Chapitre V
Quel cadre de soin pour le groupe Lecture(s) ?
Nous commencerons par présenter l'institution, sa place dans le dispositif de soin, son organisation et quelques éléments de son histoire qui montrent que le groupe Lecture(s) s'inscrit dans l'histoire institutionnelle et dans le projet de soin. Nous poursuivrons ce cinquième chapitre en exposant le cadre propre de l'activité: les soignants, le cadre spatio-temporel, le déroulement d'une séance et les patients. Nous ferons ensuite le point sur le groupe Lecture(s) en adoptant le point de vue de la Démarche de soins et des diagnostics infirmiers.
1-L'institution
1-A : Présentation générale
L'hôpital de jour Saint-Eloi est régi par la circulaire du 15 mars 1960, la circulaire N° 443 du 16 mars 1972, l'arrêté du 14 mars 1986 (relatif aux équipements et services de lutte contre les maladies mentales) et par la circulaire du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale.
C'est un établissement de soins situé au coeur du XII ème arrondissement dans le centre social Saint-Eloi. Il est ouvert de 9 heures à 17 heures, fermé week-end et jours fériés. Il dépend du XIV ème secteur de Paris. Ce secteur, rattaché au C.H.S Esquirol, est partagé entre deux lieux : quatre unités d'hospitalisations, au C.H.S et le centre social qui comprend un CMP, un CATEB, un CATTP et l'hôpital de jour.
L'hôpital de jour est constitué d'une équipe pluridisciplinaire qui comprend deux praticiens hospitaliers (dont un présent depuis la fondation), une psychologue, une musicothérapeute, une animatrice, un psychomotricien, un ergothérapeute, un cadre infirmier, sept infirmiers, une assistante sociale et deux ASH. L'équipe est formée de professionnels travaillant à temps plein (les infirmiers et l'ergothérapeute) et de professionnels travaillant à temps partiel.
L'hôpital de jour a une capacité d'accueil reconnue de 40 patients. Ceux-ci sont essentiellement psychotiques (90 % annonce le rapport d'activité 1991). Les patients, des adultes, viennent pour la plupart du secteur, mais la structure de soins accepte également des patients d'autres secteurs (essentiellement du XVème secteur). Quatre patients, hospitalisés de nuit au C.H.S, fréquentent également l'hôpital de jour (on les appelle des patients "à cheval").
L'admission s'effectue à la demande du psychiatre traitant ou du généraliste. Le patient est reçu lors d'un entretien d'admission dont le but est d'évaluer la demande de soins et de poser une sorte de précontrat de soins stipulant durée du séjour, impact psychique recherché et préinscriptions aux groupes fermés.
La plupart des pathologies psychiatriques peuvent bénéficier de l'hôpital de jour, mais il existe des choix préférentiels, à savoir les jeunes psychotiques, les schizophrénies dysthymiques, les psychose maniaco-dépressives, les délires chroniques et parmi les névroses, les hystéries graves, les hystérophobies et les dépressions de toute origine.
Un contrat thérapeutique est élaboré en vue de l'admission, précisant l'impact psycho-dynamique envisagé. L'équipe peut proposer une post-cure, un accueil préventif, un accompagnement de réinsertion professionnelle, l'aménagement d'une aide ponctuelle qui permet de passer un cap difficile sans rupture avec le milieu familial, etc. La liste des indications pourrait être longue, en fait celles-ci sont le plus souvent évaluées au cas par cas, car elles sont également dépendantes de la dynamique institutionnelle du moment. L'essentiel est le moment évolutif de la pathologie dans le contexte duquel s'inscrit le projet.
L'hôpital de jour se veut un lieu de vie transitoire, les durées de séjour y sont fixées en tenant compte de l'histoire de chaque patient et de son aptitude à se situer dans le temps.
A Saint-Eloi sont pratiquées des prises en charge à temps plein ou à temps partiel. Il n'y a pas de psychothérapie individuelle à l'intérieur de la structure, uniquement des psychothérapies de groupe. Chaque patient y vient avec son traitement et un programme d'activités individualisé, structuré selon un emploi du temps, dans la journée ou dans la semaine. Il continue à consulter son psychiatre traitant ou son psychothérapeute, s'il y a lieu, en dehors de l'hôpital de jour. Il s'agit là d'une condition sine qua non. Le psychiatre de l'hôpital de jour ne peut être le psychiatre traitant.
Chimiothérapie, psychothérapie institutionnelle, ateliers d'expression médiatisée par le corps, musique, peinture, poterie, vidéo, etc.. évoquent l'éventail des techniques proposées dans le service. (245)
Le découpage du temps qu'on pourrait trouver par trop contraignant vise "non à colorer le temps mais des temps, et à décloisonner des espaces pour amorcer le mouvement entre le dedans et le dehors" (246). Le but est de permettre au patient de "jouer, rejouer et déjouer ses difficultés intrapsychiques fondamentales entre autres le clivage et le morcellement" (247).
Le travail institutionnel est organisé autour de deux réunions dites institutionnelles le lundi et le vendredi où sont réunis soignants et soignés. Il existe également des réunions de synthèse hebdomadaires qui permettent des réflexions longitudinales sur les patients.
Ces synthèses sont l'occasion d'une mise en commun et d'une confrontation pluridisciplinaires de l'expérience de chacun avec le malade que ce soit en groupe de peinture, en musicothérapie, en lecture ou à l'occasion d'un jeu, d'un accompagnement, etc. Ces synthèses n'offrent pas simplement un prétexte au jeu institutionnel, elles favorisent les rencontres avec les équipes et les médecins qui adressent le patient, elles sont l'occasion d'un bilan, d'une évaluation et éventuellement d'une modification du projet. C'est autour de ces synthèses et des flashs quotidiens que s'élabore la démarche de soins.
1-B : Eléments d'histoire institutionnelle
L'hôpital de jour, ouvert en juin 1977, fut avec le dispensaire la première structure extra-hospitalière ouverte dans le secteur. Le projet de soin a été élaboré progressivement par un petit noyau de soignants comprenant l'interne d'une unité de soins, un cadre-infirmier et trois infirmières.
Pendant près d'un an, elles visitèrent d'autres hôpitaux de jour, réfléchirent, discutèrent, critiquèrent.
Elles partirent du postulat que si les soins dans les pavillons étaient le plus souvent routiniers, chronicisants c'était à cause de l'absence de ponctuation de temps, de l'éloignement du lieu de vie réel, et d'une façon générale du manque de confrontation à la réalité.
Ces soignantes considéraient également que trop peu de choses susceptibles de restaurer leur estime de soi étaient proposées aux patients. Le médecin et le cadre-infirmier pensaient que ce qui était vrai pour les malades l'était également pour les soignants : il fallait responsabiliser les soignants, faire en sorte qu'ils puissent prendre du plaisir à travailler.
Le projet de soin fut donc pour un certain nombre de points un "négatif" du soin tel qu'il se pratiquait, de leur point de vue, au C.H.S.
Le projet s'élabora autour des notions d'espace et de temps. L'hôpital de jour serait un espace thérapeutique plus proche du milieu social habituel des patients, moins connoté négativement, où ils pourraient pratiquer des activités valorisantes (plutôt manuelles) en groupe afin de se resocialiser. Le temps y serait ponctué par le rythme ouverture/fermeture de l'hôpital de jour.
Afin d'éviter la création d'un nouveau type de chronicisation il faudrait travailler la dynamique de l'équipe, combattre le ronronnement, questionner le fonctionnement institutionnel par des synthèses effectuées en présence d'un psychiatre qui apporterait un regard extérieur.
Fonctionnant sur ce modèle, l'hôpital de jour permit un désengorgement des pavillons, il favorisa la prévention de rechutes chez des psychotiques stabilisés, des réhospitalisations purent ainsi être évitées.
Les premières activités proposées aux patients furent des activités manuelles: atelier bois (sculpture, menuiserie, petits objets), émaux à froid, marionnettes, peluche, vannerie, pinces à linge, macramé. Il y eut création d'un groupe de gymnastique, d'un groupe de musicothérapie et de deux groupes de parole.
L'équipe avait fait le choix de ne recruter que des infirmiers de secteur psychiatrique en raison de leur grande polyvalence. Ceux-ci assumaient la préparation et la distribution des médicaments, effectuaient les traitements retard, les prélèvements sanguins, les visites à domicile, les entretiens. Ils pouvaient également animer des activités qui tendaient alors à être essentiellement sociothérapiques. Ces infirmiers surent se former sur le tas, en utilisant leurs hobbys, et en formant les nouveaux arrivants. Au C.H.S, la formation continue était balbutiante à cette époque.
L'équipe s'étoffa progressivement par l'arrivée d'autres professionnels. Au gré des départs et des arrivées, un noyau de soignants se constitua, noyau qui allait connaître une étonnante stabilité.
Il faut noter que les infirmiers du C.H.S ne souhaitant pas travailler en hôpital de jour, il fallut faire un recrutement spécifique. L'offre étant largement supérieure à la demande, l'équipe infirmière resta pratiquement inchangée de 1980 à 1986.
C'est en 1983 que fut créée la première activité centrée sur l'écrit, il y avait eu autour des années 1980 une ébauche de journal mais l'expérience n'avait pas été concluante. L'échec tenait essentiellement au fait qu'il fallait l'écrire, le publier. Il donna prétexte à une sorte de journal parlé qui devint "Tribune Libre".
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des hôpitaux de jour possible quand deux événements se produisirent qui allait ébranler une structure qui commençait à ronronner.
Il y eut d'abord la création du CATEB. L'ouverture de cette nouvelle structure s'étant faite sans création de poste, un infirmier de l'hôpital de jour fut détaché chaque semaine pour y travailler. L'espace même du lieu de soin avait été amputé d'une pièce pour créer la nouvelle structure.
En dehors de la création du CATEB, cela eut pour conséquence de perturber le fonctionnement de l'hôpital de jour. Les infirmiers qui étaient les garants du cadre ne pouvaient plus vraiment l'être. Les circuits d'information s'en retrouvèrent complètement perturbés, les informations passaient d'autant moins qu'il n'y avait pour ainsi dire pas de transmission écrite. Les activités qu'animaient ou que co-animaient les infirmiers fonctionnèrent avec moins de régularité, ce qui entraîna une augmentation de l'absentéisme des patients.
A la même période (seconde catastrophe), l'Infirmière Générale s'intéressa au fonctionnement des hôpitaux de jour et se rendit compte de l'exceptionnelle stabilité de l'effectif infirmier. Elle y vit une manifestation de chronicité. Par ailleurs des infirmiers travaillant à Esquirol demandaient leur affectation en hôpital de jour, elle exigea donc que s'organise une rotation. Les infirmiers de Saint-Eloi devraient retourner à tour de rôle dans les unités de soin. L'équipe réagit très mal, certains firent valoir qu'ils avaient été recrutés spécifiquement pour travailler en hôpital de jour.
Après beaucoup de bruit et de fureur, tout rentra dans l'ordre avec la création d'un septième poste d'infirmier, poste sur lequel je fus nommé. Mais le principe de la rotation était acquis et chaque année l'infirmier le plus ancien céderait sa place. Tout cela laissa des traces et compromit le fonctionnement même de l'hôpital de jour. Chaque nouvel arrivant prendrait la place d'un ancien, contraint de partir; ancien avec lequel chaque membre de l'équipe avait plusieurs années de complicité.
C'était la fin d'un certain mode d'organisation. L'hôpital de jour se présentant comme un "négatif" d'Esquirol, la transmission n'était qu'orale, toute transmission écrite rappelait par trop l'hôpital et ce cahier de rapport tellement chronique. Ainsi chaque fois qu'un ancien partait, c'était un peu de la mémoire institutionnelle qui s'en allait, et le nombre d'anciens diminuant, la mémoire reposait sur un nombre de plus en plus restreint de soignants. L'équipe se divisa entre anciens et nouveaux. Comme seuls partaient les infirmiers cela entraîna également une redistribution des rapports de force au sein de l'institution. Les conflits, les accrochages entre soignants étaient fréquents.
Enfin le CATEB finit par avoir son quota d'infirmiers. L'équipe put alors chercher un mode de fonctionnement plus satisfaisant, en intégrant vraiment les nouveaux arrivants. Ceux-ci avaient dû faire leurs preuves, montrer qu'ils étaient aussi performants que leur prédécesseurs, ce qui leur était impossible, parce que de toute façon "çà fonctionnait mieux avant" !
Il y eut une véritable inflation d'activités manuelles, chacun ayant à coeur de montrer qu'il pouvait créer de ses mains. Il fallait, coûte que coûte, maintenir les choses inchangées, en l'état. Il faut noter une exception: la création du journal; nous reviendrons plus longuement sur cette activité.
Progressivement, l'hôpital de jour était devenu moins dynamique, ce qui paraît logique étant donné les bouleversements qu'avaient connus l'institution.
On se rendit compte après avoir pu réfléchir ensemble, après avoir abordé l'origine des conflits, que cette perte de dynamisme était également dûe à l'alourdissement des pathologies. Les statistiques annuelles montraient qu'il y avait un nombre de plus en plus important de psychotiques hospitalisés: 60 % pendant les cinq premières années, puis 70,80 %.
Cet alourdissement était le revers de l'effet CATEB. Le CATEB, structure neuve, plus dynamique attirait une partie de la clientèle habituelle de l'hôpital de jour (les mères dépressives par exemple).
Il est plus facile de venir en accueil dans une structure légère quand çà ne va pas que de faire, via son psychiatre traitant, une demande d'admission à l'hôpital de jour.
Il est économiquement plus "facile" pour un sujet angoissé, inhibé, apragmatique de venir dans un lieu privilégié quand il le veut, comme il le veut, pour regarder la télévision, pour entendre la comédie du monde, ces échanges qui n'en sont pas forcément, mais qui amènent à faire du bruit avec la bouche que de s'astreindre à parler, à participer à des activités dont certaines peuvent s'avérer anxiogènes.
La demande des patients était différente, celle de l'institution hospitalière également. Grâce au CATEB, certains patients pouvaient sortir d'Esquirol plus précocement, à moindres risques. Avant l'ouverture du CATEB, les médecins hésitaient à proposer l'hôpital de jour à des patients trop délirants, trop dissociés, trop dépressifs. La sortie s'effectuait alors sans filet.
Avec le CATEB, il y a une sécurité supplémentaire : si un patient paraît trop mal, il est facile de l'accompagner au CATEB situé juste au dessous de l'hôpital de jour, pour une nuit ou pour le week-end. Les patients arrivent donc plus tôt, moins autonomes, plus "psychotiques", plus discordants. Certains patients qu'il aurait été impensable d'accueillir à l'hôpital de jour ont pu en bénéficier et y accomplir un parcours remarquable.
Pour toutes ces raisons, il devenait indispensable que la structure de soin effectue une révolution culturelle.
Cette progression fut en partie "favorisée" par une série de longues maladies qui frappèrent les soignants les plus anciens, toutes professions confondues. Ces maladies interrompirent le mouvement de rotation, et permirent à l'équipe de se poser et de réfléchir. Nous pûmes ainsi fonctionner ensemble, imaginer des réponses nouvelles qui auraient peut-être été inconcevables en présence des membres fondateurs.
L'adoption du système d'infirmiers référents et la création d'un dossier de soin furent les premières étapes de ce renouveau. Nous considérons cette innovation comme extrêmement importante dans le sens où elle marque l'adhésion de l'équipe à la transmission écrite. Cette adhésion est d'autant plus importante qu'existent alors deux activités centrées sur l'écrit. Si les textes du groupe Ecriture ne sont pas communiqués à l'extérieur de l'institution, le groupe journal édite une revue, tirée à 100 exemplaires, distribuée à l'extérieur de l'hôpital de jour.
Au niveau social, la crise économique sévissant, il ne fallait plus songer à réinsérer les patients par le travail, car du travail, il n'y en avait plus. Les nombreux stages proposés aujourd'hui autour du R.M.I n'existaient pas encore. Les activités manuelles paraissaient alors moins pertinentes.
De plus en plus de patients sans domicile fixe sont hospitalisés. Les places en foyer sont plus rares, le recours à l'habitat précaire (chambre d'hôtel) est de plus en plus fréquent. Les solutions alternatives sont rares, à l'exception des appartements relais. C'est ainsi que l'équipe collabore avec l'association "Espérance Paris". Cette association propose des appartements collectifs ou individuels à des patients suivis en psychiatrie pour une durée de six mois renouvelable. Les patients doivent être capables de payer leur loyer et avoir une activité dans la journée.
La nature des problèmes rencontrés, notamment au niveau de la gestion du quotidien, ainsi que l'élaboration d'un projet d'ouverture d'appartements relais propres au secteur conduisit l'équipe à réfléchir autrement et à modifier ses concepts de soins. Cinq soignants participèrent à cette élaboration qui impliqua des rencontres avec les membres d'une association regroupant des équipes gérant des appartements relais : le G.E.R.A.R.T.
D'autres activités finirent par être proposées.
C'est ainsi qu'un projet de groupe Conte vit le jour. Ce projet, étayé cliniquement à partir des impasses rencontrées dans la prise en charge de psychotiques très déficitaires, visait à créer un espace imaginaire, à permettre un réaménagement de la relation du sujet à sa famille et au monde qui l'entoure. Ce projet fut rejeté par l'équipe qui le trouva trop ambitieux, trop intellectuel et pas suffisamment adapté aux difficultés sociales des patients.
Mais, dans le même temps, le groupe "Musique active" se transformait afin de répondre aux besoins de psychotiques plus dissociés, moins créatifs et s'attachait à proposer un espace de régression où ces patients pourraient s'acclimater progressivement à des échanges en groupe.
Le groupe "Ecriture" suivait une évolution inverse, centré sur l'imaginaire, sur le jeu à travers calligrammes et poèmes, il se préoccupait de plus en plus du concret. Le groupe Journal proposait de travailler sur l'histoire de Paul et Virginie, Paul a perdu son travail, l'histoire raconte ses difficultés, ses démarches pour retrouver du travail.
Enfin, trois activités nouvelles furent proposées correspondant à un projet de soin remanié. Ces trois activités étaient "Préparation des semainiers", "Vie quotidienne" et le groupe "Lecture(s)". Bien qu'en apparence très dissemblables, ces trois activités impliquaient une rupture par rapport au cadre temporel.
Si le patient psychotique, et notamment le schizophrène, comme le fakir joué par Pierre Dac "peut le faire", tout porte à croire qu'il ne le fera pas. Pourquoi le ferait-il, à quoi bon ? Il y a quelque chose à faire dans la réalité ? Il faudrait pour qu'il le fasse qu'il investisse l'objet. La distance qui sépare ce "peut le faire" du "faire" est l'espace sur lequel ces trois groupes permettent de travailler.
Si ces trois groupes respectent les trois unités: unité de temps, de lieu et d'action, elles impliquent une rupture par rapport au cadre habituel des thérapies. Si tout se passe bien, le temps essentiel se déroulera dans un autre cadre que l'hôpital de jour : le sujet lira chez lui, se préparera à manger, ou enfin actif vis-à-vis de son traitement en discutera avec son prescripteur.
L'expérience montre qu'il est possible d'intéresser un psychotique à une exposition, qu'il est possible de l'amener à réaliser une recette de cuisine complexe, mais elle montre également qu'il est extrêmement difficile de le conduire à sortir ou à cuisiner pour son propre compte, pour le plaisir; comme si le soignant devait être un médiateur entre la réalité et lui, comme si la relation soignant/soigné était le moteur de son désir.
Ces activités ne sauraient se limiter à un aspect éducatif, le patient sait cuisiner, connaît son traitement, en ressent des effets secondaires.
Ces activités qui ont pour but d'aider le sujet psychotique à apprivoiser la réalité, à désirer fonctionnent en trois temps. Il y a d'abord le quotidien avec son lot de difficultés, avec ce qu'il faudrait faire, avec ce qu'on sait faire, les mots qui décrivent ce qu'il faut faire et la situation où il faudrait le faire mais qu'on ne perçoit pas. Il y a ensuite dans le temps du groupe, l'évocation de ce quotidien et de ces difficultés, avec éventuellement un apprentissage technique, il y a aussi le temps d'évocation de ce qu'on sait, qu'on peut montrer aux autres et expliquer, temps qui permet de verbaliser malaise, problèmes, interdits, etc., temps qui permet de faire des liens. Le troisième temps est marqué par un retour au quotidien, qui est espéré modifié grâce au travail accompli dans le groupe. Si rien ne change, cela donnera encore l'occasion d'un échange.
On pourrait mettre en évidence l'aspect éducatif de ce type de travail, mais cet aspect est largement contrebalancé par l'évocation des difficultés rencontrées par les patients, et par le matériel personnel qu'ils apportent. Tout cela est bien sûr rapporté aux difficultés d'ordre psychique et entendu comme tel.
La participation de l'assistante sociale à deux de ces groupes témoigne de ce nouvel état d'esprit.
Il est probable que ces groupes reposent sur une illusion. Les soignants s'imaginent qu'il serait possible d'éduquer des patients psychotiques, de les amener à investir des gestes qu'ils n'auraient plus qu'à reproduire chez eux.
Comme pour le groupe Lecture(s), si les patients modifient leur gestion du quotidien, si les patients vivent autrement la prise de traitement, çà n'est qu'un effet secondaire de ce qui se passe dans ces différents groupes.
Ces éléments d'histoire institutionnelle sont une reconstruction à partir de notes prises au moment de la fondation de l'hôpital de jour, notes trouvées dans les archives de la structure, nous nous sommes également servis des travaux de stagiaires psychologues, dont nous avons retrouvé les brouillons. Nous avons utilisé les souvenirs de nos collègues que nous avions recueillis à l'occasion d'un séminaire consacré à la réunion institutionnelle, pour la période la plus récente, nous nous sommes fiés à nos souvenirs. Ces éléments d'histoire institutionnelle sont donc une reconstruction, la vision subjective d'un soignant qui a participé à cette histoire.
Nous avons présenté l'institution, nous avons montré comment le groupe Lecture(s) avait été porté par une dynamique institutionnelle, il nous reste maintenant à décrire le fonctionnement du groupe, son cadre.
2-Cadre du groupe Lecture(s)
2-A : Des soignants, lecteurs militants
Nous avons affirmé avec Félix Guattari que le premier terme essentiel d'une psychothérapie c'était le patient porteur de symptômes, nous devrions en vertu de ce principe commencer par présenter les patients, nous ne le ferons pas pour des raisons méthodologiques. Si le groupe Lecture(s) s'inscrit dans le projet institutionnel, c'est aussi parce que des soignants en ont proposé le principe; il est donc aussi le fruit de l'expérience, de la réflexion, de la rencontre de quatre soignants. Nous commencerons par présenter les soignants référents de l'activité Lecture(s), nous montrerons leurs motivations, leur trajet et ce qui les a conduits à créer le groupe Lecture(s), nous achèverons ainsi l'histoire de la fondation du groupe.
Ils sont quatre à l'origine du groupe, quatre à élaborer, quatre à présenter le projet à l'équipe. Ils ont accompli chacun un parcours différent mais ils ont tous en commun d'être des lecteurs militants.
François est psychomotricien et psychologue.
Recruté comme psychomotricien à mi-temps, il a en charge la relaxation qu'il pratique en groupe ou en individuel. Ses références théoriques sont à chercher du côté de la psychanalyse, il évoque les écrits de Freud mais aussi ceux de Michel Sapir et de Didier Anzieux.
Il est à l'origine du projet conte qui découle à la fois des impasses rencontrées avec les patients qu'il suit en relaxation et de son expérience en pédopsychiatrie. Il est l'unique soignant à travailler seul avec les patients, le seul à pratiquer des prises en charge individuelles, le projet conte était une façon de prolonger son expérience et de la partager avec d'autres soignants.
Avec le temps et les différents départs, les soignants ont perdu tout goût pour la réflexion théorique, François est le seul à tenter de comprendre les patients sur un mode psychodynamique et à resituer leurs comportements dans une perspective clinique.
Il sera l'âme du groupe Lecture(s), son principal point de repère pendant près de deux ans.
François, c'est une voix, une voix grave qui fait résonner les textes, une voix qui détend, celle qui prélude à la détente, à la relaxation. La lecture pour lui, c'est aussi le texte biblique qu'on lit au culte le dimanche, texte qu'on partage en famille, texte vivant, parole qui nourrit.
Marie-Claude est assistante sociale. Bien intégrée à l'hôpital de jour, elle a créée, en dehors de son rôle propre d'assistante sociale, les petits groupes de soutien. Ces petits groupes de soutien, animés de façon pluridisciplinaire ont pour but d'aider un patient donné à faire le point sur ses projets, sur les difficultés qu'il rencontre au quotidien.
Marie-Claude a été un élément moteur de la réflexion centrée sur le quotidien, réflexion qui a amené la création du groupe "Vie quotidienne" qu'elle co-anime.
Elle est aussi une lectrice militante, elle l'est d'autant plus qu'elle vient, au moment où débute le groupe, d'achever une formation universitaire.
Elle sera l'élément réaliste du groupe qu'elle guidera vers des rivages plus concrets sans pour cela dédaigner une approche à la fois plus intériorisée et plus clinique. Pour les patients, elle est celle qui les accompagne dans leurs démêlées avec l'administration, elle est aussi celle qui débrouille les papiers, qui les aide à remplir feuilles d'impôts, feuilles de sécurité sociale, etc.
Marie-Claude c'est l'enthousiasme, une foi à ébranler les montagnes, un dynamisme qui entraîne et convainc.
Elisabeth est infirmière. Elle participe à l'élaboration du projet ainsi qu'aux premières séances. Elle quitte le groupe et l'hôpital de jour à l'occasion d'un congé maternité. Contrairement à ce qu'elle avait prévu, elle ne reviendra pas à Saint-Eloi après son accouchement.
Nous avons décrit notre engagement de lecteur. Il nous reste à évoquer la place que nous avons prise dans l'élaboration du projet Lecture(s) et notre place dans le groupe. Nous clôturerons cette partie en nous demandant si l'animation de tels groupes fait bien partie du rôle infirmier.
Le livre à l'hôpital de jour c'est toute une histoire.
Il arrive souvent que le livre qu'un patient trimballe sous son bras, qu'il pose sur le bureau, qu'il feuillette avant une activité soit le moyen d'un échange avec le soignant.
Il est arrivé que certains patients (Anne, Amandine, Alicia) laissent à la bibliothèque, en dépôt, des livres dont le contenu les angoisse, comme pour s'en protéger. Elles y reviennent ensuite, à petites doses, en compagnie d'un infirmier.
La bibliothèque de l'hôpital de jour est composée d'environ 200 ouvrages pour la plupart donnés par les patients, certains ont même été volés dans les librairies du quartier par un patient indélicat. C'était Marie-Madeleine, une ancienne bibliothécaire, qui jusqu'à sa sortie, la gérait. J'ai ensuite pris le relais.
C'est là une des origines du groupe Lecture(s).
Mais, c'est autour du journal qu'est véritablement apparu l'intérêt d'un groupe centré sur la lecture.
J'avais créé ce journal à mon arrivée à l'hôpital de jour. Le cadre-infirmier, soucieux de mon intégration m'avait proposé de créer une activité. Comme j'avais animé un groupe de ce type dans les unités de soins, il n'y eut aucun problème.
En fait "Larguez les amarres" (c'était le nom du journal), ressemblait plus à une revue littéraire qu'à un journal. C'était une activité de groupe, clairement inscrite dans le temps et dans l'espace, dont le but était de raconter des histoires autour d'un thème choisi.
Comme on ne peut décrire que ce qu'on connaît bien, il était nécessaire d'aller puiser ailleurs de quoi nourrir nos descriptions. Ailleurs, çà pouvait être dans ses souvenirs, dans la rue, en ville, chez un commerçant; çà pouvait être aussi dans les livres.
Les membres du groupe se demandaient à chaque début d'histoire, une fois que les personnages avaient été inventés comment raconter l'histoire, quel style utiliser, qui raconte, quel regard pose le narrateur sur ce qu'il relate, etc.
Nous avons donc été conduits à lire des textes littéraires pour nous en inspirer. C'est à cette occasion que je me suis rendu compte que de nombreux patients avaient faim de livres, que cette lecture en commun ponctuelle les passionnait.
C'est de cette expérience, de l'élaboration du projet conte et de son rejet qu'est née l'idée de travailler à partir de la lecture.
Le prétexte nous en fut donnée par les difficultés de Virginie. Femme de culture, Virginie, avait désinvesti la vie réelle et intellectuelle, et vivait son séjour à l'hôpital de jour comme une contrainte. La création d'une activité centrée sur le livre apparut comme un moyen de stimuler cette grande lectrice. Nous vîmes qu'un certain nombre de patients pourraient bénéficier de ce groupe.
Le projet s'énonçait ainsi : redonner le goût de la lecture à des patients apragmatiques, les amener à découvrir de nouveaux pôles d'intérêt, favoriser la fréquentation des bibliothèques de quartier, faire en sorte qu'autour du livre en tant qu'objet se crée des liens nouveaux (prêts, échanges de livres), écouter et réagir à tout ce qui pourrait se dire et se vivre dans le groupe, utiliser le texte comme médiateur et comme vecteur d'un patrimoine culturel commun.
Ce projet, volontairement conçu comme peu ambitieux, fut rapidement adopté par l'équipe.
Animateur du groupe journal, responsable de le bibliothèque, co-animateur du groupe Lecture(s), pour les soignants comme pour les patients j'incarne l'écrit, la lettre.
Nous avons insisté sur les soignants car dans tous les groupes leur importance est grande, cela est encore plus vrai pour le groupe Lecture(s).
Avant toute séance, ils doivent avoir fait une lecture critique de l'oeuvre choisie par les patients. Il est nécessaire qu'ils aient repéré, balisé le territoire dans lequel s'inscrit l'ouvrage. Il faut qu'ils puissent situer les différents passages retenus, qu'ils connaissent la vie de l'écrivain, son oeuvre, comment elle participe à l'histoire culturelle. Ils doivent également penser la rencontre entre le texte et l'histoire particulière de chaque participant, ce qui suppose qu'ils connaissent chaque démarche de soins et chaque histoire individuelle.
Ce travail souterrain implique que chaque soignant aime lire et ait à sa disposition un fond culturel qui lui permette de gérer les interventions des uns et des autres en favorisant les associations à certains moments et en resituant le contexte général à d'autres. Il doivent bien sûr avoir l'habitude d'animer des groupes.
Nous remarquerons que parmi les différentes activités proposées le groupe Lecture(s) est celle où la pluridisciplinarité est la plus marquée. Chacun peut ainsi enrichir le groupe par son expérience spécifique, par sa perception, par son écoute différente. Le travail de synthèse y gagne en intérêt.
Chacun a un territoire d'intervention qui lui est en quelque sorte propre. François se préoccupe davantage du corps, de la façon d'habiter le texte, du monde du dedans; Marie-Claude, elle, se situe dans la réalité, elle interroge le texte sur un mode davantage concret, en ce qui me concerne, je privilégie une approche littéraire.
L'intérêt de cette co-thérapie paraît évident. Il permet le renvoi de l'image de soi par plusieurs cibles à la fois, et du côté des co-thérapeutes, et du côté des autres patients, ce qui rend obligatoire une compréhension plus objective des réalités relationnelles.
Dans ce cadre les post-groupes revêtent une importance extrême, à la fois pour faire le point sur ce qui se vit et ce qui s'échange dans le groupe, et à la fois pour faire le point sur ce que vivent les co-thérapeutes entre eux.
L'infirmier, animateur du groupe Lecture(s), intervient-il en tant qu'infirmier ?
Le guide du service infirmier n°11, dont le titre est "L'évolution des orientations en santé mentale et la fonction infirmière" souligne que deux points du décret du 17 juillet 1984 "mettent en évidence le rôle de thérapeute de l'infirmier, ses qualités d'écoute et de disponibilité dans sa relation avec le patient à travers:
- sa participation au sein d'une équipe thérapeutique aux techniques à visées psychothérapiques individuelles ou de groupe-Art.4
- la relation d'aide- Art. 3." (248)
Dans un hôpital de jour l'infirmier de secteur psychiatrique intervient à travers des actions psycho-socio-thérapeutiques. Ces actions se divisent en plusieurs catégories et doivent s'inscrire dans les projets thérapeutiques. On distingue les activités impliquant la sphère corporelle, les activités d'expression ou à médiation objectale (le groupe Lecture(s) fait partie de ce type d'activités), les séjours thérapeutiques, les activités occupationnelles. Le décret du 15 mars 1993 énonce que l'infirmier est habilité sur prescription médicale à participer au sein d'une équipe pluridisciplinaire aux techniques de médiation à visée psychothérapiques.
Tout cela ne garantissant pas une compétence, j'ai à la fois pris appui sur l'expérience de François et Marie-Claude et sur l'acquis d'une formation initiale, qui sous l'impulsion de Claude Dumenieu (249), faisait la part belle à la dynamique de groupe.
Ces jeux de rôles et les réflexions en découlant ont nourri 15 ans de carrière.
2-B : Le cadre spatio-temporel
Le groupe Lecture(s) a lieu tous les mardis à 13 h 30. C'était le seul moment où les quatre soignants étaient disponibles et où aucune activité ne commençait avant 14 heures.
Nous souhaitions que l'activité s'inscrive dans un temps intermédiaire, entre le repas et l'activité principale de l'après-midi. Ainsi chaque patient peut participer au groupe prévu (poterie, peinture sur soie ou activité "Découverte") et au groupe Lecture(s). Le groupe se définit alors comme un "plus", comme un luxe, choisi gratuitement, pour le plaisir. Le but étant d'amener les patients au groupe, il aurait été absurde de le leur prescrire.
Le mardi à 13 h 30, c'est un horaire difficile. Le mardi c'est le jour des entretiens d'admission, c'est donc la course. Tout retard pris dans la matinée retentit sur l'heure du repas. Il faut donc manger vite, s'assurer que les patients pourront boire leur café avant l'heure fatidique, avaler le notre, brûlant. Le mardi, il n'y a pas de temps de latence entre le repas et les groupes.
Sitôt l'activité terminée, chaque patient doit sans prendre le temps de souffler, sans fumer une cigarette se rendre en poterie, en peinture sur soie ou au groupe "Découverte". Tout retard pris dans la séance retentit sur les autres activités. Normalement avec un tel cahier des charges, il ne devrait y avoir aucun patient au groupe Lecture(s).
Nous avons choisi comme lieu la salle dite "salle de musique", salle fermée par une porte à double battants. Chacun peut ainsi lire à son rythme, sans honte, dans un cadre protecteur où certains font de l'expression corporelle, de la musicothérapie, de la musique active, du théâtre; toutes activités qui ne sont pas sans liens avec la lecture. La salle de musique est également celle où se déroulent les réunions de secteur et les réunions de synthèse. La salle est lumineuse et spacieuse. Au centre, il y a une table basse où sont posés les livres, tout autour on trouve des sièges, des fauteuils confortables, et des chauffeuses moelleuses.
2-C : Déroulement d'une séance
La participation au groupe est libre. Vient qui veut, pour la durée qu'il veut: pour une séance parce que le roman lu est intéressant, ou pour cinq minutes, pour prendre la température de l'oeuvre, du groupe. Chacun peut quitter l'activité lorsqu'il le souhaite, arriver en plein milieu, sans avoir à donner d'explications. Le groupe est ouvert, il n'est pas prescrit médicalement, on propose sans insister aux patients qui le souhaitent de venir.
Au groupe Lecture(s), il est possible de s'affaler sur une chauffeuse, de somnoler, voire de dormir. On peut lire à haute voix, ne pas lire, se taire, se laisser bercer par la musique du texte, fermer les yeux, écouter, rêver. Il n'y a que deux interdits formulés : fumer, ne pas respecter les livres (les déchirer, les jeter, etc.)
Si chacun peut choisir de venir ou de ne pas venir, les soignants ne s'interdisent pas de dire : "Tiens, on ne vous a pas vu hier ! Le livre était un peu dur ?". Chacun a sa place dans le groupe et lorsqu'un participant est absent, nous le remarquons toujours. Il manque.
Nous avions voulu cette atmosphère de liberté. En réaction à l'absentéisme qui sévissait dans tous les groupes (qu'ils soient ouverts ou fermés), nous avions défini le groupe Lecture(s) comme une activité totalement ouverte, avec un minimum de contraintes.
Il est évident que si les patients multipliaient les allées et venues pendant les séances, tout travail serait impossible; contre toute attente les patients assistèrent régulièrement au groupe et seule une infime minorité le quittait en cours de séance. Il était ainsi possible de constituer un véritable groupe.
13 h 30: les habitués sont déjà sortis de table et attendent dans le couloir. Les soignants arrivent et ouvrent la salle. Ils sont passés au salon et au réfectoire rappeler que l'activité commençait. Chacun connaît le titre de l'oeuvre à découvrir, elle a été choisie lors d'une séance précédente. La page de couverture a été photocopiée, le contexte général a été retracé, tout cela est affiché depuis une semaine sur un panneau réservé à cet effet situé près du salon. Chacun a pu trouver un exemplaire du livre et le lire, s'il le souhaitait.
Chacun s'installe à sa place qui tend à être la même d'une séance à l'autre. Des changements peuvent survenir; c'est ainsi que Sylvie s'assoit sur un fauteuil lorsqu'elle désire participer activement et s'affale sur une chauffeuse lorsque, déprimée, elle préfère s'isoler. Les soignants tendent également à s'installer aux mêmes places, je suis au fond de la pièce au centre, Marie-Claude est à droite et François à gauche. Tout cela dessinant soit un cercle, soit un ovale selon le nombre de participants et selon l'oeuvre lue.
On commence par évoquer les lectures en cours, chacun confirme ou infirme les impressions laissées lors des dernières séances.
Le patient qui a proposé l'oeuvre du jour peut s'il le désire expliquer son choix.
Nous situons ensuite rapidement l'auteur, retraçons sa biographie, et évoquons sa place dans l'histoire de la littérature. Lorsque l'auteur est universellement connu (Sartre, Cervantes, Balzac, etc.), c'est en général un patient qui fait cette présentation, sinon, c'est un des soignants selon l'humeur du moment, selon son goût pour l'écrivain qui s'en charge. Chacun peut intervenir sur cette biographie, sur tel ou tel passage, interroger les autres participants, c'est ainsi qu'on s'interrogera sur l'alcoolisme d'Alfred Jarry, la maladie de Kafka. C'est ensuite l'oeuvre elle-même qui est située, sa place dans la bibliographie de l'auteur, les circonstances d'écriture, etc.
Il ne reste plus qu'à passer à la lecture proprement dite. Celle-ci s'effectue toujours à haute voix. Un lecteur se charge de rendre intelligible à l'ensemble du groupe les signes écrits dans le livre. La lecture commence toujours à la première ligne du récit.
S'il s'agit d'une pièce de théâtre, les rôles sont distribués, et la lecture s'enchaîne, chacun prêtant sa voix à un personnage. S'il s'agit d'une nouvelle brève, elle est lue dans son intégralité pendant le temps du groupe. S'il s'agit d'un roman, des extraits sont sélectionnés par soignants et soignés.
Dès qu'un participant s'est déterminé, la lecture commence. Certains veulent absolument lire la première page, d'autres se réservent pour le dernier passage. Chaque lecteur s'interrompt lorsqu'il le désire et passe l'ouvrage à son voisin qui continuera ou non la lecture. Si le lecteur absorbé par le texte, lit, lit sans pouvoir s'arrêter, nous l'interrompons au bout d'un temps raisonnable.
Lorsque la lecture de l'extrait est achevée, nous laissons émerger les réactions, auxquelles nous répondons ou non, suscitant chaque fois que c'est possible un dialogue au sein du groupe. La découverte de l'oeuvre se poursuit. Les soignants selon leur ressenti du moment, selon ce qu'ils pensent être les besoins ici et maintenant du groupe, selon les réflexions faites en post-groupe lisent ou ne lisent pas. La durée limitée du groupe (1 heure) ne permet que la lecture de quatre passages. Le rôle des soignants est de faire le lien entre ces différents passages, donc de raconter en partie l'histoire, ils se réfèrent au texte écrit mais en utilisant la langue parlée et ses caractéristiques.
A la fin de la séance un bilan est dressé. Le livre découvert pendant la séance est proposé à ceux qui désirent le lire. A 14 h 30, 14 h 45, la séance est terminée, les patients rejoignent leur activité de l'après-midi.
François enchaîne directement avec un groupe de relaxation, Marie-Claude est attendue devant son bureau, je descend co-animer le groupe poterie.
D'octobre 1989 à janvier 1990, nous n'avions pas de temps pour le post-groupe. Nous prenions un petit quart d'heure avant de partir le mardi, nous continuions le lendemain si la réunion de secteur finissait tôt et nous achevions ce travail décousu le vendredi après-midi.
En février 1990, il fut décidé que le post-groupe aurait lieu le mardi soir de 17 heures à 18 heures après la fermeture de l'hôpital de jour. Il y aurait une demi-heure récupérable pour une heure faite.
Cette difficulté à trouver un temps de recul tient au fait que nous pensions à l'origine que des psychotiques ne supporteraient pas de rester plus d'une demi-heure autour d'un livre. Ils nous ont rapidement démontré que nous avions tort. Nous avons préféré prolonger la durée des séances plutôt que prendre sur le temps de lecture pour faire notre post-groupe.
Il est vite apparu qu'il était impossible de respecter l'horaire imparti. Les patients ne quittaient pas la salle, les questions fusaient au moment où nous annoncions la fin du groupe. Comme il y eut jusqu'à 15 patients présents, cela ne manqua pas de perturber le fonctionnement des autres groupes.
C'est ainsi que le groupe de peinture sur soie commença à 15 heures, qu'il y eut deux séances de poterie : une commençant à 13 h 45 réservée aux patients qui ne venait pas au groupe Lecture(s) et l'autre commençant à 15 heures réservée aux patients qui fréquentaient notre activité. Le groupe "Découverte" finit par s'interrompre. Tout cela montre l'adhésion institutionnelle à l'activité.
Si le groupe Lecture(s) s'inscrit pour les patients dans un entre-deux, il en est d'une certaine façon de même pour les soignants.
2-D : Les patients
Du 10 octobre 1989 au 31 juillet 1991, 54 patients ont participé au groupe Lecture(s). Voyons comment se décompose cette participation :
Nombre de séances / Nombre de patients concernés
plus de 50 séances 4
plus de 35 séances 4
plus de 20 séances 4
plus de 15 séances 2
10 séances et plus 3
5 séances et plus 8
3 séances et plus 4
1 séance 25
Lorsqu'on lit ce tableau, on remarque immédiatement que 25 patients n'ont participé qu'à une séance. Près d'un patient sur deux quitte le groupe dès la première séance pour n'y plus revenir. S'il y a beaucoup d'appelés, il semble y avoir peu d'élus.
Plusieurs raisons expliquent cet apparent désintérêt.
La première tient au fait que contrairement à beaucoup d'activités proposées à l'hôpital de jour, le groupe Lecture(s) est un groupe ouvert. Cet esprit d'ouverture implique que certains patients qui n'auraient jamais participé à ce groupe s'il avait été fermé ont pu y faire un petit tour, quitte à ne plus y revenir. C'est çà aussi la liberté.
Certains sont venus pour découvrir un livre et un seul. C'est par exemple le cas de Dominique qui n'a participé qu'à deux séances, celles consacrées à "La mère" de Gorki, livre qu'il avait lu pendant son adolescence. Cà n'est pas parce qu'il n'est venu que deux fois que ces séances n'ont pas été importantes pour lui, au contraire.
Nous avons volontairement limité ce travail dans le temps, aussi ne pouvons-nous nous référer à l'année 1992 qui a vu cinq patients présents moins de cinq fois investir l'activité et y devenir réguliers.
Nous noterons également que comme toute activité nouvelle, le groupe a suscité une certaine curiosité, et un certain nombre de patients sont venus "pour voir". C'est ainsi qu'après neuf mois de fonctionnement, nous notions que 33 patients avaient participé à au moins une séance, ce chiffre tombe à 21 nouveaux patients pour la dernière période de treize mois.
Malgré tout ce que nous pouvions affirmer, quatre patients pensèrent qu'on pouvait apprendre à lire au groupe Lecture(s). Ils ont trouvé là l'occasion d'exprimer un désir important. Après un petit nombre de séances, trois d'entre eux ont commencé à perfectionner leur lecture; l'un sorti aujourd'hui, voit régulièrement une orthophoniste en ville, les deux autres, également sortis, ont décidé de perfectionner lecture et écriture avec la psychologue de l'hôpital de jour. Travaillant en C.A.T ils continuent. Quant au dernier, il poursuit des travaux d'approche avec l'éducatrice du dispensaire, il en est au son "gue".
D'autres patients n'ont fait que de brèves apparitions à Saint-Eloi, soit parce qu'ils étaient hospitalisés à titre préventif (15 jours/trois semaines d'hospitalisation pour éviter un séjour prolongé à Esquirol), soit parce que sortis trop précocement du CHS, ils rechutèrent rapidement, soit également parce que la structure de soins n'était pas suffisamment contenante pour les aider à affronter leurs difficultés, soit parce qu'ils n'ont pas pu s'adapter à l'hôpital de jour et à son fonctionnement. Huit patients étaient dans ce cas.
Huit autres patients n'ont participé à l'activité qu'à la fin de leur hospitalisation. Pour trois d'entre eux l'activité débutait lorsqu'ils étaient à deux ou trois semaines de leur sortie. Trois autres eurent une présence irrégulière en raison des différentes démarches qu'ils avaient à accomplir avant de reprendre leur travail ou de passer à une hospitalisation à mi-temps.
Cinq patients, au contraire ont commencé à fréquenter le groupe au début de leur séjour à Saint-Eloi, ils ont continué à être réguliers, mais après le 31 juillet 1991.
Trois autres sont arrivés à l'occasion d'un séjour thérapeutique; leur activité habituelle n'ayant pas lieu, en raison de l'absence des soignants référents, partis en séjour. Ils sont arrivés dans un groupe plus restreint (en raison du séjour), y ont trouvé une place, mais, deux semaines plus tard, au retour du séjour, les soignants revenant, ils reprirent leur activité habituelle avec d'autant plus de hâte que les piliers du groupe étant également revenus, ils ne trouvaient plus leur place dans un groupe composé de 10 personnes.
Ces explications étant données, il n'apparaît pas extraordinaire que 29 patients aient participé à moins de cinq séances.
Parmi les 54 participants au groupe, 42 sont aujourd'hui (fin 1992) sortis de l'hôpital de jour. Parmi ces 42 sorties, on compte un décès et trois réhospitalisations. 27 sorties ont été l'aboutissement d'un projet parvenu à son terme, et 11 se sont effectuées contre l'avis de l'équipe.
Parmi les 12 patients les plus réguliers (ceux qui ont participé à plus de 20 séances), neuf sont sortis, c'est aussi le cas pour 11 des patients présents plus de cinq fois. Nous noterons que dans ce groupe, il n'y a eu aucune sortie contre avis médical.
Nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement aux patients qui participèrent plus de 20 fois au groupe Lecture(s). Il s'agit d'un choix tout à fait arbitraire, ce nombre de participations nous semble cependant correspondre à la durée nécessaire pour que les patients puissent tirer un bénéfice réel de leur participation, même si Paul et Simone présents à 18 et à 19 séances ont accompli un parcours intéressant.
Décompte des participations:
Anne 64
Patrick 58
Virginie 56
Geoffroy 52
Amandine 43
Sylvie 43
Joëlle 39
Joël 37
Cécile 30
Frédérique 27
Christine 26
Dominique 24
Douze patients ont donc été présents à plus de 20 séances. Ce groupe "courant d'air" totalement ouvert a progressivement trouvé son rythme de croisière, sept patients s'y sont retrouvés régulièrement, comme s'il s'agissait d'un groupe fermé.
Alors que dans l'institution l'absentéisme sévissait, ce noyau de sept patients qui s'est constitué, en fonction des allées et venues, s'est étoffé jusqu'à comprendre de 11 à 13 membres.
Si nous nous intéressons aux pathologies, nous verrons que la nature de la pathologie influe peu sur la participation au groupe. Nous dénombrons 8 schizophrénies, deux borderlines, une psychose infantile et une névrose grave. Ces chiffres sont tout à fait conformes à la réalité d'un lieu qui accueille 80 à 90 % de psychotiques.
Quels symptômes prédominent chez les patients ?
D'une façon générale, à l'exception de Virginie, il n'y a aucun patient délirant au groupe Lecture(s). Les hallucinations de Virginie sont essentiellement cénesthésiques, sa voisine et son petit ami passent leur temps à lui chatouiller le sexe, où qu'elle se trouve. Dans un premier temps, elle était hallucinée en permanence, à l'exception des séances du groupe Lecture(s). On peut noter à son sujet que plus les symptômes de type négatif s'atténuent plus les symptômes positifs apparaissent. C'est ainsi qu'elle est de plus en plus souvent parasitée, qu'elle a de plus en plus souvent des attitudes d'écoute. Nous noterons cependant que la lecture et les discussions sur le texte chassent ces hallucinations. Ces notations concernent plus la période actuelle (1992) que la période considérée dans le cadre de ce travail.
Les symptômes manifestés dans le groupe et en dehors appartiennent à la série du type négatif. On note chez la plupart des patients psychotiques réguliers au groupe un appauvrissement du langage et de ses contenus, un émoussement des affects, aboulie et apathie, anhédonie et retrait social, et enfin un déficit de l'attention.
On retrouve chez Sylvie et Anne des troubles de l'humeur qui apparaissent au second plan, derrière les symptômes déficitaires. Des troubles du cours de la pensée, une incohérence marquée, de la diffluence peuvent se rencontrer ici ou là, chez Anne, chez Patrick, chez Alex. Amandine et Christine donnent à entendre un résidu d'idées de persécution.
Il y a bien sûr la série des troubles névrotiques, et les symptômes des états limite que nous n'évoquerons pas, nous tentons de comprendre pourquoi et comment des sujets psychotiques ont investi une activité comme la lecture.
Si nous prenons le temps d'hospitalisation comme critère, nous verrons que trois patients ont plus de trois années d'hospitalisation, que six sont entrés entre mai 1989 et décembre 1989 et que trois sont arrivés dans le courant de l'année 1990. Si nous nous référons à la population globale de l'hôpital de jour, nous dirons qu'un nombre important des nouveaux patients investit le groupe Lecture(s). Les patients comptant plus de trois années d'hospitalisation sont proportionnellement moins nombreux au groupe Lecture(s) que dans tous les autres activités de l'institution. Si les entrants ont tendance à participer au groupe, les anciens ont tendance à l'éviter.
Il faut cependant nuancer ce constat, si nous nous référons au temps de suivi psychiatrique, nous nous rendrons compte que 7 patients sur douze sont suivis depuis plus de 10 ans et quatre depuis moins de deux ans. On compte en fait cinq premières hospitalisations. La durée d'hospitalisation est bien un facteur discriminant.
Près de la moitié des patients réguliers ont entre 35 et 45 ans, ce qui est conforme à la moyenne générale de la structure de soins.
Le sexe est par contre un critère plus original. On compte parmi les habitués neuf femmes pour trois hommes alors qu'à l'hôpital de jour la proportion homme/femme est de trois hommes pour deux femmes.
Les femmes sont donc largement surreprésentées au groupe Lecture(s). Cela est relativement conforme aux données sociologiques qui montrent que les femmes lisent plus que les hommes (250).
L'écart est tel que cette explication ne paraît pas suffisante. On trouve encore 16 femmes sur 25 patients présents au moins cinq fois en lecture. Le groupe serait-il réservé à des intellectuelles privilégiées ?
Le tableau suivant va nous montrer ce qu'il en est :
Niveau d'études / Nombre de patients
20 fois et + / 5 fois et + autres
aucun,CEP 1 2 14
BEPC,CAP 2 3 15
Bac 4 2 17
Supérieures 5 4 1
Les patients les plus assidus au groupe Lecture(s) ont donc au moins le niveau bac. Les deux tiers des habitués ont le niveau bac alors que 40 % seulement des patients hospitalisés l'ont. Cette surreprésentation des intellectuels se perçoit mieux si on remarque que seuls 6 % des patients n'ayant aucun diplôme ou le certificat d'études, 10,50 % de ceux qui ont le BEPC ou un CAP sont des habitués du groupe. Ces chiffres sont encore plus impressionnants quand on prend en compte que 50 % des patients ayant un niveau universitaire ont été présents à plus de 20 séances, que 90% des mêmes ont été présents à plus de 5 séances.
Nous remarquerons que les femmes hospitalisées ont un niveau d'études supérieur à celui des hommes.
Le groupe Lecture(s) n'est pas le seul groupe "intellectuel" proposé aux patients, le groupe Ecriture et le journal en sont également, quelle proportion de patients réguliers en lecture participent également à ces deux groupes ?
La tendance se confirme, sur douze patients réguliers en lecture, 7 ont participé au groupe Ecriture et 9 au journal.
Nous noterons que les activités jogging et football, largement investies par les hommes sont les activités qui comprennent le moins de lecteurs (3 et 4) alors que ces activités sont pratiquées par un nombre important de patients.
Les situations sociales ne paraissent pas constituer un élément déterminant : 10 patients sur douze ont abandonné toute activité salariée, deux seulement sont en arrêt de longue maladie, une devant même affronter sa cessation définitive d'activités pendant son séjour à Saint-Eloi.
Plus intéressant encore, si parmi les 12 patients réguliers au groupe Lecture(s), neuf participent également au Journal et aux groupes de relaxation, n'est-ce pas dû au fait que ces groupes sont animés par deux des animateurs du groupe Lecture(s) ?
Cela marquerait l'importance du lien avec ces soignants, lien qui pourrait se situer dans un champ transférentiel. On considérera cette hypothèse comme vraisemblable quand j'énoncerais que je suis infirmier référent de 10 de ces patients sur 12.
2-E : "Un seul fait accompli" : la lecture
Nous avons vu qu'il y avait différents types de lectures correspondant chacun à un projet différent de lecture. On peut chercher un numéro de téléphone dans le bottin, lire le journal, une recette de cuisine, etc. quelle modalités de lecture utilisons nous au groupe Lecture(s)?
E-1 : Pour une lecture sensuelle et créative
Au groupe Lecture(s) nous ne pratiquons pas la lecture la plus courante : la lecture linéaire. Le lecteur entre dans le livre à froid, il avance mot à mot, page à page, il en sortira par le dernier mot. Ici le lecteur "absorbe" un tout pêle-mêle, sans en perdre une miette. C'est une lecture captive d'un mouvement : le déroulement linéaire des mots. C'est une lecture qualifiée de lecture "passive", une lecture somnolente, pour ne pas dire somnambulique. Il y a des réveils, des rêves, c'est une lecture passe-temps, c'est la lecture d'Emma Bovary, celle qui alimente les longues rêveries qui s'interrompent par un soupir.
C'est la lecture passe-temps.
Après lecture, il ne reste qu'un titre, un personnage, de vagues sensations, quelques images. Cette lecture est "présence des yeux" sur un texte, piétinement mot à mot.
A cette lecture "passive" nous substituons une lecture sensuelle, une lecture où le lecteur goûte, entend, profite. C'est une lecture lente et vocalisée. Elle correspond à une musique, à des couleurs, des sensations.
Notre but est d'amener le groupe à une lecture créative, une lecture qui serve de détonateur, qui chauffe la pensée, la titille. Le texte devient une source qui met en branle les processus d'associations. Cette lecture réactive des souvenirs. Les allers retours dans le texte sont fréquents, on s'arrête, on médite, on partage. La lecture s'interrompt par une rêverie, autour d'un moment fort, on n'y peut mettre de mots, et alors ? Les mots viendront plus tard. C'est une lecture où on se laisse aller à la magie d'un moment.
On peut commencer par lire sur un mode linéaire puis relire sur un mode créatif.
Au groupe Lecture(s), on lit à haute voix, à vive voix des extraits sur un mode créatif. Le but est d'enrichir la lecture linéaire qui est essentiellement lecture solitaire. Lorsqu'un patient lit chez lui un livre découvert au groupe Lecture(s), il repère au fil du texte, les extraits lus en commun, s'organisent alors pour lui des clins d'oeil, des effets de reconnaissance qui renvoient à un vécu de groupe, à une culture commune. Le sujet ressent souvent le besoin de partager sa propre lecture, ses interrogations avec le groupe. On pourrait presque parler d'effet retard.
On lit le texte à haute voix pour le partager, mais aussi pour que le texte soit entendu, que le texte n'ait pas qu'à voir avec les yeux mais aussi avec les oreilles.
E-2 : Pourquoi privilégier la lecture à voix haute ?
La lecture à voix haute a toujours été pour nous une évidence, nous n'avons jamais pensé que cela puisse être autrement. Nous avons été très surpris quand le médecin responsable de l'hôpital de jour trouva que c'était une limite du groupe, qu'il serait préférable que les patients lisent le livre avant la séance et que nous échangions à partir d'une lecture digérée.
Cette évidence jamais remise en question par les soignants du groupe reposait certainement sur notre vécu propre autour de la lecture. Elle reposait également sur notre gourmandise, sur ce plaisir particulier d'avoir le texte en bouche, d'articuler les mots comme on goûte un grand vin, de prononcer un mot, de le poser dans l'espace, de l'entendre résonner, de dessiner des arabesques de sons.
Cette évidence reposait également sur notre rapport quasi mystique au Livre. Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu ... Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
En dehors de ce texte de Jean, toute l'histoire de la lecture va dans ce sens. Lire à haute voix est la seule façon pour un groupe de s'approprier un texte, c'est la seule façon de partager un texte qui n'exclut pas les non-lecteurs, c'est la seule façon de donner du rythme au texte. Il y a ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas, grâce à la lecture à voix haute, tous se définissent par rapport à un écrit, tous ont un objet en commun. C'est la seule façon sociale de lire. Elle fait de la lecture un acte. Si la lecture in silentio isole, brise les tribus, les collectifs, la lecture à voix haute permet le mouvement inverse.
Le lecture à voix haute renvoie à la lecture des parents, au conte qui prépare au sommeil, qui prépare aux angoisses de la nuit. C'est une voix dressée contre les créatures de la nuit.
La lecture à voix haute renvoie aux premiers apprentissages, à ce moment unique entre tous, où le tout jeune lecteur montre à ses parents qu' IL SAIT LIRE.
La lecture à voix haute, c'est aussi un engagement.
Que pourrions nous ajouter à ce qu'écrit Daniel Pennac dans "Comme un roman" :
" ....Dès que la voix s'en mêle, le livre en dit long sur son lecteur... le livre dit tout.
L'homme qui lit de vive voix s'expose absolument. S'il ne sait pas ce qu'il lit, il est ignorant dans ses mots, c'est une misère et cela s'entend. S'il refuse d'habiter sa lecture, les mots restent lettres mortes, et cela se sent. S'il gorge le texte de sa présence, l'auteur se rétracte, c'est un numéro de cirque, et cela se voit. L'homme qui lit de vive voix s'expose absolument aux yeux qui l'écoutent.
S'il lit vraiment, s'il y met son savoir en maîtrisant son plaisir, si sa lecture est acte de sympathie pour l'auditoire comme pour le texte et son auteur, s'il parvient à faire entendre la nécessité d'écrire en réveillant nos plus obscurs besoins de comprendre, alors les livres s'ouvrent grand, et la foule de ceux qui se croyaient exclus de le lecture s'y engouffre derrière lui " (251).
Lire à haute voix pour l'émerveillement.
E-3 : Quelle distance adopter face au texte ?
Nous avons défini ce que nous entendions par lecture, nous avons montré quel type de lecture s'effectuait dans le cadre du groupe, nous avons expliqué pourquoi nous privilégions la lecture à voix haute, il nous reste à présenter les différentes modalités de lecture utilisées.
Pour présenter ce problème, nous avons repris les travaux de Jacques Leenhardt. "Lire, ce n'est pas simplement choisir un livre, l'élire. C'est tout au long du procès de lecture, choisir des références, des modèles, des oublis, des attentes, en un mot c'est construire une lecture tant il est vrai que ce qui intéresse le lecteur c'est moins le texte que la lecture qu'il en fait " (252).
Le lecteur aborde le texte avec tous les savoirs qu'il a constitués, avec toutes ses expériences vécues, avec son humeur, avec son état psychique du moment. "Le texte est conçu comme une proposition que le lecteur doit faire signifier pour lui " (253).
Selon quelles modalités Jésus Dieudonné, délirant mystique, va-t-il déchiffrer "Sous le soleil de Satan" ? Dans quelle mesure le texte nourrira-t-il son délire ? Ne risque-t-il pas de sortir du groupe encore plus délirant ? Prendra-t-il ce texte comme un prolongement du renouveau chrétien d'avant-guerre? Se posera-t-il la question de la grâce soulevée par le texte ?
S'identifiera-t-il à l'abbé Donissan, tentera-t-il lui aussi de réaliser des miracles ? Quelle interprétation fera-t-il du roman ? Percevra-t-il le roman dans son ensemble ou se focalisera-t-il sur un élément mineur qui recouvrira pour lui l'ensemble des lectures possibles du texte, l'ensemble des significations ?
Nous sommes là face à un des problèmes rencontrés par les patients lecteurs: celle de l'interprétation du texte, celle de la distance vis-à-vis du texte.
Un texte ne signifie pas en soi, différentes "lectures" en sont possibles, y compris certaines qu'on pourrait qualifier rapidement de délirantes. Ces lectures sont fonction du lecteur. La signification du texte passe " nécessairement par le réseau des instances dans lesquelles (le lecteur est lui-même) pris " (254). Faut-il en conclure qu'à lecteur délirant lecture délirante ?
J. Leenhardt relève trois principales modalités de lecture : la modalité phénoménale descriptive, la modalité émotionnelle et identificatoire et la modalité intellective.
La modalité phénoménale descriptive "sépare le sujet lecteur de l'objet de son activité lectrice, donnant à ce dernier toute l'importance d'un fait appartenant au monde extérieur au lecteur. Celui-ci se maintient à distance, il ne se sent pas interpellé et ne croit pas devoir prendre position à propos d'aucun des éléments du récit " (255).
La modalité émotionnelle et identificatoire affirme le primat du sujet : " toutes les circonstances du récit, toutes les valeurs actualisées par les personnages sont d'emblée évaluées par le sujet comme si elles devaient avoir un rapport direct avec lui. Le sujet cognitif participe donc à la lecture sur le mode de l'implication, ce qui donne un statut éminent à l'identification et à ses effets psychologiques " (256).
La modalité intellective est la synthèse des deux précédentes.
J. Leenhardt a testé ces trois approches en France et en Hongrie, il montre à partir d'une population relativement restreinte que la modalité intellective est dominante en France alors qu'en Hongrie, c'est la modalité émotionnelle et identificatoire qui l'est.
Appliquée à l'hôpital de jour cette enquête n'aurait pas grand sens.
Les modalités de lecture varient plus en fonction de l'état psychique des patients que de leur appartenance socio-culturelle. C'est ainsi que George, ex-institutrice, poète publiée, habituée à lire et à jouer avec les mots a en général une approche intellective des textes, mais lorsqu'elle est en crise, lorsqu'elle se sent persécutée, elle n'aborde plus les textes que d'une façon émotionnelle et identificatoire. Tout recul s'avère alors pour elle impossible.
On pourrait dire que le glissement d'un champ à l'autre est particulièrement audacieux. Leenhardt en évoquant des effets psychologiques nous y invite d'une certaine façon. De plus, la sociologie ne nous révèle pas de faits choquants, la modalité de lecture la plus fréquente à l'hôpital de jour est le mode phénoménal descriptif. Cette constatation paraît somme toute assez logique. La pathologie la plus fréquente chez les habitués du groupe est la schizophrénie de type résiduel, schizophrénie marquée par des symptômes négatifs. D'une façon assez logique les patients manifestent une grande distance vis-à-vis des textes. Ils ne se sentent à aucun moment interpellés par le texte ou par les personnages. Et si par hasard, le texte propose une rencontre entre le destin d'un personnage et ce qui est une plaie ouverte chez un des participants, c'est de la fiction, çà n'a strictement rien à voir avec le destin de ce participant, c'est clivé. Ce type de rencontre ne peut se faire que lorsque le sujet a suffisamment progressé, c'est au moment choisi par lui, qu'il verbalisera ce qui peut l'être.
C'est tout un travail d'amener les patients à envisager le texte sur un mode émotionnel et identificatoire. Cela n'est pas en soi surprenant dans le sens où comme nous l'avons montré qui dit psychose dit coupure radicale entre Symbolique et Imaginaire.
Les patients commencent en général par être écoutants, cette période est plus ou moins longue. Dans un deuxième temps, ils lisent, c'est la période de la lecture chaotique. A ce moment le texte paraît avoir un effet sidérant, comme si un temps supplémentaire était nécessaire pour qu'ils puissent s'en détacher. Captivés par la lecture à voix haute, il leur est difficile d'associer d'une quelconque façon à partir du texte, hormis sur un mode discordant. Les lecteurs s'emparent d'un élément du texte qu'ils arrangent à leur façon, cet élément peut n'avoir aucun rapport apparent avec l'intrigue, avec le texte lu.
C'est alors que s'organise l'approche phénoménale et descriptive qui nous paraît être un moyen de se défendre contre des contenus qui parleraient de trop près. Amandine, Noëlla, Geoffroy, Anne et de nombreux autres après la période de lecture chaotique se sont mis à s'intéresser au style des différents écrivains, c'était à qui ferait les compliments les mieux tournés. On relisait les passages les plus beaux en évitant soigneusement de s'impliquer, de s'investir, de relier ces histoires à quoi que ce soit de personnel.
Ainsi pour prendre un exemple Anne, après avoir connu une longue période de lecture chaotique se mit à investir la biographie des écrivains; armée d'un stylo et d'une feuille de papier, elle prenait des notes, ce qui lui permettait d'éviter tout investissement. Dans un second temps, la modalité émotionnelle et identificatoire prit le relais. Anne put, par petites touches, évoquer des événements de sa vie personnelle. Il fallut bien du temps avant qu'elle puisse faire des liens.
Ce que vécut Anne, de nombreux membres du groupe le vécurent.
Il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas de participants dont nous puissions dire que toutes les circonstances du récit, toutes les valeurs actualisées par les personnages sont d'emblée évaluées par le sujet comme si elles devaient avoir un rapport direct avec lui. Le primat du sujet n'est affirmé qu'exceptionnellement.
Rien ne nous permet d'attester une lecture délirante, s'il y eut des patients délirants dans le groupe, il n'est jamais arrivé qu'un patient s'empare d'un élément d'un texte pour soutenir son délire.
E-4 : Quelles oeuvres lit-on au groupe Lecture(s) ?
Pendant la période considérée, 61 oeuvres ont été découvertes. Parmi ces oeuvres on trouve 24 romans, 9 recueils de nouvelles, 8 pièces de théâtre, 6 recueil de poèmes, 3 biographies, 3 magazines, 3 essais.
24 oeuvres avaient été écrites au XXème siècle avant 1950, on ne compte que 7 textes postérieurs, 6 livres ont été publiés au XIX ème siècle.
Ces oeuvres ont été écrites par 32 écrivains français, 11 américains, 2 chinois, 2 britanniques et un russe.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, étant donné le niveau d'études des membres du groupe (au moins niveau bac), ces oeuvres sont essentiellement littéraires. On retrouve des écrivains têtes de chapitre de l'histoire littéraire tels que Chateaubriand, Proust, Camus, Balzac, Sartre, Camus, etc. D'autres tout en étant des auteurs importants sont un peu moins connu du grand public : Jarry, Feydeau, Gorki, Jouve, etc. Les écrivains américains sont également des valeurs sûres : Hemingway, Steinbeck, Caldwell. On retrouve en fait des auteurs susceptibles d'être inscrits au programme d'un bac de français.
Les grands écrivains actuels sont absents de notre liste. Nous n'y trouvons aucun prix Goncourt récent, aucun Nobel de littérature. La séance consacrée à la revue Lire a ennuyé le groupe.
A travers ces choix, choix voulus et assumés par le groupe; rappelons qu'il n'existe pas de censure, et que les oeuvres sont retenus par vote, tout se passe comme si les uns et les autres voulaient combler leurs lacunes et élisaient des auteurs et des oeuvres dont ils avaient entendu parler, qu'ils avaient lus il y a bien longtemps et dont ils n'avaient pu saisir les finesses.
A partir de quels critères s'effectue le choix d'une oeuvre?
En général, les membres du groupe proposent la lecture d'oeuvres qui leur tiennent à coeur. C'est ainsi que Cécile qui souffre de crises de tétanie propose la lecture du "Titanic", qu'Olivia suggère la lecture d' "Olivia" par Olivia, à l'origine du choix de son prénom. Amandine qui connut une certaine stabilité et une vie intense dans les années d'après-guerre insiste pour que nous lisions Sartre, Camus, Vian, mais Sartre, surtout, n'a-t-elle pas été renvoyée du lycée parce qu'elle le lisait ? Frédérique, comédienne, souhaite redécouvrir les textes qu'elle a joués. Sylvie, fille d'un metteur en scènes lance des titres qu'elle ne semble pas avoir lus, elle en évoque des bribes, des souvenirs lointains de Castex et Surer.
Les difficultés rencontrées à la lecture d'un livre, la difficulté d'en comprendre un passage, le souhait d'en parler en groupe motivent parfois l'un ou l'autre, c'est ainsi qu'Amandine nous entraînera à la découverte de Teilhard de Chardin, que Claude nous amènera à nous interroger sur les soucoupes volantes à partir d'un texte de "Science et vie".
Le Dr Maurer de l'équipe de Bondy évoque " le livre fétiche qu'on n'ouvre pas, le livre retenu juste pour son titre qui fait message. Ou le livre, comme livre du destin individuel, la Bible certes, mais tout texte aussi " (257).
Si nous pouvons souvent expliquer ce qui motive telle ou telle lecture, il paraît plus délicat d'expliquer pourquoi le groupe choisit une oeuvre et pas une autre. L'explication individuelle n'apparaît pas suffisante.
Il semble qu'à travers le choix des livres s'expriment des mouvements propres au groupe Lecture(s), voire à l'institution toute entière.
C'est ainsi que nous avons pu repérer des thématiques représentées par une suite de livres, nous avons par exemple vu se succéder "Les enfants terribles", "Topaze", "Le petit prince", puis les "Contes" de Grimm. Pendant la même période les thèmes de la réunion institutionnelle avaient été : "Pouvons-nous être plus autonomes ?", "Les soignants nous considèrent-ils comme des adultes ?". L'histoire du journal, inspirée d'une aventure du clan des 7 racontait les tribulations d'une bande d'enfants, le groupe expression corporelle travaillait autour du disque "Le Petit prince" dit par Gérard Philippe, au groupe Théâtre les improvisations tournaient autour de ce thème de l'enfance. A cette même période, une infirmière (Elisabeth) co-animatrice du groupe Lecture(s) et Marina étaient enceintes, et proches d'accoucher.
Nous avons pu repérer beaucoup d'autres thématiques certaines propres au groupe, d'autres à l'institution : notamment une qu'on pourrait nommer "D'où venons-nous ?" et l'autre "L'idée de mort".
Il y a certainement plusieurs raisons à cela. Certaines tiennent au fait même de l'institution, les théories d'André Kaës (258) en rendent compte. D'autres tiennent au fait que le groupe Lecture(s) a contribué à modifier l'ambiance institutionnelle. De plus en plus de patients lisent au salon entre deux activités. Les patients se prêtent des livres, échangent leurs impressions. Certains qui ne sont jamais venus au groupe, s'informent de ce qui est lu, lisent les affiches, les résumés. Ils ne viennent pas au groupe, ne se sentent pas suffisamment ... pour participer au groupe, mais s'y réfèrent cependant; c'est ainsi que Gérard dit à l'occasion d'une réunion institutionnelle dont le thème est l'ennui: "Pour lutter contre l'ennui, il y a le groupe Lecture(s)". Il n'y est jamais venu, il tourne autour, comme un ours qui craint les abeilles autour d'un casier de miel. C'est égal, il viendra.
Tout se passe comme si en être, ou n'en être pas n'était pas décisif, comme si ce qui est décisif c'est qu'il existe un groupe Lecture(s) et qu'il soit possible d'y aller.
Quel genre d'oeuvres lit-on?
Si comme l'écrit Freud dans "Le créateur littéraire et la fantaisie" les auteurs de romans, de nouvelles et d'histoires, narrateurs moins ambitieux trouvent les lecteurs et les lectrices les plus nombreux et les plus assidus,si le lecteur cherche à s'identifier au héros qui est au centre de l'intérêt et pour lequel l'auteur cherche à gagner la sympathie par tous les moyens, si derrière ce héros, on reconnaît sans peine " Sa majesté le Moi, héros de tous les rêves diurnes, comme de tous les romans " (259), ce héros laisse les patients lecteurs complètement froids. A ce Moi majestueux, ils préfèrent les anti-héros comme Lenny ("Des souris et des hommes"), comme K. ("La métamorphose"), comme Ubu, comme la famille du "Petit arpent du bon dieu".
Ils préfèrent les romans qui doivent leur particularité "à la tendance du créateur littéraire moderne à scinder son moi en moi partiels, par l'effet de l'observation de soi; et par conséquent à personnifier les courants conflictuels de sa vie psychique en plusieurs héros" (260).
Les patients ne recherchent donc pas les oeuvres qui les font rêver mais celles qui personnifient les courants conflictuels de la vie psychique.
Si Freud assimile le créateur littéraire au rêveur diurne, peut-être peut-on assimiler lecteur et rêveur diurne, cette préférence pourrait alors être également dûe à la difficulté pour ces patients psychotiques de fantasmer.
3- Groupe Lecture(s) et démarche de soins
Si nous considérons la démarche de soins comme une "suite ordonnée d'opérations qui a pour finalité la prestation de soins individualisés, continus et adaptés aux besoins d'une personne" (261) il est possible d'affirmer que même dans sa période la plus routinière, l'hôpital de jour a toujours élaboré des démarches de soins individualisées.
Autour des flashs quotidiens, comme des synthèses hebdomadaires, il a toujours été possible de retrouver un processus de réflexion organisé procédant par cinq étapes : recueil de données, analyse collective des données afin d'identifier problèmes et ressources, planification des objectifs de soins et développement d'un plan de soins, dispensation de soins continus, et évaluation des résultats des actions entreprises, des moyens et des méthodes utilisées.
Les groupes proposés, les actions entreprises au cours de ces groupes l'ont toujours été au nom d'objectifs thérapeutiques prédéterminés et réévalués.
Si les soignants de l'hôpital de jour n'adhèrent pas totalement aux diagnostics infirmiers, cela ne les a jamais empêché d'identifier les besoins propres à chaque patient. La rédaction d'un mémoire centré sur la lecture puis celle de cet ouvrage montrent que les soins dispensés donnent lieu à des comptes-rendus écrits individualisés. Il serait ainsi possible d'écrire autour des groupes Dessin/peinture, Journal, Ecriture, Relaxation, etc.,etc.
Il va de soi qu'il n'a jamais été question pour nous de penser le groupe Lecture(s) en terme d'action-réponse à un quelconque diagnostic infirmier.
Toutes les structures de soins ne s'étant pas nécessairement dotés de flashs quotidiens et de réunions de synthèse hebdomadaires, de nombreux lecteurs utilisant les diagnostics infirmiers, nous allons montrer l'intérêt du groupe lecture(s) dans ce contexte.
Nous ne développerons pas la notion de besoin, certainement familière au lecteur, mais nous contenterons de rappeler que la plupart des auteurs s'accordent sur trois grandes catégories de besoins : les besoins biologiques, physiologiques, de base, ou besoins corporels internes et externes; les besoins psychologiques, ou psycho-affectifs et les besoins socio-culturels.
Le groupe Lecture(s) peut permettre de répondre aux besoins psychologiques, psycho-affectifs ou socio-culturels perturbés.
Si nous nous référons à Virginia Henderson, nous utiliserons le groupe Lecture(s) lorsque ces besoins seront perturbés : "Communiquer avec ses semblables", "Agir selon ses croyances, ses valeurs", "S'occuper en vue de se réaliser, se sentir utile", "Se récréer, jouer, participer", "Apprendre, découvrir ou satisfaire une curiosité". Il est évident qu'une activité de groupe pourra être particulièrement efficace (notamment lorsqu'il s'agit de communiquer avec ses semblables). L'intérêt du groupe Lecture(s) ne se limite pas à ces quelques besoins. Ainsi la lecture en commun d'un ouvrage tel que "Le parfum" de Suskind pourra présenter un intérêt lorsque le besoin d'être propre, de soigner et de protéger ses téguments sera perturbé. Le récit de Dan Franck "Tabac" pourra être utilisé lorsque le besoin de respirer est perturbé par une tabagie importante. Les seules limites sont l'intérêt du patient et l'imagination du soignant.
Si nous nous référons aux besoins identifiés par Maslow, nous utiliserons le groupe Lecture(s) lorsque les besoins de se réaliser, les besoins d'estime (de soi-même et de la part des autres), les besoins d'appartenance et les besoins de sécurité seront perturbés.
Par la stimulation qu'il implique, par l'accent posé sur l'histoire, sur la psychologie humaine, par la place faite à l'extérieur, par les échanges qu'il nous paraît devoir susciter, le groupe Lecture(s) nous paraît pouvoir être proposée comme action aux patients souffrant de différents problèmes, parmi ceux-ci avec les réserves formulées plus haut (chapitre 2,4-E), nous citerons :
Isolement social
Perturbation des actions sociales
Risque d'intolérance à l'activité
Fatigue
Altération de la communication verbale
Manque de connaissance
Déni non constructif
Détresse spirituelle
Les diagnostics rapportés au deuil ou au chagrin
Perturbation de la dynamique familiale
Perte d'espoir
Les perturbations de l'estime de soi
Perturbation de l'image corporelle
Sentiment d'impuissance
Manque de loisirs
Altération des opérations de la pensée
Perturbation dans l'exercice du rôle
Difficulté à se maintenir en santé
Stratégies d'adaptation inefficace
Les diagnostics liés à un apport nutritionnel excessif ou insuffisant
Perturbation du sommeil, etc., etc.
L'essentiel est de comprendre que le livre peut servir de support à un questionnement sur le problème, à permettre d'entendre d'autres façons de se situer vis-à-vis de ce problème, qu'elles émanent des membres du groupe ou du livre lui-même.
3-A : Le groupe Lecture(s) et les cinq étapes de la démarche de soins
Préalable indispensable à toute démarche de soins, la qualité du regard que nous posons sur un patient à considérer non pas comme un fou ou comme un représentant d'une sous-humanité (ce que firent les nazis et la France de Vichy) mais comme un sujet autonome dont nous ne percevons que des facettes, est sans cesse à interroger.
Que fais-je lorsque je propose à Michel de participer au groupe Lecture(s) ? Suis-je obnubilé par ma démarche de soins ? Me dis-je que vu son isolement social lié à l'impossibilité de nouer une relation duelle sans se sentir menacé se manifestant par, vu que l'objectif de soin est de l'amener à fréquenter des activités socialisées, le groupe Lecture(s) pourrait constituer un tremplin intéressant ? Me dis-je que le groupe Lecture(s) est efficace dans les schizophrénies résiduelles et que donc Michel doit y trouver sa place, d'autant plus qu'il a eu un bon bagage culturel ? Me dis-je que Michel a des choses intéressantes à partager, notamment son expérience de radio-amateur qui l' a conduit à communiquer avec des radio-amateurs du monde entier, que cela pourrait enrichir le groupe, contrebalancer l'influence de Pierre qui tend à dire que rien ne vaut la peine de rien, que tout se ressemble, enrichir la lecture de "Terre des Hommes", et peut-être même conduire Michel à s'interroger sur sa façon à lui de communiquer hier et aujourd'hui ?
Cela fait une semaine que je suis plongé dans la lecture de "Terre des Hommes", que je lis et relis (François et Marie-Claude aussi), que s'ordonne, dans ma tête des déroulements possibles, des échappées belles, des rencontres entre le texte et les vécus individuels. J'ai, en ce moment, différentes lecture(s) possibles en tête, toute une pression intracrânienne faite de "Terre des Hommes". Elle durera aussi longtemps que nous n'aurons pas terminé la lecture du livre. Cà va me faire du bien de laisser filer la vapeur, de confronter mes lectures avec celles des membres du groupe, de vérifier des hypothèses, d'en invalider d'autres. Le lien avec Michel, Pierre, Virginie, Estelle et les autres est également fait de cela, de ce moment où l'on met en commun, où l'on partage nos lectures. Il y a bien sûr une façon soignante d'animer le groupe, d'organiser le désordre, d'entendre ce qui se dit, mais il y a aussi une façon littéraire d'entendre tout cela. Et c'est dans cet espace qui ne se résume pas à un simple aspect médico-psychologique qu'a lieu une rencontre entre êtres humains confrontés aux mêmes problèmes fondamentaux.
En psychiatrie, à la différence de ce qui s'observe la plupart du temps en soins généraux, le patient est un être non pas couché, alité mais debout. Il n'attend pas que l'infirmier vienne dans sa chambre à l'occasion d'un soin technique, d'un entretien infirmier, il prend les devants. L'ensemble de la dynamique du lieu de soins s'en trouve modifié.
De ce simple fait, on pourrait déduire que le soin en psychiatrie est collectif avant d'être individuel.
Les patients prennent leur petit déjeuner, déjeunent et dînent ensemble. Ils se déplacent à la salle de soins pour absorber leur traitement médicamenteux. Ils n'attendent pas, couchés, la visite du médecin mais s'agglutinent devant le bureau. Ils déambulent dans l'unité, attrapant au vol l'infirmier qui passe, lui demandent qui un renseignement, qui un petit bout de temps, le prennent à partie.
La Démarche de soins revêt une importance particulière dans un tel contexte. Elle permet de se repérer, de savoir constamment où nous en sommes au niveau relationnel, au niveau du projet de soins. Elle permet également de se fixer des repères temporels.
Son unité de mesure n'est plus l'action à mener mais l'attitude à observer, les mécanismes psychiques à comprendre. Il est évident qu'il est "facile" d'effectuer des actions infirmières dans le cadre d'une chambre individuelle avec un patient alité.
Il est plus délicat de tenter d'atteindre les objectifs fixés dans le cadre d'une unité de soins avec un sujet en mouvement, en proie à une infinité de stimulations, dans des moments où nous ne nous pensons pas nécessairement soignants, dans des moments que nous ne définissons pas comme des soins.
Si le patient est couché, l'infirmier est debout, en position haute. La parole infirmière en acquiert une force incomparable, une autorité d'autant plus évidente que le sujet est couché, fragile, dépendant. En psychiatrie, infirmiers et patients sont debouts, au même niveau. Certains patients viennent même se coller contre vous, abolissant toute distance, leur regard vous traverse comme s'ils ne vous voyaient pas. Il est parfois impossible de se repérer dans ces regards. Vont-ils vous frapper, vous embrasser, vous traverser ?
Si l'infirmier est enfermé, engoncé, protégé par une blouse blanche d'où dépassent les insignes montrant qu'il est un supertechnicien (stéthoscopes, stylos multiples, garrot, etc., etc.) il n'en va pas forcément de même en psychiatrie et particulièrement à l'hôpital de jour. Soignants et soignés sont en civil (le patient n'est même pas en pyjama). Tout cela contribue à modifier la relation et oblige l'infirmier à réfléchir sur les positions respectives des uns et des autres. Tout cela montre que la démarche de soins est un point de repère essentiel qu'il est parfois nécessaire d'aménager dans l'instant sans prendre de recul.
Des groupes tels que le groupe Lecture(s) constituent des moments privilégiés qui assignent une place claire aux uns et aux autres. Il est évident que les soignants ne tiennent pas leur pouvoir d'une fonction qu'aucun signe ne vient marquer, ni de leurs connaissances littéraires mais de leur capacité à animer (faire vivre) le groupe.
Concernant la démarche de soins elle-même, par la rencontre qu'il permet entre un texte et un groupe, entre un individu, un texte et un groupe l'activité permet d'enrichir la cueillette de données.
Aux données concernant le groupe, la façon d'être en groupe, les rôles tenus dans ce groupe, concernant la lecture vont se rajouter les notations personnelles, les éléments biographiques suscitées par la lecture, tout ce que nous retrouverons dans notre prochain chapitre.
Il n'est pas rare que ces données viennent contredire celles recueillies dans d'autres groupes. Les signes annonciateurs de rechute sont perceptibles très précocement dans cette activité. Les éléments montrant un réinvestissement des objets s'observent également très tôt.
De notre capacité à faire entendre nos perceptions dépend la modification du plan de soins ou la validation des hypothèses thérapeutiques. Un infirmier timide ou inhibé ne saurait être un "bon" infirmier en psychiatrie. L'infirmier doit être capable de transmettre en réunion les informations rapportées par le patient surtout si celles-ci sont en contradiction avec ce que les autres membres de l'équipe ont perçu. Cette fonction de "porte-parole" de l'infirmier n'est pas la moins importante.
Activité "intellectuelle" le groupe Lecture(s) permet également de faire le point sur les capacités cognitives des patients. Certains patients, grâce à des réparties brillantes, dans des circonstances bien étudiées, réussissent à faire comme si, à bercer d'illusions une équipe qui ne demande pas mieux que de croire à une réinsertion possible. Soignants et soigné s'embarquent alors dans des projets longs et coûteux, mais bien trop présomptueux et qui finiront dans des échecs retentissants.
Le groupe Lecture(s) permet de percevoir la profondeur des dissociations, de mettre en évidence la dissolution des acquis. L'exemple de Sylvie rapporté dans le prochain chapitre est à cet égard éloquent.
Et inversement. Des patients décrits comme confus, comme prédéments, comme souffrant de troubles cognitifs importants n'apparaissent plus aussi diminués dans ce groupe, au contraire. C'est alors l'occasion de tisser des projets plus ambitieux qu'une simple demande de C.A.T., d'insister pour une reprise de travail, etc.
Les données recueillies lors du groupe modifient donc l'analyse de la situation et l'identification des besoins et des problèmes (tous les groupes le font également). Elles le font vis-à-vis du projet global mais également à un niveau plus fin. Elle permettent d'affiner l'analyse de la situation, d'abandonner des fausses pistes, d'explorer des possibilités internes (choix des oeuvres "Coup de coeur" proposée une fois par trimestre par les soignants, mise en évidence d'un personnage a priori mineur, mise en oeuvre événements exceptionnels, etc.).
Le recueil des données propres au groupe s'effectue au cours du post-groupe. Ces données sont transmises à l'équipe au cours des flashs quotidiens ou retranscrites sous forme de synthèse lors de la réunion clinique consacrée au patient.
Une parole apparemment anodine prend sens à travers tel incident relaté par un membre de l'équipe. L'analyse de la situation s'effectue, elle aussi, lors du post-groupe. Cette analyse ne se limite pas au groupe. Elle nous porte au delà, vers les autres groupes que nous animons et contribue donc de proche en proche à infléchir dans un sens ou dans un autre la démarche globale.
Bien que liés aux macros-objectifs définis dans le plan de soins, les soignants déterminent avec le patient des micros-objectifs de soins susceptibles de constituer des étapes vers la réalisation des macros-objectifs. Nous ne retiendrons pas une régularité de participation comme objectif possible, le groupe étant ouvert. Nous proposerons à tel patient de présenter un livre qu'il apprécie particulièrement (Geoffroy et la science-fiction, Alain et la course automobile), l'inviterons à lire à haute voix. Nous proposerons à Patrick de présenter la biographie de Balzac à partir du texte écrit en préface par un de ses anciens enseignants. Nous proposerons à Amandine de nous parler de Sartre rendant ainsi vivant ce flash d'adolescence, souvenir d'une période heureuse. Luiza lira les oeuvres d'Ungaretti en italien pour nous en faire entendre la musique et pour se montrer à elle-même qu'elle n'a pas perdu tout lien avec sa langue maternelle.
Chaque membre du groupe sera convié à lire "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué" et à préparer des questions à Howard Buten (invité à une séance). D'autres seront conviés à participer à un séjour Lecture(s) autour d'Amboise et du thème de la Renaissance.
Autant de patients, autant d'objectifs.
Parmi les objectifs minimum, lire à voix haute pendant le groupe n'est pas le moindre.
Nous ferons le point sur la mise en oeuvre des actions au cours de notre prochain chapitre.
Si l'ennui naquit un jour de l'uniformité, il nous appartient de surprendre, de créer de l'exceptionnel, de provoquer des rencontres. Sans cela un groupe n'est qu'une litanie, qu'un pensum, qu'un défilement de séances qui se succèdent au fil des semaines.
C'est ainsi que nous lirons une pièce de théâtre, puis irons un soir la voir jouer dans un vrai théâtre parisien. C'est ainsi que nous lirons "La peste" de Camus puis irons voir le film qui en a été tiré, que nous adopterons la démarche inverse pour Hamlett.
Nous irons lire "Tropique du cancer" dans les rues où il a été écrit, "Du rébecca rue des Rosiers" dans le quartier même où se situe l'action et tenterons de repérer l'évolution du quartier depuis Léo Malet. Nous inviterons Howard Buten, Hélêne L. à parler de leurs oeuvres. Nous organiserons un séjour thérapeutique centré sur l'idée de renaissance à Amboise, autour de la lecture d'artistes locaux.
Les évaluations et réajustements s'effectuent, nous l'avons vous, au cours des post-groupes, des flashs quotidiens, des réunions de synthèse.
3-B : Le groupe Lecture(s) et les besoins perturbés
Le besoin d'apprendre, de découvrir ou de satisfaire leur curiosité est souvent perturbé chez les patients psychotiques. Ils renoncent souvent à tout apprentissage, abandonnent toute curiosité ou alors sont d'une curiosité insatiable dans un domaine spécifique et dénué de toute possibilité d'utilisation concrète (course automobile, Tour de France, histoire de l'aéronautique, etc.). Tout ce qu'ils liront sur ce sujet, toutes les informations recueillies seront immédiatement retenues, imprimées.
Ce besoin d'apprendre (Est-ce réellement un besoin ? Qui le ressent réellement ?) est rarement pris en compte et n'apparaît quasiment jamais comme une priorité. Il trône au sommet de la pyramide de Maslow au dessus des besoins physiologiques, de protection et de sécurité, d'amour et d'appartenance.
Stimuler ce besoin d'apprendre n'est pas une mince affaire.
Le groupe Lecture(s) est un moyen privilégié de stimuler le désir d'apprendre. Nous ne reprendrons pas ce que nous avons écrit dans la partie consacrée à l'apprentissage de l'écriture. Notons simplement que trois patients y ont puisé le désir et la force d'apprendre à lire et à écrire, que trois autres y ont trouvé le désir et la force de reprendre des études universitaires.
Le besoin de s'occuper en vue de se réaliser, de se sentir utile est plus souvent pris en compte. Souvent contraints d'abandonner toute activité salariée, les patients psychotiques sont confrontés au vide des journées, à la solitude, à l'A quoi bon ? propices à toutes les ruminations, à tous les délires. L'hôpital de jour, puis maintenant le CATTP sont souvent proposés pour occuper ces journées. Ces structures ne sont certainement pas des garderies, mais la société se soucie tellement peu des exclus que se noue là un véritable travail préventif dans lequel la notion d'étayage apparaît au premier plan.
L'hôpital de jour, dans son ensemble, de par son fonctionnement fournit un cadre, des occupations (même si ce n'est pas là sa vocation première) au sein desquelles le groupe Lecture(s) a sa place. Le groupe Lecture(s) va proposer un contenu (l'oeuvre à découvrir) que le patient va pouvoir explorer chez lui et qu'il pourra ensuite rapporter aux autres membres du groupe. Amandine et George organiseront même, chez elles, des rencontres autour de la lecture.
Tout cela permet de concrétiser un troisième besoin : celui de se récréer, de jouer, de participer. Une séance du groupe Lecture(s) ne ressemble pas à un cours de littérature. On y entend des rires, des chuchotements, çà parle, çà s'interrompt ou alors c'est silencieux, c'est étrangement silencieux, et puis çà rebondit. Le prochain chapitre montrera cela d'une façon plus explicite. Le but du groupe est cependant de jouer avec le texte.
Le groupe permet également d'agir selon ses croyances, ses valeurs.
Un simple coup d'oeil sur l'éventail des oeuvres lues montre que croyances et valeurs sont loin d'être absentes lors du groupe Lecture(s).
4 séances ont été consacrées à la lecture de la Genèse, 2 à "La sorcière" de Michelet, 1 aux "Guerres de religion" de Pierre Miquel, 1 aux "Fous de Dieu" de Jean-Pierre Chabrol, 2 séances à la lecture de poèmes sur la paix, 2 à l'oeuvre de Teilhard de Chardin "le phénomène humain", 2 à "L'être et le néant", 2 à "Siddharta" d'Hermann Hess, etc.
Lors des séances consacrées à la lecture de la genèse, le groupe a visité une exposition portant sur la Bible.
Il ne s'agissait alors pas de faire du prosélitisme pour telle ou telle confession mais de découvrir ou de redécouvrir un texte séculaire. C'est dans cet esprit que nous avons utilisé la traduction Chouraqui, très poétique, très proche du texte original qui permet d'entendre la Bible d'une façon à la fois proche et à la fois lointaine. Sur la table basse trônaient une Louis Segond (bible protestante), une T.O.B ( traduction oecuménique), une Torah et la Bible Chouraqui.
Les séances portant sur "Le phénomène humain", sur "L'être et le néant", sur "Condorcet" ont été conçues dans le même esprit.
Deux séances ont porté sur le "Traité de Maastricht". Sur les six patients participants à ces séances, trois étaient sous tutelle. Au terme de ces séances, Virginie et Noël ont demandé le passage de tutelle en curatelle renforcée afin de pouvoir voter. Leurs demandes ont été entendues. Virginie et Noël ont pu voter lors des dernières élections.
Tout cela est possible parce que le groupe, comme l'hôpital de jour, dans son ensemble, permet de communiquer avec ses semblables. Le rythme ouverture/fermeture de l'hôpital de jour favorise une certaine socialisation.
Il est évident qu'une certaine prudence s'impose, la chronicisation ne serait pas loin, si nous nous arrêtions à ce simple aspect des choses. L'hôpital de jour favorise directement la communication. Les patients partagent de nombreux moments, se connaissent assez bien, fréquentant de fait les mêmes commerces, empruntant les mêmes transports, etc. (c'est le secteur). Ils se téléphonent donc régulièrement, s'invitent à manger, flirtent, mènent une vie dans laquelle l'hôpital de jour, sert de référence commune. Nous n'avons pas une connaissance officielle de cette vie parallèle, des bribes nous en arrivent aux oreilles lorsque quelque chose ne se passe pas bien, lorsqu' Henri, invité à manger par Claire s'enfuit en courant quand celle-ci lui fait des propositions, lorsqu'André nous dit qu'Alfred qu'il a eu au téléphone ne va pas bien, etc.
Cette vie est au fond assez proche de celles qu'ils auraient s'ils travaillaient dans une même entreprise. Pour certains cela démontrera que l'hôpital de jour s'est chronicisé, qu'il draine une clientèle "captive", pour d'autres cela signera sa réussite, la preuve qu'il a su créer une dynamique, une vie autour de la souffrance dans laquelle les patients sont englués.
La réalisation de ces besoins permet aux patients, nous le verrons de se protéger de certaines menaces psychologiques. Il leur permet, même si cela est discutable de se sentir acceptés et reconnus dans un groupe et dans un lieu de soins. Ils trouvent ainsi l'occasion de satisfaire à leurs besoins d'appartenance.
Leurs besoins d'estime tendent, par ce fait, à commencer à être satisfaits. Ils y retrouvent l'estime d'eux-mêmes, se sentent utiles, valorisés. De quelle manière cela ne contribue t'il pas à les river à cette structure de soins ? C'est là une question importante qui dépasse largement le cadre de notre ouvrage.
Au delà de ces besoins perturbés, le groupe Lecture(s) propose une certaine forme d'Entraînement aux Habiletés sociales. Il est évident, même si à aucun moment, nous ne nous référons dans notre pratique aux théories cognitivo-comportementales, que la lecture en commun d'oeuvres littéraires a une action sur les habiletés de communication des patients pris en charge. Ces oeuvres littéraires simulent des situations sociales qui peuvent être problématiques pour de nombreux patients. Ainsi, confronté à la fiction, le patient peut apprendre d'autres manières de faire face à la situation problème. Il peut même découvrir les conséquences des choix du héros romanesque. Il suffit alors de demander au groupe qu'auriez-vous fait à la place du héros ? Un simple regard, en annexe, des oeuvres lues montrera combien cette approche peut être pertinente.
La lecture peut également permettre un apprentissage par utilisation de modèles, la littérature ne fourmille-t-elle pas de modèles identificatoires utilisés par des générations d'adolescents ?
Le groupe Lecture(s) favorise les habiletés à la résolution de problèmes et divers acquis cognitifs liés au traitement de l'information. Le praticien hospitalier de l'hôpital de jour faisait ainsi le constat que les patients qui fréquentaient le groupe Lecture(s) comprenaient progressivement leurs problèmes d'une façon plus fine et amélioraient la qualité de leur insight.
Nous n'avons jamais chercher à mesurer ces acquis.
Essentiellement centré sur la littérature, investissant des genres (poésie, théâtre, essais) en général assez peu lus par les Français, le groupe Lecture(s) tourne le dos à l'actualité. On pourrait dire qu'il organise une sorte de rattrapage culturel; les patients se servant du groupe pour retrouver des oeuvres qu'ils avaient lus autrefois ou qui résonnent fortement chez eux. Pour d'autres le groupe permet un certain apprivoisement de l'écrit. Nous avons suggéré que ce qui donnait au groupe son aspect particulier, c'était la difficulté de représentation, d'imaginariser, comme si les mots ne renvoyaient qu'à eux-mêmes et s'avéraient en tant que mots incapables de transmettre des émotions.
Le groupe Lecture(s) existe au sein d'une institution dont le but est de permettre au patient de jouer, rejouer et déjouer ses difficultés intrapsychiques fondamentales. Cette activité de médiation découle de l'histoire institutionnelle, elle apparaît dans une période d'interrogation et de refondation. Elle tire sa légitimité du projet thérapeutique de l'hôpital de jour Saint-Eloi.
Le groupe Lecture(s) est co-animé par trois soignants, lecteurs militants, dont les parcours professionnels sont différents mais complémentaires. Cet atelier est défini par une disposition spatio-temporelle fixe.
L'espace est tel que "les animateurs s'y sentent dans des conditions susceptibles de stimuler leur inspiration et qu'ils aient le sentiment d'habiter un espace en résonance avec leurs sensibilités particulières; que les patients aient également la conviction qu'ils sont protégés contre les intrusions de l'extérieur et qu'ils sont accueillis dans un environnement personnalisé" (262).
En ce qui concerne la périodicité du groupe, nous pouvons reprendre la remarque de Jean Broustra: " les rythmes temporels d'un atelier sont à situer plus essentiellement dans nos pulsations psychiques d'ouverture et de fermeture -dans le jeu créatif de la présence et de l'absence, dans la tentative d'articuler désir et temporalité- de transformer un espace clos en ponctuations temporelles qui permettront au sujet de se risquer dans une histoire possible..." (263).
Si nous tentons de dresser un portrait type du sujet lecteur régulier, nous dirons qu'il s'agit d'une femme ayant au moins le niveau bac, son âge est compris entre 30 et 45 ans. Elle n'exerce plus d'activité salariée. Elle est psychotique, ne délire plus sinon à bas bruit, les aspects déficitaires sont au premier plan. Elle est suivie en psychiatrie depuis plus de 5 ans et a été hospitalisé à l'hôpital de jour depuis mai 1989. Elle participe à un groupe de relaxation, au groupe Journal, au groupe Ecriture, au groupe Théâtre et à la poterie, mais investit plutôt moins les activités corporelles telles que jogging ou football. Elle a une relation forte avec les soignants du groupe Lecture(s) et je suis un de ses infirmiers référents. Si elle n'a pas cessé totalement de lire, elle a nettement diminué son rythme de lecture, le groupe Lecture(s) devrait contribuer à lui redonner le goût de la lecture.
Elément parmi d'autres de la prise en charge de ces patients, le groupe Lecture(s) s'articule avec d'autres modalités soignantes et intervient par séquences dans la trajectoire thérapeutique des malades.
L'activité Lecture(s) répond au caractère généraux des psychothérapies, elle se définit par une unité de temps, une unité de lieu, une unité d'action. Elle est animée par des soignants garants du cadre qui se réfèrent au cadre de soin et au projet thérapeutique. Ils accomplissent en post-groupe un travail de réflexion et d'élaboration sur le groupe et sur le vécu de chacun, travail qu'ils retransmettent ensuite aux médecins référents des patients et à l'équipe pluridisciplinaire lors des différentes réunions de synthèse.
Une première évaluation écrite de cette activité a été accomplie après neuf mois de fonctionnement. Cette évaluation a été discutée au sein de l'équipe et a été transmise à l'Infirmière Générale du CHS.
Le fonctionnement de ce groupe a été discuté dans le cadre du séminaire de réflexion du secteur en décembre 1992.
Nous avons commencé par définir la médiation, nous en avons vu tout l'intérêt, nous nous sommes ensuite intéressés aux psychotiques et aux différents modes de prises en charge, nous avons évoqué le cadre de soin et le déroulement d'une séance. A priori, un cadre défini, des soignants militants, des patients mobilisés, une médiation spécifique, le groupe devrait apporter un certain nombre de bénéfices aux patients qui le fréquente, qu'en est-il ? Tel est l'objet de notre sixième chapitre.
à suivre :
Chapitre VI
Qu'apporte le
groupe Lecture(s) aux patients psychotiques suivis à l'hôpital de jour ?
Biblographie
245-DREYFUSS (L), HANON (E), L'hôpital de jour, lieu de vie, in L'information psychiatrique,Vol.56,n°1,janvier 1980,pp.17/30.
246-DREYFUSS (L), HANON (E), CAMUT (S), Les enseignements de sept années de fonctionnement d'un hôpital de jour à Paris, in L'information psychiatrique,Vol.61, n°6,1985,pp.815-823.
247-Ibid.
248-Guide du service infirmier N°11, L'évolution des orientations en santé mentale et la fonction infirmière,Ministère des Affaires Sociales et de la Solidarité-Direction des hôpitaux.113 pages,p.41.
249-DUMENIEU (C), Soins infirmiers en santé mentale. spécificité des infirmiers en psychiatrie, Ouvrage collectif, Ed. Lamarre Poinat, Paris 1981.
250-Les pratiques culturelles des Français 1973-1989,op.cit.,p.81-82.
251-PENNAC (D), Comme un roman, NRF Gallimard, Paris 1992.175 pages,p.173-174.
252- LEENHARDT (J), Les effets esthétiques de l'oeuvre littéraire: un problème sociologique, in Pour une sociologie de la lecture,coll. Bibliothèques,Ed. du cercle de la librairie,Paris 1988,pp.59-81,p.60.
253-Ibid.,p.64.
254-Ibid.,p.63.
255- Ibid.,p. 67.
256- Ibid.,p. 68.
257-MAURER (L), A la recherche d'une psychiatrie différente, in Espace du dire de créativité, Journée du 8 décembre 1988 organisée par l'association IRIS-Formation,p.9.
258- KAES (R), L'institution et les institutions Etudes psychanalytiques, Bordas Dunod, Paris 1988,pp.1-46.
259- FREUD (S), Le créateur littéraire et la fantaisie, in L'inquiétante étrangeté et autres essais,trad. FERON (B). Gallimard Paris 1985,pp.33-46,p.42.
260-Ibid.,p.43.
261- "Terminologie des soins infirmiers. Glossaire provisoire". N°3 série soins infirmiers, Ministère des Affaires sociales et de l'emploi, Paris 1986, B.O. n°86/21 bis, p.37.
262-BROUSTRA (J), Expression et psychose. Ateliers thérapeutiques d'expression.Ed. ESF,Paris 1987.213 pages,p.70.
263- Ibid.,p.74.