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Une approche thérapeutique de la psychose : LE GROUPE DE LECTURE

Dominique Friard.




Difficultés de lecture liées à la psychose

Chapitre IV

L'augmentation du nombre de livres lus est certainement le progrès le plus significatif réalisé par les patients au groupe Lecture(s), c'est en tout cas celui qui se mesure le mieux. Il faut préciser qu'ils lisaient très peu.
Il serait pour le moins exagéré de voir là un symptôme psychotique, les Français pris dans leur ensemble lisant de moins en moins.
Cela ne signifie pas qu'il soit plus difficile à un sujet psychotique d'aborder le livre qu'à un autre sujet. Et pourtant. Nous allons montrer comment la psychose nous paraît retentir sur la lecture et sur la compréhension de ce qui est lu. Nous commencerons par nous intéresser à l'aspect quantitatif puis nous passerons à l'aspect qualitatif en examinant le retentissement des difficultés psychiques sur l'oralisation, nous différencierons langue écrite et langue parlée et montrerons les difficultés de compréhension liées à l'écrit, nous montrerons les difficultés liées à l'actualisation du texte, et examinerons les compétences du lecteur psychotique en faisant une large place aux recherches cognitivistes enfin nous ferons le point sur l'effet des benzodiazépines au niveau de la mémorisation.

1- Evaluation quantitative de la lecture à l'hôpital de jour

Les lieux de soins, et plus particulièrement, l'hôpital de jour Saint-Eloi constituent-ils des no man's land culturels ?
L'enquête sur les pratiques culturelles des Français (1981) nous apprend que :
" 26 % des Français n'ont lu aucun livre dans l'année,
19 % d'entre eux ont lu de 1 à 4 livres,
9 % de 5 à 10 livres,
25 % de 12 à 24 livres,
19 % plus de 25 livres " (227).

Nous avons repris le questionnaire proposé pour l'enquête (la partie concernant la lecture) et interrogé les patients hospitalisés à l'hôpital de jour, nous avons obtenu les résultats suivants:

32 % des patients n'ont lu aucun livre dans l'année,
30 % d'entre eux en ont lu de 1 à 4
18 % de 5 à 10 livres
12 % de 12 à 24 livres
8 % plus de 25 livres.

Ces chiffres s'entendent toutes pathologies confondues. Sont-il fiables ?
Après avoir demandé aux patients combien de livres ils lisaient, nous avons comparé les chiffres obtenus avec ceux des emprunts à la bibliothèque. Il faut, certes, être prudent, les repères temporaux des psychotiques sont sujet à caution, mais ces chiffres sont conformes à la quantité de livres empruntés à la bibliothèque de l'hôpital de jour.

Bibliothécaire à Saint-Eloi était en 1989 un emploi assez reposant: il y avait à peine une petite dizaine de livres empruntés chaque mois. Les entretiens médicaux, les discussions informelles avec les uns et les autres confirment l'importance du faible lectorat. Peu de lectures mais pas forcément peu de livres ouverts. Les patients lisent plus volontiers les quotidiens, il y a les partisans de Libération et ceux dont la seule lecture est le Figaro rituellement commandé par la direction du CHS. En ce qui concerne l'information, elle se confond avec l'information télévisée, ce qui occasionne de nombreux moments d'inquiétude et de panique.
Si nous nous référons à la classification de l'enquête, nous nommerons non-lecteurs ceux qui n'ont lu aucun livre dans l'année, faibles lecteurs ceux qui lisent moins d'un livre par mois, moyens lecteurs ceux qui en lisent plus d'un par mois et gros lecteurs ceux qui lisent plus de deux livres par mois.
Ainsi, 32 % des 43 patients interrogés étaient des non-lecteurs (contre 26 % au niveau national), et 48 % étaient des faibles lecteurs (contre 28 %). Les moyens et forts lecteurs représentaient 12 et 8 % des patients (contre 25 et 18 %). Cette différence paraît encore plus probante si on se réfère aux statistiques de Paris intra-muros (c'est le secteur où habitent les patients): 27 % de non-lecteurs et 20 % de faibles lecteurs en plus, 25 % de gros lecteurs en moins. Ce déficit n'a rien de surprenant eu égard aux troubles dont souffrent les patients.
Si nous examinons ces chiffres de plus près, nous nous rendrons compte que le pourcentage de faibles lecteurs est plus important à l'hôpital de jour que dans aucune autre tranche de population répertoriée dans l'enquête. On peut par contre remarquer que le nombre de non-lecteurs n'a rien d'affolant, il y a autant de non-lecteurs que dans une population âgée de 40 à 59 ans et beaucoup moins que dans une population âgée de plus de 60 ans.
S'il existe un réel déficit, il n'est dû ni à l'analphabétisme, ni à un manque d'acquisition scolaire. Les causes en sont ailleurs.
Joëlle Bahloul a engagé l'étude sociologique du faible lectorat, elle dégage de la multiplicité des trajectoires quatre scénarios :
"- scénario croissant: le faible lecteur ne lisait aucun livre jusqu'à l'émergence d'un changement d'ordre professionnel, éducatif, familial ou géographique qui lui a donné progressivement accès à la lecture.

- scénario décroissant: le faible lecteur a été un moyen ou un grand lecteur, et a réduit ses lectures par le même type e modifications de ses conditions sociales.

- scénario stable: le faible lecteur a toujours peu lu.

- scénario variable: la quantité et les modalités de lecture subissent des variations, en général non cycliques, dues à une mobilité sociale assez importante " (228).

Le scénario décroissant paraît être le plus probable, nos faibles lecteurs seraient d'ex-moyens ou d'ex-gros lecteurs qui auraient réduit le rythme de leur lecture à l'apparition des troubles psychiques.
Cela semble relativement évident pour les patients réguliers au groupe Lecture(s). Certains possédaient même des bibliothèques conséquentes, nous avons pu nous en rendre compte, avec surprise à l'occasion de visites à domicile. Le groupe Lecture(s) mettraient les patients en situation de suivre un scénario croissant.

Ce faible lectorat peut s'expliquer par différents facteurs: la biographie familiale et éducative, la socialisation de la lecture, et les représentations du livre et de la lecture.
Du point de vue de la biographie familiale, les patients hospitalisés cumulent un certain nombre de handicaps. De Patrick, orphelin de père à 2 ans, élevé par sa mère et sa grand-mère dans une sorte de cocon d'où tout élément masculin était exclu, à Virginie dont les parents périrent en camp de concentration lorsqu'elle avait 5 ans adoptée et élevée par 2 tutrices, en passant par Sylvie, orpheline d'une mère psychotique et fille d'un père dépressif chronique, par Claude dont la mère était psychotique et le père alcoolique et violent; faut-il évoquer Cécile, abandonnée par son père parce que fille, délaissée par une mère psychotique qui finit par la tirer d'un IMP avant de mettre fin à ses jours sous ses yeux, les faits sont là, les biographies sont tragiques, et les moins tragiques ne sont pas forcément les moins marquantes.
Si les parcours scolaires ont parfois été brillants, quelle place pouvait y tenir la lecture ? Comment relier la fiction et une réalité innommable et partant illisible ?
Si l'origine sociale des parents était parfois élevée, parfois proche du quart monde, comment s'identifier à ces pères tellement absents, à ces mères si terriblement souffrantes?
Pour d'autres le parcours scolaire a été chaotique, la lecture a seulement été acquise. Tous lecteurs confondus, le nombre de déchiffreurs est important (30 %). La scolarité s'interrompt entre 15 et 17 ans, âge qui coïncide avec le début de troubles marqués par un retrait social important, par l'apragmatisme et la clinophilie. La lecture apparaît alors comme un luxe invraisemblable. Lire alors que le monde vacille, que le corps se morcelle, que la terre se fendille, qu'on est pris dans une catastrophe cosmique !
Ceux dont le début des troubles est plus tardif ont pu s'intégrer au monde du travail, mais avec les chutes et les rechutes ils finissent par être mis en invalidité et perdre leur activité professionnelle, ils perdent avec elle leur principale source de stimulation sociale, ils perdent un des supports essentiel de la lecture. Tous souffrent par ailleurs de solitude et de manque de contact.
A ces handicaps, s'ajoutent ceux induits par le traitement médicamenteux. Certains neuroleptiques (le nozinan* par exemple) entraînent des troubles de l'accomodation. Les patients décrivent les lignes qui sautent sous les yeux, qui se gondolent, les lettres qui se déforment. La lecture devient alors très difficile pour ne pas dire héroïque. Les benzodiazépines induisent des troubles de la mémoire sur lesquels nous reviendront. C'est l'impossibilité de retenir une phrase, les mots filent, s'envolent. Tous peuvent provoquer une somnolence qui fait qu'on s'endort au bout d'une page. Il faudrait être extrêmement motivé pour ne pas renoncer à lire.
Nous avons par ailleurs déjà évoqué l'importance et le retentissement des troubles.
Nous avons défini la lecture comme l'aboutissement d'un apprentissage, comme l'aboutissement d'une série d'échanges d'informations, de biens et de représentations.
Nous avons montré qu'elle pouvait être le support d'interactions dans lesquelles le lecteur gérait son statut social. " Ne pas avoir de temps pour la lecture consiste surtout à ne pas disposer d'échanges sociaux pour la soutenir voire l'encourager " (229).

L'isolement social auquel sont contraints les patients est également facteur de faible lecture. En créant une vie de groupe autour du livre, en suscitant des échanges qui sont, au niveau de la structure de soins, des échanges sociaux, le groupe Lecture(s) permet d'inverser la tendance.
Il le peut d'autant plus, qu'en ce qui concerne les patients réguliers au groupe, la lecture renvoie à des éléments positifs, à une pratique qu'ils ont investie à un moment donné de leur vie.
Si, ainsi que l'écrit Joëlle Bahloul (230), les faibles lecteurs vivent leur pratique sur un mode illégitime, le groupe Lecture(s), permet aux pratiques lectorales de retrouver une nouvelle légitimité, cette nouvelle légitimité est attestée par le choix des livres, choix nous le verrons plutôt littéraires.
C'est là qu'il nous faut quitter la sociologie car si les faibles lecteurs privilégient des genres et des auteurs "faciles" qui exigent peu de temps de lecture, les patients choisissent, eux, des oeuvres complexes qui nécessitent des efforts d'attention et de compréhension. Cela suppose qu'ils pensent avoir les moyens sociaux et culturels de les assimiler. L'apprivoisement de l'écrit semble bien être la première fonction de ce groupe.
S'il existe un faible lectorat imputable à la maladie et à ses conséquences, faible lectorat qui s'exprime d'une manière spécifique existe-t'il une façon psychotique de lire ? Comment la mettre en évidence ?

2-Retentissement des difficultés psychiques sur l'oralisation

Nous rappellerons que la dissociation schizophrénique est caractérisée par un processus de dislocation, de désagrégation susceptible d'affecter tous les secteurs de la vie mentale et relationnelle. S'il n'existe au début pas de réel déficit intellectuel, on note "une incapacité fonctionnelle à utiliser les connaissances acquises du fait d'un relâchement fondamental dans l'agencement et la coordination des idées " (231). Le raisonnement logique et déductif perd progressivement son harmonie pour devenir incohérent. Après trois ans de fonctionnement pouvons-nous montrer comment la pathologie retentit sur la lecture ?
De Clérambault notait que l'effort mental faisait pulluler les voix: notamment, disait-il, " l'écho de la lecture ou de l'écriture (avec les commentaires connexes) augmente parallèlement à l'effort d'attention " (232).
Notre expérience serait plutôt inverse; pendant le temps de la lecture les patients ne paraissent pas entendre de voix, n'apparaissent pas comme parasités, les voix attendent poliment la fin de la lecture, la diminution de l'effort de concentration pour se réveiller.
Nous parlons bien évidemment de la lecture à voix haute. Pouvons-nous en conclure que deux textes "autres" ne peuvent cohabiter simultanément dans un même esprit ? Nous n'avons, par ailleurs, jamais remarqué de barrage ni de fading mental pendant la lecture comme si le texte à lire faisait écran.
Si la capacité de retrouver la sonorisation d'un mot n'est jamais atteinte (en tout cas pas dans ce groupe), celle de comprendre le contenu du message peut s'avérer amoindrie.

On rencontre des dyslexies, des lapsus, des inadéquations entre le ton de la lecture et le contenu du texte, mais ne retrouve-t'on pas les mêmes approximations chez des lecteurs non-psychotiques ?
Plus spécifiques, par contre, apparaissent les troubles du rythme de la lecture. Les mots sont reconnus, sonorisés, sans passer par le déchiffrement, à vitesse normale. Les mots sont identifiés, mais l'anticipation du mot suivant semble plus problématique. Tout se passe comme si le lecteur devait lire une langue étrangère qu'il connaît mais imparfaitement; les règles alphabétiques sont les mêmes, le sens de certains mots lui échappe, ce qui a pour effet de hacher sa lecture, de la rendre parfois chaotique. Concentré sur ces mots qu'il ne comprend pas, il en oublie la ponctuation, qui ne peut en aucun cas découler logiquement des mots lus, mots qu'il oublie au fur et à mesure qu'il les lit, ne réussissant pas à les fixer. On pourrait croire que le lecteur ignore la grammaire.
C'est ainsi qu'en post-groupe, nous sommes souvent amenés à noter : " superpose à la ponctuation du texte, une nouvelle ponctuation qui semble lui être propre. Suit son propre rythme " (233); ou " lecture ânonnante, voix monocorde sans tonalité, ni variation de tonalité. On a le sentiment d'un décalage entre la perception visuelle du mot, sa prononciation et sa place dans le champ de la phrase. Succession de mots mis bout à bout où rien ne paraît pour Anne prendre de sens, entraînant pour l'auditeur une certaine altération de sens. Anne traduit cela en disant qu'elle n'a rien compris à ce qu'elle vient de lire " (234). Cela n'a rien à voir avec une méconnaissance de la lecture, Anne est institutrice.
Cette altération du rythme de la lecture est quasi constante lors des premières séances, elle tend à s'estomper au fil des séances, parallèlement à la diminution des troubles du cours de la pensée et à l'amélioration de l'état psychique général. Cette altération ne se manifeste pas de la même façon pour tous les genres abordés. C'est ainsi que Patrick lit avec difficulté, mais lorsqu'il aborde une pièce de théâtre, lorsqu'il fait parler un personnage sa lecture devient fluide, sans problème. D'une façon générale, les pièces de théâtre donnent lieu à beaucoup moins d'arythmie que les autres genres. Comme on pourrait s'y attendre les essais s'avèrent illisibles, comme les romans littéraires. Plus un texte est proche du langage parlé, plus la lecture en est fluide, et inversement. Tout cela nous conduit à énoncer, en première intention, que ce qui pose problème ce n'est pas tant le décryptage que les règles régissant le texte écrit.

3-Langue parlée, langue écrite, difficultés de l'écrit

Qu'est-ce qui différencie le texte écrit, la narration du récit oral en dehors du fait que l'un est écrit et l'autre pas ? D'une façon générale la langue écrite est plus soutenue que la langue parlée, on pourrait même affirmer qu'il s'agit d'une autre langue. Les niveaux de langage y sont moins nombreux et directement en rapport avec le conditionnement socio-culturel. Nous noterons que si l'individu moyen connaît approximativement 24 000 mots, soit 50 % de substantifs, 25 % d'adjectifs, 20 % de verbes, 4,5 % d'adverbes et 0,5 % de mots outils, il utilise 20 % de substantifs, 7,5% d'adjectifs, 17 % de verbes, 1,5 % d'adverbes et 50 % de mots outils. Les mots outils s'avèrent donc essentiels à la compréhension et à l'organisation du langage.

Le parler utilise des onomatopées, des exclamations. Il multiplie les répétitions de mots. Le français parlé est rempli d'analocuthes, la phrase dévie de sa trajectoire, le complément attendu ne vient pas, la phrase part dans une autre direction. Le français parlé abonde en phrases inachevées. On emploie des formes contractées, on omet certains termes à l'intérieur des phrases. Certains temps verbaux ne sont pratiquement pas utilisés (c'est le cas du passé simple par exemple). L'oral supprime également systématiquement l'inversion du sujet dans les phrases interrogatives.
Cela n'est pas très gênant au niveau de la communication orale, les interlocuteurs sont en présence en un lieu et en un temps connus d'eux, ils échangent des propos sur un sujet donné, ils n'ont donc pas à se rappeler les éléments constitutifs de la situation. Le mot "tu" renvoie au récepteur, le mot "je" à l'émetteur, le mot "ici" évoque le lieu où se déroule le dialogue, etc.
L'écrit force l'émetteur à faire des références plus précises à la situation, il faut préciser les lieux, les noms des personnages. L'émetteur doit décrire les éléments situationnels, cela implique une langue plus précise.
D'une façon générale la langue écrite est moins économique que la langue parlée. Elle transmet les traits de la langue parlée grâce à la ponctuation. La ponctuation a une fonction logique, elle découpe le discours en groupe de mots et évite ainsi les erreurs d'interprétation. Elle indique les arrêts, les accents, les intonations, la mélodie de la phrase. Elle a aussi une fonction expressive.
On peut énoncer que tout texte se présente comme un ensemble d'éléments référentiels (le contexte, la situation, les objets réels auxquels renvoie le message) auxquels se superposent des éléments participant des autres fonctions du langage et qui varient suivant la finalité du message. La fonction référentielle sert de base à la plupart des textes écrits et définit leurs contenus informatifs; à cette fin se superposent les autres fonctions du discours suivant les finalités des textes et en interaction avec les lecteurs supposés. On définira des fonctions expressive, conative, phatique, métalinguistique et poétique.
Le texte écrit doit être lisible, il doit pouvoir être lu aisément.
Cette lisibilité implique de choisir des mots courts ( les mots longs demandent plus d'effort de décodage,), des mots anciens ( les nouveaux s'imposent plus difficilement). On préférera de même les mots de forme simple: les préfixes, les suffixes, les compositions nuisent à la lisibilité. De la même manière on choisira des mots dont la polysémie est importante car plus la polysémie est grande, plus l'emploi du mot est fréquent et plus il est "lisible". Nous noterons par ailleurs que les mots qui ont une charge affective agissent sur l'attention du lecteur, parmi ces mots on regroupe les mots du vocabulaire personnel, ceux qui appartiennent au champ lexical de la famille, de l'enfance, de la personnalité, de l'espèce humaine,etc. Le texte pour être lisible devra compter des mots redondants qui facilitent la communication. Un texte sans redondance est trop dense, la lecture en est ralentie et la mémorisation rendue plus difficile. Il est donc nécessaire de répéter certains mots capitaux pour rendre le message plus compréhensible, il faut marquer les articulations de la pensée et de la phrase.


Il faut, toujours par souci de lisibilité, bien choisir les structures de phrases. On utilisera donc des constructions qui fassent ressortir nettement ses articulations, on prendra garde à ce que les propositions ne dépassent pas la capacité du lecteur à mémoriser un ensemble de mots (10 à 30 mots). On fera en sorte que les mots grammaticalement dépendants ne soient pas trop éloignés les uns des autres, que les mots importants pour la compréhension du message soient placés judicieusement (dans la première moitié de la phrase ou de la proposition, de préférence).
La structure générale de la phrase devra être connue et permettre au lecteur de prévoir la nature des mots avant même de les lire. La syntaxe recherchée rend la phrase imprévisible et nuit à sa lisibilité, les clichés et les lieux communs au contraire facilitent la lecture.
Et la littérature dans tout çà ?
Le philosophe et le poète ne se soucient absolument pas de la lisibilité du texte. L'écrivain, non plus. Faut-il en conclure que la littérature est illisible ? Peut-on en déduire que l'écrivain cherche un équilibre entre lisibilité et "illisibilité", qu'il joue de et avec son lecteur potentiel ?
Quoi qu'il en soit, la littérature en tant que telle suppose une certaine illisibilité du texte. Comment les patients se comportent-ils face à cette illisibilité ?
Le contenu de l'oeuvre est fixe, mais le contenu du message varie suivant les dispositions psychologiques et l'expérience propre à chaque lecteur et suivant la sensibilité et les valeurs propres à chaque époque.
L'auteur émet une information, dont une partie, variable, sera reçue et dont une autre partie sera modifiée, reconstruite selon de nouveaux systèmes de significations. Toute lecture est plus ou moins une traduction donc une trahison, c'est à cette condition que l'oeuvre continuera de "parler" aux lecteurs. (235)

4-Difficultés autour de l'actualisation du texte

Nous écrivions que si difficulté il y avait, c'était dans le traitement du texte pas nécessairement dans sa lecture. Nous verrons avec J.Leenhardt que le texte est conçu comme une proposition que le lecteur doit faire signifier pour lui. Comment le patient lecteur fait-il signifier le texte?

Ainsi que l'écrit Umberto Eco: "Le texte est ... un tissu d'espaces blancs, d'interstices à remplir " (236). Le texte doit donc être actualisé par le lecteur. Si celui-ci ne remplit pas cette fonction, le texte rate sa cible. Ce sont ces espaces blancs, ce non-dit qui doivent être actualisés par le lecteur.
Soit la portion textuelle proposée par Eco :
" Jean entra dans la pièce. "Tu es revenu, alors !" s'exclama Marie radieuse " (237).
Le texte ne pourra fonctionner que si le lecteur actualise sa propre encyclopédie "de façon à comprendre que l'emploi du verbe "revenir" suppose d'une manière quelconque que le sujet s'est précédemment éloigné. En second lieu, il est demandé au lecteur un travail inférentiel pour tirer de l'emploi de la conjonction adversative "alors" la conclusion que Marie ne s'attendait pas à ce retour et de la détermination "radieuse" la certitude qu'elle le désirait ardemment " (238).

Qu'une de ces actualisations ne s'effectue pas et le texte ne fonctionne pas, il devient incompréhensible, absurde, illisible. L'altération de la pensée lèse cette capacité d'actualisation. C'est ce qu'il faut entendre par "le raisonnement logique et déductif devient incohérent".
Il faut rajouter à cela que pour le psychotique le signifié est vide et que le signifiant est retenu pour ses qualités purement formelles. Lu à voix haute on pourrait ainsi avoir des Jean qui ne reviennent jamais, et face à cette impossibilité d'un Jean qui revienne le texte resterait à jamais absurde.
Umberto Eco évoque à propos de son exemple la nécessité d'actualiser les co-références: " on doit établir que le ItuI dans l'emploi de la deuxième personne du singulier du verbe IêtreI se réfère à Jean ... cette co-référence est rendue possible par une règle conversationnelle selon laquelle le lecteur admet qu'en l'absence d'éclaircissements alternatifs, étant donné la présence de deux personnages, celui qui parle s'adresse nécessairement à l'autre " (239).
Lacan a bien montré dans le chapître nommé "Les entours du trou" (240) du séminaire sur les Psychoses ce qu'il fallait penser de ce "tu". Si le "je" est le "je" de celui qui prononce le discours, si tout ce qui se dit a sous soi un " je" qui le prononce, c'est à l'intérieur de cette énonciation que le "tu" apparaît. Il est aussi un "tu", qui est le "tu" qui en nous dit "tu", ce "tu" qui se fait toujours plus ou moins discrètement entendre, ce "tu" qui est tout sauf la marque de l'Autre. Quel "tu" entend le psychotique lorsque Marie s'exclame radieuse : "Tu es revenu"?
Si la lecture repose sur un mécanisme d'identification et d'anticipation, comment peut-on anticiper après avoir identifié un mot qui ne renvoie à aucune signification ?
Pour prendre un exemple récent et particulièrement "parlant", Virginie après avoir lu à voix haute un passage de Daniel Pennac dit qu'elle n'a pas aimé, qu'il y avait des mots difficiles comme le mot "fourmillement". Virginie a été pendant 12 ans traductrice, elle parlait et écrivait couramment trois langues, c'est une grande lectrice, comment peut-elle trouver un mot aussi banal que "fourmillement" difficile à lire ? En fait, Virginie persécutée par sa voisine qui traverse les murs de sa chambre pour la chatouiller, pour la masturber ressent constamment des fourmillements dans son corps, dans son sexe, n'est-ce pas pour cette raison que le mot "fourmillement" lui paraît difficile à prononcer ? Le mot fourmillement n'aurait de sens que dans le réel ? Le mot viendrait capter son attention lui interdisant de comprendre quoi que ce soit au texte. Nous n'avons, bien sûr, pas cherché à valider cette hypothèse qui n'a été émise qu'en post-groupe.
Cette limite se retrouve dans l'abord de la poésie. Tout se passe comme si la poésie était un genre trop riche pour les patients, comme si certaines métaphores brûlaient des sujets sidérés par le poids des mots et le choc des images. Qu'on définisse la métaphore comme une figure de substitution où un terme en remplace un autre par analogie ou qu'on la définisse à l'instar de Lacan comme un transfert de dénomination, on dit couramment que le psychotique n'a pas accès à la métaphore. Notre expérience montre que certaines métaphores ne renvoient à rien comme si en cet endroit là il y avait un trou, un vide, un rien. Là encore, la pauvreté imaginaire de patients souffrant d'une schizophrénie résiduelle nous paraît expliquer cet abord difficile du genre poétique.

Cet abord difficile de la métaphore commun aux enfants et aux psychotiques n'a jamais empêché un enseignant de lire des poèmes à des enfants de C.P. ou de C.E.1.

5-Activité cognitive et schizophrénie

Dans un ouvrage récent (241) J.J.Kulynych et D.R. Weinberger notent que l'étude des fonctions cognitives dans la schizophrénie est rendue difficile par un déclin d'environ 10 points de Q.I. de ces fonctions. Ce déclin perceptible dès l'origine des troubles reste généralement stable dans le temps.
N.Georgieff fait le point dans le même ouvrage (242) sur les recherches cognitives entreprises à propos de la schizophrénie. Tout en notant la difficulté de proposer une synthèse des données actuelles, il aborde les différents secteurs de la perception à l'organisation de l'action et tente d'articuler ces données à l'étude de la mémoire et du langage.
Nous nous contenterons de rapporter ses conclusions.
Les travaux expérimentaux portant sur la perception et les étapes précoces du traitement de l'information perceptive, visuelle et auditive montrent chez les schizophrènes des anomalies qui ont été référés à un trouble de précoce du traitement de l'information, de sa vitesse ou de sa capacité.
Les schizophrènes ont des performances nettement altérées pour les tâches de discrimination, de catégorisation ou de détection de signal, nécessitant de repérer un stimulus précis présenté au milieu de stimuli distracteurs. Les performances dépendant de l'attention sélective s'améliorerait après prise de neuroleptiques. Les troubles attentionnels sont aujourd'hui corrélés à un trouble de l'exploitation du contexte et/ou de l'évaluation de la pertinence des stimuli, et à un trouble de la sélection et de l'organisation des réponses plutôt que des stimuli perceptifs.
Si de nombreux travaux portent sur le trouble de l'attention sélective, d'autres privilégient la notion de traitement ou d'exploitation du contexte. Le trouble de représentation ou de traitement du contexte expliquerait alors le défaut de traitement de la pertinence des stimuli et les troubles attentionnels.
Selon Georgieff, les schizophrènes souffrent de difficultés à utiliser les informations fournies par le contexte verbal. Cette difficulté à prendre en compte l'organisation interne d'un texte se manifeste lors de tâches de compréhension; ou lorsqu'il est demandé au sujet de deviner dans un texte les mots manquants, à partir d'éléments contextuels éloignés; ou lors d'une épreuve de rappel de texte, qui n'est pas alors amélioré (contrairement aux témoins) par la majoration de sa structuration conceptuelle.
Les troubles d'exploitation de l'information contextuelle verbale sont explorés par les épreuves d'amorçage ("priming") qui montrent nettement les relations entre traitement contextuels et attention sélective. L'étude de l'effet d'amorçage sémantique consiste à mesurer le temps nécessaire à la reconnaissance visuelle de mots "cibles" (par exemple : "docteur") immédiatement précédés d'un autre mot, qui constitue un contexte en relation sémantique (hôpital-docteur) ou non (arbre-docteur).

S'il existe une relation sémantique, la reconnaissance du mot "cible" sera facilitée et accélérée. Expérimentalement, le délai entre le contexte et le mot "cible", sur lequel porte la tâche de reconnaissance, permet de solliciter des procédures de traitement contextuels soit automatiques (délais brefs), soit attentionnelles (délais longs supérieur à 400 ms).
En conditions d'automaticité le contexte "en relation" facilite la décision lexicale pour le mot cible, par l'activation automatique de catégories sémantiques, sans conscience, sans interférence avec les autres processus et dans des délais très brefs. Dans ces conditions, l'absence de relation (arbre-médecin) ne provoque pas de retard de réponse. Si par contre le traitement du contexte est de type "contrôlé" et que l'effet d'amorçage est attentionnel, reposant sur des stratégies cognitives, il y aura toujours facilitation par le contexte "en relation", mais de plus, retard de réponse ou ("coût") quand le contexte est sans "relation" avec le mot cible. Ce coût traduit l'échec des procédures de préparation et d'anticipation, effectuées de manière active à partir du contexte.
Chez les schizophrènes les études montrent une préservation (voire une augmentation) des effets d'amorçages automatiques, et une absence de coût témoignant d'un défaut spécifique de ces procédures attentionnelles, coûteuses et stratégiques, de traitement contextuel.
Ces particularités du traitement du contexte sont nettes lors d'épreuves d'interprétation d'ambiguïtés lexicales sémantiques. Le résultat le plus remarquable est le "biais en faveur des réponses dominantes" : confrontés (dans une situation expérimentale) à un mot ambigu précédé d'un contexte en relation avec l'une seulement de ses acceptions (ex: documents-serviette), les patients schizophrènes tendent à répondre préférentiellement par l'acception la plus fréquente ("serviette = tissu", phénomène de généralisation sémantique") et non par celle conforme au contexte (serviette = sacoche). Cependant, les patients paraissent "négliger" le contexte seulement lorsque ce dernier est présenté avant le mot ambigu, et non lorsqu'il est présenté en même temps ou après lui.
Le traitement conceptuel d'un mot ambigu provoque normalement un surcroît de traitement cognitif, exprimé par un temps de réponse plus long et dépend des procédures attentionnelles précédemment décrites. La modélisation psycholinguistique des procédures d'interprétation des ambiguïtés lexicales suppose deux niveaux successifs de traitement, "accès exhaustif" et accès "sélectif". Lors de la première étape "automatique" et indépendante de l'attention (moins de 300 ms), il y aurait activation de toutes les acceptions du mot; puis dans un second temps (après 300 ms environ) l'intervention de procédures attentionnelles de sélection et d'inhibition ne maintiendrait que l'activation de l'acception conforme au contexte. Le défaut d'interprétation contextuelle des schizophrènes pourrait être corrélé ici encore à une perturbation de ces procédures attentionnelles, donc de l'exploitation de stratégies de sélection et d'inhibition.
Les schizophrènes semblent être gênés dans les situations impliquant un ajustement ou une modification des stratégies de réponse, pour des réponses coûteuses mettant en jeu l'exploitation de stratégies"contrôlées" et non pour les tâches automatiques répondant à des situations connues.

Le trouble cognitif en cause ne concernerait pas la reconnaissance progressive de la pertinence du stimulus dans le contexte d'apprentissage, car l'automatisation d'une tâche et l'acquisition d'une routine cognitive ne sont pas nettement perturbées chez les schizophrènes. Les schizophrènes n'exploiteraient pas la redondance (temporelle et spatiale) des stimuli. Il en résulterait d'une part, une difficulté à sélectionner et à exploiter les informations pertinentes(normalement susceptibles d'être mises en relation avec des situations ou contextes en mémoire), traitées "comme si" elles étaient nouvelles et, d'autre part un défaut d'inhibition de traitement des stimuli non pertinents (c'est à dire non associés à un contexte connu).
La capacité à déterminer la pertinence d'une information exprime donc la capacité à mettre en relation l'information et un contexte pour lui donner un sens en fonction d'un but ou d'un plan d'action. Cette interaction entre données définirait la contextualisation, c'est à dire l'interprétation des informations perceptives et des situations, qui serait perturbée chez le schizophrène.
Il serait ainsi possible de relier la clinique schizophrénique à un trouble de la planification, perturbant toute forme d'action nécessitant un ajustement à la situation ou au contexte. Le trouble de cette fonction générale s'exprimerait dans tous les secteurs (motricité, langage, mémoire, perception) et jusqu'aux niveaux de traitement les plus élémentaires (organisation perceptive, traitements contextuels, procédures attentionnelles de choix lexicaux).
En ce qui concerne la mémoire, la mémoire implicite (dont les effets d'amorçage) et la mémoire procédurale (mémoire des actions) ou déclarative seraient généralement préservé chez les schizophrènes, de même que la capacité à acquérir une habileté motrice ou cognitive ("routine") par un apprentissage. La mémoire dite de "travail" serait perturbée d'autant plus que l'information est complexe et la charge de travail forte.
La mémoire à long terme et explicite apparaît être la plus constamment perturbée, contrastant avec une préservation de la mémoire implicite.
Les troubles du langage et de la communication confirmeraient également l'hypothèse du trouble de la contextualisation. Différents travaux définissent clairement les anomalies schizophréniques dans le registre de la pragmatique, c'est-à-dire dans l'usage du discours en situation de communication.
En position de lecteur ou d'auditeur, les schizophrènes exploitent mal le contexte (textuel ou situationnel) pour lever les ambiguïtés. En position de locuteur, ils ne respectent pas les règles pragmatiques de la conversation, utilisent mal les termes indexicaux (pronoms et déictiques de telle sorte qu'il est parfois impossible d'en connaître les référents), les connecteurs et la référence pronominale, nécessaire à la compréhension de leur discours par autrui.
Les études cognitives de la schizophrénie proposent actuellement un ensemble d'anomalies diverses, plutôt qu'un modèle de dysfonctionnement cognitif univoque et spécifique.
Il est important pour nous de noter que ces études n'infirment en rien le constat que nous faisions dans ce chapître, à savoir la difficulté de lire et de jouer avec ce qui a été lu.

Il paraît évident que les troubles observés au niveau perceptivo-moteur (attention sélective, organisation de l'information), mnésique (mémoire explicite), et central : contrôle, organisation, représentation de l'action ne vont pas contribuer à faciliter la lecture de sujets qui ont toutes les raisons du monde pour abandonner le livre.

En dehors de ces raisons structurelles, un autre élément handicape les patients lecteurs, il s'agit des benzodiazépines.

6-De l'effet des benzodiaépines sur la mémorisation

Nous avons décrit la lecture en énonçant que le contenu de la mémoire immédiate n'était pas infini, qu'il ne pouvait en situation de lecture excéder quelques mots et que le nouveau mot lu chassait le plus ancien, qu'il fallait utiliser les mots avant qu'ils ne disparaissent, qu'il fallait que les mots s'organisent entre eux pour prendre une signification et que c'était cette signification qui restait en mémoire. Nous venons de voir que la mémoire dite de "travail" serait d'autant plus perturbée que l'information est complexe et la charge de travail forte, que la mémoire à long terme et explicite apparaît être la plus constamment désorganisée.
Si un événement ou un produit quelconque diminue le contenu de la mémoire immédiate, il restreint par là même les possibilités de compréhension du texte et sa rétention.
Dès l'introduction du Diazepam (Valium*) comme produit de prémédication en anesthésie l'existence de troubles antérogrades de la mémoire a été décrite. Cet effet amnésiant est apparu comme potentiellement négatif lors de l'utilisation des benzodiazépines comme anxiolytiques ou comme hypnotiques.
Les patients qui fréquentent le groupe Lecture(s) prennent du Flunitrazepam (Rohypnol*, Noriel*), du Bromazepam (Lexomil*), du Clorazépate (Tranxêne*), du Lorazepam (Témesta*), du Prazépam (Lysanxia*), ou du Loprazolam (Havlane*). Ces médications retentissent-elles sur leur mémoire, limitent-elles leurs capacités mnésiques ?
Si nous nous intéressons à la mémoire et à son fonctionnement nous distinguerons la phase d'acquisition qui représente la phase d'entrée, d'intégration de l'information et qui nécessite une transmission sensorielle intacte, un niveau de vigilance adéquat, une motivation et une capacité intellectuelle suffisantes de la part du sujet (243).
L'information perçue entre tout d'abord dans une mémoire à court terme. Pendant deux minutes environ, l'information peut être maintenue, ou perdue par déplacement. Cette mémoire à court terme est particulièrement sensible à toute interférence. Le processus par lequel l'information passe de la mémoire à court terme vers un stockage à long terme est appelé consolidation. La mémoire à long terme est explorée dès que le délai séparant le rappel de l'acquisition excède deux minutes. La phase de rappel correspond au retrait et à la restitution de l'information, à partir de la mémoire à court terme, et surtout à partir de la mémoire à long terme. Les benzodiazépines entraînent une amnésie antérograde portant sur les événements postérieurs à l'administration du médicament. En revanche, elles n'affectent pas la mémoire des événements qui ont précédé l'administration du médicament (mémoire rétrograde).

Selon la plupart des auteurs, l'action des benzodiazépines se situe lors du transfert de l'information du stockage à court terme vers le stockage à long terme. Les benzodiazépines agiraient alors sur la signification gardée en mémoire. Cela expliquerait les plaintes de patients de ne pas retenir ce qu'ils lisent, nous avons vu par ailleurs que leur mémoire à long terme était fréquemment perturbée.
L'amnésie est forte pour le flunitrazépam que de nombreux patients prennent, plus modérée pour le bromazépam prescrit à d'autres patients.
Certains auteurs ont remarqué que chez les grands utilisateurs de benzodiazépines, il se créait à la longue un état de résistance envers l'ensemble des effets de la drogue.
Des facteurs concernant le sujet interviennent, c'est ainsi que l'homme serait plus sensible à cet effet amnésiant. On remarque que les performances mnésiques sont dépendantes d'autres états cognitifs, psychologiques et physiologiques qui justifient d'être considérés parallèlement.
L'anxiété affecte les niveaux de performance, mais on notera qu'alors les benzodiazépines auraient tendance à améliorer les performances mnésiques. La qualité du sommeil conditionne les performances mnésiques du lendemain. Les phases de sommeil lent et surtout de sommeil paradoxal sont les plus bénéfiques pour la mémorisation. Là encore, les benzodiazépines favoriseraient les performances.
Le degré de vigilance est corrélé aux performances de mémorisation et d'apprentissage. Tous les travaux sont convergents pour affirmer que la sédation facilite mais n'explique pas totalement les effets amnésiants des benzodiazépines.
L'association avec d'autres psychotropes potentialise l'effet amnésiant, pour de nombreux patients l'association neuroleptiques, benzodiazépines est de rigueur.(244) Quel rôle jouent ces associations dans la lecture ? Favorisent-elles la lecture, la lèsent-elles ? La question est ouverte, les recherches se poursuivent.
Il n'est pas sûr qu'elles montrent un déficit de mémoire dû aux benzodiazépines, n'avons nous pas vu que les performances dépendant de l'attention sélective s'amélioraient après prise de neuroleptiques ?

Nous avons montré la sévérité des troubles schizophréniques caractérisés par la dissociation, le délire et l'autisme. Nous avons décrit les troubles du cours de la pensée, les troubles du langage, les troubles du comportement, les troubles de l'affectivité, le délire. Nous avons montré qu'au delà des formes cliniques classiques, nous rencontrions dans notre pratique ce qu'on nomme des schizophrénies résiduelles où les symptômes déficitaires sont au premier plan.
La psychanalyse nous a appris que le "refoulement" psychotique serait dû à un retrait des investissements libidinaux portés sur l'objet. La production délirante serait alors une tentative de reconstruction de ces mêmes investissements, ce qui a été aboli du dedans reviendrait du dehors.
L'absence de délire prouverait que le retrait narcissique n'est combattu par rien, qu'aucune tentative de réinvestissement objectal ne s'ébauche. Ce qui expliquerait l'importance des symptômes négatifs.

Sur le plan du langage, le refoulement retirerait l'investissement de l'objet au sein même de l'inconscient alors que subsisterait ou s'accroîtrait l'investissement de la représentation verbale. Le malade chercherait à réinvestir les choses et pour y parvenir commencerait par investir les mots mais sans pouvoir aller au delà.
Lacan montre l'échec du refoulement originaire, la forclusion, le rejet du symbolique, qui resurgit dans le réel, au moment où le sujet est confronté au désir de l'Autre dans une relation symbolique. L'Autre aussi bien que l'autre est alors rejeté dans le jeu spéculaire.
Nous nous sommes intéressés aux différentes modalités de traitement et avons perçu que si ces traitements pouvaient être efficaces contre les symptômes positifs, ils s'avéraient souvent impuissants à améliorer les symptômes négatifs, quand ils ne contribuaient pas à les majorer.
Nous avons montré que les pratiques psychothérapiques atteignaient vite leurs limites, et qu'elles impliquaient souvent un traitement long dont ne bénéficiaient que les patients les moins dissociés. Nous avons montré que l'art-thérapie, en ne privilégiant pas, dans un premier temps, la verbalisation pouvait s'avérer extrêmement utile, notamment pour l'abord des symptômes négatifs; le but des arts-thérapies pouvant être de permettre un réinvestissement de l'objet.
S'ils n'ont pas totalement renoncé à la lecture les patients suivis à l'hôpital de jour lisent relativement peu. A ce désintérêt relatif pour la lecture, on peut trouver plusieurs raisons : des biographies familiales difficiles et chaotiques ne favorisant pas une bonne socialisation de la lecture, des acquisitions scolaires limitées, un isolement social important incapable de soutenir la lecture et les échanges qu'elle implique, un traitement médicamenteux dont les effets secondaires rendent le déchiffrage difficile.
Quelles que soient les raisons de ce désinvestissement les représentations du livre et de la lecture sont suffisamment bonnes pour que les patients préfèrent les oeuvres difficiles aux oeuvres faciles.
En ce qui concerne la lecture, la sonorisation du mot n'est jamais atteinte, mais on note une arythmie spécifique qui semble dûe à la difficulté de traiter le texte lu. Cette difficulté à comprendre le texte et à lui donner un sens semble être induite par les troubles du cours de la pensée, ceux lié à la contextualisation et donc au traitement de la pertinence des réponses au contexte si on se réfère aux recherches cognitives et à la clinique psychiatrique, et par la structure psychotique qui donne une place particulière au signifiant si nous nous référons à la pensée lacanienne. Enfin si les benzodiazépines contribuent à lever certaines inhibitions liées à l'anxiété, et favorisent la mémorisation elles semblent avoir un effet contraire en association avec les neuroleptiques.
Et pourtant, ils lisent. Et de plus en plus.
Malgré ces limitations, nous allons voir que le groupe Lecture(s) modifie un certain nombre de comportements chez les patients. Avant de montrer que la lecture telle qu'elle se pratique dans notre groupe a les caractères généraux des psychothérapies (dans un sens restreint), des art-thérapies et des sociothérapies (dans un sens élargi) nous allons décrire le cadre de soins dans lequel il s'inscrit.






à suivre :
Chapitre V Quel cadre de soin pour le groupe Lecture(s) ?



Bibliographie 227- Les pratiques culturelles des Français (1981), Département des études et de la prospective, Ministère de la culture et de la communication. La découverte/La documentation française.

228-BAHLOUL (J), Les faibles lecteurs: pratiques et représentations, in Pour une sociologie de la lecture. op.cit.,pp. 103-125,p.108.

229- Ibid.,p.116.

230- Ibid.,p.110.

231-LEMPERIERE (T), FELINE (A),Psychiatrie de l'adulte, op.cit.,pp 253-260.

232- De CLERAMBAULT (G.G),L'automatisme mental, Les empêcheurs de penser en rond,Paris 1992.141 pages,p.82.

233- Notes post-groupe, séance du 3/04/90. "Contes du chat perché".

234- Notes post-groupe, séance du 13/11/89. "Les enfants terribles".

235- VANOYE (F), Expression et communication, Coll. U., série communication, Armand Collin.Paris 1990,252 pages.

236- ECO (U), Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs,trad. BOUZAHER.Grasset, Paris 1985.315 pages,p.63.

237- Ibid.,p.62.

238- Ibid.,p.63. .

239- Ibid.,p.62-63.

240- LACAN (J), Les entours du trou,in Le séminaire III, Les psychoses,op.cit.,p.281-363.

241-KULYNYCH (J.J), WEINBERGER (D.R.), Perspective neurodéveloppementale de l'étiologie de la schizophrénie, in La schizophrénie Recherches actuelles et perspectives, Masson, Médecine et psychothérapie, Paris 1995,pp.273-288.

242-GEORGIEFF (N),Recherches cognitives et schizophrénie, in Recherches actuelles et perspectives, op.cit.,pp.207-255.

243- Mc KAY (A.C), DUNDEE (J.W), Effect of benzodiazepines on memory, cité par BRUNEL (P), VIAL (T), EVREUX (J.C),in L'effet amnésiant des benzodiazépines,Lyon Pharmaceutique 1990,41,6, p. 513-516.

244-BRUNEL (P), VIAL (T), EVREUX (J.C), L'effet amnésiant des benzodiazépines, Lyon Pharmaceutique 1990,41,6, 513-516.





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