Chapitre VII
Approche psychanalytique de la
lecture
Dès l'avant-propos de "Jeu
et réalité" (301) Winnicott note que "l'expérience culturelle n'a
pas trouvé sa place véritable dans la théorie qu'utilisent les analystes, pour
travailler et pour penser". (302) En utilisant le mot
"culture" Winnicott pense "à la tradition dont on hérite ...
quelque chose qui est le lot commun de l'humanité auquel des individus et des
groupes peuvent contribuer et d'où chacun de nous pourra tirer quelque chose,
si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons". (303) " Ce
sont ces expériences culturelles qui apportent à l'espèce humaine cette
continuité transcendant l'expérience personnelle". (304) Pour
Winnicott le terme d'expérience culturelle est une extension de l'idée de
phénomènes transitionnels et de jeu. Nous avons montré que l'écrit faisait
partie de ce matériel dont on hérite à la naissance, qu'il permettait aux
expériences personnelles de se transmettre et d'enrichir le patrimoine de
l'humanité. Peut-on affirmer pour cela que la lecture et notamment la lecture
telle qu'elle est définie dans notre activité s'inscrit au sein des phénomènes
transitionnels ? Peut-on en déduire que l'effet thérapeutique du groupe
Lecture(s) tient au fait qu'il se situe au sein d'un espace potentiel ? Nous
montrerons ce qu'il en est dans la seconde partie de ce chapître. Nous nous
intéresserons dans un premier temps à la voix, à la fonction conteneur
développée par Bion, nous ferons ensuite référence à l'espace potentiel puis
nous nous intéresserons à la lecture comme mode de représentation.
Revenons avec Winnicott à ce
que nous ne cessons d'affirmer : la culture n'est pas l'apanage de
quelques-uns, elle est un bien commun. "On ne peut parler d'un homme
qu'en le considérant avec l'accumulation de ses expériences culturelles. Le
tout forme une unité" (305). Ce que nous avançons au delà de la
théorie des besoins, au delà des définitions de l'homme sain chères à Virginia
Henderson c'est "la vie même en quoi consiste-t-elle ?"(306)
La réponse de Winnicott est
éclatante : "Vous pouvez traiter votre patient et ne pas savoir ce qui
le (ou la) pousse à vivre. Or, il est de toute première importance pour nous de
reconnaître ouvertement que l'absence de maladies psychonévrotiques est
peut-être la santé, mais que ce n'est pas la vie. Les psychotiques qui ne
cessent d'osciller entre vivre et ne pas vivre nous confrontent à ce problème,
un problème qui n'est pas seulement le lot des psychonévrotiques, mais de tous
les êtres humains. Je soutiens que ces phénomènes qui représentent la vie et la
mort pour nos patients schizoïdes ou borderline sont les mêmes que ceux qui
apparaissent dans nos expériences culturelles. Ce sont ces expériences
culturelles qui apportent à l'espèce humaine cette continuité transcendant
l'expérience personnelle. Selon moi, les expériences culturelles sont en
continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n'ont pas encore
entendu parler de jeux (games) " (307).
Jamais psychanalyste n'a écrit
phrases plus essentielles que celles là.
1-Une fonction de la lecture au
groupe Lecture(s): un conteneur potentiel
Nous avons vu avec Didier
Anzieux que l'espace sonore était le premier espace psychique, nous avons
également mis en évidence l'importance de la voix comme support du groupe, nous
avons écrit que le groupe ne tenait que par la voix, ce tenir est à entendre au
sens fort, comme un équivalent du "holding" de Winnicott.
Nous avons montré comment Eric
bouche ouverte, yeux écarquillés, souffle retenu semblait suspendu à mes
lèvres. Que retient-il de cette histoire ? Des mots chocs qui l'ont fasciné ?
Nous avons vu les patients se
décontracter, adopter une position d'écoute avant le début de l'histoire, nous
les avons vu se "reprendre" à la fin de la lecture. Que
retiennent-ils de cette histoire écrite mais lue de vive voix ? Des mots chocs
qui les fascinent ? Nous avons retrouvé quelques une de ces mots chocs. Nous
avons comparé ce temps de bain sonore, ce temps d'écoute au temps du conte.
Cette comparaison est-elle féconde, est-elle justifiée ? En pouvons-nous
espérer un quelconque profit ?
Elle nous paraît viable dans le
sens où elle correspond au moment qui précède la lecture, dans le sens où ce
qui se lit, même si le texte garde les caractères de la langue écrite ce sont
des signifiants. Elle accroche donc par le son et non pas par l'image, les
patients décrits à ce moment là, ne lisent pas. Il n'est à cet égard pas
indifférent de savoir qui lit, la lecture chaotique semble peu propice à la
rêverie, la lecture gloutonne non plus. Mais quelque soit la façon de lire, les
soignants reprennent en partie les informations perdues lors de ces lectures difficiles, à la fois
pour permettre au Lecteur de retrouver le sens de ce qu'il a lu et à la fois
pour permettre aux écoutants de renouer les fils. Chaque histoire est ainsi à
la fois lue et à la fois racontée. Nous nous référons davantage à ce temps de
conte de l'histoire.
Nous avons présenté les
soignants comme des lecteurs militants, c'est dans un premier temps ce qui va
faire la différence.
Roland Gori note que le langage
est d'abord investi par l'enfant comme une masse sonore indifférenciée en elle-
même mais aussi des choses, du corps de l'enfant et du corps maternel. Les sons
s'apparenteraient alors à des représentations de choses, à des objets, des
substances phoniques. " Le chaos originel empile les mots et les
choses dans la grande masse indifférenciée des sensations proprioceptives,
extéroceptives et intéroceptives. Progressivement l'environnement maternel
entame un "échange" significatif et enveloppant avec le nourrisson.
C'est au cours de ces périodes d'illusions (Anzieux, 1970) où la mère
"good enough" offre dans le réel le sein que l'enfant crée dans
l'hallucination primaire, que la mère lui parle, le manipule, le regarde, lui
sourit, l'enveloppe de sa propre identification narcissique. Incontestablement
à cette période les sons font partie du corps de l'enfant fusionné à l'espace
maternel. Les sons et les jeux de bouche de la mère deviennent d'ailleurs
progressivement l'indice et le signal de la mère environnement. C'est à ce
moment là que l'enfant introjecte la bouche parlante de la mère (Anzieux,
1970). Mais cette introjection n'a pu se faire que parce que justement la mère
a pris du plaisir en parlant à l'enfant, et a été à même de recevoir les bruits
que l'enfant fait avec sa bouche (cri- peur-babillage,etc.) et de les
métaboliser (précurseurs de la fonction conceptualisée par Bion, 1970) en leur
donnant un sens " (308).
La lecture et la narration de
l'histoire invitent à prendre un plaisir en commun. Celui des patients paraît
évident, celui des soignants est
indispensable à la réussite de l'acte narratif. De quelle nature est ce plaisir
? C'est ce que nous allons maintenant examiner.
1-A : Raconter une
histoire, un plaisir auto-érotique ?
Raconter une histoire, lire un
extrait de texte sans y trouver plaisir pour soi-même, sans s'émerveiller de
son propre pouvoir à susciter l'intérêt ou l'enthousiasme, sans se laisser
prendre au charme de sa propre voix, de sa prononciation, de son art de ménager
ses effets, de ponctuer le texte ou de créer une ambiance et un mouvement, bref ainsi que l'écrit Hochmann "en refusant sa prime
d'auto-érotisme " (309) enlève au récit beaucoup de son
efficacité. La lecture à voix haute ne supporte pas le fonctionnariat.
Par auto-érotisme Hochmann
entend toute activité destinée à procurer un plaisir au niveau d'une zone
érogène en utilisant cette zone même, à l'exclusion de tout objet extérieur, à
la satisfaction pulsionnelle. La zone corporelle devient ainsi tout à la fois
source, but et objet de la pulsion qui se déchargerait in situ. "Jouir
de sa phonation, écrit Hochmann, est une activité auto-érotique qui
tire son origine des jeux buccaux et du gazouillis de la toute première enfance".
(310) Hochmann définit trois sortes d'auto-érotisme : un auto-érotisme primaire
morcelé, un auto-érotisme unifiant et un auto-érotisme mental. La conscience
pourrait être considérée à la fois comme un organe des sens et comme une zone
érogène. Cet appareil à percevoir les qualités psychiques est aussi appareil à
fabriquer des pensées. Elle est en elle-même source de plaisir, plaisir lié à
une économie d'énergie. "En déplaçant de petites quantités d'énergie,
la pensée nous permet d'obtenir des résultats qui nécessiteraient des dépenses
beaucoup plus considérables si nous devions, à chaque fois expérimenter dans le
réel toutes nos hypothèses". (311) Outre cet aspect utilitaire la
pensée nous offre un univers sans limite qui renvoie à la mégalomanie
infantile, c'est le temps où l'enfant joue avec les mots et les concepts, où il
imagine les situations les plus saugrenues, renverse les règles de la
logique,etc.
Il existe enfin, toujours selon
Hochmann, un plaisir auto-érotique de la création, "quelque chose de
l'ordre d'une mise au monde qui se passerait de tiers, l'illusion de promouvoir
un être nouveau à l'aide de sa propre substance" (312). Ce fantasme
trouve bien évidemment sa limite dans la référence à l'écrit que nous ne
faisons que raconter.
" Celui qui crée
un conte ou qui -en le racontant- retrouve les émotions du créateur, se trouve
dans la situation que Bion place à l'origine de la vie lorsque le nourrisson
... rencontre dans la réalité un organe nourricier et "réalise" son
attente dans une conception. Cette adéquation "magique" d'un objet
attendu et d'un objet trouvé donne à l'enfant l'illusion d'avoir créé le sein,
illusion qu'il transposera ensuite sur l'objet transitionnel " (313).
Le jeu avec l'objet
transitionnel représente la matrice de ce que Hochmann nomme l'auto-érotisme
mental. "En retrouvant dans son récit une structure fondamentale et en
s'imaginant l'avoir créée, en laissant aller et venir en lui ce modèle pour
l'enrober de ses pensées ... l'auteur (et le conteur par délégation) jouit de
sa propre pensée " (314).
La jouissance du conteur
s'accroît d'être regardée et de se refléter dans les yeux des patients auxquels
il s'identifie "redoublant son plaisir du plaisir qu'il procure"
(315).
Qu'il y ait un aspect
auto-érotique dans cette lecture à haute voix, dans l'évocation de cette oeuvre
que nous racontons nous paraît indéniable. Que je ne puisse oublier une oeuvre,
ses articulations, ses points forts,
qu'après l'avoir présentée au groupe me semble aller en ce sens. Que nous passions une séance ou quatre sur
cette oeuvre ne change rien à l'affaire, je ne l'oublierais qu'après l'avoir
raconté au groupe. Cette persistance n'existe pas de la même manière lorsque je
lis pour mon propre compte. Je retrouve alors les quatre moments décrits par
Michel de Certeau. Je ne lis en fait que pour raconter cette oeuvre au groupe
de patients. Le "je" est presque de trop, c'est un "je"
différent qui lit, un "je" qui intègre en partie l'auditoire futur,
qui s'interrompt et réfléchit quand le texte donne à penser qu'une rencontre
entre un membre du groupe et la fiction évoquée sera possible.
L'histoire n'est pas racontée à des enfants mais à un groupe
d'adultes, mais lorsque nous racontons, nous ressentons d'une manière presque
physique le regard du groupe, ses mouvements, son humeur. Le récit n'évolue
alors qu'au sein d'interactions impalpables. Raconter cette histoire constitue
effectivement une grande source de plaisir.
1-B : Le récit comme
organisateur du chaos
Nous avons amplement montré
comment les patients se mettaient en état de réception maximum. Cette capacité
d'entendre le texte lu et de le faire vivre nous a plus d'une fois surpris.
Quel est l'intérêt de cette
lecture, de cette présentation de l'histoire ? Si son seul but est de permettre
aux soignants de "prendre leur pied" on peut douter de la validité de
cette démarche. Nous en avons évoqué l'aspect pratique : permettre aux membres
du groupe de se référer à une histoire commune, combler les trous de la
lecture, les vides du texte. Cet aspect pratique n'épuise pas l'intérêt de ces
récits.
Hochmann pose comme hypothèse
que la structure du conte (mais c'est vrai également de l'oeuvre de fiction) a
pour fonction essentielle, "comme le délire chez le patient paranoïaque"
(316) d'organiser le chaos. Hochmann énonce que l'enfant très jeune est soumis
à un tournoiement d'images qu'il cherche à maîtriser et que Freud a repéré comme "fantasmes
originaires". Freud a distingué le fantasme de scène primitive, où
l'enfant assiste, médusé ou rageur, au rapprochement sexuel de ses parents,
imaginé comme un rapport violent et destructeur, le fantasme de séduction
sexuelle par un adulte et le fantasme de castration. La scène primitive exerce
une séduction sur l'enfant et entraîne une activité auto-érotique destinée à
décharger les excitations insoutenables qui l'assaillent.
Cette activité auto-érotique
échoue, au moins partiellement, à rétablir l'équilibre de l'appareil psychique
à un niveau d'excitation minimale. De cet échec surgit l'angoisse, concrétisé
en images d'impuissance, d'impossibilité à se satisfaire, en envie agressive
pour les adultes qui y parviennent, en peur de subir un châtiment, en
culpabilité, bref en fantasmes de castration.
Hochmann soupçonne cette
succession d'être trop adultocentrique et de correspondre aux reconstructions
de la vie mentale infantile opérées à partir d'analyse d'adultes. Ces fantasmes
originaires n'allaient d'ailleurs pas sans nous poser quelques problèmes à nous
qui nous soucions de psychose.
Pour Hochmann l'enfant très
jeune n'a pas encore à sa disposition ces schèmes originaires. " Le
conte lui fournirait un contenant provisoire où des pensées
inimaginables trouvent à s'ordonner dans un temps, dans un espace, et selon un
principe de causalité qui sont ceux du récit " (317). C'est ainsi que
la lutte de deux principes lui permettrait de loger ses préconceptions de la
scène primitive et de leur donner forme. La tromperie sous toutes ses formes,
le déguisement fournirait le modèle de la séduction. Les différentes formes de
mort suivie de renaissance, les transformations corporelles, l'alternance
veille-sommeil aideraient à triompher de la castration.
Ce qui est vrai pour le conte,
l'est il pour l'écrit ? L'existence de romans tels que "Le monde selon
Garp" tendrait à nous le faire croire. Marthe Robert confirme cette
hypothèse en énonçant que le roman "imite un phantasme d'emblée
romancé" (318). "Le roman n'a de loi que par le scénario
familial dont il prolonge les désirs inconscients, de sorte que tout en étant
absolument déterminé quant au contenu psychique de ses motifs, il jouit d'une
liberté non moins absolue quant au nombre et au style de ses variations
formelles". (319)
Nous pouvons donc bien affirmer
que le récit romanesque tel que nous le racontons fournit un contenant
provisoire à des pensées inimaginables.
Hochmann note que la régularité
de la structure du conte favorise l'investissement du fonctionnement
préconscient. "Cet investissement se réalise par le biais d'une
identification de l'enfant non tant aux personnages du conte qu'à la personne
du récitant ou plus exactement au plaisir auto-érotique pris par le récitant,
quand il raconte l'histoire" (320).
Nous avions remarqué que les
patients s'identifiaient peu aux héros, nous en voyons là une explication. Nous
allons donc nous intéresser à la relation soignant-soigné telle qu'elle
apparaît dans l'acte narratif.
1-C : La relation
soignant-soigné dans l'acte narratif
L'auto-érotisme entraînerait
une contagion, le spectacle d'un soignant qui jouit de lui-même, qui "se
fait plaisir" convierait le psychotique à investir à son tour ces
activités auto-érotiques.
Cela a suffisamment été décrit
pour nous sembler convaincant. Hochmann nous invite à imaginer que sur
l'horreur de la scène primitive, "ce mélange de substances informes,
l'enfant précipite ... le fantasme de parents combinés, un corps complet qui
jouit de lui-même, éternellement, en échappant à la castration et à l'inéluctable
de la différence des sexes et de la quête -toujours trompée- d'un complément
" (321).
Dans l'auto-érotisme du
récitant, l'enfant mais aussi le patient trouvera peut-être un reflet de cette
complétude, et c'est à cette complétude que "comme l'hypnotisé à
l'hypnotiseur, il s'identifiera " (322).
L'hypothèse d'Hochmann que nous
faisons notre est que "l'acte du récit sous tendu par la structure du
conte (ou du roman) où les fantasmes originaires trouvent des éléments
de visualisation, est une mise en jeu (au sens plein du terme) de ces
fantasmes. La scène primitive y est donnée à voir (et à partager) dans le
mouvement auto-érotique de l'adulte ( ou du soignant) qui se
réverbère sur l'enfant ( ou
sur le patient psychotique) et que l'enfant, à son tour partage. C'est là
une séduction tolérable " (323).
Le récit propose ainsi une mise
en jeu organisatrice qui permet au patient psychotique de trouver un espace où
il peut maîtriser hors de lui, avant peut-être de l'intérioriser, une activité
fantasmatique qui serait fondatrice de ce lieu où des mots et des choses
pourraient se relier, où certaines pulsions qui émergent du corps, comme
certaines perceptions qui l'assaillent pourraient recevoir une dénomination et
s'articuler en un bout d'une chaîne signifiante. L'histoire serait alors
une possibilité d'édifice mental où des contenus psychiques apparemment sans
liens les uns avec les autres trouveraient un abri et une articulation entre
eux. Les patients participant au groupe Lecture(s) pourraient ainsi supporter
des textes "insupportables", "inimaginables", en garder des
fragments et les faire travailler.
1-D : Une fonction du
texte lu à haute voix : un conteneur potentiel
Pour Christian Guérin un récit
n'a pas cliniquement de sens en dehors du contexte interne et externe dans
lequel il apparaît. "Même s'il met en scène tout un système de relation
entre des personnages et autour des fantasmes organisateurs, il est lui-même à
situer comme un élément d'une relation plus importante entre le sujet et son
environnement". (324) Son usage et sa fonction psychique vont de pair
avec ce qui de cet environnement est mobilisé à chaque fois.
Les concepts de contenant,
contenu sont des concepts forgés par W.R. Bion à partir du mécanisme de
l'identification projective proposé par Mélanie Klein. Selon Bion le nourrisson
projette dans un bon sein une partie de sa psyché, à savoir ses sentiments
mauvais (éléments béta). Ces éléments sont un contenu reçu par le sein (la
mère) qui fait en les accueillant, office de contenant. Le moment venu, ils
sont ensuite retirés et reintrojectés. Durant leur séjour dans le bon sein, les
sentiments mauvais sont ressentis comme ayant été modifiés de telle sorte que
l'objet réintrojecté apparaît tolérable à la psyché du nourrisson, cela grâce
au travail opéré par la fonction alpha de la mère qui a permis la
transformation des éléments béta en éléments alpha.
Bion précise que lorsque la
phase de réintrojection a lieu, l'enfant introjecte non seulement la partie
mauvaise déposée dans la mère, mais aussi la mère en tant que contenant :
"L'appareil (contenant contenu) s'installe dans le nourrisson pour
former une partie de l'appareil fonction alpha". (325).
"La fonction alpha
désigne cette fonction par laquelle les impressions des sens sont transformés
en éléments susceptibles d'être emmagasinés (éléments alpha), pour être ensuite
utilisés dans les pensées du rêve ou dans d'autres types de pensée".
(326) Les éléments alpha ne sont pas des objets du monde extérieur mais le
produit du travail accompli sur les sens supposés se rattacher à ces réalités.
L'élément alpha est doublement
constitué par un processus (le travail sur les impressions des sens) et par
l'objet (le produit).
Il n'est de ce fait pour
Christian Guérin qu'un objet interne qualifiant l'expérience singulière, et n'a
pas de réalité en dehors de cela.
Ainsi lorsque Christian Guérin
propose de considérer les contes mais au delà l'histoire en tant qu'oeuvre de
fiction comme des éléments alpha potentiel, il les situe aussi dans le monde
extérieur (dans le champ culturel, intermédiaire entre le dehors et le dedans).
L'oeuvre n'est (comme produit
uniquement) qu'une trace de l'élément alpha. Elle ne deviendra alpha que
lorsqu'elle sera inscrite dans l'histoire de son appropriation (sa découverte
et/ou sa création) qui résulte de sa coïncidence avec des "impressions de
sens", autrement dit lorsqu'elle
aura retrouvé une peau... c'est-à-dire un auteur.
"Lorsque Winnicott
bascule dans sa formulation de l'objet transitionnel à l'expérience
transitionnelle, reprend Christian Guérin, c'est bien pour attirer l'attention
sur le fait que l'objet d'élection du petit enfant ne suffit pas à rendre
compte de l'expérience interne qu'il éprouve. Il faut prendre en considération
la qualité de l'environnement qui permet l'avènement et le maintien de
l'expérience sensorielle. La potentialisation mobilise de fait l'ensemble des
relations contenant, contenu, fonction alpha, coprésentes à la genèse des
éléments alpha " (327).
René Kaës définit la
fonction conteneur en ces termes: "La fonction conteneur correspond au
rétablissement du processus psychique grâce au travail de transformation des
processus destructeurs par un contenant humain actif et apte à rendre possible
cette métabolisation" (328). Ce concept ainsi que le fait remarquer
Christian Guérin a l'avantage de considérer simultanément l'existence d'une
capacité d'accueil de l'angoisse et celle d'une capacité transformatrice de
l'angoisse en sens.
Les travaux de Bion sur la
pensée et sur le fonctionnement psychique nous amène donc à considérer l'oeuvre
de fiction et son abord au sein du groupe Lecture(s) comme un élément alpha
potentiel. Ceci suppose qu'il existe une fonction conteneur chez le patient ou
dans son entourage capable d'en permettre la potentialisation, nous avons vu
non seulement que telle était la fonction des soignants, mais que le groupe
pouvait en partie remplir ce rôle. La mise en sens de l'histoire devra aller de
pair avec un transfert de conteneur sur des objets ou des personnes qui peuvent
remplir cette fonction.
C'est selon Christian Guérin à
cette condition que pourra s'effectuer l'ancrage représentatif d'un récit,
c'est-à-dire sa valeur symbolisante pour l'expérience que le sujet fait de sa
vie psychique.
C'est pour cette raison que
Nestor ne pourra supporter la lecture de "Quand j'avais cinq ans je m'ai
tué", qu'il faudra un entretien médical en présence d'un soignant du
groupe Lecture(s) pour que quelque chose du livre se métabolise. C'est
également le sens de la demande des patients qui me confièrent des livres au
contenu angoissant.
Nous pourrions nous arrêter là,
satisfait de l'oeuvre accomplie. Le groupe Lecture(s) n'est cependant pas un
groupe conte, même si le projet "conte" l'a précédé. Cà n'est pas
parce que le groupe Lecture(s) organise un trajet constant entre écrit et oral
qu'il faudrait oublier l'écrit. Le but du groupe est et reste de se référer à
l'écrit. L'écrit doit pouvoir être suffisamment contenant pour que chaque
patient puisse le lire sans ressentir le besoin d'effectuer un transfert de
conteneur, ce qui ne signifie pas qu'il doive renoncer au plaisir d'écouter
l'histoire. Chacun peut à tout moment en refaire l'expérience, chacun peut,
confronté à des contenus inimaginables, à tout moment abandonner le livre et se
laisser bercer par la voix. Nous comprenons maintenant mieux comment ce passage
par l'enveloppe sonore, comment cette histoire racontée peut amener les sujets
à se frotter à l'écrit et à devenir à leur tour Lecteur.
Il paraît, aujourd'hui,
impossible de réfléchir à une quelconque activité de groupe sans se référer à
Winnicott et au concept d'espace transitionnel. Que nous nous intéressions à la
voix, à l'espace sonore, à la fonction conteneur, au langage et bien sûr au
jeu, toujours nous rencontrons Winnicott. Si le terme d'expériences culturelles
est pour Winnicott l'extension de phénomènes transitionnels et de jeu, si la
culture est la tradition dont on hérite, si la culture est le lot commun de
l'humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer, si de cette
culture chacun de nous peut tirer quelque chose, "si nous avons un lieu
où mettre ce que nous trouvons" il est impossible que la
lecture ne s'inscrive pas dans les phénomènes transitionnels. La lecture est même
exactement ce dont nous dépendons, à savoir un mode quelconque de conservation
du passé, un mode oui, mais pas un mode quelconque, c'est ce nous démontrerons
dans notre troisième partie. Nous allons donc maintenant montrer comment la
lecture et la lecture telle qu'elle se pratique dans notre groupe s'inscrit au
sein des phénomènes transitionnels.
2-Le groupe Lecture(s), un
espace transitionnel ?
2-A : Objets
transitionnels, espace transitionnel, aspects théoriques
"J'ai introduit les
termes d' "objets transitionnels" et de "phénomènes
transitionnels" pour désigner l'aire intermédiaire d'expérience qui se
situe entre le pouce et l'ours en peluche, entre l'érotisme oral et la
véritable relation d'objet, entre l'activité créatrice primaire et la projection
de ce qui a été introjecté, entre l'ignorance primaire de la dette et la
reconnaissance de celle-ci.
Partant de cette définition, le
gazouillis du nouveau-né, la manière dont l'enfant plus grand reprend, au
moment de s'endormir, son répertoire de chansons et de mélodies, tous ces
comportements interviennent dans l'aire intermédiaire en tant que phénomènes
transitionnels"
(329).
Nous noterons avec Roland Gori
que Winnicott donne, dès sa définition posée, une grande place aux phénomènes
vocaux. Les vocalises feraient partie de l'espace transitionnel. La position
même des sons dans l'espace soutient leur liminarité entre le dedans et le
dehors (la mère lui parle) mais aussi du dedans (il les reçoit et les énonce).
L'ambiance sonore qui berce le nourrisson l'enveloppe littéralement, et devient
un précurseur de son destin transitionnel.
Le plaisir des enfants à jouer
avec les mots, à soumettre l'histoire et les objets à une manipulation vocale,
" "ce jeu primitif avec les mots" et leur non-sens -
que Freud remarquait dans "Le mot d'esprit" (1905)- tire sa source de
cet ancrage transitionnel du langage. Lorsque la forme sonore d'un phonème ou
d'un monème est acquise sans sa valeur sémantique mais dans le respect des
règles phonologiques, je crois que nous sommes au plus près du
langage-transitionnel, surtout lorsque ce mot surgit comme moyen de lutte
contre les angoisses dépressives. Le mot n'est point alors une hallucination
(subjectif) mais il n'est pas non plus restitué dans la plénitude objective de
sa réalité (sémantique donc partagée): il est à mi-chemin, ce qui est une bonne
figuration de l'objet intermédiaire et/ou transitionnel "
(330).
L'utilisation d'objets qui ne
font pas partie du corps du nourrisson et qu'il ne reconnaît pas encore
complètement comme appartenant à la réalité extérieure est à situer dans l'aire
intermédiaire au titre de phénomènes transitionnels. L'aire intermédiaire est
cette partie de la vie d'un individu où celui-ci fait l'expérience que la
réalité intérieure et la vie extérieure contribuent l'une et l'autre au vécu.
"Cette aire n'est pas contestée, car on n'en exige rien; il suffit
qu'elle existe comme lieu de repos pour l'individu engagé dans cette tâche
humaine incessante qui consiste à maintenir la réalité intérieure et la réalité
extérieure distinctes et néanmoins reliées l'une à l'autre" (331). Il
s'agit d'une expérience d'illusion.
Winnicott présente ainsi
l'essentiel de sa thèse :
" 1- La place où
se situe l'expérience culturelle est l'espace potentiel entre l'individu et son
environnement (originellement l'objet). On peut en dire autant du jeu.
l'expérience culturelle commence avec un mode de vie créatif qui se manifeste
d'abord dans le jeu.
2- Pour tout individu, l'usage
de cet espace est déterminé par les expériences de la vie qui prennent place
aux premiers stades de l'existence individuelle.
3- Dès l'origine, le bébé a des
expériences des plus intenses dans l'espace potentiel entre l'objet subjectif
et l'objet perçu subjectivement, entre les extensions du moi (me-extensions) et
le non-moi. Cet espace potentiel se situe entre le domaine où il n'y a rien,
sinon moi, et le domaine où il y a des objets et des phénomènes qui échappent
au contrôle omnipotent.
4- Tout bébé trouve là sa
propre expérience favorable ou défavorable. La dépendance est maximale.
l'espace potentiel ne se constitue qu'en relation avec un sentiment de
confiance de la part du bébé, à savoir une confiance supposant qu'il peut s'en
remettre à la figure maternelle ou aux éléments du milieu environnant, cette confiance
venant ici témoigner de ce que la fiabilité est en train d'être introjectée.
5- Si l'on veut étudier le jeu,
puis la vie culturelle de l'individu, on doit envisager le destin de l'espace
potentiel entre n'importe quel bébé et la figure maternelle humaine (faillible
en tant que telle) que l'amour rend capable d'adaptation". (332)
Ainsi la source de toute
créativité se trouve dans les premières phases de l'expérience de la vie et
elle est liée à la qualité de l'apport offert par l'environnement. Il va
s'instaurer très rapidement une dialectique entre trouver et percevoir,
illusionner et créer d'autre part.
La mère, suffisamment bonne, va
s'adapter sur un mode actif aux besoins de l'enfant; à mesure que le temps
passe, elle va s'adapter de moins en moins étroitement suivant la capacité de
l'enfant à tolérer les conséquences de la frustration. Si tout se passe bien
l'enfant tirera partie de ces frustrations, puisqu'une adaptation incomplète au
besoin rend les objets réels, c'est-à-dire haïs aussi bien qu'aimés. Une
adaptation complète perturberait l'enfant, l'objet répondant exactement au
besoin n'existerait pas en tant qu'objet mais continuerait à être partie de
soi.
"La mère, au début, en
s'adaptant presque à cent pour cent, permet à l'enfant d'avoir l'illusion que
son sein à elle fait partie de lui. Le sein est pour ainsi dire sous le
contrôle magique de l'enfant. La même chose s'applique à tous les soins
maternels en général, pendant les périodes de calme qui s'intercalent entre les
périodes d'excitation. L'omnipotence est tout près d'être un fait de
l'expérience vécue. La mère aura finalement pour tâche de désillusionner
l'enfant progressivement, mais elle ne réussira que dans la mesure où elle aura
su lui donner tout d'abord des possibilités suffisantes d'illusion "
(333).
Autrement dit : "Le
sein est créé et recréé par l'enfant à partir de sa capacité d'aimer ou,
pourrait-on dire, à partir de son besoin. Un phénomène subjectif apparaît ainsi
chez l'enfant, phénomène que nous appelons le sein de la mère. La mère place le
vrai sein à point nommé juste là où l'enfant est prêt à créer. Dès la naissance
par conséquent, l'être humain est en butte à la question de la relation entre
ce qui est perçu objectivement et ce qui est conçu subjectivement. L'individu
ne pourra résoudre ce problème sainement que si sa mère lui a fait prendre un
bon départ. L'aire intermédiaire à laquelle Winnicott se réfère, est l'aire
allouée à l'enfant qui se situe entre la créativité primaire et la perception
objective basée sur l'épreuve de la réalité". (334)
L'objet transitionnel se situe
alors dans l'espace compris entre l'enfant et la mère soit dans l'espace
transitionnel ou potentiel, né de l'expérience et lieu de l'expérience. Il
s'agit d'un lieu théorique situé dans le temps et dans l'espace de la vie
humaine, là où s'origine la séparation avec la mère. Cet espace joint et sépare
en même temps, rendant ainsi possible la coexistence de contraires. L'objet
transitionnel n'est pas un objet (un concept mental), c'est une possession, il
n'est cependant pas non plus, pour le nourrisson un objet externe.
Il n'est donc pas sous contrôle
magique comme l'objet interne, ni comme la mère réelle hors de tout contrôle.
Il est certes le symbole d'un objet partiel tel que le sein maternel, mais le fait qu'il ne soit pas le sein est
tout aussi important qu'il représente ce sein.
L'objet transitionnel est
l'amorce d'une séparation, il est le prémisse, le représentant d'une absence
qui n'est pas encore mentalisée comme telle. C'est un objet à deux faces: l'une
qui regarde la mère, l'autre qui regarde l'enfant. Il annonce l'aptitude de
l'enfant à créer et à réfléchir.
La relation de l'enfant à
l'objet transitionnel peut être perçue comme le prototype du premier jeu.
L'aire transitionnelle sera l'aire du jeu. Plus tard, l'espace potentiel sera
une aire de réponse en dehors des exigences de la réalité extérieure et de la
réalité subjective. Ce sera le lieu de l'expérience religieuse, culturelle et
artistique, de la créativité.
Si l'expérience culturelle se
manifeste d'abord dans le jeu, voyons comment, dans une relation de confiance
entre le bébé et la mère, le bébé arrive au jeu partagé:
" A- Le bébé et l'objet
sont confondus l'un avec l'autre. La vision que le bébé a de l'objet est
subjective et la mère s'applique à présenter effectivement au bébé ce qu'il est
prêt à trouver.
B- L'objet est répudié,
réaccepté et objectivement perçu. Ce processus complexe dépend largement du
fait qu'une mère ou une figure maternelle est là, prête à participer et à redonner
ce qui lui est remis.
Cela signifie que la mère, ou
une partie de la mère, est impliquée dans un mouvement de va-et-vient entre
être, ce que le bébé a la capacité de trouver et alternativement attendre
d'être trouvée.
L'enfant vit alors une expérience
de contrôle magique, à savoir une expérience de ce que l'on nomme
"omnipotence" quand on décrit les processus intrapsychiques -et dans
l'état de confiance qui s'instaure progressivement, quand la mère peut
s'acquitter de cette place difficile, le bébé passe des expériences de toute
puissance magique au contrôle des objets réels.
C- Le stade suivant, c'est
d'être seul en présence de quelqu'un. Cette personne est ressentie comme
réfléchissant ce qui se passe dans le jeu.
D- L'enfant est maintenant prêt
pour le stade suivant permettre le chevauchement de deux aires de jeu et y
prendre plaisir
" (335).
On peut repérer un certains de
nombre de points caractérisant le jeu pour Winnicott. L'enfant qui joue habite
une aire qu'il ne quitte qu'avec difficulté, où il 'admet pas facilement les
intrusions. Dans cette aire, l'enfant rassemble des objets ou des phénomènes
appartenant à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de
ce qu'il a pu prélever de la réalité interne ou personnelle. Sans halluciner
l'enfant extériorise un échantillon, dans un assemblage des fragments empruntés
à la réalité extérieure. Le jeu implique le corps. L'excitation corporelle dans
les zones érogènes ne cesse de menacer le jeu, et menace du même coup le
sentiment qu'à l'enfant d'exister en tant que personne. Le jeu est
essentiellement satisfaisant, même si le jeu conduit à un degré élevé
d'angoisse, il y a un degré d'angoisse insupportable qui détruit le jeu. Le jeu
est en lui-même excitant et précaire.
Cette précarité vient non pas
de l'éveil pulsionnel mais de l'instabilité liée au jeu réciproque qui se fait
dans l'enfant entre le subjectif (proche de l'hallucination) et l'objectivement
perçu (la réalité effective ou partagée). Le jeu est une thérapie en soi. Jouer
conduit à établir des relations de groupe. Enfin, le jeu peut être une forme de
psychothérapie, Winnicott allant jusqu'à considérer que la psychanalyse s'est
développée comme une forme très spécialisée du jeu mise au service de la
communication avec soi-même et avec les autres. (336)
La créativité est inhérente au
fait de vivre. C'est la créativité "qui permet à l'individu l'approche
de la réalité extérieure" (337). Il existe, selon Winnicott, une
pulsion créatrice présente en chacun de nous, elle "apparaît aussi bien
dans la vie quotidienne de l'enfant retardé qui éprouve le plaisir à respirer,
que dans l'inspiration de l'architecte qui, soudainement, sait ce qu'il a envie
de construire et pense alors au matériau ... afin que sa pulsion créative
prenne forme et figure et que le monde puisse en être témoin " (338).
Tout être humain est créatif,
qu'il soit malade, psychotique ou névrosé : "il est probablement erroné
... de penser que la créativité puisse être complètement détruite ... Même en
cas de soumission extrême, il existe, cachée quelque part, une vie secrète qui
est satisfaisante parce que créative ou propre à l'être humain dont il s'agit.
Ce qu'elle a d'insatisfaisant est dû au fait qu'elle est cachée et, par
conséquent, qu'elle ne s'enrichit pas au contact de l'expérience de la vie".(339)
Winnicott rajouta même dans "Jeu et réalité": "J'irai jusqu'à
dire que dans les cas graves, tout ce qui est réel, important, personnel,
original et créatif est caché et ne donne nul signe de vie". (340)
Cette conviction que chez
chaque être existe, cachée quelque part, une vie secrète et satisfaisante nous
anime, c'est elle qui fonde notre pratique d'infirmier, c'est elle qui nourrit
cet ouvrage.
Nous allons après avoir dégagé
le cadre théorique montrer que le groupe Lecture(s) s'inscrit bien dans un
espace potentiel, qu'il constitue également un espace de jeu.
2-B : Le groupe
Lecture(s), un espace transitionnel ?
Que la lecture se situe dans
l'espace potentiel, il n'apparaît pas, ici, nécessaire de le démontrer, tout le
troisième chapître de ce mémoire y suffit amplement. L'écrit se situe
clairement entre l'individu et son environnement. Le texte écrit est à la fois
un objet subjectif et à la fois un objet perçu objectivement. Le lire c'est
s'arroger des droits sur lui, c'est en prendre possession, même s'il nous
échappe constamment. On peut l'aimer, le dévorer, le mutiler. Il ne change
jamais, seul le lecteur peut en modifier le sens. Qu'on l'aime ou qu'on le
haïsse le texte survit, il survit même à la destruction de son support : les
autodafe, la censure et la fatwa contre Salmann Rushdie le démontrent quasi
quotidiennement.
Il peut communiquer de la
chaleur, provoquer un mouvement, une dynamique. Il vient de l'extérieur, il a
été écrit par un autre, mais chaque lecteur crée ses images, est le créateur de
sa lecture. Il ne vient pas non plus du dedans, sans texte pas de lecture. Le
texte ainsi que nous l'avons montré en suivant Michel de Certeau sera
progressivement désinvesti, relégué dans les limbes.
Nous avons montré comment
l'apprentissage de la lecture était déterminé par les expériences précoces de
la vie, comment cet apprentissage commençait, d'une certaine façon dès
l'avènement au langage. Nous avons montré comment la voix de la mère et la
qualité du bain sonore émis par l'environnement, comment ces premiers échanges
pouvaient être les premiers vecteur de la lecture avant même toute
confrontation à un texte écrit.
Michel Picard a consacré un
livre fort documenté à la lecture et au jeu. Nous allons reprendre quelques
unes de ses conclusions. La littérature pour Michel Picard (341) est non une
chose : bibliothèque, livre, texte, mais une activité. "Cette activité
est non l'écriture mais essentiellement la lecture " (342). La
lecture littéraire n'est rien d'autre qu'une forme de jeu, l'une des plus
complexes et des plus efficaces que notre civilisation puisse nous offrir.
"Activité absorbante, incertaine, vécue comme fictive et cependant
soumise à des règles, oscillant entre un pôle enfantin, affectif (paidia,
jocus, playing), et un pôle adulte, plus intellectuel (ludus, games), le jeu a
pour le Sujet un rôle à la fois défensif et constructif, procurant une maîtrise
symbolique et intégratrice " (343).
La lecture littéraire se
caractérise pour Michel Picard par le fait qu'on y joue seul, avec le langage
en se soumettant librement à une double réglementation spécifique concernant et
l'entrée en illusion et le parcours narratif. Le lecteur vit lorsque le texte
lui en donne la possibilité une épreuve de réalité ludique d'une exceptionnelle
richesse, exploitation maximale de l'aire transitionnelle "-cet
emplacement secret de ses premiers apprentissages, de la reconnaissance jamais
achevée, farouche, réticente, de l'altérité, dans l'entre-deux où s'édifie et
se ruine, se répare, se bricole indéfiniment sa pure et simple existence. A
l'image du caché/montré primitif, du célèbre Fort/Da et de tout jeu
authentique, dialectisant les principes de plaisir et de réalité avec
subtilité, la littérature traite de et traite l'absence, la perte, la
castration " (344).
Tout irait bien s'il n'y avait
le lecteur psychotique, celui qui prend l'illusion pour la réalité, celui pour
qui tout texte est, ainsi que le note Michel Picard, un Rorschach. C'est pour
ce lecteur là qu'existe le groupe Lecture(s).
Pour Nestor, le livre et la
lecture qu'il en fait ne l'emmène pas vers les rivages verdoyants de l'espace
transitionnel, mais vers un no man's land, vers un terrain miné qui se dérobe
sous ses pas. Ainsi que le remarque Winnicott : "Si l'objet externe est
mauvais ou défaillant, cela se répercute indirectement par un état de mort
(deadness) ou un caractère persécuteur de l'objet interne. Si l'objet externe
continue à faire défaut, l'objet interne ne peut avoir de sens pour l'enfant et
c'est alors, alors seulement, que l'objet transitionnel perd aussi sa
signification. L'objet transitionnel peut donc être à la place du sein
"externe" mais indirectement, en tenant lieu de sein
"interne" " (345).
Nous noterons également que la
mère peut faillir par excès, elle peut tenter de s'adapter le plus totalement
possible aux besoins du nourrisson et le plus longtemps possible, l'adaptation
devient alors magique, l'objet se comporte d'une façon parfaite, il ne vaut
alors pas mieux qu'une hallucination.
Nous dirons alors que le
processus "illusion-désillusion" ne s'est pas déroulé normalement.
Winnicott note dans son article "Psychose et soins maternels" :
"le potentiel créateur de l'individu, qui prend naissance dans le
besoin, le rend prêt à halluciner. L'amour de la mère et son identification
étroite à son enfant lui font percevoir ses besoins quand elle lui offre
quelque chose à peu près au bon moment et à l'endroit voulu. La répétition de
cette situation donne naissance à l'aptitude de l'enfant à utiliser l'illusion".
(346)
Cette aire intermédiaire
d'illusion est dans la petite enfance un zone de compromis intouchable, en ce
sens qu'elle est créée par l'enfant ou acceptée comme fragment de la réalité.
Nous permettons, alors à l'enfant précise Winnicott: "cette phase de démence et nous en viendrons
progressivement à exiger de lui qu'il fasse une distinction claire entre ce qui
est subjectif et ce qui peut être prouvé de façon objective ou scientifique
" (347).
Il faudra, alors, aider
l'enfant pour que la désillusion prenne place, mais la désillusion implique que
l'occasion d'avoir des illusions ait été offerte. Sans cette occasion aucun
contact ne serait possible entre le psychique et l'environnement. Le sujet
psychotique montre par son fonctionnement
et dans ses relations avec le monde et les objets le rétrécissement, la
pauvreté de l' aire transitionnelle. L'objet n'a alors pas de qualités
intérieures/extérieures bien définies, il n'a pu être créé/trouvé, la période
d'illusion et d'omnipotence n'a pas été suivie d'une période de désillusion.
L'objet resté tout puissant, hors de toute communication est alors vécu comme
terrifiant, on ne peut s'en dépêtrer. Ce fonctionnement montre que le sujet
n'arrive pas à se positionner comme sujet face à la mère. Dans cette relation,
le sujet n'a que la place de l'objet de jouissance.
" La possibilité pour
l'enfant d'avoir accès à l'ordre de l'objet réel à partir de l'objet subjectif
n'est donc possible que dans la mesure où la mère accède elle même à la différenciation
entre son enfant comme objet subjectif et son enfant comme objet réel et donc
en lui reconnaissant la statut de non-Je " (348).
Si toute créativité ne peut
être, cependant, complètement détruite, s'il existe quelque part une vie
secrète satisfaisante et créative propre à chaque être humain, celle-ci ne peut
s'exprimer, par définition, que dans le cadre de l'expérience transitionnelle.
Ceci implique donc qu'il faut
envers et contre tout continuer à supposer l'existence de cette aire chez
chaque sujet.
Cette nécessité théorique sera
d'autant plus fondée que nous nous référerons à Bourguignon et à Manus (349)
pour noter que dans la psychose la réalité n'est jamais totalement éliminée.
Nous remarquerons avec Roland Gori que la vraie symbolisation n'est pas
toujours présente dans le langage : "Combien de signes vides dans le
négoce humain et de silences subjectifs" (350). "Néanmoins,
écrit Gori, en parlant l'homme
fait oeuvre de création lorsque sa parole se situe en ce point d'équilibre des
forces subjectives et objectives, en ce lieu paradoxal d'où il peut exprimer
quelque chose à l'autre de sa subjectivité." (351).
"Ce qui spécifie le
phénomène transitionnel ce n'est pas l'objet mais une qualité d'investissement
que le réalisme figuratif de Winnicott a concrétisé géographiquement comme une
"aire", un espace potentiel, libre entre le dedans et le dehors".
(352). Le même objet est alors susceptible de s'inscrire en plusieurs lieux
dans les espaces interne, externe et transitionnel. Roland Gori insiste sur
cette qualité des investissements et de leur stabilisation, ils caractérisent
l'espace transitionnel. Il existe des bouts de couverture subjectifs (créés par
l'hallucination), des bouts de couverture objectifs (perçus comme objets) et
des bouts de couverture transitionnels ("first not me
possession"). Le même bout de couverture pourra ainsi avoir une
localisation subjective, objective ou transitionnelle pour le même individu à
des moments ou à des âges ou à des périodes différents. Ce qui importe ce ne
sont pas les choses mais les relations qu'elles ont entre elles. Tout ceci
signifie qu'il y a nécessairement un instant, bref, éphémère, fragile,
de désillusion, et que l'individu garde trace en lui de cet instant, instant
fugace, aussi fragile que la lueur d'une bougie un soir de grand vent, qui a
toute les chances de s'éteindre, mais qui permet comme la voix dans la nuit, de
se souvenir qu'on y a vu clair.
Au delà des discussions
théoriques, plus de quinze ans de pratique nous ont montré que quelque soit
l'état de régression du sujet, quelque soit son aspect déficitaire, il existe,
caché, enfoui quelque part une trace de cet investissement, et que cet
investissement peut servir de levier pour soulever un monde.
Il nous appartient donc, à nous
soignants, de proposer un cadre suffisamment structurant pour que cette part de
créativité puisse s'exprimer. Le groupe Lecture(s) pour s'inscrire dans un
espace transitionnel doit donc remplir un certain nombre de conditions.
Nous avons montré dans notre
cinquième chapitre que le groupe Lecture(s) respectait la règle des trois
unités : unité de lieu, unité de temps, unité d'action. Chacun peut se livrer,
là, au jeu qu'il affectionne en ayant la garantie qu'aucune intrusion de
l'extérieur ne sera tolérée. Cela signifie que dans ce lieu là, en ce temps là,
il peut investir un certain objet. Ces limites sont la garantie que cet objet
n'est pas tout, qu'il ne va pas l'envahir, elles signent également que cet
objet résiste, qu'il échappe à son contrôle magique. Ce cadre permet ainsi le
jeu créatif de la présence et de l'absence, il permet d'articuler désir et
temporalité. Des soignants avec lesquels le sujet a établi une relation de
confiance vont lui proposer un objet, mais c'est le sujet qui choisit s'il veut
jouer ou non.
Cet aspect
"transitionnel" du groupe Lecture(s) est encore renforcé par la place
du groupe au sein de l'institution. Si toutes les activités proposées à
l'hôpital de jour sont définies, à tort ou à raison, comme s'inscrivant dans
l'aire intermédiaire, certaines sont définies comme fermées, semi-ouvertes. Le
sujet doit y participer lorsqu'elles sont inscrites sur son contrat de soin.
Rien de tel au groupe Lecture(s) : "Vient qui veut pour la durée qu'il
veut" disent les soignants.
"Lit qui veut quand il veut" disent les soignants. Ce
qui compte c'est la qualité de l'investissement des patients, il n'est pas
question qu'ils participent au groupe s'ils n'en ont pas le désir. Le verbe
"jouer" comme le verbe "rêver" ou le verbe "lire"
ne se conjugue pas à l'impératif.
On peut tout à fait percevoir
comment les patients sont invités à jouer dans le cadre de ce groupe.
Nous avons divisé la
participation des patients en deux temps: avant la lecture à voix haute, et avec
la lecture à voix haute. Nous avons montré lorsque nous avons développé la
notion de fonction conteneur qu'un jeu subtil entre dedans et dehors
s'installait entre le soignant narrateur et le patient. Ce temps nous paraît
constituer un temps d'illusion. Nous pouvons voir comment l'objet est répudié,
réaccepté et objectivement perçu. Nous avons vu comment les soignants étaient
là, présents, prêts à participer et à redonner ce qui leur a été remis. Le
soignant est alors impliqué dans un mouvement de va-et-vient entre être ce que
le patient a la capacité de trouver et attendre alternativement d'être trouvé.
Le patient vit alors une expérience de contrôle quasi magique, cela paraît
d'autant plus probable que le soignant "nourricier" éprouve un réel
plaisir à "nourrir", qu'il ne raconte, qu'en intégrant par une foule
de détails ressortissant du feeling, l'état de réception de son auditoire, au
point que le patient auditeur peut s'imaginer être créateur de l'histoire.
Mais ce temps d'illusion
s'accompagne d'un temps de désillusion, il faut se reprendre, l'histoire
s'interrompt, les autres participants induisent le chevauchement de plusieurs
aires de jeu. L'auteur de l'histoire a été présenté, l'auditeur ne peut
revendiquer d'en être le créateur, pas plus que le soignant. Le but du soignant
est et reste de permettre à chaque patient de lire pour son propre compte,
ailleurs. Il faudra abandonner la pièce, l'espace et le temps privilégié de
jeu. La seule façon de pouvoir prolonger l'illusion, c'est de lire à son tour
pour son propre compte, mais même ainsi, ce n'est plus la même histoire, il y
manque la voix, les voix, les échanges.
C'est pour cette raison que les patients psychotiques ne lisent le
livre qu'après la séance consacrée à sa découverte, l'importance du vécu autour
de cette lecture, la qualité des échanges en groupe, la possibilité du jeu
dedans/dehors offerte par le groupe leur permet de pouvoir lire sans risque,
sans s'empêtrer dans le texte et sans y trébucher.
Avec cette expérience de
désillusion le sujet devient à son tour Lecteur, il se met à manipuler à son
tour l'objet, il joue, il joue avec le texte en lui donnant sa voix, en
chantant les airs, en contrefaisant sa voix, il interprète le texte avant de
proposer ses interprétations. Il inaugure alors un mouvement de va-et-vient que
nous avons abondamment décrit et sur lequel nous ne reviendrons pas.
Nous noterons cependant que
Winnicott écrit que dans l'aire transitionnelle à laquelle, appartient bien le
groupe Lecture(s), l'enfant rassemble des objets ou des phénomènes appartenant
à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de ce qu'il a
pu prélever de la réalité interne ou personnelle. Nous avons montré que les
patients faisaient de même.
En proposant aux patients de
l'hôpital de jour de participer au groupe Lecture(s), nous leur proposons bien
de se promener dans l'aire transitionnelle, située entre le subjectif et
l'objectif, et source de toute création.
" La
psychothérapie, écrit Winnicott, se situe en ce lieu où deux aires
de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En
psychothérapie, à qui a-t-on affaire? A deux personnes en train de jouer
ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n'est pas possible, le
travail du thérapeute vise à amener le patient d'un état où il n'est pas
capable de jouer à un état où il est capable de le faire "
(353).
Si le groupe Lecture(s)
fonctionne c'est bien parce qu'il s'inscrit dans cet espace transitionnel.
Si nous avons illustré le
fonctionnement du groupe Lecture(s) et mis en évidence son fonctionnement, nous
n'avons en aucune manière montré qu'elle pouvait être sa spécificité, c'est à
cette tâche que nous allons consacrer cette troisième partie.
3-Lecture et représentations
Nous avons vu dans le premier
chapitre de ce livre que pour Freud si le psychotique était inapte au transfert
c'était en raison du retrait des investissements objectaux et de leur report
sur le Moi. Chez le schizophrène la tentative de restauration du monde se
ferait par l'agitation hallucinatoire dont les contenus seraient offerts par
les résidus des investissements objectaux d'autrefois. S'intéressant au langage
des schizophrènes Freud déduit de ses observations qu'il faut distinguer, dans
le système conscient la représentation de l'objet et celle du mot qui désigne
cet objet. Si l'investissement de la première disparaît, celui de la seconde
subsiste. Freud présume qu'en général la représentation consciente englobe la
représentation de la chose plus la représentation de mot. L'inconscient, lui,
ne comprendrait que la représentation de la chose. Le rôle normal du
préconscient, lorsqu'il n'y a pas matière à refoulement, serait de mettre en
communication la représentation de l'objet et celle de son nom, tout en
transmettant à ce nom l'investissement affectif portant sur l'objet. Le
refoulement névrotique consisterait à interdire cette transmission en tranchant
la possibilité de liaison. L'objet reste, certes, investi dans l'inconscient,
mais cet investissement ne passe pas dans la représentation verbale. Le névrosé
sait parfaitement tous les noms des objets investis et refoulés par lui mais il
ne sait pas la charge libidinale que l'objet désigné par ce nom porte
effectivement pour son inconscient.
Le refoulement en matière de
psychose aboutit à retirer l'investissement de l'objet au sein même de
l'inconscient, alors que subsiste ou s'accroît l'investissement de la
représentation verbale. Il y aurait également dans la psychose un
surinvestissement de la représentation verbale, celui-ci constituant alors la
tentative de guérison propre à la psychose et manifestée par le délire. Le
signifiant serait alors installé dans le réel et surinvesti, dès lors que ce
même signifiant est exclu de l'inconscient et que la charge libidinale
rattachée à son signifié est retirée de celui-ci et ramenée vers le Moi. Le
malade cherche à réinvestir les choses et, pour y parvenir commence par
investir les mots, mais sans pouvoir aller au-delà d'eux vers les choses.
Que se passe-t-il de ce point
de vue avec la lecture ?
Le lecteur névrosé, écrit
Freud,"n'est "excité" que par les passages où il se sent
atteint, ceux qui concernent les conflits actuellement à l'oeuvre en lui. Tout
le reste le laisse froid " (354).
En dehors de ce qui l'excite,
il ne sait pas ce qu'il lit. Autrement dit, il ne lit que là où la
représentation de l'objet et celle de son nom communiquent, là ou le
refoulement est moins efficace que là où l'investissement passe dans la
représentation verbale. Ailleurs il ne lit pas.
Le lecteur psychotique, nous
l'avons vu avec Nestor, se lit dans le livre. Surinvestissant la représentation
verbale, Nestor se retrouve prisonnier du texte incapable d'en sortir. Ce qu'il
lit est installé dans le réel, il n'y a plus aucun moyen de l'en faire sortir.
Nous avons vu que les patients psychotiques participant au groupe Lecture(s)
sortaient du texte et n'en étaient pour ainsi dire jamais prisonniers, qu'ils
pouvaient même rassembler des objets ou des phénomènes appartenant à la réalité
extérieure et les utiliser en les mettant au service de ce qu'ils ont pu
prélever de leur réalité interne ou
personnelle. Cela suppose donc qu'un certain réinvestissement des choses a été
possible.
Certes lire au groupe
Lecture(s) n'est pas lire au sens où on l'entend classiquement, on écoute un
texte lu à voix haute, on lit un texte pour soi pendant qu'un autre lit le
texte à voix haute, on lit à voix haute, on évoque ensuite toutes ces lectures
et on poursuit la lecture. La chose n'est jamais présente, elle n'est
qu'évoquée. Elle est cependant évoquée de différentes façons. Celui qui écoute
entend le signifiant, celui qui lit se réfère au signifié, celui qui écoute et
lit en même temps navigue entre signifiants et signifiés, celui qui lit à voix
haute perçoit le signifié et le transforme en signifiant. Lorsque nous cessons
de lire, nous nous préoccupons alors de ce qui a été signifié.
S'il y a quelque chose de
spécifique dans la lecture telle qu'elle se pratique au groupe Lecture(s),
c'est dans cette dimension qui fait s'échanger représentation de
chose/représentation de mot, signifiant/signifié que ce quelque chose se niche.
Nous allons dans un premier
temps nous préoccuper d'éventuelles représentations de lecture.
3-A : Lire, c'est
retrouver la trace d'une trace
Freud, grand lecteur, a laissé
peu d'écrits sur la lecture. Rappelons cependant que le plus vivant de ses
souvenirs d'enfance est celui où il met un livre en pièces. Malgré cela, et
malgré ses interprétations psychanalytiques de textes littéraires, jamais la
lecture en tant que telle n'apparaît au centre de ses préoccupations. Il ne la
mentionne qu'en passant.
Pour Freud la lecture fait
partie de ce que "nous réunissons sous le nom lâche et imprécis de
"processus intellectuels" " (355). La lecture serait ainsi
du côté de la représentation de mot et plus précisément du côté des restes
verbaux, à un niveau secondaire.
C'est dans "Le Moi et le
Cà" qu'il mentionne "les éléments visuels des représentations
verbales " (356). Cette évocation se fait dans un contexte particulier
qu'il convient de retracer avant d'aller plus loin.
Dans le premier chapître de
"Le Moi et le Cà", Freud énonce que l'inconscient ne coïncide pas
complètement avec les éléments refoulés, qu'il y a des éléments qui peuvent
être inconscients sans être refoulés, qu'une partie du moi est inconsciente, et
que cette partie du moi n'est pas latente de la même façon que le Préconscient,
admettant ainsi qu'il existerait un troisième inconscient non refoulé.
Tout cela le conduit à
s'intéresser de plus près à la notion de conscience et à se demander comment on
peut rendre quelque chose conscient, question à laquelle il substitue celle-ci
: comment quelque chose devient-il préconscient ?
Il y répond en écrivant que
cette opération se produit "grâce à l'association avec les
représentations verbales correspondantes" (357). Toutes les
perceptions émanant de l'extérieur et toutes celles émanant du dedans sont en
théorie conscientes, mais que dire des processus intellectuels ?
Si la représentation inconsciente
se rapporte à des matériaux qui resteront inconscient quoi qu'il arrive, la
représentation préconsciente peut en s'associant à une représentation verbale
revenir à la conscience. Que sont donc ces représentations ?
Ce sont des traces mnésiques.
"Elles furent jadis des perceptions et peuvent comme toutes les traces
mnésiques redevenir conscientes" (358). Ces traces sont disposées dans
différents systèmes en contact avec le système Préconscient-conscient, elles
subsistent de façon permanente, de sorte que leurs charges psychiques, une fois
réinvesties peuvent facilement se propager aux éléments du système
Préconscient-Conscient. On peut ainsi différencier deux types de
représentations: les représentations de chose et les représentations de mot.
La représentation de chose,
essentiellement visuelle dérive de la chose perçue, elle caractérise le système
inconscient, et se trouve dans un rapport plus direct avec la chose. La
représentation de chose n'est pas la chose, ni même sa trace mnésique qui n'est
que "l'inscription de l'événement" (359). La trace de la chose
est présente dans différents systèmes en fonction de tel ou tel de ses aspects.
La représentation de mot est
essentiellement acoustique et dérive du mot. " La liaison de la
représentation de chose à la représentation de mot correspondante
caractérise le système préconscient-conscient " (360).
Ainsi que l'écrivent Laplanche
et Pontalis: "c'est en s'associant à une image verbale que l'image
mnésique peut acquérir "l'indice de qualité" spécifique de la conscience"
(361). On peut ainsi comprendre le passage du processus primaire au processus
secondaire, de l'identité de perception à l'identité de pensée, elle permet de
définir la représentation consciente.
Ainsi les traces verbales sont
principalement issues des perceptions acoustiques, lesquelles rajoute Freud
"représentent ... comme une réserve spéciale d'éléments sensibles à
l'usage du préconscient " (362).
Les éléments visuels des
représentations verbales constitueraient alors un troisième temps. On pourrait
les négliger parce qu'acquis par la lecture, "à proprement parler, le
mot prononcé n'est que la trace mnémique du mot entendu "
(363). Ainsi que le remarque Paul Laurent Assoun " le
"lire" ne saurait constituer un niveau métapsychologique spécifique: il
est en effet pensé par Freud du côté de l'apprentissage de mémorisation
visuelle d'une représentation verbale... Lire n'est rien de plus que
"voir" ce qui fut fondamentalement entendu " (364).
On pourrait ainsi, toujours en
suivant Assoun situer la lecture "à
l'extrême d'une ligne qui va de la chose jusqu'au mot, et peut se présenter
ainsi: trace mnésique/ représentation de chose / représentation de mot /
représentation visualisée = représentation -acquise par la lecture- de la
représentation de mot " (365).
La lecture serait ainsi
l'élaboration tertiaire de la chose, éloignée d'un degré supplémentaire de
cette chose, la représentation d'une représentation.
Rappelons cependant que le but
de Freud n'est pas d'élaborer une réflexion sur la lecture mais de trouver
comment amener à la préconscience des éléments refoulés. Il conclut d'ailleurs
ce passage en énonçant que pour amener les éléments refoulés à la préconscience
il faut rétablir "par le travail analytique ces membres intermédiaires
que sont les souvenirs verbaux" (366). On peut, parvenu à ce point, se
demander si la lecture pourrait être un moyen de travailler ces restes verbaux.
La lecture ne fait pas que "sublimer la représentation de mot, elle en
fait comme l'index d'une chose " (367).
Ainsi pourrait-on dire que se
mettre les représentations de mots sous les yeux, c'est en référer à la chose,
"filtrée, il est vrai, par cette fabrique de scorries verbales qu'est
la verbalisation " (368).
Lire serait se placer à nouveau
face à la chose. Mais que reste-t-il de cette chose après ces différents
filtrages ? Soit la chose perçue, un certain nombre de traces mnésiques de
cette chose, plus ou moins dérivées d'elle s'inscrivent dans différents
systèmes, en relation avec d'autres traces, selon différents modes de
classification: ordre chronologique, liaison en chaînes associatives, degré
d'accessibilité à la conscience, etc. Une image mnésique de la chose
s'associe à une image verbale et
parvient ainsi à la conscience. La représentation de mot n'est qu'une trace de
la chose. Le mot lu renvoie à la représentation de mot qui évoque une trace
mnésique. Le mot lu ne serait donc que la trace d'une trace, que le reste d'un
reste. Le reste d'un reste, mais un reste qui reste. N'oublions cependant pas
que la représentation est investissement de la trace mnésique, sans cet
investissement, rien ne passerait à la conscience.
La lecture ferait ainsi
s'échanger "dans une relation occulte, la représentation de chose et la
représentation de mot " (369), donnant ainsi accès par
rétroaction au contenu de la chose même. Nous pourrions même soutenir, en nous
référant à Foucambert et à Assoun que la lecture est la modalité d'acquisition
de la représentation de mot. Cette possibilité d'accès par la lecture au
contenu de la chose serait l'effet magique de la lecture.
Accès à la chose oui, mais à la
chose pas toute. Un ananas ne sera jamais un "nanana", même si les
lettres du mot "ananas" sont écrites sur le pot de yaourt à l'ananas
juste à côté du dessin plus ou moins symbolisé de l'ananas. L'écrit renvoie
alors à la chose sans passer nécessairement par la représentation de mot, mais
renvoie-t-il à l'affect ? Si le mot écrit ressuscitait l'affect, toute lecture
serait impossible, le lecteur serait là, incapable de se détacher de l'image
graphique écrite de cette chose, c'est la diminution de cette charge affective
qui permet de manipuler le concept évoqué. Lorsque l'affect passe malgré tout,
le lecteur, ne peut lire le mot, il le remplace par un autre, c'est le lapsus.
Nous avons écrit diminution et non perte car si rien d'affectif ne passait,
lire ne présenterait aucun intérêt.
Le groupe Lecture(s) permet
donc dans un premier temps à des sujets psychotiques de se référer à la trace
de la chose, et donc de pouvoir en partie en manipuler le concept. Ces
psychotiques ne sont pas psychotiques à plein temps, ce disant nous faisons
évidemment référence à ce qu'écrit Hanna Segal lorsqu'elle énonce que personne
n'est totalement psychotique, "chez tout psychotique, il y a des zones
de personnalité névrotiques susceptibles de former une relation d'objet, aussi
fragile soit-elle " (370).
Qu'en est-il pour les autres ?
Que se passe-t-il lorsque le texte est lu à voix haute ? Si la lecture permet
de retrouver la trace de la chose, peut-elle permettre d'en retrouver le
souvenir, le texte peut-il à la façon
d'une quelconque madeleine réveiller la mémoire ?
3-B : L'effet magique de
la lecture : permettre un rapport de tension entre Signifiant et signifié
La lecture "le lesen"
ainsi que le nomme Paul Laurent Assoun aurait un effet magique. Ecrivant cela,
Assoun fait référence au texte de Freud "Notes sur le
"bloc-notes" magique", publié en 1925.
Le bloc-note magique est un
tableau composé de deux feuillets: une "mémoire" de cire et une
"feuille volante", éléments en contact précaire. On se sert du
bloc-notes en écrivant sur le feuillet supérieur. Un style pointu fait adhérer,
en tous points qu'il touche, la face inférieure du papier, les rayures qu'il
fait apparaissent en écriture sombre sur la surface de celluloïd. Pour faire
disparaître l'inscription, il suffit de séparer du tableau la feuille
recouvrante avec ses deux couches. Le bloc-notes est alors libre d'inscription
et peut alors recevoir de nouvelles notes.
Cet ingénieux dispositif
constitue pour Freud une métaphore de l'appareil psychique. Le celluloïd est
considéré comme un pare-stimulus, la feuille située derrière le celluloïd est
la surface réceptrice du stimulus,
c'est-à-dire le système Pc-Cs. Quand par la séparation des deux couches l'écriture
disparaît la surface est libre de toute inscription et à nouveau capable de
réception. Mais la trace durable de l'écriture est conservée sur le tableau de
cire et peut être lue sous un éclairage approprié. Ainsi, le bloc-notes, comme
l'appareil psychique offre une surface réceptrice toujours réutilisable et des
traces durables.
L'union des deux fonctions se
résout par la répartition entre deux parties constitutives distinctes mais
reliées l'une à l'autre. "La surface qui conserve ces notes, que ce soit
un tableau ou une feuille de papier, est alors pour ainsi dire un fragment
matérialisé de l'appareil mnésique" (371).
Pour retrouver le souvenir, il
suffit simplement de se rappeler l'endroit où est rangé la feuille de papier ou
le tableau. On pourra alors le reproduire à volonté, inaltéré, inaltérable,
insensible aux déformations qu'il aurait subies dans la mémoire.
La lecture aurait ainsi une
fonction de transition et de perpétuation des restes : par l'écriture et son
décryptage il resterait quelque chose de la chose. Nous avons vu lors de notre
troisième chapitre que telle était bien la fonction de l'écrit, muer le lieu
mental en objet extérieur au sujet. On ne retrouverait quelque chose de la
chose que dans le temps où on la perd à tout jamais, et c'est cette perte qui
permettrait de penser.
Si le bloc est cet hors de nous
sur lequel on écrit, il est aussi ce sur quoi on lit. Sans la lecture, nous
l'avons souvent répété, il ne sert à rien d'écrire, c'est la lecture qui rend
le procédé de conservation efficace. Pour que dans le bloc magique quelque
chose s'exprime, il faut qu'un certain rapport de tension existe. "D'un
côté les traces durables, de l'autre le dispositif qui gère la fonction
d'actualisation. Le système double se maintient donc au bord d'une virtualité
sans cesse conjurée: celle de la disparition pure et simple de l'écriture
" (372).
L'écriture disparaissant chaque
fois que s'interrompt le contact étroit entre papier et tableau de cire, Assoun
écrit, reprenant Freud : "c'est dans cette structure syncopée que
s'inscrit la représentation de temps" (373).
Du point de vue de
l'inconscient la fonction de l'écriture, c'est a contrario "réactualiser
cette écriture, en précisant que justement, il ne suffit pas de la faire passer
de l'état de donné (scriptural) à celui de vécu (déchiffré): le drame est que
l'écriture est chroniquement menacée de s'effacer. Lire serait en ce sens très
précis, conjurer la disparition de l'écriture " (374).
La lecture n'est pas une simple
appropriation du texte, elle repose sur le maintien de l'adhésion entre les
deux feuillets, entre les deux systèmes traces durables et actualisation.
Assoun conclut en énonçant que la lecture pourrait se définir "par le
mouvement même de maintien des deux systèmes" (375).
Il est vital de lire pour
conjurer la disparition de l'écriture, car, avec la disparition de l'écriture,
c'est toute possibilité de souvenir qui s'estomperait. Le groupe Lecture(s)
conjure, lui, la disparition de la lecture. Sans lecture, les traces durables
ne serviraient à rien. La lecture est le mouvement qui maintient le système
trace durable et système d'actualisation.
Concrètement, qu'est-ce que
cela signifie ?
Le psychotique, ainsi que le
décrit Jacques Hochmann, "marche à travers une forêt de symboles ...
mais ... ces symboles au lieu de l'observer avec des regards familiers sont
pour lui des ennemis qu'il poursuit de sa vindicte. Parce que toute
re-présentation échoue à remettre totalement et complètement au présent ce
qu'elle représente, parce que tout symbole se dessine sur fond d'absence, le
psychotique, absolutiste ... voit dans le symbolique un registre insoutenable.
Exagérément sensible à tout ce qu'il entre de symbolique (donc d'incomplet),
dans l'expérience humaine, il poursuit les symboles de sa hargne et développe
contre eux la formidable structure défensive qui le caractérise "
(376).
Lorsque les patients nous
disent qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils lisent, ils nous disent par là qu'il
y a quelque chose à comprendre qu'ils ne comprennent pas. L'essentiel est qu'il
y ait quelque chose à comprendre. Sans la lecture, sauraient-ils qu'il y a
quelque chose à comprendre ? Qu'est-ce que çà signifie comprendre ? Cà signifie
prendre avec, il y a quelque chose à saisir avec le texte, quelque chose
contenu dans le texte qu'ils ne peuvent saisir, quelque chose qui les saisit.
Le groupe Lecture(s) propose le
maintien des systèmes traces durables et actualisation. Il est la manifestation
d'une exigence, exigence humaine fondamentale, qui fait qu'entre le Signifiant
et le signifié existe un certain rapport de tension, que si on écrit une barre
entre le Signifiant et le signifié, c'est pour expliquer, mais qu'il n'y a rien
à comprendre à cette barre.
S'il n'y a plus de lecture, il
n'y a plus de barre, il n'y a plus rien pour expliquer. Le groupe Lecture(s),
c'est pour expliquer. On n'explique que dans le cadre d'une relation.
3-C : Même quand tout
s'est effondré, la lecture donne du grain à moudre au processus de
reconstruction
Si, selon Alain Gibeault, le
langage et la pensée concrète du psychotique sont altérées c'est à cause d'un
surinvestissement du langage. Du point de vue de la relation entre langage et
réalité, la pensée psychotique est une pensée abstraite.
L'utilisation défensive des
pertes de limites du moi conduit à des "équations symboliques" (Hanna
Segal) à des "désymbolisations" des significations métaphoriques
(H.Searles) où le symbole est identifié avec ce qu'il symbolise, sans
possibilité de reconnaître ni d'admettre les qualités propres et les
différences du substitut. La pensée concrète des schizophrènes tend à imposer
l'illusion que le langage est à jamais coupé de l'Etre alors que le signe n'a
de sens que dans une préaffirmation de l'Etre sur laquelle il se fonde.
La psychose, écrit Gibeault,
"témoigne en effet d'un échec dans le processus de
contre-investissement de la satisfaction hallucinatoire du désir qui permet le
fonctionnement du Pcs: d'où le surinvestissement de l'objet, son
désinvestissement, et le surinvestissement défensif du langage, qui représente
selon Freud une tentative de guérison ou de restitution, permettant de
récupérer les objets perdus" (377). Gibeault note que la
clinique tendrait à montrer que les objets ne sont nullement désinvestis, au
contraire. Le surinvestissement du langage viendrait donc moins d'un
désinvestissement de l'objet que dans la continuité de cet investissement:
"Le surinvestissement des mots est aussi intense que le
surinvestissement de l'objet ... contre
lequel le psychotique cherche à se protéger justement par cet investissement
massif du langage, dont le contenu latent a disparu de la figuration
préconsciente. Tout ce qui est relatif à l'objet interne et au sujet lui-même
se trouve en effet effacé au profit des mots, qui ont perdu leur valeur de
contre-investissement et ont repris au contraire la même valeur
d'investissement de l'objet. C'est ce qui explique que les mots demeurent une
source d'excitation très importante, mais moindre que l'objet lui-même, car
ainsi toute figuration de l'objet est effacée". (378)
En raison de l'investissement
massif de l'objet, il n'y aurait pas de transaction possible au niveau du
préconscient, qui permettrait que le représentant externe de l'objet interne ne
soit pas la même source d'excitation que l'objet: d'où le déplacement de
l'investissement sur les mots qui devraient effacer la figuration de l'objet
interne projeté sur les représentants externes de ces objets. D'où aussi la
discontinuité et la rupture seulement apparente entre les mots et les choses,
qui révèlent au contraire une même continuité dans l'intensité de
l'investissement. Là est l'enjeu de la disparition de l'écriture, avec la
disparition de l'écriture tout disparaîtrait, et le mot et la chose. En
permettant le maintien des deux systèmes la lecture évite la prolifération
délirante et la chute dans le vide interstellaire.
Alain Gibeault remarque que
Freud dans le "Complément métapsychologique à la théorie du rêve"
suggère que dans le travail de restitution visant à retrouver le chemin des objets
perdus les hallucinations succéderaient aux modifications du langage, le
surinvestissement des représentations de chose prendrait le relais du
surinvestissement des représentations de mot. L'hallucination vient ici se
substituer et pallier l'échec dans l'introjection de la satisfaction
hallucinatoire du désir et témoigne d'un vécu extérieur qui ne serait plus
alors que projection sans travail d'introjection. Altérations du langage et
hallucinations seraient ainsi autant de processus de restitution visant à
retrouver la voie des objets perdus et accompagnant la reconstruction délirante
du monde. La finalité de ces modalités défensives serait alors de constituer un
écran de représentation, de mots et/ou de choses, visant à juguler l'angoisse
psychotique comme menace d'intrusion et d'englobement réciproques, et à
protéger le sujet de l'effraction perceptive de l'objet.
Gibeault se demande si le
surinvestissement des mots suffit à expliquer le délire, il se demande,
toujours en se référant à Freud s'il ne faudrait pas plutôt s'intéresser à
l'hallucination négative qui serait alors la manifestation de la perte du
pouvoir de représentation et la pure émergence de l'affect de terreur,
renvoyant ainsi au retrait de l'investissement inconscient de l'objet, qui
entraînerait en même temps un retrait de l'investissement du sujet à lui-même,
un déni du sujet par rapport à son corps et à lui-même.
De ce point de vue,
l'hallucination négative serait corrélative de la constante tentative d'effacer
toute figuration de l'objet interne par l'effacement du sujet à lui-même : dans
le travail restitutif caractéristique de la psychose, d'abord au niveau du
langage (surinvestissement des représentations de mot), puis au niveau de la
perception (surinvestissement des représentations de chose ou hallucination
positive), l'hallucination négative rappellerait que la valeur excitante de
l'objet interne entraîne un processus de refoulement du "moi
refoulant" lui-même, et qu'elle exige un travail de représentation pour que
sujet et objet puissent exister à nouveau.
Nous pourrions parvenus à ce
point reprendre ce qu'écrivait de Clérambault à propos de l'automatisme mental.
Si le délire proprement dit n'est que
la réaction obligatoire d'un intellect raisonnant et souvent intact, aux phénomènes
qui sortent de son inconscient, c'est la personnalité préexistante qui va
déterminer le contenu conscient du délire en réaction à l'automatisme mental,
pur produit de l'inconscient. Si celui-ci s'exprime toujours de la même manière
et si on retrouve toujours chez tous les malades le même syndrome, plus ou
moins complet, la psychose que son émergence va faire naître va dépendre, elle,
de la personnalité du sujet, de son âge, de son histoire antérieure, du
matériel tiré de la culture de son temps, bref, de tous les acquis dont il
dispose pour "expliquer" les phénomènes qu'il ressent. Le sujet doit
donc, en quelque sorte, "lire" ces phénomènes. Il peut d'autant
"mieux" le faire que ses acquis culturels vont lui donner du grain à
moudre.
Sans cette capacité
"lectrice", Schreber n'aurait certainement pas écrit, c'eut été
dommage et pour la psychanalyse et pour Schreber. Que reste-t-il, aujourd'hui,
des écrits du père de Schreber ? Un signifiant ? Les Schrebergarten ? Les écrits du fils, édités, réédités, cités
et commentés par des générations d'analystes ont infiniment plus fait pour la
compréhension des psychoses et pour la culture que les livres du père.
Lorsque de Clérambault,
décrivant les psychoses à base d'automatisme, évoque les phénomènes d'interférence,
il note qu'ils s'observent dans la pensée normale. Ces phénomènes s'exagèrent
dans le pensée subnormale, mais se multiplient, s'amplifient, s'intensifient
dans la pensée pathologique jusqu'à prendre le pas sur la pensée consciente.
D'un point de vue descriptif, la différence entre le normal et le pathologique
ne réside que dans le triomphe de l'accessoire sur l'essentiel. Il en est ainsi
pour les "Mots Jaculatoires Fortuits". " Il s'agit là,
écrit de Clérambault, de l'évocation et projection de mots dénués de sens
par un surinflux transitoire émotionnel. Que dans le cours d'une rêverie le
hasard des souvenirs ou des perceptions amène à notre esprit un souvenir, et
que ce souvenir réveille en nous une contrariété, surtout dans le cas où nous
lutterons contre ce souvenir, des mots seront articulés par nous avec force,
presque à mi-voix; nous mêmes nous n'en prendrons conscience qu'auditivement,
et par une perception tardive de l'effort d'articulation.
Que seront ces mots ? Des mots
lus quelques minutes avant, sur un journal ou une enseigne, et lus avec
indifférence, peut-être même inconsciemment, et qu'un courant émotionnel, par
dérivation imprévue, a tonifiés. Peu importe que la cause du frayage inconnu
les ayant fait bénéficier d'un surinflux soit leur récence, et que le surinflux
soit de nature affective: il reste ceci, que les mots ont été renforcés par une
cause autre que rationnelle, et éjectées avant contrôle " (379).
S'il n'importait pas à de Clérambault
que les causes de ce frayage soient la récence de ces mots, leur charge
affective, il n'en va pas de même pour nous. Ce qu'il nomme une irritation
occulte produisant par diffusion, en lieu indu, une suscitation illogique nous
paraît en partie décrire la réaction de Nestor à la lecture de "Quand
j'avais cinq ans je m'ai tué".
De Clérambault note que toute
émotion, et spécialement les émotions pénibles, fait pulluler les
hallucinations auditives, il note également que l'écho de la lecture ou de
l'écriture (avec les commentaires connexes) augmente parallèlement à l'effort
d'attention.
De Clérambault insiste sur
l'incomplétude des diverses hallucinations visuelles, cette incomplétude
viendrait d'une mise en jeu non complète des stades multiples du circuit
correspondant soit à une perception normale, soit à un souvenir normal, soit à
une représentation normale. "Quand par exemple, une incitation, au lieu
d'aborder un circuit par son début, ou par des stades déterminés de son
parcours, porte d'emblée sur une portion intermédiaire, il est possible que la
sensation éprouvée n'ait pas les qualités normales d'une perception, d'une
représentation ou d'un souvenir". (380)
Ces hallucinations, images
incomplètes de la chose sont le fruit du travail de représentation qui
permettrait au sujet et à l'objet d'exister de nouveau.
Pour rendre compte de ce
nouveau sujet, de Clérambault emploie le terme de "Personnalité
seconde" qui n'est, précise-t'il, qu'une métaphore.
La personnalité première n'est
jamais détruite, mais seulement diminuée, elle survit au minimum dans certains
rendements intellectuels et dans certains rapports affectifs. Elle resurgit
sous l'influence temporaire de voyages, émotions, maladies.
La personnalité première exerce
sa sagacité sur les données fournies par la personnalité seconde, elle continue
et perfectionne la systématisation.
Cette systématisation dépend de
la forme du caractère de l'individu mais aussi de la qualité de son
intelligence. Que les préoccupations anciennes et les souvenirs du malade
soient réveillés par la psychose, n'a qu'un intérêt littéraire pour de
Clérambault. "Nul ne peut délirer à vide: nul ne délire qu'avec son
trésor de souvenirs, et ce trésor chez chacun de nous est polymorphe"
(381). Il importe de dégager, poursuit-il que ce n'est pas une part essentielle
de la personnalité prime qui reste dans l'ombre.
En fait la psychanalyse nous
montre à nous que chez le sujet normal, c'est la part essentielle du sujet qui
reste dans l'ombre.
Entre d'une part, les données
exploitées de l'ancienne personnalité (souvenirs, notions, pensées, tendances),
et d'autre part leur exploitation, tout un processus s'interpose. Processus
Amplificateur, Sélecteur et Déformateur. Le Processus Interposé travaille par
actions électives. Les hallucinations
ont pour cause des affinités imperceptibles entre certaines formes
chimiques et certaines textures cellulaires. Il suffirait de remplacer toxique
par signifiant pour que le texte de de Clérambault résonne d'une façon très
moderne.
Pour en revenir à ce qui nous
préoccupe, le texte lu qui déclenche la reviviscence de l'affect va être
travaillé par le processus interposé, il va être amplifié, sélectionné et
déformé, il va fournir ainsi un matériau culturel susceptible d'aider au
réinvestissement et du sujet et de l'objet. La lecture proposerait donc une
forme de "prêt-à-penser" qui permettrait au sujet de continuer à
donner un sens au monde perturbé dans lequel il vit. Ce prêt-à-penser n'est en
rien un phénomène automatique, il est sous la dépendance de la personnalité
prime auquel il fournirait un moyen de penser l'impensable.
Lacan qui a reconnu en De
Clérambault son seul maître, nous rappelle que "la folie est vécue,
toute dans le registre du sens ... Le phénomène de la folie n'est pas séparable
du problème de la signification pour l'être en général, c'est-à-dire du langage
pour l'homme" (382).
Ainsi tous les phénomènes de la
psychose, quels qu'ils soient avec quelque étrangeté qu'ils soient vécus par le
sujet le visent personnellement: "ils le dédoublent, lui répondent, lui
font écho, lisent en lui, comme il les identifie, les interroge, les provoque
et les déchiffre. Et quand tout moyen de les exprimer vient à lui manquer, sa
perplexité nous manifeste encore en lui une béance interrogative"
(383).
C'est la nature même du
signifiant qui dans la psychose fait l'objet de la communication. C'est ainsi
que les phénomènes de sens, vont chez Schreber se répartir entre des phénomènes
de message et des phénomènes de code. La langue fondamentale de Schreber lui
apprend, lui enseigne, comment on fait, de quoi est composé le signifiant
nouveau qui vient au monde pour le reconstruire.
"Nous nous trouvons ici
en présence de ces phénomènes que l'on a appelés à tort intuitifs,... Il s'agit
en fait d'un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude ...
prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d'abord à la
place de la signification elle-même" ( 384).
Se noue donc là, d'une façon
nouvelle, ce que Eric Laurent nomme "le vide énigmatique de la
signification, à sa reprise à la puissance seconde que donne la certitude".
(385) d'abord, élision et vide puis certitude; plus le vide est vide plus la
certitude est grande. Les interprétations, les hallucinations, les intuitions,
les tensions, les suspens, cette chaîne se trouve subsister dans une altérité
par rapport au sujet, aussi radicale que celle des hiéroglyphes encore
indéchiffrables dans la solitude du désert. "La présentation du délire
lui-même et de son expérience sera celle d'un déchiffrement de ces hiéroglyphes
dans l'effort de réplique que va donner le sujet à la production de ces
significations nouvelles" (386).
Le message ne provient pas d'un
sujet au delà du langage, mais d'une parole au-delà du sujet.
Dans le séminaire III Lacan
affirme que le délire n'est pas l'explication d'une expérience primitive. Les
phénomènes élémentaires ont déjà la structure du délire et le délire a
exactement la même structure que les phénomènes élémentaires.
Si phénomènes élémentaires et délire ont une structure similaire, et si
cette structure est toute entière contenue dans le langage, si le processus
interposé décrit par De Clérambault, est selon la lecture lacanienne tout
entier marqué par le langage, si néologismes, glossolalies et langages délirants
sont des constructions métaphoriques et métonymiques la psychose devient la
tentative de déchiffrer l'indéchiffrable, de donner du sens à ce qui, du fait
de la forclusion, ne peut pas avoir de sens.
Le sujet est alors confronté à
une entreprise désespérée: penser l'impensable avec cela même qui produit,
organise cet impensable.
Proposer à un sujet de
participer au groupe Lecture(s) revient de ce point de vue à traiter le mal par
le mal.
Alles Unsinn aufhebt, là est
peut-être l'apport essentiel de Schreber, tout non-sens s'annule. Ainsi que le
note Eric Laurent "alles Unsinn aufhebt, voilà l'expérience énigmatique
centrale de schreber, soit le Unsinn avec lequel il s'affronte. C'est cela même
qui peut venir à s'abolir dans l'expérience de construction de son délire,
construction qui doit tout à la lettre, à l'écriture et si peu à la parole.
C'est la construction qui s'efforce d'être à lui-même sa propre référence... Le
travail délirant se concevrait ainsi : construire la lettre à l'aide de la lettre
jusqu'à ce qu'elle puisse abolir le symbole et ainsi l'élever à une puissance
seconde. C'est ce qui rendra sa coexistence compatible avec l'absence de
support, non pas d'un discours établi, mais d'aucun Nom-du-Père établi"
(387).
Le groupe Lecture(s) pourrait
se définir comme une forme de traitement homéopathique. Il permettrait de
maintenir une certaine distance à l'égard de l'impossible à supporter en
fabriquant les opérateurs qui font défaut dans la langue du sujet.
Quatre cas exposés en février
1993 dans "La cause freudienne" évoquent l'importance de l'écriture
et de la lecture dans le traitement des psychotiques.
Eric Laurent note que l'un met
au point une forme d'énonciation liée à une tournure écrite qui s'introduit
dans la parole, un autre dans une métonymie délirante, cherche par la
comptabilité .... l'écriture idéale qui doit couvrir la fraude. Un autre encore passe par un récit
"montré" au psychanalyste pour redonner à sa vie la cohérence et
l'ordre qui lui permettent de soutenir l'existence nouvelle qu'il revendique.
CONCLUSION
Il n'y a plus de pré à
Saint-Germain-des-Prés, il n'y a plus de groupe Lecture(s) à l'Hôpital de Jour
Saint-Eloi.
Le lecteur s'étonnera,
ricanera, s'énervera. Le fait est là, depuis Juin 1993, il n'y a plus de groupe
Lecture(s).
Comment pourrions nous créer
des groupes de bibliothérapie si ceux-là même qui s'en font les chantres
renoncent ?
Un groupe tel que celui que
nous avions créé ne peut pas fonctionner sans passion. Si François,
Marie-Claude, Elisabeth étaient des lecteurs militants, Brigitte et Aline
l'étaient un peu moins.
Nous avons vu ensemble que
refuser sa prime d'auto-érotisme enlevait au récit beaucoup de son efficacité.
Lorsque Brigitte a quitté l'hôpital
de Jour pour exercer comme psychologue, lorsqu'Aline a quitté l'hôpital de jour
pour devenir ... institutrice, aucun soignant n'a souhaité prendre le relais.
La lecture, et notamment la lecture à haute voix n'inspirait, ne titillait
aucun soignant.
Précisons également, qu'après
avoir rédigé mon mémoire de maîtrise, l'avoir soutenu, j'aspirais à souffler, à
prendre un peu de distance avec une activité qui m'avait mobilisé pendant
quatre ans (sur le plan de l'animation) et pendant près de deux ans pour la
rédaction du mémoire. Je n'ai certainement pas déployé toute l'énergie, ni
toute la séduction nécessaires.
Précisons également que les
contraintes d'effectif se font sentir à l'hôpital de jour comme ailleurs.
Brigitte n'a été remplacé que six mois après son départ, Aline n'a jamais été
remplacée.
Faut-il baisser les bras et se
dire que tout cela n'a servi à rien qu'à rédiger un mémoire et un livre ?
Non, bien sûr.
Les tribulations des patients
dans ce groupe ont contribué à leur sortie, à leur permettre de mieux
comprendre ce qui les habitaient. Certains ont commencé des psychothérapies
individuelles. D'autres continuent de lire. Amandine, George et leurs amies se
réunissent toujours régulièrement autour d'un livre. D'autres patients ont
investi le nouveau groupe issu du groupe Lecture(s) et de la réflexion menée
autour de cette activité.
Les groupes ne naissent pas et
ne disparaissent pas par hasard. Ils sont le fruit d'une évolution
institutionnelle. Nous avons vu comment le projet "conte" avait induit
la création du groupe Lecture(s). Le groupe Lecture(s) (et l'expérience acquise
autour de ce groupe) a donné naissance à deux nouveaux groupes : le groupe
"Poésie" et le groupe "Espace/temps".
Nous avons noté dans la partie
intitulée "le passage de l'oralité diseuse à l'oralité mangeuse"
qu'on se disposait au marquage du corps par des bouts de texte par une lecture
lente, comme tâtonnante et qui s'arrête là où l'on goûte. La diminution de la
quantité lue est nécessaire à l'intensification de ces marquages. Nous avons vu
également que de tous les genres, la poésie semblait être celui où l'absence de
métaphorisation semblait être le plus préjudiciable. La poésie ressemblait à un
genre brûlant. Le groupe "Poésie" est né de ces différents constats
et de la disparition du groupe "Journal". Il est centré sur la
lecture de poèmes et sur l'écriture de textes à partir d'un vers du poème lu.
Le groupe
"Espace/temps", création plus originale s'adresse à des patients plus
régressés. Il marque le retour à l'idée de conte.
J'ai quitté l'hôpital de jour
en octobre 1994 pour occuper un poste d'infirmier "clinicien" (les
guillemets sont importants) défini par un mi-temps consacré à la recherche en
soins infirmiers et un mi-temps consacré à la création d'activités de réinsertion
et de resocialisation.
Parmi ces activités de
réinsertion et de resocialisation existe un groupe nommé "Quoi de neuf
dans le monde cette semaine ?". Ce groupe qui se propose de faire le point
sur l'actualité hebdomadaire repose sur la lecture des quotidiens.
Le groupe Lecture(s) a donc une
postérité.
Nous avons effectué un long
parcours en cherchant quelques éléments de réponses à des interrogations
théoriques et pratiques auxquelles nous sommes confrontés dans notre travail
avec des sujets psychotiques.
La mobilisation des patients au
groupe Lecture(s) ayant dépassé nos espérances, nous avons cherché à comprendre
pourquoi et comment des sujets psychotiques pouvaient investir cette médiation.
Nous avions posé en hypothèse
que l'augmentation du rythme de lecture constatée à l'hôpital de jour St-Eloi
était un effet indirect de la confrontation de patients psychotiques à l'écrit
que cette médiation organise.
Dans ce cadre défini, grâce à
la lecture à voix haute de textes littéraires, ces patients passaient d'une
réception passive à une lecture active qui les amenait à jouer avec le texte.
Ce jeu loin d'être gratuit, affirme la possibilité d'un sens : sens des mots
lus ou entendus, sens des situations décrites mais aussi et surtout sens à
retrouver de sa propre vie.
Dans le cadre structurant qui
est le sien, en intégrant trois dimensions : une dimension culturelle, une
dimension intrapsychique et une dimension intersubjective, le groupe Lecture(s)
propose le récit d'un dérèglement et une réponse à ce dérèglement. Il réduit la
tension interne en proposant une mise en forme de ce qui inquiète. Il propose
d'abord un espace tranquille, espace matérialisé par la voix des soignants
raconteurs et lieurs d'histoire. L'histoire contée ne comble alors pas
seulement une absence, celle de la mère et celle du monde, elle fonctionne
comme un organisateur secondaire de l'espace corporel menacé dans ses limites
lorsque l'individu vient au groupe, elle prélude même à l'endormissement. Le
récit, à l'instar du conte, remplit alors une fonction conteneur, c'est-à-dire
une fonction de transformation des affects ou des objets non pensés, parce que
destructeurs du penser lui-même, en représentations tolérables, et en
représentations capables d'engendrer des représentations. Dans un second temps,
le patient peut à son tour investir le texte comme espace potentiel et devenir
Lecteur, c'est-à-dire jouer avec le
texte, se l'attribuer. C'est dans ce mouvement de va-et-vient entre
dedans/dehors illusion/désillusion qu'il va pouvoir remettre en route ses
processus de symbolisation.
Le patient va pouvoir par la
lecture entrevoir une trace de la chose; grâce à la tension entre signifiant et
signifié provoquée par la lecture, des liens vont être renoués, des souvenirs
redécouverts, des affects en partie assumés. Les patients vont pouvoir utiliser
les matériaux des récits pour créer, pour jouer, pour exprimer une part
d'eux-mêmes.
Quel que soit son intérêt, le
groupe Lecture(s), à lui seul ne pourrait provoquer ces changements. Il
n'est thérapeutique que de se référer à une institution de soin et à son projet
thérapeutique.
Nous avons au cours de ce
mémoire usé et peut-être abusé des théories lacaniennes, cela ne signifie en
aucun cas que nous adhérons à l'ensemble de la pensée lacanienne, il nous a
semblé impossible de réfléchir sur le langage et sur la psychose sans y faire
référence. Quels que soient ses excès et son opacité, elle n'en constitue pas
moins un modèle explicatif particulièrement opérant quant à notre objet
d'étude. Nous considérons qu'il existe d'autres théories, également opérantes,
c'est ainsi que nous nous sommes référés à Didier Anzieux et à Donald
Winnicott. Si ce mémoire avait porté sur le modelage, nous nous serions appuyé
sur Gisela Pankow, ou sur Gillibert si le thème en avait été le théâtre. On ne
peut être infirmier qu'en étant ouvert.
Difficile de conclure alors que
tant de questions restent posées, difficile de conclure alors que d'une
certaine façon tout commence.
Le groupe Lecture(s) aurait-il
été ce qu’il a été sans l'idée du mémoire de maîtrise ? Cette réflexion n'a t'elle pas été un
facteur de dynamisation du groupe Lecture(s) ? Ainsi que l'écrit Jacques
Hochmann : "Il est préférable que s'intercale entre les soignants et
les patients psychotiques un filtre pare-excitant, une théorie qui est
l'objet d'investissement privilégié et la source de plaisir principal du
soignant au travail" (388). Ce mémoire n'a t'il pas fonctionné comme
filtre ? Filtre pour l'auteur de ce travail mais aussi filtre chez les
soignants co-animateurs du groupe. Qu'est devenu le groupe Lecture(s) sans
cette "rêverie bonifiante" ?
Elaborer, écrire à partir de la
lecture d'un groupe de patients psychotiques çà n'est pas rien. Jean-Pierre
Adjedj note que la rencontre de Lacan avec Marguerite Anzieux est un moment
fondateur pour lui. "Dans sa tâche de secrétaire auprès de celle-ci, il
s'offre comme lieu de transcription de lettres, et produit du signifiant de
transfert "Aimée" (389). Toute proportion gardée, n'est-ce pas ce
que nous avons fait en nommant nos Marguerite : Virginie, Sylvie, Geoffroy,
Patrick, Olivia, Alicia, Amandine ? Ne nous sommes nous pas fait le secrétaire
du groupe? Tous ces prénoms, toutes les modifications apportées aux histoires
réelles, toute cette réécriture ne sont-ils pas des signifiants de transfert ?
Par ce mémoire, ce qui n'était
que lecture de textes littéraires défini au sein d'un cadre thérapeutique ne
devient-il pas écriture, et par là-même à lire ? Est-ce qu'ainsi ne s'organise
pas un changement de position au sein du symbolique ? Ce qui est à lire,
maintenant, c'est une certaine écriture du fonctionnement du groupe Lecture(s)
lui-même. De ces trois ans de fonctionnement, de ces lectures en commun, de ces
échanges de groupe est née une oeuvre, au sens où Maurice Blanchot l'entend dans "L'espace littéraire".
Quel en a été l'effet sur le groupe Lecture(s) ?
Cette question paraît d'autant
plus pertinente aujourd'hui que le groupe n'existe plus, que ce livre en est en
quelque sorte la mémoire, la trace.
Qu'était-ce donc que ce groupe
Lecture(s) ? Une psychothérapie, une art-thérapie, une sociothérapie ?
Le vague des définitions rend
la réponse à cette question particulièrement difficile.
Il est probable que le travail
d'élaboration du mémoire effectué quasi parallèlement à l'animation du groupe,
sous la direction de Jocelyne Bernard (qui n'était mêlée en rien à la vie
institutionnelle), la participation à une réflexion institutionnelle faite de
flashs quotidiens et de synthèses hebdomadaires permettraient de considérer le
groupe Lecture(s) comme un groupe psychothérapique. Nous ne pensons pas qu'il
faille franchir le pas. Le terme de psychothérapie doit être utilisé dans le
sens où l'emploie Bergeret. La multiplication de psychothérapies, certaines
plus ou moins farfelues, rarement évaluées n'apporte rien ni aux usagers, ni à
la clinique.
Il serait possible de
considérer ce groupe comme une activité art-thérapique. Pourquoi pas ? Tout
dépend de la place accordé au lecteur. Si nous considérons que lire un texte à
haute voix est un acte créatif, alors oui le groupe Lecture(s) est
art-thérapique. Il le serait d'autant plus qu'il visait comme tous les groupes
à l'hôpital de jour à inciter les patients à effectuer une psychothérapie personnelle.
Nous ne l'avons pas mentionné car il n'y avait là rien de spécifique.
Nous considérons ce groupe,
dans des conditions normales d'animation, comme une activité sociothérapique
dans l'acception la plus exigeante du terme sociothérapie. Il s'inscrit donc
dans le cadre du rôle propre infirmier.
En animant le groupe
Lecture(s), en rédigeant mémoire et livre, en utilisant les concepts
analytiques, sommes-nous restés dans notre rôle infirmier ?
La réponse nous paraît
évidente.
Les difficultés rencontrées
lors de l'écriture du mémoire, les difficultés à conceptualiser, à s'autoriser
à le faire, à s'autoriser à écrire, les feuilles raturées, déchirées, les coups
de colère, les accès de désespoir, tout cela renvoie aux difficultés d'écriture
propres aux infirmiers.
Ecrire avec la sensation qu'on
ne s'en remettra pas, qu'on va en crever, qu'on est en train de se fabriquer un
cancer, écrire contre la mort qu'on sent présente au dessus de son épaule à
lire ce qui s'écrit, tout cela appartient à la culture infirmière.
Combien de divorces et de
séparations, combien de dépressions, combien de naissances ponctuent ces
tentatives d'écriture infirmière ? Combien de mémoires avortés ? Combien
d'écrits sur le R.M.I., sur l'identité infirmière, sur le théâtre, sur la clinique
ne verront jamais le jour ? Jean-Yves Audigout et Dominique Letourneau
coordinateurs de la Maîtrise de Santé Mentale, organisée par l'Université Paris
Val de Marne en savent quelque chose.
Et pourtant.
Ecrire. Ecrire parce que c'est
plus important que soi, écrire parce que c'est encore ce que l'homme a trouvé
de plus efficace contre la mort, écrire parce que c'est la seule façon de
transmettre. Ecrire parce qu'aussi longtemps que nous n'écrirons pas, seuls les
écrits anglo-saxons auront droit de cité. Ecrire pour montrer qu'il est
possible de soigner, et de bien soigner dans la lettre comme dans l'esprit sans
se référer aux diagnostics infirmiers.
Ecrire pour penser, écrire pour
panser ce qui doit l'être.
Ecrire pour montrer que la
psychiatrie est une discipline différente, que l'infirmier de secteur
psychiatrique n'est pas qu'un gardien aux muscles saillants, que c'est un
professionnel qui réfléchit et invente des solutions sans cesse renouvelées aux
problèmes rencontrées par les patients.
Ecrire parce qu'espèce
disparue, il ne nous reste que cela.
Ecrire pour montrer que la
folie n'existe pas, que la psychose est une expérience singulière, une façon
d'affronter la réalité qui est parfois débordée tout comme la façon névrotique
d'affronter une certaine réalité peut l'être.
Ecrire pour porter la parole de
ces sujets rendus trop souvent muets par des traitements insuffisamment
adaptés, par des soignants soucieux de les ranger dans une petite case, où ils
seront homogènes, bénéficieront de la prise en charge prévue, par notre
incapacité à les écouter, à écouter ce qu'ils ont à nous dire et qui nous
concerne directement.
Ecrire pour que d'autres
puissent lire.
Conclure, c'est peut-être faire
retour dans l'espace de l'écriture pour une mise à distance (une désillusion ?)
qui dans l'espace clinique inaugure le temps de compréhension : le temps du
regard, du silence et de l'écoute.
Et que naissent d'autres
groupes de bibliothérapie, avec des soignants militants, dans des institutions
propices, avec des cadres structurés, que se construisent d'autres histoires,
que se lisent d'autres livres. Que des groupes se créent en dehors même de tout
lieu de soins, autour des bibliothèques, des Maisons pour tous et que certains
futurs ex-patients puissent trouver là une affiliation, une insertion. Que
d'autres patients découvrent les trésors contenus dans les livres, que nous
puissions tous lire...pour l'émerveillement.
Que cet ouvrage soit pillé,
critiqué, digéré, dépassé. Il aura atteint son but.
Bibliographie :
301- WINNICOTT (D.W), Jeu
et réalité. L'espace potentiel.NRF,Connaissance de l'inconscient,Gallimard,
trad. MONOD (C), PONTALIS (J.B),, Paris 1975.212 pages.
302- Ibid.,p.3.
303- Ibid.,p. 137.
304- Ibid.,p.139.
305- WINNICOTT (D.W), La localisation de
l'expérience culturelle, in Effets et formes de l'illusion, Nouvelle Revue
de psychanalyse,N° 4 Automne 1971.,pp. 15-23,p. 19.
306-Ibid.,p. 18.
307- Ibid.,p. 20.
308- GORI (R),
Entre cri et langage : l'acte de parole, in Psychanalyse et langage, Paris
Dunod 1977.pp. 70-103, p.90-91.
309- HOCHMANN (J), "Raconte-moi
encore une histoire" le moment du conte dans une relation thérapeutique
avec l'enfant, in Contes et divans, Dunod Paris 1989,pp.57-80,p.60.
310- Ibid.,p. 60.
311- Ibid.,p. 60.
312-Ibid.,p.61.
313- Ibid.,p.62.
314- Ibid.,p.62.
315- Ibid.,p.61.
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317- Ibid.,p.64.
318- ROBERT (M), Roman
des origines et origines du roman, Gallimard tel, Paris 1972, 364
pages,p.63.
319- Ibid.,p.63.
320- HOCHMANN (J), "Raconte-moi
encore une histoire", op.cit.,p.65.
321- Ibid.,p.65.
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323- Ibid.,p.65.
324- GUERIN (C), Une fonction du conte: un conteneur potentiel,
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325- BION (W.R), Aux
sources de l'expérience, Paris PUF 1979,p.111.
326- BION (W.R), Eléments
de psychanalyse, Paris PUF 1979,p.12.
327- GUERIN (C), Une
fonction du conte: un conteneur potentiel, op.cit.,p.83.
328- KAES (R),
Introduction à l'analyse transitionnelle, in Crise, rupture et dépassement,
Paris Dunod,pp.1-81,p.63.
329- WINNICOTT (D.W), Jeu
et réalité, op.cit., p.8-9.
330- GORI (R), Entre
cri et langage: l'acte de parole, op.cit.,p.83-84.
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332- WINNICOTT (D.W), La
localisation de l'expérience culturelle, op.cit.,p.20.
333- WINNICOTT (D.W), Objets
et phénomènes transitionnels, op.cit.,p. 181.
334- Ibid.,p.181.
335- WINNICOTT (D.W), Théorie
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336- WINNICOTT (D.W), Jouer-L'activité
créative et la quête du soi, in "Jeu et réalité", op.cit.,p. 60
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340- WINNICOTT (D.W), La
créativité et ses origines, op.cit.,p.96.
341- PICARD (M), La
lecture comme jeu, Editions de minuit, Paris 1986.320 pages.
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345- WINNICOTT (D.W), Objets
transitionnels et phénomènes transitionnels, op.cit.,p.179.
346- WINNICOTT (D.W), Psychose
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350- GORI (R), Entre
cri et langage: l'acte de parole, op.cit.,p.83.
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355- FREUD (S), Le
Moi et le Cà, in Essais de psychanalyse, Payot, trad. Jankélévitch,Paris
1977,pp. 177-234,p.187.
356- Ibid.,p.188.
357- Ibid.,p.188..
358- Ibid.,p.188.
359- LAPLANCHE
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363- Ibid.,p.188.
364- ASSOUN (P.L), Eléments
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psychanalyse,N°37,op.cit.,pp.129-149,p.129.
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366- FREUD (S), Le
Moi et le Cà, op.cit.,p.189.
367- ASSOUN (P.L), Eléments
d'une métapsychologie du "lire",op.cit.,p.130.
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372- ASSOUN (P.L), Eléments
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373- Ibid.,p.131.
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375- Ibid.,p.131.
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partagée et traitement des psychotiques, in Revue Française de
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383- Ibid., p.165.
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388- HOCHMANN (J),
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