patients les plus réticents sont les patients les plus inhibés et
les patients les plus persécutés. Avant de pouvoir lire, il leur faut pouvoir
se sentir bien dans ce groupe, il leur faut pouvoir comme Christine se rendre
compte qu'ils peuvent se laisser aller, abandonner sac et manteau, se laisser
aller au bain sonore, faire l'expérience du groupe comme enveloppe protectrice,
comme contenant.
Tous, à un
moment ou à un autre, avant même de lire (sauf Christine surprise par
Frédérique) expriment leur désir de lire, et lisent soit dans la même séance
soit dans la séance suivante. Cette étape préparatoire peut être plus ou moins
longue: 9 séances pour Virginie, 5 pour la première lecture de Christine, 20
pour la seconde, 22 séances pour Dominique.
Dans tous les
cas, cette première lecture est favorisée par un signifiant particulièrement
fort pour le sujet, "Merdre" pour Virginie, "Mère" pour
Christine,"Marie-Dominique" pour Dominique, "Famille" pour
Jean-Pierre,"Blanche" pour France une lectrice antillaise,
"mère" pour André, etc. Il semble bien qu'à chaque fois ce signifiant
renvoie à des affects, que le texte permet de contenir. Il est à noter que ce
signifiant a souvent à voir avec la mère.
Pour tous ces
patients, l'accès à la lecture à voix haute est le fruit d'un travail sur soi,
travail personnel, travail au sein du groupe, il s'agit bien d'une victoire sur
des symptômes invalidants.
3-B : Lire
pour les autres
Tous les
patients n'ont pas besoin de faire ce long chemin vers la lecture à voix haute,
certains lisent spontanément. Il est assez rare que l'accès à la lecture soit
simple. C'est ainsi que nous avons pu repérer la lecture chaotique et la
lecture "boit sans soif".
B-1 : La lecture chaotique
Nous avons déjà
abordé la lecture chaotique. Nous avons énoncé que chez certains, c'était une
étape obligatoire. Cette étape nous paraît plus dû à des raisons psychiques
qu'aux effets des neuroleptiques ou des benzodiazépines. La lecture chaotique
rétrocède, en effet, plus ou moins rapidement, sans que nous ayons pu remarquer
une modification ou une baisse de traitement.
Le trajet d'Anne
respecte tout à fait ce schéma. Nous avons déjà en partie évoqué son histoire.
Lorsqu'Anne investit le groupe, sa lecture est franchement chaotique, nous ne
décrirons pas sa lecture l'ayant déjà fait. Anne est institutrice, elle a
enseigné aux primaires, sa capacité à lire n'est donc pas en cause. Elle l'est
d'autant moins qu'Anne écrit des poèmes à ses moments perdus, ses poèmes
n'apparaissent pas comme discordants:
orthographe, grammaire, écriture tout est normal. Elle participe
brillamment au groupe Ecriture où elle remet des textes de qualité, non
seulement par leur forme, mais aussi par le fond. Elle s'avère capable de
critiquer les textes des autres, et n'a
aucune difficulté à lire ses propres textes.
Il n'y a qu'au
groupe Lecture(s) qu'elle ne comprend pas ce qu'elle lit, on peut rajouter
qu'en ce qui concerne sa vie, elle a également bien du mal à relier quoi que ce
soit.
La lecture reste
chaotique jusqu'à sa troisième séance consacrée au "Petit prince". Sa
lecture est alors moins hachée, elle comprend mieux ce qu'elle lit, elle peut
plus facilement en parler. On peut se demander combien de fois elle a lu le
Petit prince à ses classes. Le mouvement se poursuit avec les
"Contes" de Grimm, elle lit de mieux en mieux, elle respecte les
paragraphes, mais maintient un accent jurassien, traînant qui hypostasie le
sens. Nous sommes là encore dans le registre de l'enfance.
Elle découvre
autour de "Caligula" le plaisir de lire, elle incarne même plusieurs
personnages.
A partir de
cette séance, Anne partira à mi-séance, la lecture continue à s'améliorer
jusqu'au moment où nous lisons "Don Quichotte"; là, d'une façon assez
paradoxale (tous lisent avec beaucoup de difficulté ce texte écrit dans un
style très littéraire), elle lit avec maestria. Elle s'absente pour partir en
vacances et pour un séjour thérapeutique. A son retour, une autre institutrice
est présente, institutrice qui a passé l'épreuve de la mise en invalidité et
qui s'est reconstruite en écrivant et publiant des poèmes. Nous assistons alors
à une sorte de rivalité qui voit Anne abandonner la lecture chaotique,
s'essayer à mettre le ton, à chanter. Tout se passe alors comme si Anne
s'identifiait à George (sur un mode spéculaire). Elle va se mettre à écrire des
poèmes de plus belle, et envisager de donner des cours de français, elle va
dans ce sens, commencer à participer aux présentations d'auteurs, prendre des
notes, garder les photocopies. A ce moment là, la lecture chaotique est bien
loin. Tout s'est passé comme si Anne ne pouvant plus être institutrice s'était
identifiée aux enfants auxquels elle apprenait à lire.
Elle le verbalisera
d'ailleurs beaucoup plus tard. Nous pouvons remarquer également que nous avons
eu au groupe, deux enfants d'ouvriers typographes, chez l'un comme chez l'autre
la lecture n'était pas simple, tout atteste une importance extrême accordée à
la lettre.
B-2 : La lecture "boit-sans soif"
La lecture
"boit sans soif" est un type de lecture fréquemment rencontrée chez
les patients souffrant d'une carence affective importante, ceux chez lesquels
les troubles caractériels prédominent. Tout se passe comme s'ils voulaient
occuper la totalité de l'espace sonore, comme si l'important pour eux n'était
pas que les autres membres du groupe les entendent mais qu'eux-mêmes
s'entendent, comme s'il ne devait surtout pas y avoir de place pour le vide,
pour le manque. Cela ne va pas sans difficultés, leur lecture étant par
ailleurs souvent très chaotique.
Certains
patients psychotiques traversent également des périodes "boit sans
soif".
C'est ainsi que
Frédéric, jeune psychotique de 19 ans, après être resté, hésitant, sur le pas
de la porte, éteint sa cigarette, entre
en Lecture(s). Il dit que c'est en entendant le nom Steinbeck qu'il a eu envie
de venir, il le connaît bien parce qu'il a fait un exposé sur "Les raisins
de la colère" en 3ème. C'est assez étonnant, Frédéric passe ses soirées à
regarder des vidéos d'horreur, il est également un assidu des jeux vidéo. Nous
ne l'imaginions pas venant au groupe. Dès qu'il est présent, il s'empare du
livre et commence à lire. Il lit, il lit comme s'il ne devait jamais s'interrompre.
Il substitue à la ponctuation originelle du livre "Des souris et des
hommes" une nouvelle qui lui est propre, qui suit son rythme. Sa lecture
est monocorde, il lit sans pouvoir s'arrêter, nous devons l'interrompre au bout
d'un temps raisonnable. Il ne fait aucun commentaire sur l'oeuvre mais propose
la lecture d'Edgar Poe.
Frédéric
récidive à la séance suivante, consacrée à l'oeuvre de Marcel Aymé "Les
contes du Chat perché". Le groupe choisit de lire le conte intitulé "Le loup". Frédéric
commence la lecture et lit l'essentiel du conte, sans avoir l'intention de
s'arrêter. Il achève en disant "Les animaux sont aussi cruels que les
grandes personnes". Sa lecture a été correcte mais monotone, sans
inflexion, ni effets comme s'il n'intériorisait pas ce qu'il lisait.
Frédéric revient
deux séances plus tard pour lire "Les histoires extraordinaires", la
nouvelle choisie est bien évidemment "La lettre volée". Là encore, il
se lance tête baissée, nous devons l'arrêter. Frédéric énonce qu'il est difficile
de lire et de se concentrer en même temps sur la lecture. Il conclut en disant
qu'il possède, lui aussi, des histoires extraordinaires. Il ne reviendra plus
au groupe, préférant raconter ses histoires extraordinaires au groupe peinture,
qui est certainement plus valorisant pour Frédéric qui possède un joli talent
de dessinateur.
La lecture
"boit-sans-soif" est particulièrement fréquente chez les
psychotiques, qui ont abandonné la lecture depuis longtemps. Le premier contact
est souvent comme un feu d'artifice. Le sujet s'entend lire, lit avec un réel
plaisir, mais apparaît incapable de se détacher du texte, tout se passe comme
si le texte l'hypnotisait. Après la lecture çà ressemble à des retrouvailles
avec un vieil ami perdu de vue depuis très longtemps. On est heureux de se
retrouver, on évoque un peu le passé, mais au delà, tant de temps a passé qu'on
n'a plus rien à se dire.
La lecture
"boit-sans-soif" s'observe lorsque le texte contient des contenus
fascinants pour le sujet. C'est ainsi que Virginie, qui lit naturellement le
visage collé au livre comme si elle voulait entrer dans le livre semble à
certains moments vouloir manger le texte, se l'incorporer. Virginie est myope
et presbyte. Elle a des lunettes pour voir de près et des lunettes pour voir de
loin. Elle n'emmène jamais ses lunettes pour voir de loin, ce qui l'amène à
enfouir son visage dans le livre. Sa lecture incorporante est systématique
lorsque le texte comporte des références corporelles ou sexuelles, nous avons
vu que l'un et l'autre étaient chez Virginie peu différenciés.
Cette lecture
s'interrompt lorsque les lecteurs trouvent une vraie place dans le groupe,
lorsqu'ils prennent conscience qu'il peut être plus agréable d'entendre
quelqu'un lire un texte que de le lire, lorsqu'ils font l'expérience de lire
pour eux, chez eux, que le livre sera toujours disponible aussi longtemps
qu'ils désireront le lire, lorsqu'ils arrivent à supporter le manque qui fonde
le groupe.
En ce qui
concerne Virginie, le mouvement est autre, ce qu'elle cherche à engloutir au
groupe Lecture(s), c'est précisément ce qui nourrit son délire; pendant très
longtemps, elle n'a pu supporter ces contenus qu'au groupe Lecture(s). Le
groupe était suffisamment contenant pour qu'elle puisse supporter ces lectures,
ces signifiants de désirs sans les vivre sur un mode imaginaire dans le réel.
Nous nous sommes
jusqu'ici plutôt préoccupés de l'effet mécanique de la lecture, nous nous
sommes assez peu souciés du contenu des textes, nous sentons bien à travers les
exemples choisis que ces textes sont importants, que leur contenu réagit avec
la sensibilité du lecteur, que leur contenu n'est pas étranger aux réactions du
lecteur, au fait même qu'il devienne Lecteur, comme si ce qui comptait n'était
pas seulement la surface visible, écrite mais la profondeur invisible.
Il était
indispensable de présenter ces étapes, d'abord parce que ce sont des étapes
importantes, qui ne sont pas sans liens avec l'histoire de la lecture, avec
l'apprentissage de la lecture elle-même, comme si le psychotique devait en
partie refaire ce trajet pour pouvoir lire. Il était nécessaire de présenter
ces étapes ensuite parce qu'elles sont acquises, semble-t-il, une fois pour
toutes. Un patient peut quitter le groupe, l'hôpital de jour, revenir quelques
mois, une année plus tard (nous n'avons pas plus de recul), il ne devra pas les
répéter. Virginie, après trois mois d'hospitalisation a retrouvé le groupe avec
plaisir et a lu d'emblée, il en a été de même pour Anne et pour Frédérique.
Nous n'avons
fait, jusqu'ici, que camper à la lisière de la lecture. Nous n'avons fait que
reprendre les définitions les plus anciennes. Lire c'est donner une
signification au texte écrit, en associant entre eux et avec l'ensemble de ses
expériences passées les éléments perçus et à en garder un souvenir sous forme
d'impressions et de jugements d'idées. Lire c'est entrer dans l'écrit, mais
aussi s'en distancier. C'est organiser un texte, en extraire les données, lui
ajouter des interprétations, reconstruire une pensée autre, la faire sienne, la
rejeter. Lire c'est élaborer des démarches, lire c'est penser.
Lire c'est donc
entrer dans l'écrit, nous avons repéré, balisé les étapes de cette entrée, nous
avons donné quelques mots de passe; mais lire, c'est se référer à un contenu,
c'est aussi s'en distancier. Cette étape de distanciation est extrêmement
importante, c'est elle, ainsi que le montre l'histoire de la lecture, qui va
nous permettre de penser.
4-Entrer dans
le texte, en jouir, le mâcher, le digérer
Ce qui différencie
la lecture des autres médiations proposées à l'hôpital de jour, c'est qu'elle
n'implique pas d'emblée un mouvement du dedans vers le dehors. En poterie, le
patient façonne un objet sur lequel il va projeter ses conflits, tous les
contenus viennent alors du patient, ou des patients s'il s'agit d'un groupe. En
lecture, ce qui est premier, c'est le texte, qui préexiste au patient comme au
soigné. C'est en ce sens qu'on dit que le sujet est serf du langage. Que l'un
et l'autre lisent ou ne lisent pas le texte, ne change rien ni à l'aspect
formel du texte ni à son contenu. En poterie l'objet n'existe que parce que le
sujet l'a façonné. En lecture, les contenus sont apportés non pas du dedans
mais du dehors et ils viennent d'un lieu commun à tous qu'on nommera la
littérature, la culture, voire le lieu de l'Autre. Ces oeuvres n'ont traversé
les siècles que parce qu'elles évoquent des questions, des problèmes qui
concernent chacun en tant qu'homme, en tant que membre de l'humanité.
Ces textes
viennent d'une sorte de maison commune, d'un lieu où psychotiques et névrosés
ont une place. Il n'est en même temps, pas d'extérieur plus radical que cette
maison commune. Lire un texte, c'est d'abord se référer à cette maison commune,
sans laquelle l'homme n'existerait pas en tant qu'homme. C'est non seulement
s'y référer, mais c'est aussi la soutenir, la littérature ne se soutient que de
la lecture.
Lorsque
Dominique dit en entretien qu'elle boit quand elle a le cafard, il faut croire
qu'elle a souvent le cafard, car elle boit beaucoup, elle est d'ailleurs
décrite comme alcoolique. Quand dans le même entretien, elle dit qu'elle lit
beaucoup, surtout quand elle a le cafard, faut-il en conclure que c'est une
lectrice dipsomaniaque ?
Lorsqu'elle
précise que la lecture est son refuge, faut-il penser qu'elle se réfugie dans
la lecture comme parfois elle se réfugie dans l'alcool? La lecture serait alors
le moyen de combler un gouffre béant que rien ne saurait combler, ni la
lecture, ni l'alcool.
On peut en fait
lire ou boire n'importe quoi, de la kronembourg ou du Guy des Cars, du Proust
ou du Chateau Petrus, du calva ou du Baudelaire, l'essentiel étant, nous
l'avons vu de combler un manque. Tous les alcools ne se valent pas, toutes les
oeuvres non plus. A qui recherche l'ivresse n'importe pas le flacon. Quoique.
Boire c'est
parfois aussi boire, non pas un liquide, mais une région, un paysage, une
culture, une étiquette. C'est humer un bouquet, comparer des arômes, associer
des images, images de sous-bois pour les bourgognes, odeur d'humus, odeur de
myrtille, goût de framboise pour des bordeaux. Boire, mais est-ce encore boire
?, c'est alors se référer à une culture, c'est avoir gardé en mémoire le
Fourchaume 76 bu en 1981 et le comparer au Fourchaume 88, c'est comparer,
différencier, pour savourer un plaisir esthétique, c'est affiner la perception
pour mieux s'en détacher, c'est la classer, la répertorier, l'inscrire dans le
temps, c'est garder le vin en bouche, pour en percevoir toutes les saveurs et
finalement le rejeter, le recracher. Boire çà peut être alors ne pas boire, ne
pas ingérer.
Quel rapport
avec la lecture ?
Nous avons
évoqué la lecture "boit-sans soif", nous avons évoqué la lecture
comme plaisir de bouche, plaisir d'en jouer et d'en jouir en bouche. Si nous
nous sommes jusqu'ici intéressés au "boire", nous allons maintenant
nous préoccuper de ce qu'on boit. Nous allons abandonner l'aspect mécanique de
la lecture pour considérer le contenu des textes et comment le sujet
l'appréhende.
Nous allons
montrer comment les patients passent de cette lecture plaisir de bouche à une
lecture distanciée où les mots n'entrent pas par une oreille pour ressortir par
l'autre.
Quel est l'enjeu
de cette lecture distanciée ?
Il s'agit de
"dé-fasciner". Maurice Blanchot écrit dans "L'espace
littéraire" : "Ce qui nous fascine, nous enlève notre pouvoir de
donner un sens, abandonne sa nature "sensible", abandonne le monde,
se retire en deçà du monde et nous y attire, ne se révèle plus à nous et
cependant s'affirme dans une présence étrangère au présent du temps et à la
présence dans l'espace" (284).
" Quiconque est fasciné, ce qu'il voit, il ne le voit pas
à proprement parler, mais cela le touche dans une proximité immédiate, cela le
saisit et l'accapare, bien que cela le laisse absolument à distance"
(285). Maurice Blanchot ne se soucie guère de la psychose, il s'intéresse à la
création littéraire, à ce qui est en jeu chez l'homme du fait que l'art et la
littérature existent, mais ces quelques phrases ne décrivent elles pas une
certaine fascination qu'on retrouve dans la psychose, ne décrivent elles
pas cette impossibilité de se détacher de l'image, qu'elle soit acoustique ou
visuelle ?
Cette notion de distance est relative dans le
sens où, nous l'avons vu lorsque nous avons abordé les modalités de lecture,
les patients privilégient l'approche phénoménale descriptive. Tout un travail
d'élaboration et d'apprivoisement est nécessaire pour amener les lecteurs
psychotiques à une approche émotionnelle et identificatoire.
C'est aussi,
paradoxalement, grâce à cette ébauche de distanciation que les patients vont
pouvoir jouer avec le texte, s'en approcher, en extraire des données, lui
ajouter des interprétations, reconstruire la pensée de l'auteur, la faire leur,
la rejeter. C'est grâce à la distanciation qu'il vont pouvoir se servir du
texte comme contenant de pensée.
Michel de
Certeau, prêtre jésuite, historien de la médecine et de la société,
psychanalyste appartenant à l'Ecole Freudienne, s'est à plus d'un titre
intéressé à la lecture. N'a-t-il pas été membre du cabinet d'Edgar Faure
lorsque celui-ci tentait de réformer l'université pendant l'été 1968 ? Dans
"L'invention du quotidien", il définit la lecture comme un
braconnage: " Les lecteurs sont des voyageurs; ils circulent sur les
terres d'autrui, nomades braconnant à travers les champs qu'ils n'ont pas
écrits, ravissant les biens d'Egypte pour en jouir " (286). On ne peut
se promener, vagabonder qu'en se détachant, qu'en organisant son propre trajet
à l'intérieur du texte imposé. Dans "La lecture absolue", Michel de
Certeau analyse la lecture mystique à partir de Thérèse d'Avila. Le groupe
Lecture(s) peut certes passer pour un coin de paradis, mais ses participants ne
sont pas des saints. L'histoire de l'écriture nous a montré que si l'écriture
est écriture des dieux, la lecture est affaire humaine. La Bible constituant Le
Livre, il ne nous paraît pas aberrant de reprendre les écrits de Michel de
Certeau pour décrire le processus de distanciation du texte. Celui-ci
s'intéresse aux relations des mystiques au livre, il distingue quatre positions
successives qui concernent: le commencement de l'expérience, le livre comme
jardin de délices et lieu pour en jouir, la manducation et un détachement par
lequel le lecteur s'absente du livre.
4-A : Le
commencement de l'expérience ou de la distanciation comme préalable à la
lecture
"Lire,
écrit Michel de Certeau, permet d'abord un commencement. Cà fait
seuil: il faut un bord pour qu'il y ait de l'autre par rapport à la quête
subjective. Le livre dresse une extériorité. Il découpe une altérité dans le
vaste champ... où erre un désir qui ne se connaît pas.
Essentiellement,
il n'est pas destiné à fournir du savoir, mais à tracer ... la différence d'un
opaque être là. Plutôt que l'énoncé d'un signifié, c'est un signifiant de
l'Autre. Il a donc pour premier rôle de rendre possible un lecteur,
c'est-à-dire l'abouchement d'une expectation à une objectivité qui lui résiste
et vient d'ailleurs, mais se situe, en principe, dans la région du sens. Le
livre articule une attente intérieure sur un lieu étranger considéré comme
l'index d'un autre vouloir dire. Dans l'horizon déterminé où se meut le désir,
il crée de la division, structure élémentaire, et condition de possibilité,
d'une pratique dialogale ultérieure. Il pose la distinction sans laquelle il
n'y a pas de relation "
(287).
Qu'on nous
pardonne la longueur de l'extrait, mais il décrit ce que nous tentons de
réaliser dans le groupe et ce que nous ne cessons d'affirmer depuis le début de
ce livre.
Si toute
psychothérapie suppose une unité de lieu, une unité de temps, une unité
d'action, elle suppose aussi, à notre sens, un rituel, un cérémonial, une mise
en scène.
Le groupe
Lecture(s) n'échappe pas à cette règle. L'élément le plus important est
peut-être la table basse située au milieu de la salle. Sur cette table sont
posés les livres; ce ne sont pas forcément les mêmes éditions, les pages de
couverture sont différentes. L'image de couverture suggère déjà l'oeuvre. De
cette présentation pour les yeux une certaine idée du livre naît. Les livres
sont étalés sur la table, comme offerts, aux mains impatientes des lecteurs.
Les livres vont être pris, soupesés, feuilletés avant même que la lecture ne
commence. Ils sont offerts à l'appétit des lecteurs potentiels. Il nous est
même arrivé de les présenter entourés, enrubannés d'un paquet cadeau comme s'il
s'agissait effectivement d'un cadeau au groupe, d'une pochette surprise. Il
faudrait décrire le plaisir de Virginie, l'éclat de ses yeux, cette impression
de découvrir un monde, de fouler pour la première fois une terre vierge.
Lire permet
d'abord un commencement, çà fait seuil : il faut qu'il y ait de l'autre par
rapport à la quête subjective. Nous avons évoqué le rapport de certains
patients au livre, nous avons montré comment certains investissaient la
biographie des écrivains. Le livre est alors la matérialisation de l'oeuvre,
c'est là, çà existe, çà nous échappe.
Alors on va
commencer par parler de l'auteur. Qui est cet autre, absent, qui a écrit
l'oeuvre ?
Il est né en ...
il est mort en... nous commençons par le situer dans le temps. Nous commençons
par le ramener à un destin humain, entre une date de naissance et une date de
mort, entre un début et une fin, ces deux événements qui bornent l'existence
humaine, ces deux limites dont le sujet ne peut rien dire. Entre ces deux
moments, l'écrivain a vécu, a écrit, mais l'oeuvre a persisté. De toutes les
manières, l'oeuvre nous précède.
Il est né à...
il est mort à ..., nous décrivons ensuite l'espace où il a vécu. D'emblée
l'espace où s'inscrit l'oeuvre est situé. Mais de situer cet espace implique
que le sujet lecteur se situe également. Qu'il soit difficile de situer
l'espace temporel de Cervantes par rapport à celui de Montaigne ou de Rabelais
importe peu. C'était il y a longtemps, implique une première distance, çà fonde
un présent, le présent de la lecture. Chaque repère temporel prend cependant
sens dans les références culturelles de chacun, nous avons vu ce qu'il en était
pour Sylvie, mais prend sens également dans les repères culturels du groupe,
dans ce que nous pouvons bien appeler la culture du groupe, il n'est pas
indifférent d'avoir lu une oeuvre de Camus, puis une oeuvre de Sartre puis
quelque temps plus tard une oeuvre de Queneau, ces écrivains sont
contemporains, si nous pouvons établir des constantes, nous remarquons
également des différences.
Le lieu de
naissance, lui peut rapprocher ou éloigner, c'est selon; que le lecteur soit
allé à Chateau-Thierry, qu'il y ait fêté la fête à Jean, lui rendra peut-être
La Fontaine plus proche. Mais de toute façon, il n'y est plus à
Chateau-Thierry.
Nous retraçons
ensuite le parcours de l'écrivain, ses parents, éventuellement ses relations
avec ses parents si celles-ci éclairent son oeuvre, son milieu social, ses
rencontres, en un mot sa vie. Nous le présentons en marche, allant vers la
rédaction d'une Oeuvre, nous voyons ses écrits apparaître, nous montrons
comment celle-ci résonne avec ses inquiétudes d'homme, et comment celles-ci se
transcendent dans l'écriture. Nous voyons enfin apparaître l'oeuvre découverte
pendant la séance.
Celle-ci est
donc située dans le temps, temps social, temps de l'auteur, place dans l'Oeuvre
de cet auteur, mais temps littéraire dans le sens où nous montrons comment
celle-ci a été lue à travers les siècles ou à travers les témoignages des
contemporains.
Toute cette
distanciation est rendue possible par le travail de préparation accompli par
les soignants, mais aussi par le recours au "magazine littéraire"
quand un numéro a été consacré à l'écrivain ou par le recours au
"Dictionnaire des auteurs" en quatre volumes, et au
"Dictionnaire des oeuvres" en 6 volumes édités par la collection
Bouquins.
Les patients
vont participer à cette présentation, Sylvie évoquera ses souvenirs, Amandine racontera
comment elle a été renvoyée du lycée après avoir lu "La nausée", Noël
prendra conscience qu'entre le moment où il préparait sa licence de philosophie
et le temps présent où il tente de préparer la biographie de Sartre pour
introduire "L'être et le néant" du temps a passé, qu'il n'est plus
celui qu'il a été. Frédérique, à l'inverse prendra conscience qu'elle ne doit
pas renoncer au théâtre, que cette mémoire qu'elle juge défaillante, n'est pas
si mauvaise, qu'elle se souvient de la vie de Pierre Jean Jouve, qu'elle est
capable d'en présenter une synthèse complète. Patrick, lui, privé de père aussi
bien dans la réalité que dans le discours de sa mère cherche dans chaque livre
ce qu'il ne peut y trouver, et pourtant cela devrait y être, nombre de ces livres
ont appartenu à son père. Patrick va devenir le spécialiste des présentations
biographiques. Il amènera même un livre écrit par un de ses anciens profs de
français.
Cette découverte
de l'écrivain conduira souvent tel ou tel à s'interroger sur la maladie
mentale, sur cette question dont on n'a pas fini de faire le tour: peut-on
écrire lorsqu'on est malade, comment la maladie mentale retentit-elle sur
l'oeuvre? Chacun peut alors se demander: puis-je, malgré mes symptômes écrire,
faire oeuvre, et à quelles conditions le puis-je?
C'est ainsi que
Noël s'interrogera à partir de Maupassant sur poésie et maladie mentale, qu'il
reprendra cette question en découvrant que Beaudelaire, comme lui, avait été
sous tutelle, que Patrick et Claude rendront leurs médicaments responsables de
leur manque d'imagination. Patrick ira cependant plus loin en énonçant que la
folie et les médicaments lui ont donné un style. Quand il regarde tous ses
dessins, il voit qu'il a un style. Il se demande toujours si c'est lui ou les cachets,
mais il a l'air tellement fier en le disant que tout le groupe lui renvoie que
çà ne peut être que son style propre.
La lecture va
commencer par le commencement, par la première phrase, par celle qui fonde la
réalité du monde virtuel du romancier. Nous allons laisser chacun entrer dans
cet univers en fermant les yeux et permettre ainsi à l'imaginaire de prendre le
pouvoir. mais attention, çà fait seuil. Avant, il n'y a rien. C'est là que tout
commence.
" Il
était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu
du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n'avait pas pris un poisson."
(288)
"Ils
étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis
sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leur taille,
s'effilait par un bout, comme l'intérieur d'une grande mouette vidée; il
oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de
sommeil." (289)
Premières
lignes, premières phrases, tout commence et pourtant tout s'annonce, tout le
roman est déjà là. Le vieil homme et son combat solitaire, les pêcheurs
d'Islande et leur destinée tragique. Nous faisons souvent référence à ces
premières phrases pour montrer l'art du romancier, soit en fin de lecture par
un retour vers le commencement, soit au moment où nous lisons ces lignes.
Cà fait seuil,
et ce seuil est extrêmement important. Un a proposé un livre qu'il a lu, ou
dont il a entendu parler, ou dont il n'a pu mener la lecture à terme, les
autres découvrent le livre. Celui qui propose le livre lit au présent mais
aussi au passé, les questions restées sans réponse sont là, l'environnement de
la lecture également. Les deux lectures se superposent, et à la lecture passée
se substitue une lecture au présent.
Nous avons
montré que le choix des livres était rarement gratuit, que le titre de
l'oeuvre, le nom de l'écrivain étaient également des signifiants. C'est ainsi
qu'Olivia, prise dans ce livre "Olivia" par Olivia n'en peut rien
dire sinon que ce livre est à l'origine de son prénom. Elle n'en peut rien lire
car elle incarne ce qu'il y a à lire de ce livre, ce que sa mère a lu de ce
livre. Lire ce livre dans le cadre du groupe Lecture(s), c'est préciser qui est
cette Olivia qui a écrit le livre, à quelle époque elle a vécu, de qui elle
était l'amie, c'est démêler en partie réalité et fiction. Lire ce livre, c'est
permettre une distance, un jeu entre ce que notre Olivia porte de ce livre et
le livre pris lui-même non plus comme un livre du destin mais comme une oeuvre
littéraire qu'on peut critiquer, prolonger, c'est aussi permettre à notre
Olivia d'en dire un peu.
C'est ainsi que
le livre va faire parler.
Que le livre
fasse parler çà n'est pas rien pour qui parle peu, des liens vont pouvoir se
nouer, d'autres vont se dénouer.
Cette distance
entre le livre du destin et le livre réel va aussi être distance entre Olivia
et sa mère, une petite distance, à peine une crevasse, pas une coupure non,
juste une gerçure.
Le livre va
faire parler aussi parce qu'il y a un double mouvement, celui de qui lit à voix
haute et de qui l'écoute, celui de qui lit in silentio, en même temps, les deux
voix, l'extérieure et l'intérieure ne se superposent pas, ne s'équivalent pas.
C'est la voix de l'autre de l'autre. C'est elle aussi qui va permettre la
distance car on ne lit pas seul, mais dans ce cas particulier là, en groupe. La
lecture va amener un échange. La voix est également là pour le rappeler.
Cà ne change pas
seulement le rapport du sujet à un livre donné, çà modifie également le rapport
à l'écrit. Virginie, voulait par testament faire don de sa bibliothèque à la
Bibliothèque Nationale, avant de mourir, elle avait donc entrepris de relire
tous les livres de sa bibliothèque. Le groupe Lecture(s) a permis qu'elle lise
d'autres livres, qu'elle cesse donc en partie de relire, qu'elle lise des
livres découverts au groupe Lecture(s), qu'elle en acquiert d'autres, elle a
même fait don d'un de ses livres à la bibliothèque de l'hôpital de jour
("La nuit du renard", est-ce un écho à sa première lecture dans le
groupe ?).
Là encore une
distance s'est instaurée, une séparation est advenue.
C'est parce
qu'il y a création de cette distance, qu'il y a ce seuil, ce bord, cette
création du monde qu'il va pouvoir y avoir un espace de jouissance.
4-B : Un
espace de jouissance
Que la lecture
rende possible au lecteur un espace de jouissance tout ce mémoire l'affirme,
toutes nos évocations cliniques en témoignent. Michel de Certeau emploie le
terme de " captation mobilisante " (290).
La lecture
consiste en "déambulations dans une mémoire qui révèlent des lieux
inconnus, comme un poème, en passant, réveille des fées endormies. Cette
lecture est donc proche du songe où se raconte, avec des fragments diurnes, ce
que le jour interdit " (291). Plus loin, De Certeau précise: "
La lecture est un apprentissage du songe. Elle lui donne aussi une légitimité.
Elle autorise l'audace d'y croire ... Elle crée... un espace de jeu, une carte
d'itinéraires passés ou possibles" (292). La lecture mène un double
jeu " entre le rêve écrit et l'écrit rêvé: elle va et vient,
entre le songe qui a pris la forme objective d'une histoire écrite, et le songe
qui, tel un fantôme réveillé par le passage de cette histoire se met à inventer
son voyage... Dès lors la fiction ne caractérise plus le texte en tant qu'il
est production du désir. Sa lecture construit à son tour une fiction de texte.
Elle outrepasse, mais à son propre compte, l'opération scripturaire "
(293).
Nous ne reviendrons
pas sur la lecture plaisir de bouche, nous l'avons amplement décrite. Peut-être
pouvons-nous ajouter, cependant, que lorsque dans le texte écrit, un personnage
chante une chanson, connue ou inconnue du lecteur, bien souvent celui-ci
invente un air et chante la chanson. Anne le fait fréquemment, Virginie est
coutumière du fait. Nous pourrions également évoquer les changements de voix,
de ton qui rendent le texte plus vivant
et qui font de la lecture un pur moment de fantaisie. Tout cela rappelle
irrésistiblement le jeu théâtral et montre comment les lecteurs jouent avec le
texte.
Que la lecture
soit proche du songe, tout nous l'indique, qu'elle constitue un apprentissage
du songe serait extrêmement intéressant pour des sujets empêtrés dans le symbolique.
Nous avons
montré les difficultés rencontrées lors de la lecture, nous avons montré
comment nos lecteurs somnolaient, bercés par la lecture à voix haute, que la
lecture puisse constituer un apprentissage du songe supposerait que pendant ce
temps de rêveries, quelque chose qui ressemble à une image surgisse, ce qui
supposerait que le signifiant renvoie à un signifié. Le "merdre"
ubuesque en est un exemple, alors que Virginie manifeste cette dimension
corporelle par des pets, par des rots, des gargouillements, elle peut, pendant
la séance, prononcer ces mots et en jouir.
Il s'agit
cependant d'être prudent, Alex, quel que soit son désir de le faire n'arrive
pas à venir au groupe Lecture(s), nous en parlons de temps en temps, il me
demande le matin avant le groupe quelle oeuvre on lit, je le lui dis, il me
répond que çà l'intéresse qu'il viendra. Mais l'après-midi, Alex n'est pas là.
Et à la première occasion nous en reparlons. Récemment Alex m'a dit qu'il
viendrait bien au groupe, s'il était sûr de ne pas lire, car une fois dans le groupe il se sent obligé de
lire, alors il se plonge dans l'histoire, il s'identifie aux personnages et
n'arrive plus à en sortir, à être de nouveau lui-même.
Alex est lié,
ligoté par le langage, les mots résonnent en lui et il lutte désespérément pour
comprendre le sens de ces mots. Tout se passe comme si les mots le brûlaient.
Allongé sur son lit, il pense et repense inlassablement à tout ce qui lui a été
dit dans la journée, il y pense et il s'y noie.
C'est dans un
autre groupe qu'Alex nous a fait comprendre qu'il était prisonnier d'un livre :
"Le grand Meaulnes". Entre son nom à lui et celui d'Alain Fournier
existent des réseaux de sens, qu'il ne nous est pas possible d'énoncer ici,
mais qui lui donnent à entendre qu'il est un fou renié.
Nous sommes bien
obligés, là, de prendre nos distances avec Michel de Certeau.
Nestor, après
avoir accompli un chemin intéressant au groupe Lecture(s) a cessé d'y venir. Il
n'en continue pas moins de lire à un rythme régulier. Sa rupture coïncide avec
un moment de plus grande autonomie vis-à-vis de l'institution, il vient
globalement moins souvent. Elle s'inscrit également dans un contexte
relationnel marqué dans le champ transférentiel par des réactions négatives à
mon égard. Nestor n'en peut rien dire. Il continue cependant de lire et lorsque
le groupe décide de lire "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" et
d'inviter Howard Buten, Nestor achète l'ouvrage et le lit seul. Le livre va le
toucher de plein fouet, il y a de nombreuses similitudes entre la vie de Nestor
et celle du jeune héros du livre, sans possibilité de se distancier Nestor va
devenir de plus en plus discordant. Il faudra, en fait, que cette lecture soit
travaillée en entretien pour qu'il puisse l'être un peu moins. C'est à dire
qu'il faudra que se différencie ce qui est de lui et ce qui est du livre.
En lecture,
Nestor a bien du mal à lire, lui dont la mère est infirmière anesthésiste,
anesthésie les lecteurs par un ton monocorde, il articule à peine, mais tient
cependant à lire. Il a pu voir avec le groupe "sortie" le film
Hamlet. Le lendemain, il nous demande de lire la pièce car beaucoup de choses
lui ont échappé. Lorsque quelques jours plus tard, nous commençons la lecture,
Nestor choisit d'incarner le spectre du père d'Hamlett, et là, c'est la
métamorphose. Nestor lit à haute et intelligible voix, il donne au personnage
un ton sépulcral, sa voix se fait grinçante. Il participe au groupe d'une façon
remarquable, il situe les interventions des différents personnages, les références
historiques, l'Angleterre, jusqu'aux règles de succession. Si la reine épouse
Claudius, dit-il c'est qu'elle est légère.
Rappelons que le
père de Nestor est mort lorsqu'il était en bas-âge et que sa mère s'est
remariée depuis. Nestor confirmera ce rapprochement en remarquant, faisant
référence à la pièce, que le père de remplacement n'est que la pâle copie de
l'ancien.
Dans cet exemple
précis, le texte fait écho aux images du film, nous pouvons cependant repérer
que Nestor, schizophrène délirant et halluciné, incarne là, la seule chose
qu'il puisse incarner d'un père, son spectre, son image.
Toujours à
propos des séances consacrées à la pièce de Shakespeare, nous remarquerons que
chez six patients sur sept présents, le père était mort. La lecture a contribué
à réveiller le fantôme et a permis qu'un certain itinéraire s'accomplisse.
S'il est un
problème soulevé fréquemment lors des réunions d'équipe c'est celui de la
censure. Il y aurait des oeuvres auxquelles les patients ne devraient pas être
confrontés, cela pourrait être néfaste pour eux.
Nous avons
toujours été fermes sur ce point, et chaque fois que le contenu d'un texte nous
paraissait difficile, c'est au fond à nous qu'il paraissait difficile, il ne
renvoyait qu'à nos propres difficultés. Il en a été ainsi pour le suicide
d'Emma Bovary que nous ne voulions qu'évoquer, le groupe nous a demandé de lire
le passage.
Il en a été de
même à propos de l'oeuvre de John Irving "Le monde selon Garp", nous
nous étions contenté de mentionner la mort de Walt (le fils de Garp) sans en
évoquer les circonstances (un personnage est castré au cours de l'accident),
une fois de plus le groupe est passé outre, et ce passage a été en partie lu.
En censurant un passage, nous ne ferions que signifier au groupe et aux
patients qui le constituent qu'il y a dans la littérature de l'irreprésentable,
de l'innommable qu'il y a des contenus qu'ils ne peuvent assumer, des contenus
que nous ne pouvons assumer. Le groupe Lecture(s) n'aurait plus de sens.
Le groupe est
ouvert, chacun peut le quitter à tout moment, s'il appréhende un passage, çà
fait partie du projet. Non seulement, les patients assument ces passages
difficiles, mais tout se passe comme si le groupe déléguait constamment
l'individu que le texte devrait le plus fragiliser pour le lire. C'est ainsi
que Geoffroy, jeune psychotique cultivé, ne lisait que des livres de
science-fiction et plus précisément de l'Heroic-fantasy. Il s'identifiait aux
héros purs de ces livres et tentait de vivre comme ces personnages. Le héros de
l'oeuvre de Van Vogt "Le monde des A" représente assez bien ces héros, nous noterons qu'il s'appelait
Gosseyn, "go sane" nous fit remarquer Geoffroy. Geoffroy vivait dans
une ascèse permanente, s'observant constamment et réprimant tout ce qui pouvait
être émergence du désir et notamment d'un désir physique. En dehors de
l'hôpital de jour, Geoffroy participe avec des amis de fac à un groupe de jeux
de rôle dont il est un des animateurs les plus machiavéliques.
Contre toute
attente Geoffroy va investir le groupe
Lecture(s) dont il sera un des habitués. Il va dans ce groupe progressivement
se détacher des héros sans peur et sans reproche, ce détachement sera favorisé
par l'insistance des autres membres du groupe à lui proposer les passages les
plus crus. La circulation du livre qui passe de mains en mains, la fatigabilité
propre à chaque lecteur sont essentiellement les circonstances responsables de
cette rencontre. Nul ne s'est dit : "Tiens voilà un passage osé, on va
donner le livre à Geoffroy !".
C'est en ce sens
que nous disons qu'il s'agit là d'un mouvement de groupe. Nous pourrions dire
qu'il s'agit là d'une violence faite à Geoffroy, en fait le groupe ne mandate
pour lire que ceux qui peuvent le faire malgré les difficultés que cela
représente.
Geoffroy, bien
des mois plus tard, alors qu'il a dépassé cette inhibition s'exclamera en riant
alors qu'on lui demande de lire un passage situé après une scène
particulièrement osée: "Où çà ? J'ai raté çà, moi ?".
Geoffroy fut
donc amené à lire un passage très sensuel de "Regain" de Giono. Il
l'a lu sans pouvoir s'arrêter, sur un mode très désincarné, réussissant à
gommer toute la sensualité du texte. C'est ainsi qu'il dût lire des passages
tels que "Elle prit ses seins dans ses mains, etc.". Progressivement,
Geoffroy finit par se laisser entraîner et accéléra sa lecture. C'est à la
séance qui suivit que Geoffroy commença à opérer un mouvement de va-et-vient
entre le songe qui prend la forme objective d'une histoire écrite et des éléments
retrouvés de sa vie.
Si nous avons la
certitude qu'au texte les patients associent des images, les deux paragraphes
suivants le montreront, il est difficile de pouvoir les décrire, les songes
sont par nature privés. Il est un élément qui nous le ferait supposer, lorsque
le texte s'avère trop dense les patients renoncent à lire et s'adressent aux
soignants, nous dûmes ainsi lire le suicide d'Emma Bovary, des scènes torrides
de "Tropique du cancer" lues sur les marches de l'église
Saint-Sulpice (le texte a été lu dans le contexte où il a été écrit).
Rien n'oblige le
groupe à lire ces extraits, nous avons vu que les soignants les passeraient
plutôt sous silence, le groupe désire en fait réellement qu'ils soient lus.
Tout se passe alors comme si la voix des soignants permettait de contenir
l'imaginaire et d'éviter les dérapages.
L'effet
essentiel de l'activité Lecture(s), serait de permettre aux patients, à partir
d'un texte écrit de retrouver des éléments de leur vie personnelle, de
différencier ce qui est d'eux et ce qui est du texte, ce qui favoriserait
ensuite une promenade dans le texte comme dans un jardin des délices, mais ce
temps est à la fois dans le groupe et à la fois hors groupe, c'est le temps de
la lecture chez soi, toutes les circonstances de la lecture en groupe sont
alors productrices d'images et il s'agirait alors, en partie, d'une
relecture.
Nous affirmons
peut-être un peu rapidement que la lecture permet aux patients de retrouver des
souvenirs, des anecdotes personnelles, il pourrait s'agir d'un effet induit par
l'hôpital de jour ou par des soignants trop directifs. Les patients pourraient
également évoquer ces souvenirs pour nous faire plaisir, pour correspondre à ce
qu'ils supposeraient être notre attente. Il est difficile d'écarter ces possibilités.
Nous n'évoquons
pas dans ce passage la lecture en général, mais l'activité Lecture(s) telle
qu'elle se définit à l'hôpital de jour. Chacun sait combien il est difficile
pour des sujets psychotiques de faire des liens, d'évoquer des souvenirs
anciens, si le groupe Lecture(s) et la qualité de la relation établie avec les
soignants permettent ces évocations, nous ne pouvons que le noter et nous en
réjouir, étant entendu que les effets positifs comme les effets négatifs sont
évalués et repris.
4-C : Le
passage de l'oralité diseuse à l'oralité mangeuse
Michel de
Certeau énonce que "le lecteur doit en venir à "ruminer",
"relâcher", "digérer" le texte, et donc de passer de
l'oralité diseuse à l'oralité mangeuse. La ruminatio de la vache fait modèle
" (294).
De Certeau met
en évidence deux questions importantes: la relation que le texte entretient
avec le corps, et le profit occasionné par cette relation. Pour Michel de
Certeau, analyste lacanien, le corps est organisé par du langage, "par
une stratification de langages brisés " (295). La lecture
"digestive" serait l' adhésion à ce marquage du corps par des bouts
de texte. " Tout se passe comme si elle présentait une peau
intérieure au tatouage que tel ou tel mot y grave soudain, selon des
"sympathies" qui échappent à la représentation du corps ou à celle du
texte" (296). On s'y dispose par une lecture lente, comme tâtonnante
et qui s'arrête là où l'on "goûte" c'est-à-dire là où se manifeste
expérimentalement l'une de ces "actions sympathiques". "La
diminution de la quantité lue est donc nécessaire à l'intensification de ces
marquages " (297).
Le profit serait
donc l'effet de cette touche, " une consonance entre un trait du
texte et une partie du corps. Ecriture du corps ou incarnation du texte, c'est
un entre-deux. Il instaure une fiction (ou fabrication) partielle de corps
"symbolique": le lieu opaque de l'expérience physique résonne en un
point à un imprévisible détail de l'écrit" (298). Ainsi, cette lecture
édifie un fragment de corps parlant: "comme un paysage, révélant l'esprit qui l'habite, une
voix naît du corps sans lui appartenir, sans qu'on sache pourquoi là, sans
qu'il soit possible de dire ce qui parle. Mué en "fable" là où il est
touché par le texte, le corps devient l'écho d'une parole absente derrière
l'écrit; il s' y substitue tel un bout de texte parleur, telle une citation de
voix " (299).
Du merdre
ubuesque à Regain, le corps est
omniprésent dans ce qui se dit, dans ce qui se lit au groupe Lecture(s). Il
fournit l'essentiel des lapsus. C'est ainsi que Virginie lisant "Des
souris et des hommes" s'avère incapable de lire à haute voix : "parce
que moi j'ai toi pour t'occuper de moi, et toi, tu as moi pour m'occuper de
toi". Les "moi" et les "toi" se mélangent,
s'interpénètrent et donnent à voir l'incapacité de différencier ce qui est de
moi et ce qui est de toi, le monde du dedans et le monde du dehors. C'est ainsi
que Christine s'avère incapable de lire "pétrissant la poitrine",
bute sur "soufflait". Les exemples sont nombreux et fréquents. Tout
ce qui va vers la différenciation est difficile, mais inversement tout ce qui
va vers l'indifférencié est mieux lu, fait davantage réagir le groupe. Nous
avons évoqué le merdre ubuesque, il nous faudrait parler de
"Gargantua" et de la lecture du texte consacré aux différentes façons
de se torcher, du texte de Suskind qui inaugure "Le parfum",etc.
D'une toute
autre façon le célèbre texte des madeleines de Proust provoque différents
souvenirs. Marie qui souffre essentiellement d'une carence affective qu'elle
compense par une conduite boulimique associe après lecture, sur le goût et
l'odeur des pâtes que sa mère préparait lorsqu'elle n'était pas malade.
Patrick, qui
vient de perdre sa grand-mère, évoque dans un premier temps le souvenir des
confitures de sa grand-mère, et raconte comment elle écumait à la surface des
grandes casseroles en cuivre. Il enchaîne ensuite en racontant son premier
souvenir. Il avait alors un an et demi, deux ans et était assis sur sa chaise
haute de bébé et sa mère lui donnait à manger à la petite cuillère et lui,
refusait, recrachait. Le père de Patrick est mort lorsqu'il avait un an et
demi, deux ans, il a passé sa vie collé à ses mères et grand-mères, dormant
avec elles, dans l'impossibilité de se différencier. Il a fallu attendre la
mort de cette grand-mère pour que Patrick puisse avoir son lit. Mais, même
aujourd'hui, après 15 ans de suivi, Patrick ne peut toujours pas voir un
médecin seul, pour parler à son propre compte.
Les entretiens
psychothérapiques ont lieu avec sa mère. Le groupe Lecture(s) est le seul
moment où Patrick va pouvoir parler pour lui-même et notamment s'interroger et
nous interroger sur son père.
Virginie ramène,
elle, le goût d'un réglisse offert par un soldat américain, le souvenir âcre du
lait bu dans la Sarthe lorsqu'elle a été recueillie par des paysans après avoir
échappé aux camps et le souvenir beaucoup plus ancien du goût de la carpe
farcie préparée par sa mère, elle se souvient même du bruit de la carpe dans le
seau.
Pour Christine,
les madeleines proustiennes réveillent également un souvenir très ancien, celui
du goût des petits pots de carottes que sa mère lui faisait manger lorsqu'elle
avait la diarrhée. Elle précise qu'elle n'aime plus les carottes.
Pour tous les patients
présents le texte évoque la mère et le "combat" du repas, pour
certains il s'agit même d'un nourrissage forcé, d'une quasi-effraction.
Certains décrivent ce que nous pourrions appeler des souvenirs écrans.
Au delà de
l'aspect strictement corporel, ce qui fait bouger les uns et les autres, c'est
l'émotion, émotion suscitée par le texte, le texte réveille des affects
enfouis, oubliés, engloutis.
4-D : L'art
d'accommoder les restes, l'essentiel c'est de s'en nourrir
Nous ne lisons
jamais des oeuvres entières, il y a toujours du manque. Il faut souvent se
détacher de ce qu'on lit. Nous devons donc lever le nez du livre. Si les
patients se préparent à la lecture par un relâchement musculaire perceptible,
s'ils s'installent pour une meilleure réception, l'instant d'arrêt de la
lecture est également marqué par une modification posturale, les patients se
redressent, posent le livre, ouvrent les yeux. Le temps paraît suspendu, il
existe un instant plus ou moins long où tous se regardent étonnés, surpris, ébahis,
quelque chose se prolonge là, qui va être interrompu par la première parole
prononcée. Ce moment de détachement paraît assez proche du moment de reprise
propre à certaines relaxations, nous pourrions presque dire: "On se
reprend". Il y a des silences oppressants, des silences ravis. A la
première parole, nous aurons quitté le livre, et nous pourrons entendre la
parole jamais dite que contient le livre.
Il y a des
fragments qui ne suscitent aucune remarque, aucune associations, et d'autres
plus riches provoquent discussions, débats, retours sur soi. L'intérêt
manifesté suit un mouvement de crescendo au point qu'on peut affirmer que
chaque fragment lu prépare le moment central de la séance, celui où le groupe
critique, commente, s'attribue le texte.
Nous avons
montré comment les différents participants critiquaient le style, et comment ce
temps de critique, notamment chez Anne, correspondait à une étape dans
l'itinéraire suivi par chaque individu dans le groupe, voire par le groupe
lui-même.
Nous avons
montré comment Virginie explicitait le contenu de l'oeuvre, expliquant le sens
de certains mots, fournissant des références culturelles. Nous avons montré
comment ces explications ont préparé sa lecture à voix haute.
Les patients
lecteurs vont pouvoir également reprendre des éléments mineurs du texte,
évitant ainsi de se frotter à la question centrale.
C'est ainsi que
Geoffroy lisant "La métamorphose" de Kafka va développer la question
du sionisme et occulter totalement le texte. Alicia, à propos du même texte, va
soutenir que l'attitude de Grégor changé en cloporte est la même attitude que
celle qu'on adopte face à la maladie. Elle va donc mettre en évidence ce que
Geoffroy ne veut surtout pas entendre: que la maladie provoque une métamorphose
corporelle, et que d'une certaine façon c'est comme si on devenait autre.
Quelques séances
plus loin, à l'occasion de la lecture du livre de Steinbeck "Des souris et
des hommes", Virginie lit, nous avons déjà évoqué un moment de cette
lecture qui commence par " J'veux qu'tu restes avec moi Lenny, nom de
Dieu" lu par Virginie avec un plaisir évident. Ce passage s'interrompt par
un "merde" retentissant dans lequel Virginie réussit à transmettre
l'impuissance du héros, la fatalité qui va les broyer mais aussi son plaisir à
prononcer le mot. Alicia réagit après coup en affirmant que si le héros dit
"merde" c'est parce qu'il va se mettre à pleuvoir. Patrick
l'interrompt et explique pourquoi l'écrivain fait parler ses héros de cette
façon, il réussit ainsi à réintroduire la dimension poétique de ce
"merde". Nous noterons que pendant qu'ils s'opposent sur ce juron,
ils évitent de réfléchir sur le meurtre de Mme Tucker par Lenny. Lenny restera
un héros, Joëlle concluant que si Lenny tue Mme Tucker, c'est que celle-ci est
une femme provoquante.
Les patients se
servent également du texte pour mieux comprendre et mieux exprimer ce qui les
meut. C'est ainsi que Geoffroy après avoir lu l'histoire de Thésée évoque les
héros grecs qui veulent faire de grandes choses mais qui ont aussi des
faiblesses humaines, par exemple l'énivrement. Il rajoute qu'ils sont très
courageux contre les monstres de l'extérieur mais pas tellement contre les
monstres de l'intérieur. Il raconte alors l'histoire d'Hippolyte qui avait
tellement peur qu'une femme lui fasse une déclaration (il emploie le terme
"d'horrifié"), alors que lui était consacré à Diane, la déesse
chasseresse toujours vierge. Il parle aussi des dieux qui sont des dieux jaloux
et qui voient d'un mauvais oeil le fait que les hommes s'élèvent à leur niveau.
Même un être pur comme Hippolyte sera la proie du destin. Le destin gouverne
d'ailleurs même les dieux.
Entre
"Regain" et "Thésée", un an s'est écoulé, Geoffroy a noué
depuis deux mois une relation affective importante avec Hélène, une patiente
également hospitalisée à l'hôpital de jour. On peut d'ailleurs mesurer
l'importance du groupe Lecture(s) pour Geoffroy au fait qu'il n'y vient pas
quand Hélène est présente.
Derrière cette
histoire d'Hippolyte, se profile la question des faiblesses humaines des héros,
faiblesse de Geoffroy, lui-même, face à l'appel de la chair, face à cette
relation "horrifiante". On reconnaît derrière les dieux les parents
de Geoffroy, le père, homme rigide, qui semble haïr son fils, qui s'est séparé de
sa femme, emmenant le frère aîné de Geoffroy avec lui, laissant Geoffroy
prisonnier d'une relation fusionnelle avec sa mère.
L'histoire
d'Hippolyte, décodée, s'avère encore beaucoup plus riche, mais c'est ailleurs
que Geoffroy en donnera les clés, ailleurs, à l'occasion d'une visite au musée
d'archéologie de Saint-Germain-en-Laye. Il les livrera à Erika qui anime les
groupes Théâtre et Ecriture, autres activités importante pour Geoffroy.
Geoffroy énoncera notamment qu'il a refusé de répondre à l'amour d'une amie, qu'il
aimait beaucoup, et que celle-ci s'est suicidée quelques mois plus tard.
Les patients se
servent du texte pour évoquer des anecdotes personnelles pour faire des liens,
c'est ainsi qu'Anne après avoir lu un passage de l'oeuvre d'Alain-Fournier
"Le grand Meaulnes" évoque son école située dans le XXème
arrondissement. Elle s'étonne d'y être passée récemment et qu'elle lui ait paru
si petite. A la différence du narrateur, sa mère n'était pas institutrice, elle
s'arrête un instant puis reprend mais elle aurait voulu l'être. Il est alors
possible de demander s'il y a un rapport entre la vocation maternelle ratée et
la sienne propre. "Tout tourne autour de l'école" conclut-elle.
Tout tourne
autour de l'école dans sa vie, et, plus rien ne va tourner car Anne doit être
mise en invalidité. Nous pouvons alors percevoir ce qu'il y a de tragique dans
cette mise en invalidité, ce qui est invalidé c'est l'identification à la mère,
la réalisation du désir maternel, mais
aussi tout ce qui la relie à son père typographe.
A propos du
choix du prénom dans "Le monde selon Garp" chacun va évoquer
l'origine familiale de son prénom.
Dominique nous
dira qu'elle s'appelle en fait Marie-Dominique parce que dans sa famille toutes
les femmes s'appellent Marie quelque chose, elle s'appelle Marie-Dominique
probablement parce que Dominique çà devait manquer. Sa fille ne se prénomme pas
Marie quelque chose mais Claude, le Marie familial a disparu. Au moment précis
où elle parle, Dominique n'a jamais lu à haute voix, çà n'est que lors de la
séance suivante qu'elle le fera.
Patrick commence
par dire qu'il s'appelle ainsi parce que c'était à la mode, il s'interrompt
puis reprend qu'il aurait dû s'appeler Richard mais sa mère a craint qu'on ne
l'appelle "Coeur de lion", elle a donc choisi Patrick. On pourrait
remarquer qu'il suffit d'enlever le coeur et la force (hard) de Richard pour
obtenir Patrick. Il continue et rapporte que sa grand-mère s'est mariée à
l'église Sainte-Geneviève et qu'elle a donc pour cette raison appelée sa fille
Geneviève.
Le prénom d'Anne
vient de ce que dans sa famille tout le monde a un prénom commençant par
"A", ses parents ont donc choisi pour elle un joli petit prénom
commençant par "A".
Amandine c'est
un nom de crème, de pâtisserie et
pourquoi pas Charlotte aux fraises, ou baba au rhum se plaint Amandine.
Quant à Joëlle,
ses parents désiraient un garçon d'où Joël qui est le prénom d'un oncle qui
était mort, Joëlle précise qu'elle aime tout de même bien son prénom.
Marie-Annick ne
sait pas, elle ne se souvient pas, elle était trop petite.
Olivier, quant à
lui, généralise en précisant qu'on donne souvent à un enfant le prénom d'une
personne proche dont on apprécie les grandes qualités, il laisse chacun
s'exprimer puis revient sur le sujet en précisant qu'il s'appelle Olivier en
référence à son grand-père mort qui s'appelait Charles-Olivier.
La référence à
un système familial paraît, là, toute proche, certains iront plus loin,
d'autres non. Le choix du prénom manifesté par Jenny, qui choisit d'appeler son
fils T.S. Garp a provoqué cet échange que nous avons ensuite encouragé. Il
serait possible d'évoquer d'autres échanges plus riches, nous ne le ferons pas,
ces exemples nous paraissent suffisamment caractéristiques de ce qu'induit la
lecture.
Nous avons goûté
le texte, nous l'avons mangé, mâché, il faut maintenant le digérer. Il doit
devenir un non-texte, "ce passage produit une progressive mise en
pièces du livre et finalement son oubli. Le livre est réduit en morceaux,
coupé, pilé. Il en reste des "florilèges", des excerpta,-extraits,
citations et débris de quelques mots dont la répétition épuise le sens et qui,
mixés à d'autres, composent un continuum sans locuteurs, ni auteurs, un magma
linguistique par quoi s'indique avec du langage, un emplacement de parole. Ces
ruines de textes, disséminées, stratifiées, émergeant d'une histoire
abandonnée, semblent relatives à une désertification du paysage dont le
mystique s'éloigne " (300).
Il en est pour
le lecteur psychotique comme pour le
mystique, le livre lu, il en reste des fragments, comme un dernier
billet de métro dans la poche de l'émigrant. Mais ces fragments ne sont pas
n'importe quels fragments; une rencontre s'est produite, à cet endroit là,
entre un texte et un lecteur. C'est à cet endroit précis que l'universel
rencontre le particulier, à cet endroit précis que l'écrivain s'adresse à ce
lecteur là, pour lui parler non plus de son rêve d'écrivain mais de sa vie à
lui, de ce que, lui lecteur, pourrait écrire. Il y a là un agglomérat que le
sujet peut utiliser pour aller plus loin. C'est parce que le lecteur
psychotique se sert de ces fragments que nous pouvons en mentionner
l'existence.
Les exemples
sont nombreux, ils signifient pour nous que le groupe Lecture(s) est un groupe
thérapeutique. Ils montrent également que d'une activité à l'autre quelque
chose circule, que le patient n'est pas un objet passif transbahuté d'une salle
à une autre, qu'il est un sujet actif confronté à des dilemmes aussi essentiels
qu'existentiels qu'il tente d'un groupe à l'autre de dépasser.
Nous avons
repéré l'existence de ces fragments lors des activités que nous animions, c'est
ainsi que Virginie réalisait en poterie
des objets liés à la lecture qui avait précédé. C'est ainsi par exemple qu'elle
pouvait modeler un éléphant après la lecture du "Livre de la jungle".
Amandine faisait souvent de même.
L'existence de
ces fragments nous a été confirmé lorsque Dominique a suggéré, après lecture
d'Hamlett, de nommer un personnage d'une histoire du journal "Laërte
Horatio". Nous avons alors cherché à retrouver l'existence de ces
fragments. Nous avons prêté une grande attention au groupe Théâtre et nous nous
sommes rendus compte qu'il n'était pas rare qu'une partie d'histoire lue au
groupe fournisse un point de départ, ou un élément d'improvisation.
Geoffroy était
un aviateur perdu dans le désert, son avion était en panne et il tentait vaille
que vaille de le réparer. Soudain, une femme (Andrée) arrivait et lui
demandait: "Dessine-moi une fleur !". Le mardi précédent nous avions
lu "Le petit prince". Le nom des personnages (Nathanaël, après la
lecture des "Nourritures terrestres"), les péripéties, voire des
tranches complètes d'histoire paraissaient avoir été inspirées par la lecture,
comme si le sujet désirait après avoir eu le texte en bouche, le jouer avec
tout son corps.
Les patients se
plaignent souvent de ne pas avoir d'idées d'improvisations, de se sentir vides,
il semble bien que le groupe Lecture(s) leur permette d'être un peu moins
vides, d'avoir des idées. On pourrait même énoncer que le groupe Lecture(s) est
une étape préparatoire au groupe Théâtre. Les patients, réguliers dans ce
groupe jouent plus facilement, et ceux qui commencent la lecture après avoir
participé à l'activité Théâtre deviennent plus sûrs d'eux et plus créatifs.
Virginie ne
voulait pas entendre parler du théâtre, non ce groupe n'était pas pour elle,
devant tout le monde elle n'oserait jamais jouer. Avant la création du groupe
Lecture(s) nous avions renoncé à ce qu'elle intègre cette activité. Après un an
de lecture, Virginie a accepté de faire du théâtre, elle est aujourd'hui très
fière d'y participer, elle y accomplit un trajet remarquable, tant sur le plan
thérapeutique que sur un aspect plus ludique. Elle est de plus une
"actrice" qui sait faire jouer les autres participants.
L'utilisation de
ces fragments de texte ne se limite pas au groupe Théâtre, c'est ainsi que
regardant un film vidéo consacré au groupe de peinture du mardi soir auquel
participe Patrick, j'eus la surprise de voir apparaître le fiacre d'Emma Bovary
et de Léon, dévalant les rues de Rouen. Le dessin fait référence à cette
fameuse scène que nous avons lue et reprise en cours de séance. Patrick n'avait
pas spécialement réagi à ce passage, il s'était surtout intéressé au moment où
Emma rentre chez elle en chantant: "J'ai un amant". Patrick explique que c'est une nouvelle vie
qui commence pour elle, la découverte du plaisir, c'est de cette façon qu'Emma
existe vraiment. Lorsque que je résume les différentes réactions à la lettre de
rupture de Rodolphe à Emma en énonçant : "Je te poignarde mais c'est pour
ton bien", Patrick, tout sourire me rétorque : "Les médicaments,
c'est pour ton bien, aussi ?". Cette intervention sur les médicaments
n'est pas nécessairement hors sujet dans le sens où le traitement de Patrick
est essentiellement l'oeuvre de sa mère, le médecin prescripteur essayant
d'adapter la posologie aux desiderata de la mère et à l'intérêt de Patrick.
Celui-ci, décidément très prolixe, reprend l'histoire en en montrant l'aspect
tragique, notamment par l'abandon de Berthe dont nul ne se soucie.
Trois heures
plus tard, dans un cadre différent, avec des soignants qui n'ont à voir ni avec
l'hôpital de jour, ni avec la lecture, Patrick dessine au crayon le fiacre
fermé, d'une façon telle que le psychiatre référent du groupe ne peut
qu'évoquer une scène primitive. Son dessin respecte minutieusement la
description de Flaubert; difficile sans le titre d'imaginer qu'un couple fait
l'amour dans ce fiacre. Aucune induction particulière n'a été faite, les
patients choisissent librement leur thème, l'une a peint un bouquet de fleurs
saturées de couleur, l'autre un lion et la dernière son appartement. Ce n'est
qu'en voyant le film que j'ai pu faire le lien entre la lecture et le dessin.
Il y a
certainement eu d'autres utilisations de bribes de textes lors d'une activité
ou d'une autre; celles-ci sont d'autant plus passées inaperçues que nous ne les
avons pas recherchées systématiquement, l'eussions-nous fait que nous n'aurions
probablement pas reconnu le texte de départ, tout cela s'étant certainement
transformé et adapté aux nécessités de la situation et aux besoins du lecteur.
Nous avons
surtout montré l'utilisation de morceaux de textes comme contenants de pensée,
certains patients sont allés encore plus loin. C'est ainsi qu' Huguette la
musicothérapeute rapporta en réunion de synthèse que Noël que chacun
s'accordait à trouver réservé, renfermé, à des années lumières de toute
verbalisation avait réagi après l'écoute musicale en déclarant: " Quand
j'avais cinq ans, ma mère est partie". Il évoque alors la disparition de
sa mère, décrite comme schizophrène, sa maladie, sa mort et surtout son antagonisme
avec son frère aîné, que sa mère emmena avec elle. Il poursuit en racontant
comment ce frère le sadisait. Enfin bref, toute une tranche de vie est
retrouvée et rapportée par Noël, on sent que cette tranche est particulièrement
importante.
Elle l'est d'autant
plus que c'est la première fois que Noël se découvre de cette façon. Au groupe
Lecture(s), nous avons consacré quatre séances à la lecture de "Quand
j'avais cinq ans je m'ai tué". Ces quatre séances précèdent celle de
musicothérapie. Il est à noter que Noël s'est avéré particulièrement discret
pendant ces séances.
Lorsque nous
commençons la lecture de "Siddharta", Virginie est en terrain de
connaissance. Elle évoque ses dix ans de yoga et les trois mois où elle l'a
enseigné au club Méditerranée. Elle est capable de présenter le yoga, ses
postures, sa philosophie, elle note l'importance du souffle et notamment du
souffle abdominal.
Elle s'avère
extrêmement au courant de l'hindouisme. Quelque chose semble se réveiller en
elle. Elle chante le "OM". Elle lit le texte avec une conviction
étonnante, comme s'il s'agissait d'un échange, d'une pièce de théâtre. Elle
évoque à ce propos son adolescence. Elle dit que l'adolescence c'est un
tremblement de terre qui dévaste tout. Elle aussi a été dévastée, elle s'est posée
la question de Dieu. Cà s'arrête là pour cette séance mais l'interrogation va
se poursuivre. Comme chaque fois qu'il est question d'hindouisme, quelqu'un
pose la question des réincarnations et
dit qu'il aimerait être réincarné en animal. Chacun essaie de trouver
son animal fétiche, et Françoise plaisante Virginie en suggérant que Virginie
revive sous la forme d'une mouche. Virginie ... prend la mouche et répond
qu'elle a mené une vie qui devrait lui permettre de se réincarner en mieux
qu'une mouche.
Quelques jours
plus tard, à propos d'un air de musique évoquant l'Inde, le Tibet, Virginie
répond à Huguette, à propos de la même question qu'elle aimerait se réincarner
en "Mensch". Il y a différentes façons d'entendre ce
"mensch", et différentes façons de l'écrire. Huguette qui possède un
peu de yiddish l'entend dans cette langue et nous dit que "mensch"
décrit un homme d'une haute position sociale. Que Virginie souhaite se
réincarner en homme, voilà qui n'est pas rien, son délire, son éducation,
beaucoup d'éléments montrent l'importance de cette simple remarque. Le plus
important nous paraît être, si Huguette a bien entendu, a bien orthographié
qu'avec ce "Mensch", Virginie, ex-traductrice qui parle anglais,
allemand, espagnol, français mais qui ignore sa langue maternelle, l'a
retrouvée l'espace d'un instant.
L'augmentation
du rythme de lecture n'est donc qu'un effet induit par le groupe Lecture(s).
L'activité permet aux patients de se référer à une culture écrite qui n'est
plus seulement vécue comme un sphinx incompris trônant dans l'azur, mais comme
un mets dont ils peuvent se nourrir sans en être étouffé. Ils vont pouvoir,
notamment ceux qui ne lisent pas encore, bénéficier d'une enveloppe sonore,
grâce à ce bain de sons certains connaîtrons des satisfactions orales qui leur
étaient jusqu'ici refusées. Ce plaisir agira comme un puissant stimulant qui
mènera ceux qui ne savent pas lire vers l'apprentissage de la lecture et ceux
qui savent lire vers la lecture à haute voix. Ils vont pouvoir grâce à cette
lecture en groupe commencer à lire en différenciant ce qui est d'eux et ce qui
est du texte, cette première différenciation va leur permettre de jouir du
texte, ce qui constituera à tout prendre une sorte d'apprentissage du songe,
mais ce songe ne va pas repartir en fumée il va toucher le lecteur, qui va y
retrouver des émotions, des souvenirs, réveillés par le texte. De lever les
yeux du livre, le texte de l'écrivain cesse d'être une fiction pour raconter au
sujet ce qu'il en est de lui, le texte devient alors un florilège, un magma, un
contenant de pensée auquel le sujet va pouvoir se référer pour aller plus loin
vers de nouvelles aventures, vers de nouveaux textes. Le sujet acquiert ainsi
ce qu'il est convenu d'appeler une culture.
Nous sommes
ainsi tout à fait fondés à énoncer que Lire c'est entrer dans l'écrit, mais
aussi s'en distancier. C'est organiser un texte, en extraire les données, lui
ajouter des interprétations, reconstruire une pensée autre, la faire sienne, la
rejeter. Lire c'est donc bien élaborer des démarches, lire c'est donc penser.
Nous avons
commencé par définir la lecture, nous avons montré qu'elle permettait
d'élaborer des démarches, qu'elle permettait de penser. L'histoire de la
lecture comme l'apprentissage, tout va dans ce sens.
Nous avons
montré que penser n'était pas une activité simple pour un psychotique, ne
serait-ce qu'en se référant aux troubles du langage et du cours de la pensée,
qu'aux difficultés liées à la représentation, et à la forclusion qui lui barre
l'accès au symbolique. Nous avons ensuite décrit le cadre de notre activité
lecture. Nous avons mis en évidence que les psychotiques avaient un réel
handicap de lecture. Notre dernière partie a démontré que ce handicap n'était
pas insurmontable et qu'il était possible à un groupe de patients psychotiques
dans le cadre d'une activité centrée sur la lecture d'accomplir un chemin que
nous sommes fondés à qualifier de psychothérapique.
Nous nous
sommes, tout au long du chemin parcouru, souvent référés à la psychanalyse. Si,
comme le disait Charcot la théorie n'empèche pas d'exister, elle transforme
cependant la perception de la pratique, et donc la pratique elle-même. C'est
ainsi que le moment où les patients se laissait baigner par la lecture à haute
voix apparaissait souvent comme pénible, notamment à Brigitte et à Aline qui
avait la sensation de "ramer", de le penser comme un moment
nécessaire a transformé et notre perception et notre manière d'animer le groupe.
Il nous était
certainement impossible de ne pas proposer ce groupe Lecture(s) aux patients et
à l'équipe, tout y menait. L'absence de références théoriques nous a donné la
sensation de fouler une terre vierge, nous avons avancé pas à pas, avec
quelques théories psychanalytiques comme points de repère, nous avons beaucoup
emprunté, il nous faut maintenant rembourser ce que nous devons et si possible
avec intérêt. Il s'agit là d'une entreprise bien présomptueuse pour qui n'est
pas habitué par sa pratique à manipuler ces concepts. C'est pour cette raison
que nous sommes restés dans ce chapitre assez près de ce que les patients nous
donnaient à entendre, nous avons limité les interprétations conformément à ce
que nous faisons dans notre pratique. Si interprétation il y a, elles reposent
sur le texte, elles s'adressent au groupe et non pas directement à l'individu.
En tant qu'infirmiers, rien ne nous autorise à fonctionner différemment. Nous
essayons de mettre les patients en situation de faire des liens, pas plus, pas
moins. Cela ne nous interdit pas d'essayer de comprendre ce qui se passe dans
le groupe.
Bibliographie
264- NADAUD (A), Ivre de
livres , Balland, Paris 1989, 92 pages, p.7.
265- MAURER (L), A la
recherche d'une psychiatrie différente, op.cit.,p.9.
266- CHEMAMA (R), L'oralité
au regard de la lecture, texte non publié aimablement communiqué par
l'auteur, p.42.
267-GIUDICELLI (S), Pratiques et théorisation du soin aux
psychotiques in L'Information psychiatrique - Vol. 63, n°3 - Mars 1987, p.
375.
268- VASSE (D), L'ombilic et
la voix, Le Seuil, Paris 1974, p.21.
269- CHEMAMA (R), op.cit.,p.
39.
270-Ibid.,p.41.
271- PENNAC (R), Comme un
roman, op.cit.,p.127.
272-DELISLE (J.P), Propos
sur la voix, in "Voir, écouter, toucher", Les cahiers de l'IPPC,
N°6-nov. 1987.,p.51.
273- ANZIEUX (D), Le
Moi-peau, psychismes,Dunod, Bordas,Paris 1985.254 pages,p.168-169.
274- DELISLE (J.P), Propos
sur la voix, op.cit.,p.57.
275- CASTAREDE (M.F), La
voix et ses sortilèges, Confluents psychanalytiques, Les belles
lettres.Paris 1987.280 pages,p.142.
276- FEDIDA (P), Le conte et
la zone d'endormissement,in Psychanalyse à l'université,1975,
1-1,pp.111-151.
277- PENNAC (D), Comme un
roman, op.cit.,p.
278- ANZIEUX (D), Le
Moi-peau, op.cit.,p.171-172.
279- GORI (R), Le corps et
le signe dans l'acte de parole, Psychismes Dunod, Bordas,Paris 1978 274
pages, p.9.
280-JARRY (A), Ubu Roi,
Gallimard Folio 1978,Acte 1, scène 1, p.31.
281- Ibid.,p. 33.
282- FERENCZI (S), Mots
obscènes, in Oeuvres Complètes, Paris Payot, 1974.tome 1, p.1129.
283- FREUD (S), Le mot d'esprit
et ses rapports avec l'inconscient, Paris Gallimard 1969,p.144.
284- BLANCHOT (M), L'espace
littéraire, Gallimard, Folio Essais, Paris 1955, 376 pages, p.29.
285- Ibid.,p.30.
286- De CERTEAU (M),
L'invention du quotidien 1. arts de faire,Gallimard Folio 1990.350
pages,p.251.
287- De CERTEAU (M), La
lecture absolue, in Problèmes actuels de la lecture. Colloque de Cerisy,
bibliothèque des signes,Clancier-Guénaud. Paris 1982., p.71.
288- HEMINGWAY (E), Le vieil
homme et la mer, Gallimard 1952. Premières phrases.
289- LOTI (P), Pêcheur
d'Islande, Gallimard 1988, premières phrases.
290- De CERTEAU (M), La
lecture absolue, op.cit.,p.73.
291- Ibid.,p.73.
292- Ibid.,p.74.
293- Ibid.,p.74.
294- Ibid.,p.75.
295- Ibid.,p. 76.
296- Ibid.,p. 76.
297- Ibid.,p.76.
298- Ibid.,p.76.
299- Ibid.,p.77.
300- Ibid.,p.78.