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Une approche thérapeutique de la psychose : LE GROUPE DE LECTURE

Dominique Friard.


Chapitre III :

Du côté de la médiation, qu'est-ce que lire ?


Nous avons montré dans notre avant-propos et en introduction comment Proust avait pu stimuler notre réflexion. Ses définitions aussi pertinentes soient-elles paraissent au point où nous en sommes insuffisantes. On peut certes repérer que "la course éperdue des yeux et de la voix qui suit sans bruit" fait référence à l'aspect sensoriel de la lecture, à son mouvement, à ses modalités pratiques. Nous admettrons également que "l'acte psychologique original" décrit par Proust renvoie aux différentes opérations mentales mobilisées par la lecture pour conclure que "le miracle fécond d'une communication au sein de la solitude" en décrit l'aspect psychique. Nous voyons ainsi qu'on peut définir la lecture selon trois axes: les modalités sensorielles, les opérations mentales et la mobilisation psychique qu'elle implique.
Il existe bien d'autres façons d'appréhender la lecture. Nous montrerons que lire c'est s'inscrire dans un moule culturel, que c'est participer de l'histoire de l'humanité. L'histoire de l'écriture et de la lecture nous servira de fil conducteur. Nous verrons ensuite que lire implique un apprentissage, une maturation à la fois sensorielle, neurologique, et psychique. Tout ce travail préparatoire nous permettra de définir ce que nous entendons par lecture dans le cadre de notre activité.
Le lecteur pourrait se demander pourquoi nous consacrons autant de pages à l'histoire de l'écriture et de la lecture. La répugnance infirmière vis à vis de l'écrit justifie selon nous amplement ce petit détour.
Ce troisième chapitre comprendra quatre parties, nous commencerons par définir rapidement le langage, nous décrirons ensuite comment et pourquoi l'homme est devenu un lecteur, nous examinerons après comment l'enfant devient un lecteur compétent puis nous définirons notre façon particulière d'appréhender la médiation.

1-Le langage, un système de signes socialisé ?

Ainsi que l'a noté Ferdinand de Saussure : "pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique, et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social; il ne se laisse classer dans aucune catégorie de faits humains, parce qu'on ne sait comment dégager son unité" (161). Le langage est un système de signes socialisé. C'est un ensemble dont les éléments se déterminent dans leurs rapports mutuels c'est-à-dire qu'il est un ensemble où rien ne signifie en soi mais où tout signifie en fonction des autres éléments, en d'autres termes, le sens d'un mot comme celui d'un énoncé est fonction du contexte dans lequel il est énoncé.
Le langage est un système de communication, c'est un phénomène culturel, il manifeste la faculté qu'à l'homme de symboliser, c'est-à-dire de représenter le réel par des signes et de comprendre la signification de ces signes. C'est une chaîne de sons articulés, mais c'est aussi un réseau de marques écrites et un jeu de gestes.
Cette matérialité du langage produit et communique une pensée, c'est la seule façon d'être de la pensée, sa réalité et son accomplissement. Matière de la pensée, le langage est l'élément primordial de la communication sociale. Il n'y a pas de société sans langage, tout ce qui se produit de langage a lieu pour être communiqué dans l'échange social.
Le langage est le processus de communication d'un message entre deux sujets parlants au moins, l'un est le destinateur ou l'émetteur du message, l'autre est le destinataire ou le récepteur du message. Il faut remarquer que chaque sujet parlant est à la fois le destinateur et le destinataire de son propre message, puisqu'il est capable, en même temps d'émettre un message tout en le déchiffrant, et n'émet théoriquement rien qu'il ne puisse déchiffrer. Ainsi le message destiné à l'autre est en un sens, d'abord destiné au même qui parle : d'où il découle que parler, c'est se parler.
Le langage se distingue des autres systèmes de communication par la possibilité de transmettre des messages par courants successifs sans limitation dans l'espace et dans le temps, la possibilité de traduire les messages suivant plusieurs codes, l'origine vocale des signes et l'évolution historique des langues.
La langue est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, elle n'est pas modifiable par lui et semble obéir aux lois d'un contrat social qui serait reconnu par tous les membres d'une communauté donnée.
La langue est un système de signes où seuls l'union du sens et de l'image acoustique paraissent essentiels.
Ainsi que l'écrit Julia Kristeva "la langue est pour ainsi dire un système anonyme fait de signes qui se combinent d'après des lois spécifiques, et comme tel ne peut se réaliser dans le parler d'aucun sujet, mais "n'existe parfaitement que dans la masse", la parole est "toujours individuelle et l'individu en est toujours le maître" " (162).

Nous énoncerons alors, toujours en nous référant à De Saussure que le langage est un acte de volonté et d'intelligence, mais aussi l'ensemble des combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue, et le mécanisme psychophysique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons. La parole serait alors autant la somme des combinaisons individuelles personnelles introduites par des sujets parlants, que les actes de phonation nécessaires à l'exécution de ces combinaisons. Nous distinguerons également la notion de discours, introduite par la théorie de la communication et notamment par Benveniste, il est la manifestation de la langue dans la communication vivante. Le discours implique la participation du sujet à son langage à travers la parole de l'individu. Utilisant la structure anonyme de la langue, le sujet se forme et se transforme dans le discours qu'il communique à l'autre. Le discours devient, avec Lacan, le champ privilégié de la psychanalyse.
Nous définirons le signe comme la plus petite unité ayant un sens dans un code donné. Il se décompose en un élément matériel, perceptible: le signifiant et en un élément conceptuel, non perceptible le signifié. La signification est le lien qui relie le signifiant, le signifié et le référent, c'est-à-dire l'élément matériel aux éléments conceptuels et réels.
Le langage verbal est le seul à être utilisable pour parler des signes mêmes qui le constituent ou d'autres signes, il est également le seul à faire "jouer" ses signes et leurs significations (mensonges, métaphores).

2-Comment et pourquoi l'homme est-il devenu un lecteur ?

Il est évident, vu l'ampleur de la tâche que nous ne retracerons pas ici l'intégralité des histoires, étroitement mêlées, de l'écriture et de la lecture. Nous nous contenterons d'en évoquer quelques moments fondateurs sans perdre de vue que le groupe Lecture(s) est notre fil conducteur dans cette exploration.
Evoquer l'histoire de l'écriture, c'est évoquer une bien curieuse histoire puisque celle-ci se confond avec l'Histoire elle-même, c'est l'apparition de l'écriture qui fonde l'Histoire.
Il existe depuis des dizaines de milliers d'années de nombreux moyens de transmettre des informations à l'aide de dessins, de signes, d'images, mais on ne peut parler d'écriture qu'à partir du moment où se constitue, ainsi que l'écrit George Jean "un corps organisé de signes ou de symboles au moyen desquels leurs usagers puissent matérialiser et fixer clairement tout ce qu'ils pensent et ressentent ou savent exprimer" (163)
Nous noterons que pour qu'il y ait inscription dans l'Histoire, l'existence d'une écriture n'est pas un critère suffisant, il faut que cette écriture soit aujourd'hui encore, déchiffrable. C'est en cela qu'histoire de la lecture et de l'écriture ne coïncident pas exactement. Un texte que nul ne peut plus lire est soit un texte mort soit un texte en dormition.

L'élaboration du langage parlé a dû être longue et difficile. Il a fallu passer des cris et des gestes à des émissions verbales plus riches de significations, il a fallu passer de ces émissions vocales à des symboles verbaux articulés et organisés syntaxiquement. A l'arrivée le langage humain s'avère être un moyen extraordinairement sophistiqué de traitement, de stockage et de transmission de l'information.
Le langage humain est remarquable par sa double articulation. Il a permis le développement des capacités d'abstraction et de raisonnement. Ainsi que l'écrit André Bourguignon : " Les "représentations de chose" dont la diversité et le nombre encombraient le lobe occipital de nos ancêtres, ont pu être court-circuitées, condensées en "représentations de mot", en symboles auditifs, visuels (écrits ou gestuels) et aujourd'hui tactiles (écriture braille), qui ont permis d'atteindre le niveau de la généralisation conceptuelle. Dans notre cerveau, les processus de traitement de l'information sont couplés avec une mémoire immense, en raison d'une redondance neuronique très importante. L'une des conséquences immédiates de l'acquisition du langage a été l'augmentation des capacités de stockage, en particulier du fait de la polysémie extrême des mots et de l'extension de leurs interconnexions puisqu'ils se définissent les uns par les autres" (164).
Ainsi doté d'un langage performant, l'homme a pu développer des productions techniques, scientifiques, religieuses et artistiques. Il était prêt pour l'acquisition du langage écrit.
Nous présenterons essentiellement cinq points : la conjecture de Lacan, la naissance de l'écriture en Mésopotamie et l'importance du pictogramme, les hiéroglyphes et la similarité existant entre écriture égyptienne et "l'écriture du rêve", l'apparition de l'alphabet et ses conséquences, nous montrerons que la lecture in silentio est récente.

2-A : La conjecture de Lacan

Il paraît difficile, parvenu à ce point, de passer sous silence la conjecture de Lacan.
Certes, ainsi que nous le rappelle Julia Kristeva (165), Van Ginneken en s'appuyant sur les travaux du savant chinois Tchang Tcheng-Ming a soutenu la thèse de l'antériorité de l'écriture par rapport au langage phonétique. Lacan, lui, note que le matériel qui allait constituer l'écriture se trouvait déjà là, présent antérieurement à la mise en oeuvre de l'écrit.
Bâtonnets sur les murs des cavernes magdaléniens, encoches de chasseurs sur l'ivoire ou l'os de cerf, chaque fois le trait désignerait le rapport du langage au réel. Le sujet lit déjà un tracé en le dénommant, avant qu'il ne serve plus tard à transcrire la langue parlée.
Que lit-il ? "Non pas le trait de l'exemplaire unique, mais le un comptable, le un distinct d'un autre un" (166). Quelle que soit l'interprétation qu'on peut faire de ces marques, force est de constater qu'elles existaient antérieurement à l'invention de l'écriture et là où une écriture est apparue on voit ces mêmes marques reprises dans l'écriture.

Dès lors pour Lacan, la question de l'écriture devient la question de cette reprise elle-même. "Il y a au départ de l'écriture, cette séparation (cette séparation est la condition de possibilité de ce qui vient d'être désigné comme "reprise") entre le matériel qui va servir à l'écriture et le langage dont la structure insue, est cependant à l'oeuvre dans le blabla quotidien; ainsi certains termes du langage nomment les objets que certains des éléments du matériel figurent parfois pictographiquement" (167).
Autrement dit une chose est un objet, autre chose est le dessin de cet objet, même si on en vient à dire face au dessin, ceci est l'objet. C'est ce que signifiait Magritte lorsqu'il inscrivait sous la représentation d'une pipe: "Ceci n'est pas une pipe". Il s'agit certes d'un "obstiné abus de langage", mais lorsqu'il s'agit de nommer un dessin on peut aussi bien dire "ceci est une pipe" ou "ceci n'est pas une pipe". Il y a là de l'indécidable.
Il faut admettre "que toute société humaine se trouve avoir constitué deux séries de choses: d'une part des objets que le langage nomme, et d'autre part des signes, marques ou traces qui, aussi loin qu'on remonte, ne peuvent en aucune façon être dites d'un temps qui serait second, et dont certains sont des images d'objet" (168). Ce temps est celui où ce qui préexiste à l'écriture comme signes en vient à être avec le langage, lu. "Que la mise en rapport consiste en une "lecture" du signe veut dire qu'il existe une lecture d'avant l'écriture, qu'un certain "lire" précède l'écrit ... La lecture du signe est non seulement antérieure à l'écrit, elle en est un temps constituant" (169). On pourrait alors imaginer une écriture dérivant directement de cette lecture, ce serait alors une écriture "pictographique" qui ne pourrait être qu'une des "figures majeures du dit abus" (170).
On notera qu'il s'agirait là d'une écriture qui impliquerait que le lecteur sache d'avance ce qu'il y a à lire pour pouvoir lire ce qu'elle écrirait. "Cette écriture "pictographique" serait celle qui correspondrait au degré zéro du chiffrage" (171). La lecture du signe instaure un rapport entre les marques, traces, figures, traits et les éléments langagiers qui en viennent dans la lecture et du fait de la lecture à nommer ces signes.
"Cette lecture du signe fait virer, déjà, la relation à l'objet puisque le nom y vaut pour l'objet et pour ce trait qui le représente -ce trait, qui en dehors même de toute figurabilité, sera, dans l'après-coup de cette lecture et de son seul fait, identifiable comme un signe de l'objet. La lecture du signe objecte déjà à l'idée d'une naturalité du lien du signe et de l'objet" (172).
Le second temps de la constitution de l'écrit est celui où s'opère un renversement du rapport instauré par la lecture du signe. La conjecture admet que là où un élément langagier était venu accrocher un signe en le nommant du nom de l'objet, c'est maintenant ce signe qui est pris comme écrivant cet élément du langage qui lisait. L'histoire de l'écriture va nous permettre de vérifier l'existence de ce second temps. Nous verrons que ce sont toujours les contraintes de la lecture qui modifient l'écriture et non pas l'inverse.

On peut par ailleurs se rendre compte comment la conjecture de Lacan sur l'origine de l'écriture est l'axe de son élaboration des rapports du Sujet au signifiant et à l'objet. Ce développement n'est pas gratuit lorsqu'on pense qu'il peut y avoir, pour un psychotique un abîme entre une pipe, son dessin et le mot "pipe", ou bien que rien ne vient différencier pour lui, les trois dimensions de l'objet.

2-B : L'écriture en Mésopotamie

Les plus anciens témoignages écrits qui nous sont parvenus proviennent du Proche-Orient; la Mésopotamie et l'Egypte inventèrent l'écriture presque simultanément, il y a plus de 5 000 ans. Entre Bagdad et Bassora aux environs de 3 000 avant Jésus-Christ est apparu ce que Jean Bottero nomme "un procédé calculé pour extérioriser et fixer tout ce que le langage peut exprimer de la pensée humaine" (173).
L'invention de l'écriture est le fait d'une civilisation gouvernée par un pouvoir extrêmement centralisé, incapable de contrôler une économie tentaculaire. C'est pour faciliter la gestion des échanges, la circulation des biens qu'aurait été inventée l'écriture. Pendant des siècles elle n'a servi à rien d'autres qu'à la mise en mémoire des stocks. Les plus anciennes inscriptions découvertes (les tablettes d'Uruk) sont constituées de listes de sacs de grain, de têtes de bétail, établissant une sorte de comptabilité du temple d'Uruk.
Ces premières inscriptions qui fonctionnaient comme une sorte d'aide-mémoire sont des dessins simplifiés qui représentent d'une manière stylisée une tête de boeuf pour un boeuf, un triangle pubien avec le trait de la vulve pour une femme,etc. Ce sont des pictogrammes qui renvoient chacun à un objet ou à un être désigné. A cette étape le signe renvoie directement à la chose au point qu'il paraît difficile à leur sujet de parler de représentation de mot. Rien dans ces dessins ne renvoie aux sons, à la vocalisation. Un élément de la chose, le triangle pubien, par exemple, est jugé suffisamment caractéristique de cette chose, pour que sa représentation suffise à évoquer le tout de la chose, c'est-à-dire une femme. Il y a donc déjà un souci de lisibilité.
En combinant plusieurs pictogrammes, on pouvait même exprimer une idée; ainsi lorsqu'on ajoutait au triangle pubien le signe désignant les montagnes, on indiquait qu'il s'agissait de femmes de l'autre côté de la montagne, c'est-à-dire d'esclaves. On a pu dénombrer 1 500 pictogrammes. Nous noterons que nous sommes déjà là dans le second temps décrit par Lacan: le dessin de la montagne est utilisé comme signe, qui renvoie non pas à une montagne mais qui apporte une précision au triangle pubien. Au fil des siècles, le pictogramme va cesser de représenter l'objet qu'il désigne, et tirer son sens du contexte. Les pictogrammes primitifs vont disparaître vers 2 900 avant J.C, ils sont remplacés par des coins et par des lignes constituant des clous (cuneus en latin).

Il ne reste ainsi plus rien de réaliste dans ces signes qui se transforment selon une logique qui ne doit plus rien à leur signification. Des répertoires sont mis au point fixant le sens de chaque signe, car chacun peut selon le contexte avoir plusieurs sens; c'est ainsi que le signe du pied peut se lire "marcher", "se tenir debout", "transporter",etc. Les Sumériens firent en sorte, étape décisive, que ces signes puissent correspondre aux sons de la langue parlée.
Ainsi, et c'est "l'origine de toute écriture véritable" (174) est inventé le phonétisme. Les Sumériens comme les Egyptiens vont utiliser le rébus. Le pictogramme désigne non pas l'objet qu'il représente directement mais un autre objet au nom phonétiquement proche. Ainsi le pictogramme de la flèche "ti" désignait la vie qui se prononçait également "ti". Cela est rendu possible par le grand nombre d'homonymes contenus dans la langue sumérienne.
On passe ainsi, avec cette dernière innovation, de la langue parlée à la langue écrite, ce qui a pour effet, ainsi que le remarque Mac Luhan de transformer fondamentalement la qualité propre du message transmis. Si le médium c'est le message, tout change : la manière de percevoir le message, de le recevoir la manière même de penser. Le message devient ainsi indépendant de celui qui l'émet.
"Quiconque le lit, le tient désormais à sa disposition, non plus seulement le temps de l'entendre, mais autant qu'il veut, puisqu'il peut le relire et y méditer à son aise. Car ce message est désormais fixe: ce qui lui confère tout ensemble, outre la durée, une densité plus considérable" (175).
Le message devient plus clair, les mots sont découpés, leur ordre, leurs relations mutuelles sont permutables, ils peuvent se combiner, "ils peuvent se prêter par là à des combinaisons nouvelles, à des trouvailles purement "mentales" et qui n'ont nul besoin d'investigations matérielles, de démarches autres que la seule réflexion. Les mots ont pris la place des choses" (176). Avec l'écriture, il devient possible de transmettre le savoir, de faire travailler ces connaissances acquises par la lecture et de les transmettre à son tour.
L'écriture dure, agit, se transmet en l'absence du sujet. Pour durer, elle utilise l'espace et lance ainsi un défi au temps: "si la parole se déroule dans la temporalité, le langage avec l'écriture passe à travers le temps en se jouant comme une configuration spatiale. Elle désigne ainsi un type de fonctionnement où le sujet, tout en se différenciant de ce qui l'entoure, et dans la mesure où il marque cet environnement, ne s'en extrait pas, ne se fabrique pas une dimension idéale (la voix, le souffle) pour y organiser la communication mais la pratique dans la matière même de cette réalité dont il fait partie, tout en s'en différenciant parce qu'il la marque" (177).
Dès l'origine de l'écriture et surtout de la lecture, nous pouvons repérer l'importance de l'image, de la polysémie. On note l'importance du phonétisme qui unit un signe à un mot qui ne lui est proche que par le son ce qui donne à penser que derrière chaque mot, chaque monème existe un réseau souterrain de sens, qui lie tel mot à tel autre, comme "flèche" et "vie".

Les Akkadiens finirent par conquérir l'ensemble de la Mésopotamie de telle sorte qu'on n'y parla plus qu'akkadien. L'écriture cunéiforme permit alors de transcrire le sumérien, devenu langue sacrée, l'akkadien, le babylonien et l'assyrien. Elle donna lieu à une abondante littérature mais s'affirma comme le domaine réservé d'une élite à laquelle elle conférait le pouvoir.

2-C : Les hiéroglyphes

Tandis que l'écriture cunéiforme rayonne en Mésopotamie, d'autres systèmes d'écriture ont vu le jour en Egypte et en Chine. Pour les Egyptiens, l'écriture est d'abord et avant tout un don des Dieux (Hiéroglyphe signifie écriture des dieux). Alors que l'écriture cunéiforme s'est élaborée progressivement, les hiéroglyphes semblent avoir constitué dès l'origine une écriture véritable qui "rendait" complètement compte de la langue parlée et qui renvoyait à des réalités abstraites et concrètes. Cette écriture est constituée de trois sortes de signes: des pictogrammes, des phonogrammes et enfin des déterminants qui permettent de savoir de quelle catégorie d'êtres ou de choses il est question dans le texte.
Les hiéroglyphes se lisent le plus souvent de droite à gauche, le sens de la lecture est indiqué par l'orientation des têtes humaines ou des oiseaux, le lecteur doit alors lire en allant vers la face ou vers le bec. Cela peut encore être plus complexe; lorsqu'une inscription se trouve à proximité de la statue d'un dieu important (Osiris, Anubis,etc.) ou de celle d'un pharaon, les visages des inscriptions sont tournés vers elle ce qui change le sens de la lecture et complique son interprétation. Les hiéroglyphes peuvent aussi se lire de bas en haut ou alternativement, de droite à gauche et à la ligne suivante de gauche à droite. Cette écriture semble plus avoir été faite pour être écrite que lue.
Les scribes étaient les maîtres de l'écriture et partant les maîtres de l'enseignement, car tout enseignement était d'abord et avant tout enseignement de l'écriture. Les enfants entraient à l'école dès dix ans, y restaient quelques années; seuls les plus doués poursuivaient des études qui duraient alors jusqu'à l'âge adulte. Les maîtres scribes proposaient autant d'exercices de mémoire que de lectures proprement dites. Les écoliers passaient ainsi de longues heures à psalmodier en choeur.
L'art d'écrire était, lui, acquis à force de copies et de dictées, d'abord en cursive puis en hiéroglyphes. Les châtiments corporels étaient de mise, le cancre pouvant même être emprisonné.
Les hiéroglyphes impliquant un long temps de rédaction étaient inadaptés aux nécessités de la vie courante. Les Egyptiens inventèrent donc une écriture plus rapide appelée "cursive".

Cette écriture nommée également "hiératique" est contemporaine des premiers hiéroglyphes, elle en possède les mêmes caractères (idéogrammes, phonogrammes, déterminatifs), mais ceux-ci souvent liés entre eux s'éloignèrent progressivement du dessin primitif. Vers 654 avant J.C l'écriture démotique plus claire, plus rapide, ligaturée va apparaître et devenir l'écriture courante en Egypte.
Entre hiéroglyphes, écriture sumérienne et fonctionnement psychique un certain nombre de liens ont été établis, nous allons maintenant évoquer ces liens.
Freud dans le chapitre 6 de "L'interprétation des rêves" cherche à établir les relations unissant le contenu manifeste du rêve et les pensées latentes. Les hiéroglyphes vont lui permettre de comprendre le processus par lequel les pensées latentes produisent le contenu manifeste du rêve. "Les pensées du rêve et le contenu du rêve, écrit-il, nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription (Ubertragung) des pensées du rêve, dans un mode d'expression, dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l'original ... Le contenu du rêve nous est donné sous forme d'hiéroglyphe, dont les signes doivent être successivement traduits (übertragen) dans la langue des pensées du rêve. On se trompera évidemment si on veut lire ces signes comme des images et non selon leur signification conventionnelle.
Je ne jugerai exactement le rébus que lorsque je renoncerais à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m'efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être représentée par cette image" (178).
La notion que le rêve est un rébus est selon Lacan à prendre à la lettre. Les images du rêve sont des signifiants, et les signifiants sont des lettres qui "épellent" le message du rêve. La "lettre" en question est de la "même structure littérante (autrement dit phonématique) où s'articule et s'analyse le signifiant dans le discours" (179).
Les hiéroglyphes suggèrent ainsi des images qui sont signifiantes d'un sens qui n'a rien à voir avec ce que les images représentent sur un plan pictural. Il s'agit alors moins de décoder que de déchiffrer un cryptogramme qui n'a toutes ses dimensions que d'être celui d'une langue perdue.
Le travail du rêve suit ainsi les lois selon lesquelles les signifiants sont liés les uns aux autres: la transposition est le glissement du signifié sous le signifiant; la condensation "c'est la structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore" (180), le déplacement "c'est ce virement de la signification que la métonymie démontre" (181).
Avec le rébus, l'écrit donne au signifiant son statut de signifiant en produisant du même coup l'objet comme objet métonymique. La séparation du signe et de l'objet apparaît ainsi comme un fait d'écriture.
Dans ce "va tout du message de Freud est le tout de sa découverte" (182). L'inconscient est structuré comme un langage.

2-D : L'alphabet

Les systèmes idéographiques ou pictographiques d'écriture présentent certains inconvénients; ils impliquent de connaître un nombre très important de signes et, ne permettent pas de noter la seconde articulation du langage (même s'il existe une seconde articulation, celle-ci est sans correspondance avec celle de la parole). Il va falloir l'invention de l'alphabet pour que cette double articulation puisse être transcrite.
L'alphabet d'une langue est la liste des 20 ou 30 signes qui permettent d'écrire cette langue. Ces lettres sont les signes qui décomposent les phonèmes. L'invention de l'alphabet suppose donc la décomposition d'une langue en sons les plus simples et la création de signes graphiques susceptibles de représenter ces sons. Cette première décomposition aurait eu lieu en Syrie-Palestine au IIème millénaire avant J.C.
C'est ainsi qu'on se réfère à deux alphabets: le cunéiforme d'Ugarit et l'alphabet linéaire de Phénicie.
L'alphabet linéaire phénicien qui apparaît en Phénicie comprend 22 signes. Il procède d'un phénomène de raccourcissement, marqué par la disparition de certains signes. On passe ainsi de 30 signes pour l'alphabet cunéiforme à 22 pour le phénicien. L'alphabet phénicien ne comporte que des consonnes, c'est-à-dire des sons ou phonèmes qui n'ont d'existence dans la langue que lorsqu'ils sonnent, autrement dit lorsqu'ils se font entendre avec des voyelles. Les langues sémitiques comprenant très peu de voyelles, cette limitation ne posait pas de problème. Les écoliers apprenant à lire devaient simplement apprendre à vocaliser ces consonnes.
Lorsque les Phéniciens firent connaître leur alphabet aux Grecs, la transcription du grec s'avéra complexe, le grec comprenant un grand nombre de voyelles. Les Grecs eurent alors l'idée "géniale" d'utiliser les signes consonantiques qu'ils n'utilisaient plus. C'est ainsi qu'apparurent les voyelles de l'alphabet grec à l'exception d'omega qui fut une création. Au cinquième siècle avant J.C., l'alphabet grec comporte 24 signes ou lettres: 17 consonnes et 7 voyelles. Il peut s'écrire en lettres capitales ou majuscules et en lettres minuscules. Les majuscules étaient le plus souvent utilisées pour graver sur la pierre tandis que les minuscules servaient à écrire sur le papyrus ou sur des tablettes de cire.
Les Grecs avaient également inventé une sorte d'ardoise, une tablette recouverte de cire, sur laquelle les écoliers pouvaient tracer leurs lettres avec un poinçon, celles-ci pouvaient s'effacer. Cette invention en facilitant l'apprentissage de l'écriture en permit une relative démocratisation.
Ainsi l'alphabet aura "été l'outil nécessaire à la démocratisation du savoir. Retenir dans la mémoire vingt ou trente signes est à la portée de tous. Se rappeler quelques cinq cents signes avec des valeurs différentes était l'exclusivité d'une élite" (183).

Enoncer que l'alphabet a permis une démocratisation du savoir paraît insuffisant, il a, ainsi que l'écrit E.A. Havelock "mis en principe la capacité de lire et d'écrire à la portée des enfants, et même d'enfants qui en seraient encore à l'apprentissage des phonèmes de leur vocabulaire oral" (184).
Acquise pendant l'enfance, l'écriture et la lecture pouvaient déjà devenir un réflexe voir un automatisme. Mais cet apprentissage précoce des enfants dépendait d'une organisation politique et sociale, indépendante de l'écriture. Loin d'entraîner une démocratisation du savoir, l'alphabet sera notamment sous Alexandre le Grand l'instrument d'un nouvel impérialisme, le symbole de la supériorité intellectuelle grecque sur le monde antique. Les conquêtes romaines lui donneront une extension considérable.
L'alphabet plus encore que les systèmes pictographiques et idéographiques a contribué à modifier le contenu de l'esprit humain. Une fois que la notation d'un signe est apprise, il est inutile de continuer à y penser. "Tout en étant un objet invisible un ensemble de traces, il essaie de s'interposer en tant qu'objet de pensée entre le lecteur et son évocation de la langue parlée" (185).
Si nous nous intéressons maintenant au contenu de ces premiers écrits, nous verrons que l'alphabet ne fut pas mis d'emblée au service de la communication quotidienne entre les hommes mais qu'il servit d'abord à enregistrer l'ensemble de la culture orale précédant l'apparition de l'écriture.
Ces premiers écrits portent encore la trace mnémonique des méthodes de conservation d'avant l'écriture. La culture orale faisant appel au rythme verbal et musical, les premiers écrits sont marqués par ces rythmes; il suffit pour s'en convaincre de lire Homère, Pindare ou Euripide. L'alphabet en permettant une transcription complète de ces récits de conteurs, de bardes ou de grands prêtres supprima la nécessité de mémoriser et donc le recours au rythme.
Or ainsi que le remarque Havelock "le rythme imposait auparavant des contraintes strictes à l'agencement verbal de ce qui pouvait être dit ou pensé " (186). Il suffit de penser aux contraintes imposées par la rime pour percevoir l'importance de ce changement.
L'alphabet et l'écriture ont ainsi permis la naissance, la création d'une prose courante, plus proche du discours courant, usuel. Avec cette création d'un discours écrit qui n'avait d'autres contraintes que les siennes propres pouvait naître la littérature.
L'alphabet impliquait l'avènement de la littérature mais aussi, au grand regret de Mac Luhan, celui de la civilisation car "en prolongeant le sens de la vue dans l'espace et dans le temps, l'alphabétisation, le rend capable d'uniformiser les cultures " (187). "Seules les cultures alphabétiques ont su maîtriser la technique de succession linéaire en chaîne au point d'en imprégner toute l'organisation psychique et sociale. C'est la fragmentation de l'expérience en morceaux uniformes, en vue d'accélérer l'action et le changement de formes (l'application de la connaissance), qui explique le pouvoir de l'Occident sur l'homme et sur la nature " (188).

L'alphabétisation arrache l'homme à sa tribu, à son réseau de parenté. " L'alphabet phonétique est, et lui seul, cette technologie qui a fait naître les "civilisés", c'est-à-dire des individus distincts, égaux devant une loi écrite. La différenciation de l'individu, la continuité de l'espace et du temps et l'uniformité des codes " (189) caractérisent ces sociétés. Mac Luhan note également que l'alphabétisation "implique la séparation des signes et des sons de leur contenu sémantique et dramatique" (190), séparation qui s'étend à ces effets sociaux et psychologiques. " L'homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensorielle " (191).
Nous avons vu que d'une certaine façon Lacan ne disait pas autre chose, la différence est que pour Lacan cette différence est fondamentale et existe du fait même du langage.
Même si les conclusions de Mac Luhan peuvent être discutées elles n'en attestent pas moins de l'importance de l'alphabétisation dans le développement des sociétés occidentales et dans la constitution du psychisme humain.

2-E : Comment lisait-on ces textes ?

Il semble, si nous en croyons Henri Jean Martin (192), que ces textes rédigés en écriture alphabétique (mais c'était probablement vrai également des idéogrammes) étaient destinés à être lu à haute voix.
Cette entreprise n'allait pas de soi car ces textes sont écrits en scriptura continua, c'est-à-dire sans coupure de mots, ni ponctuation. Cà n'est qu'à partir du premier siècle après J.C qu'apparurent les signes destinés à aider le lecteur à concevoir la séparation des phrases et des paragraphes, à bien prononcer les mots et à les accentuer correctement. Lucien, Suétone, Horace et Ovide attestent que la lecture silencieuse était alors ressentie comme un phénomène insolite. L'exemple le plus célèbre est celui de Saint Ambroise, relaté par Saint Augustin dans ses "Confessions" (VI,3) :
" Lisait-il, ses yeux couraient sur les pages dont son esprit perçait le sens; mais sa voix et sa langue se reposaient " (193).
Armando Petrucci rapporte qu'il existait dès cette période trois formes de lecture : " la lecture silencieuse, in silentio; la lecture à voix basse appelée "murmure" ou "rumination" qui servait de support à la méditation et d'instrument à la mémorisation; enfin la lecture prononcée à voix haute qui exigeait, comme dans l'Antiquité, une technique particulière et se rapprochait beaucoup de la pratique de la récitation liturgique et du chant " (194).
Pour intéressante qu'elle soit, cette théorie d'Armando Petrucci ne prouve pas nécessairement qu'il existait trois types de lectures. On peut en effet se demander si la lecture in silentio est une lecture ou une relecture. H.J. Martin remarque que le rythme des phrases guidait la lecture et contribuait au plaisir du liseur-auditeur.

Il cite ces réflexions du père Jean Leclercq: " Au sujet de la lecture s'impose ici une constatation fondamentale: au Moyen-Age comme dans l'Antiquité, on lit normalement, non comme aujourd'hui principalement avec les yeux, avec les lèvres, en prononçant ce qu'on voit, en parlant, et, avec les oreilles, en écoutant les paroles qu'on prononce, en entendant, comme on dit, les voces paginarum. On se livre alors à une véritable lecture acoustique " (195).
" Plus qu'une mémoire visuelle des mots écrits, il en résulte une mémoire musculaire des mots prononcés, une mémoire auditive des mots entendus ... Ce mâchonnement répété de la parole divine (ruminatio) est parfois évoqué par le thème de la nutrition spirituelle " (196).
Si l'écriture a impulsé la création d'une prose moins rythmée, la lecture en raison des contraintes qui lui sont propres a freiné ce mouvement et contribué à maintenir ou à privilégier dans l'écrit des formules très rythmée permettant de retenir plus facilement ce qu'on lisait. On peut noter en ces temps de lecture à vive voix l'extraordinaire présence du corps, cette mémoire musculaire des mots prononcés.
Si le langage permet à l'individu d'évoquer l'objet lorsqu'il est absent, avec la lecture un pas décisif est franchi; il devient possible non seulement d'évoquer l'objet absent, mais aussi la pensée d'un individu absent sur cet objet absent. Pendant de nombreux siècles la lecture s'effectuera essentiellement à voix haute, approximativement jusque vers l'an 1000 où elle devient plutôt silencieuse et visuelle grâce à une plus grande lisibilité des manuscrits. Ce progrès facilite l'accumulation des connaissances grâce à une meilleure circulation des idées.
L'invention vers 1450 de l'imprimerie va donner aux textes une écriture, une mise en page, plus favorable encore à la lecture visuelle. Malgré ces progrès la lecture va rester jusqu'au XIX ème siècle l'apanage d'une élite qui en renforcera son pouvoir. L'imprimerie va favoriser les traductions de la Bible en langue vulgaire. La Réforme va susciter " des formes de lecture où ceux qui savent lire déchiffrent les textes à haute voix, en présence de leur famille ou devant un cercle d'illettrés. Prestige de ces paroles auxquelles le fait d'être imprimées confère une existence palpable et comme une vérité implicite. Prestige de la Parole divine, surtout, offerte à tous en plusieurs millions de volumes ...." (197).
L'histoire de l'écriture et de la lecture montre que l'accès du plus grand nombre à la maîtrise de l'écrit a toujours été vécu comme dangereuse. Il faudra l'avènement des Physiocrates, puis la révolution industrielle pour que ce mouvement s'inverse, essentiellement pour des raisons économiques. On verra alors l'apparition de la censure et d'un contrôle social strict limitant l'accès à certains livres. C'est ainsi par exemple qu'on proclamait que " la lecture des romans était dangereuse parce qu'elle fait rêver le peuple, parce qu'elle le détourne de ses travaux et qu'elle met ainsi en péril l'économie et l'équilibre social" (198).
La loi du 28 mars 1882 (loi Ferry) rend la scolarisation primaire laïque obligatoire entre 7 et 13 ans. L'arrêté du 27 juillet 1882 articule entre elles les différentes structures pédagogiques.

Nous abandonnons là l'histoire de la lecture que nous n'avons fait qu'effleurer. Deux questions nous guidaient: la lecture peut-elle constituer une médiation spécifique; quand nous proposons à des sujets psychotiques de participer au groupe Lecture(s) que leur proposons-nous en fait ? Nous pensons grâce à l'histoire avoir réuni un certain nombre de réponses. Comparée à la poterie, à la peinture, à la menuiserie la lecture s'avère être une activité très particulière en ce qu'elle apparaît plus qu'aucune autre activité, constitutive de la culture humaine, qu'elle a prodigieusement accélérée.
La possibilité de lire un texte écrit a modifié jusqu'à l'acte de pensée lui-même. Certains énoncent même que l'alphabet a modifié le psychisme humain. C'est ainsi que pour Lacan la séparation du signe et de l'objet est un fait d'écriture. Nous noterons que la lecture fonde l'Histoire, qu'un certain "lire" a précédé l'écriture, qu'au commencement était l'image, qu'il fallut passer par le rébus pour que les signes puissent être phonétisés (et que cette lecture par rébus est analogue au fonctionnement de l'inconscient tel qu'il apparaît dans le rêve), que l'alphabet a mis la capacité de lire et d'écrire à la portée des enfants, mais qu'il faudra des millénaires avant que cette démocratisation du savoir soit effective, que la lecture s'est d'abord effectuée à voix haute (ce qui montre que la lecture est d'abord un fait social) et qu'enfin l'accès de la lecture au plus grand nombre a impliqué un contrôle de ce qui pouvait ou ne pouvait pas être lu.

3-Comment devient-on lecteur ?

Depuis la loi Ferry, c'est l'institution scolaire qui a pour fonction d'apprendre à lire aux enfants. On pourrait même dire que tout l'enseignement repose sur la lecture et l'écriture. Les difficultés de lecture et d'écriture retentissent d'une façon dramatique puisqu'elles interdisent pratiquement l'accession au savoir avec toutes les répercussions possibles quant à l'avenir socio-professionnel de l'enfant.
L'apprentissage de la lecture est " l'acquisition des activités constitutives de la lecture, en tant que cette acquisition renvoie aux conditions dans lesquelles une société donnée place l'enfant, à partir d'un certain âge, pour lui inculquer le code que représente l'écriture et lui permettre ainsi d'accéder au sens des textes " (199).
L'apprentissage de la lecture a donné lieu a une littérature considérable, on compte plus de 10 000 références, au point qu'il paraît difficile de se repérer dans cette forêt de textes contradictoires où certains mettent l'accent sur les devinettes psycholinguistiques et où d'autres en tiennent pour les méthodes phoniques. Nous n'évoquerons pas non plus bien que privilégiant "le symbolisme direct" la querelle entre méthodes globales, synthétiques ou mixtes.
Nous allons dans un premier temps examiner les préalables à l'apprentissage de la lecture, nous étudierons ensuite les conditions de cet apprentissage puis nous conclurons en évoquant les difficultés de lecture et leurs conséquences.

Nous montrerons l'extraordinaire accélération cognitive provoquée par la lecture, notamment sur un plan métalinguistique; à un point tel qu'on pourrait presqu'énoncer que la lecture et l'écriture fondent la capacité métalinguistique.

3-A: Les préalables à l'apprentissage

Gérard Pommier (200) estime que la genèse de l'écrit peut non seulement s'étudier en considérant son évolution au cours des derniers millénaires mais également en examinant les étapes de son acquisition individuelle. Il énonce qu'un certain nombre d'analogies existent entre l'apprentissage individuel et les étapes qui furent celles que l'humanité dut franchir pour inventer l'écriture alphabétique.
Aujourd'hui, lorsqu'un enfant s'empare des signes de l'alphabet, il est entouré, cerné, précédé par l'écrit. Les livres, les journaux, les modes d'emploi, les prospectus dans les boites aux lettres, l'étiquette du pot de yaourt à la banane, l'écrit est partout.
L'enfant ne peut que percevoir cette omniprésence de l'écrit, ne serait-ce que lorsqu'on feuillette un livre avec lui et qu'on lui lit une histoire qu'il pourra ensuite reconstituer à partir des images. Ainsi que l'écrit Jean Foucambert : " Toute la signification fonctionnelle de la lecture est présente à l'enfant dès sa naissance: la lecture dans sa valeur affective et relationnelle, est un constituant de son milieu de vie; comme la parole " (201).
Selon Foucambert, l'enfant associe très tôt une signification à une forme écrite par un processus idéo-visuel qui est déjà de la lecture. On pourrait certes lui objecter que la lecture est absente de nombreux foyers, qu'on pense par exemple à la famille maghrébine dans laquelle les parents sont confrontés à un écrit qu'ils ne comprennent pas, écrit facteur de discrimination. Conscient de cette difficulté, Foucambert considère que "l'usage familial de la lecture détermine la valeur sociale et la valeur de communication que l'enfant accorde à la lecture " (202).
Quelle que soit la prégnance de l'écrit dans notre société, et la valeur que les familles lui accordent, il est extrêmement rare qu'un enfant apprenne à lire spontanément. N'est pas Champollion qui veut.
L'apprentissage de la lecture suppose une instruction qui tire profit des connaissances dont l'enfant dispose sur sa langue. Nous avons vu que l'enfant ne pouvait pas ne pas avoir de connaissances sur l'écrit, encore faudrait-il qu'il puisse utiliser ce savoir. Cette utilisation suppose une maturation motrice, expressive et intellectuelle. Nous allons présenter les étapes de cette maturation. Il paraît difficile de ne pas se référer à Piaget pour présenter le développement de l'intelligence de l'enfant.


A-1 : Le développement du langage

Dès la naissance, le nourrisson a, à sa disposition, un répertoire de comportements parmi lesquels figure le cri. Très rapidement, en fait dès les premiers jours de la vie, les cris ne sont plus une simple expression de détresse physiologique. Leur tonalité et leurs circonstances de survenue correspondent à des sensations diverses et entraînent des réactions différenciées de la part de l'entourage, il s'agit déjà d'interactions.
Dès le premier mois le cri, les premières vocalises diffèrent des geignements et des pleurs. Ces divers sons permettent l'exercice des organes de la phonation et représentent déjà un mode de communication et de dialogue avec la mère. Au second mois, les vocalises sont modulées dans les situations agréables selon des modalités aisément identifiables. Au troisième mois, les vocalises deviennent prolongées; quelques consonnes apparaissent; c'est le stade des lallations et du jasis. Au quatrième mois, l'enfant rit aux éclats, au sixième il répond à la voix entendue par des gazouillis.
L'enfant vocalise plusieurs syllabes et émet plusieurs sons nettement distincts les uns des autres autour du septième mois. Au huitième mois, l'enfant crie pour attirer l'attention d'autrui et s'avère capable de répéter des séquences syllabiques variées.
Entre le neuvième et le douzième mois, il va réagir à des mots familiers et prononcer des mots de deux syllabes. Il va répéter par imitation un mot entendu; il va devenir capable de prononcer deux mots et expérimenter un début de "conversation" grâce à un babillement de tonalité variable. Vers douze mois les mots sont plus nombreux et concrets. Il se livre seul à des monologues prolongés et peut montrer à la demande les différentes parties de son corps. Il demande à l'adulte une dénomination de tous les objets qui l'entourent et répète. Il découvre alors après le prélangage ce qu'on nomme le petit langage.
Cette évolution fait passer les acquisitions linguistiques de l'accès aux phonèmes aux mots puis aux structures syntaxiques. Le petit langage des deux et troisièmes années comprend diverses acquisitions fondamentales pour le développement ultérieur du langage et de la communication à autrui. A 18 mois, l'enfant connaît de nombreux mots de la vie courante, il fait de petites phrases agrammaticales. L'acquisition du "non" bouleverse ses relations à autrui et sa maîtrise du monde extérieur. Par des mécanismes complexes d'imitation, d'appropriation, d'approximation l'enfant passe au langage constitué. Il utilise des locutions temporelles et spatiales, on voit émerger des groupes sémantiques. Il apprend à utiliser par opposition des mots tels que chaud-froid, grand-petit,etc. Il se met à manipuler le langage comme un jeu, il monologue, commente un livre, une situation, chante sur un disque. Il utilise le pronom (moi), marquant ainsi la possession et le bénéficieur. Dans le second trimestre de la seconde année, le vocabulaire s'enrichit de plus en plus, et si les premiers mots prononcés étaient régulièrement des mots phrases à la signification assez large, la juxtaposition signifiante de deux mots représente l'acquisition d'une phrase vraie dont le sens devient de plus en plus précis.

L'apparition du "je" vers l'âge de trois ans marque une nouvelle étape clé pour la construction de l'identité propre de l'enfant. Il passe de l'utilisation de mots concrets à l'emploi de termes abstraits. Il dit son prénom et son nom de famille. Les incorrections et les imprécisions s'estompent. Il fait des erreurs de type phonétique. Il pose beaucoup la question : "Pourquoi ?", "Comment ?".
Enfin, il acquiert les bases d'une syntaxe, ce qui sera suivi vers l'âge de 5 ou 6 ans, de la découverte du langage écrit en tant que tel.
Lorsque l'enfant dispose de plusieurs mots, l'ordre dans lequel il les prononce prend rapidement la valeur d'une indication sur la signification des énoncés.
Vers l'âge de trois ans apparaissent donc dans le langage des enfants les premières caractéristiques syntaxiques qui sont l'apparition du singulier, du pluriel et des temps.
La compréhension des divers énoncés, le caractère adapté et pertinent de leur emploi, et la possibilité de tenir un discours sur le langage vont apparaître avec l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. (203 et 204).

A-2 : Le développement de l'intelligence

Si l'apprentissage de la lecture suppose un langage déjà élaboré, il implique également des facultés d'abstraction et de raisonnement, facultés sans lesquelles le langage ne se serait pas développé.
Le développement de ces aptitudes implique diverses acquisitions que Piaget a décrite au cours de phases ou de stades successifs.
Selon Piaget, l'intelligence procède par opérations. Ce terme évoque à la fois l'action et la représentation, la représentation mentale étant une forme intériorisée de l'action. Cette intériorisation accroît la liberté par rapport à un acte concret. Ainsi l'action intériorisée, mobile peut aisément être inversée, ce qui correspond à la réversibilité.
L'intelligence étant donc un phénomène adaptatif passe, au cours de son développement par une transformation incessante d'elle-même et de son milieu. Elle répond essentiellement à un processus d'équilibration avec le milieu. Les échanges avec le milieu sont soumis à deux mécanismes régulateurs fondamentaux: l'assimilation et l'accommodation. L'assimilation se définit comme l'incorporation des substances et des énergies dans l'organisation du corps propre.
L'intelligence assimile, ainsi, l'expérience, elle l'incorpore dans ses schèmes de conduite, cette incorporation implique une modification en retour du milieu intérieur qui correspond à l'accommodation. Ainsi les schèmes de conduite s'accommodent aux données de l'expérience qu'ils ne peuvent assimiler sans les modifier.

L'intelligence est donc le terme évolutif d'un processus d'équilibration. Cette évolution conduit l'enfant d'un système de référence égocentrique à la pensée abstraite par une série de décentrations successives qui augmentent progressivement la distance entre le vécu immédiat et les activités cognitives.
La progression se fait en quatre paliers correspondant chacun à un niveau d'adaptation particulier. C'est ainsi qu'in qu'on distingue la période sensori-motrice de l'intelligence qui recouvre les deux premières années de la vie; la période pré-opératoire de la pensée qui s'étend jusqu'à l'âge de 7 ou 8 ans, cette période comprend le stade de la pensée symbolique (3 à 4 ans) et celui de la pensée intuitive (4 à 7 ans). Les deux dernières périodes sont la période des opérations concrètes (8-12 ans) et la période des opérations formelles qui débute vers l'âge de 11-12 ans.
L'intelligence sensori-motrice ne comporte pas de pensées; la représentation et le langage en sont absents. Les "schèmes" d'action sensori-moteurs jouent pour cette intelligence le rôle des concepts pour l'intelligence de l'adulte. L'intelligence sensori-motrice est une intelligence pratique qui ne vise qu'à la réussite. Elle est divisée en plusieurs stades.
La progression dans l'action va de pair avec une évolution de l'appréhension de la réalité par l'enfant. L'action est à la fois la manifestation extérieure et le principe directeur de cette évolution. C'est en effet dans l'action que s'individualisent et l'objet et le sujet.
Le monde du nouveau-né est un monde fusionnel, sans altérité: il n'y a pas de moi et de non-moi, pas de sujet et d'objet. L'effort de l'action et son effet sur la réalité permettent à l'enfant de se percevoir et de fonder un monde qui lui est extérieur.
Le monde extérieur acquiert progressivement une stabilité et une permanence en dehors de l'action et des champs sensoriels. L'objet permanent est alors constitué; cette construction de l'objet permanent qui situe l'objet comme différent de soi doué d'une existence propre se trouve solidaire pour l'enfant de la construction de l'espace,du temps et de la causalité, c'est-à-dire de toutes les lois qui régissent l'objet indépendamment de la volonté propre de l'enfant.
A l'issue de cette période se trouve donc constitué un espace soumis aux variations temporelles et aux lois de causalité mais celui-ci n'est que pratique, il est agi et non représenté.
L'accès à la représentation est le fait de la période pré-opératoire ou symbolique où s'élabore la fonction "sémiotique", entre 18 mois et 7 ans.
Le passage de la période sensori-motrice à la pensée représentative repose pour Piaget sur l'imitation; l'imitation est d'abord immédiate: simple répétition en miroir du geste fait devant l'enfant. Puis elle devient imitation différée; ce décalage entre la perception de l'objet et la reproduction imitative de ces caractéristiques témoigne déjà d'une représentation mentale. L'intériorisation de l'acte que nécessite l'imitation mènera à l'image mentale qui est, pour Piaget, une imitation intériorisée, dissociée de tout acte extérieur.

L'avènement de la représentation est marquée par l'éclosion de conduites nouvelles, qui ont toutes pour fonction d'évoquer l'objet en l'absence de celui-ci; il en est ainsi du langage du dessin et des jeux symboliques. Les distances entre le monde et l'enfant s'accroissent; les coordinations mentales sont de plus en plus rapides.
La socialisation se développe grâce à ces exercices qui transforment les actions en pensées et le réel en images mentales. La pensée intuitive correspondant à cette période d'intelligence symbolique reste cependant un modèle pré-opératoire de pensée plus proche de l'action-perception que de l'opération intellectuelle.
La réalité ne devient accessible dans sa totalité qu'avec les groupements d'opérations concrètes. Les opérations formelles enfin, représentent le terme évolutif de la pensée lorsqu'un état d'équilibre stable est obtenu par une mise à distance possible de la réalité elle-même. Piaget note l'importance de la socialisation dans ce développement.(205)
Piaget a proposé un modèle souvent remis en cause, nous l'utilisons pour montrer qu'avant la confrontation à l'écrit, l'enfant a dû intégrer un nombre considérables d'opérations mentales. Nous pouvons également percevoir le coup de fouet, l'effet d'accélération dû au langage dans un premier temps, à l'acquisition de la lecture et de l'écriture dans un second temps.
Nous allons avant de clore cette partie, examiner où en est l'enfant en ce qui concerne ses compétences linguistiques. L'enfant d'âge pré-scolaire considère que le nom d'un objet est une de ses propriétés intrinsèques au même titre que sa couleur, sa forme ou sa taille. Pour l'enfant de 5-6 ans, qui distingue le nom et l'objet, le nom est une qualité invisible de l'objet. Le nom ne peut pas préexister à l'objet; lorsque l'on demande à un enfant d'âge pré-scolaire d'expliquer le nom des objets, celui-ci s'appuie sur les attributs de ces objets. Les enfants de 5-6 ans s'avèrent incapables de distinguer le signifiant du signifié.
Avant l'écriture on peut donc noter l'indifférenciation du monde physique et du langage. Si nous considérons que la maîtrise complète du mot exige la maîtrise du mot comme label phonologique arbitraire, la compréhension du terme métalinguistique mot, aucune de ces capacités n'est acquise avant 7 ans, c'est-à-dire avant l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. (206) Nous notions avec Foucambert que dans un environnement où l'écrit était omniprésent, il était vraisemblable que l'enfant connaissait l'écrit avant de pouvoir le manipuler. Des recherches se sont intéressées aux conceptions précoces de l'écrit. Certains se sont interrogés sur la façon dont l'enfant appréhendait l'écrit environnemental, d'autres aux performances des jeunes enfants dans des tâches ludiques d'écriture et de lecture, toutes ont essayé de montrer l'incidence entre performance précoce et niveau de réussite dans l'apprentissage ultérieur de la lecture.

Ces nombreuses études montrent qu'avant même d'apprendre à lire, les enfants ont une certaine connaissance de la finalité de la lecture et des principales conventions de la manipulation de l'écrit comme la directionnalité. Ils connaissent également certaines caractéristiques des lettres et peuvent en nommer certaines. Ils font la différence entre un mot, une lettre ou un chiffre écrit. Enfin ils peuvent reconnaître certains mots lorsqu'ils sont présentés dans des contextes familiers comme des emballages de produits alimentaires ou des livres pour enfants. (207)
Nous pouvons maintenant repérer un certain nombre de "pré-requis" sans lesquels l'apprentissage de la lecture et de l'écriture serait problématique.
Ces conditions sont pour l'instant au nombre de trois : une socialisation harmonieuse, un développement de la fonction symbolique et un développement psychomoteur satisfaisant. Une socialisation harmonieuse permettra de porter à un degré suffisant le besoin d'échange et de communication avec autrui, cette socialisation sera d'autant plus réussie que l'enfant aura été habitué à entendre une parole qui ne soit pas qu'accompagnement de l'action mais aussi recul, distance par rapport à elle. Le développement de la fonction symbolique au sens piagétien du terme va permettre à l'enfant de substituer des signes conventionnels au réel et de passer d'un symbolisme à l'autre. Le développement psychomoteur assurera de "bonnes" habitudes perceptives, tant auditives que visuelles, l'entraînement à discriminer des sons proches et des formes voisines. Il assurera également une maîtrise suffisante du temps et de l'espace et une coordination entre avant-après, devant-derrière; en même temps que l'acquisition du rythme.
Un certain nombre de ces apprentissages s'effectue dans le milieu familial de l'enfant, d'autres s'effectuent en maternelle et constituent une véritable pré-initiation à la lecture.

3-B : L'apprentissage de la lecture

Les méthodes d'apprentissage sont innombrables. On peut repérer au moins quatre sortes de méthodes: les méthodes synthétiques, les méthodes globales, les méthodes mixtes et les méthodes modernes qui énoncent que lire c'est comprendre avec les yeux un symbolisme direct. Nous évoquerons ce que devient le lecteur une fois l'apprentissage accompli avant d'effectuer un bilan des différents acquis.

B-1: Le symbolisme direct

Le quatrième courant qualifié de courant moderne affirme que lire c'est comprendre avec les yeux un symbolisme direct.

Le premier principe de ce courant moderniste est que la lecture s'inscrit dans un projet. Qu'on lise un roman, un essai, un poteau indicateur, une publicité ou quelqu'objet lisible, la première lecture est vouée à l'information, elle a un caractère utilitaire. Si la lecture est dans tous les cas une prise d'information, ce qui varie d'une situation à l'autre, c'est ce qu'on veut faire de ces informations: du rêve, du plaisir, de la spéculation, de l'action, etc. C'est en fonction de l'objectif fixé qu'on choisira les informations dans tel ou tel registre, dans tel ou tel domaine.
Lire c'est donc, avant même de rechercher une information, avoir choisi l'information qu'on cherche.
Si nous nous référons à Jean Foucambert qui se reconnaît de ce courant, nous verrons que le type de lecture sera différent en fonction du projet de lecture sélectionné. " Si l'information recherchée est d'ordre presque physique, sonore, porte sur la dimension musicale des mots ou du discours, la lecture prendra une forme lente afin de rendre possible soit une vocalisation effective soit une prononciation intérieure accentuée qui restitueront les éléments recherchés.
Si l'information est de l'ordre de la nature, de l'enchaînement et de la présentation d'événements ou de raisonnements, la lecture prendra une forme silencieuse, intégrale, parfois interrompue par une méditation avec des retours en arrière.
Si l'information recherchée est de l'ordre de la connaissance ou de l'action, la lecture prendra une forme sélective, certains passages seront lus extrêmement vite, d'autres très lentement repris.
Si l'information recherchée est de l'ordre du fait ponctuel isolé dans un texte connu ou inconnu, la lecture prendra une forme tout à fait sélective, rejetant tout ce qui n'est pas cherché, travaillant par repérage.
Si l'information recherchée consiste enfin à dégager rapidement l'essentiel d'un texte, la lecture prendra une forme exploratoire, par sondage, par extension, par saut, par association " (208). Apprendre à lire c'est donc apprendre à explorer un texte, " apprendre à adapter sa quête à son projet" (209).
Le second principe de ce courant est que l'oeil perçoit des ensembles et non pas des lettres, trop vite pour leur donner des correspondants sonores. Lors de la lecture, l'oeil se fixe trois à quatre fois pendant une durée de trente centièmes de seconde et se déplace d'une fixation à l'autre très rapidement (entre deux et trois centièmes de seconde).
Pendant qu'il se déplace l'oeil ne voit rien. L'oeil ne perçoit pas des lettres que le cerveau peut transformer en sons pour constituer des ensembles sonores porteurs de sens, il perçoit des ensembles de signes qui peuvent être égaux ou supérieurs aux mots et qui ne coïncident pas forcément avec eux. Cette perception s'effectue dans le temps même qu'il faudrait pour percevoir une lettre.

Autre fait encore plus paradoxal, la vitesse à laquelle l'oeil avance dans le texte exclut toute possibilité de production d'une prononciation de quelque nature que ce soit; la parole ne peut pas suivre à ce rythme. En supposant qu'elle le puisse, le discours reconstitué ne pourrait en aucun cas être le support de la compréhension: pour qu'un texte entendu puisse être compris, il doit être écouté à une vitesse qui n'excède pas 10 000 mots à l'heure, et à la condition expresse qu'il s'agisse d'un langage oral produit comme tel.
Dans le cas de la lecture, la parole intérieure qui serait ainsi reconstituée devrait défiler pour un individu normal deux à trois fois plus vite et dans un registre qui correspond à l'écrit, c'est-à-dire plus elliptique que l'oral et privé en particulier d'une grande partie de ses redondances. Ainsi " la théorie de la lecture selon laquelle l'activité de lecture est un processus qui reconstitue au fur et à mesure du déplacement des yeux une parole intérieure qui permet la compréhension repose sur une impossibilité " (210). La lecture ne peut pas être un transcodage, le passage d'un code écrit à un code oral porteur de signification. Elle est la saisie immédiate d'une signification dans l'écrit.
Certains lecteurs insistent sur le fait qu'ils entendent ce qu'ils lisent en une sorte de parole intérieure qui leur permet de comprendre ce qu'ils lisent. Cette parole intérieure n'implique en aucune façon un décodage phonétique de l'écrit. Si la parole intérieure existe ce n'est pas elle qu'on écoute pour reconnaître les mots et donc parvenir à leur compréhension; elle ne provient pas de la transformation des signes écrits en sons ; cette parole intérieure ne précède pas la reconnaissance des mots, elle en est la conséquence.
Et le déchiffrement ? Foucambert énonce d'une façon paradoxale que pour "pouvoir commodément déchiffrer un mot, il faut déjà savoir le lire, ou savoir de quel mot il s'agit" (211).
Il est en fait très difficile de comprendre un mot écrit en le rapprochant d'une forme orale connue; car ce mot connu seulement à l'oral n'a pas une prononciation très arrêtée. Chez l'enfant de 6 ans l'oral n'a pas une consistance suffisante pour représenter une référence à partir de laquelle l'écrit pourrait se découvrir. A travers l'apprentissage de la lecture la langue orale de l'enfant se restructure complètement et sa connaissance de l'oral devient complètement différente lorsqu'il sait lire. "Wazo" n'est pas un mot qui appartient au vocabulaire de l'enfant, il ne connaît que "lwazo" de l'oiseau, "nwazo" de un oiseau, "zwazo" de les oiseaux; c'est parce qu'il lit le mot oiseau que ce mot acquiert une existence propre même à l'oral.
C'est donc à partir de l'écrit que la connaissance de la langue va se transformer, que le vocabulaire va s'enrichir et se préciser.
Si la compréhension en lecture ne fait appel ni à la parole intérieure, ni à l'oralisation, ni à son instrument (le déchiffrement), comment s'opère la prise d'informations à partir des ensembles de signes perçus à chaque fixation des yeux ? Elle fait appel à deux processus indissociables l'un de l'autre : l'identification et l'anticipation.
Le lecteur a en mémoire des milliers de mots écrits, ce qui lui permet d'associer instantanément une signification à une forme ou à un ensemble de formes écrites. Le contexte, la nature des derniers mots, ainsi que la quête proprement dite du lecteur, tout cela conduit à anticiper le mot écrit ou le groupe de mots qui vont suivre : si bien que lire devient vérifier l'exactitude d'une anticipation.
L'identification ne se fait pas en se référant aux milliers de mots disponibles elle ne se fait qu'en référence au mots possibles. L'identification et l'anticipation portent sur les mots mais également sur les relations et les rapports que les mots ont entre eux.
Nous garderions ainsi des milliers de mots écrits inscrits en mémoire, ce qui paraît être en contradiction avec l'histoire de l'écriture (l'alphabet est une économie), à la nuance près que ce qui est économique pour l'écriture ne l'est pas forcément pour la lecture. L'écrit et l'oral sont deux visages d'une même langue, ils évoquent le concept qu'ils expriment par deux symbolismes différents.
On pourrait dire que la lecture n'est pas simplement une réception passive, mais une création, une recherche, la projection d'une forme définie à la fois par les informations antérieures, la nature du sujet percevant et ses attentes. La lecture peut alors se définir comme un équilibre entre le processus d'identification des mots qu'on ne peut guère prévoir, donc qui informent, et le processus de vérification de l'anticipation des mots qu'on peut prévoir mais qui informent moins.
Le contenu de la mémoire immédiate n'est pas infini, il ne peut en situation de lecture excéder quelques mots, le nouveau mot lu chasse le plus ancien. Il faut donc utiliser les mots avant qu'ils disparaissent; le fait qu'ils soient compris n'est alors pas suffisant, il faut qu'il s'organisent entre eux pour prendre une signification, c'est cette signification qui reste en mémoire alors que les mots qui l'ont provoqués, disparaissent. " Dès lors, le lecteur va au devant des mots nouveaux avec cette signification, et les mots nouveaux s'incorporent à elle, la transforment et en font une nouvelle signification qui demeurent tandis qu'ils disparaissent, etc." (212).
Nous avons vu que la lecture à voix haute avait été le mode de lecture dominant pendant de nombreux siècles, qu'en est-il de ce type de lecture pour Foucambert ?
En fait, la lecture n'est jamais aussi parfaitement idéo-visuelle, non-orale, aussi silencieuse qu'au cours de la lecture à voix haute. Contrairement à ce qui se pratique à l'école la lecture à voix haute n'est pas une étape vers la lecture in silentio, mais le contraire : cette lecture suppose une grande maîtrise de la lecture, elle est une lecture silencieuse qu'on sonorise.
On constate en effet un décalage de 3 à 10 mots entre la lecture, c'est-à-dire la prise d'information par les yeux qui permet la compréhension, et la parole, c'est-à-dire ce que la bouche raconte : un ensemble de mots, organisé avec toutes les richesses de l'intonation, d'une présentation presque théâtrale qui exprime, matérialise et joue la compréhension que la lecture crée et que le décalage permet de préparer.

Tout cela serait parfait s'il n'y avait l'écriture, si on peut effectivement suivre Foucambert sur la lecture, on peut se demander comment l'enfant apprendra à écrire.
Pierre Lecoq, professeur de psychologie cognitive va dans ce sens lorsqu'il écrit: " par conséquent, la théorie établit qu'à chaque phase il y a une première étape impliquant une divergence entre stratégies utilisées en lecture et en écriture, puis une étape impliquant la convergence. Le programme développemental est considéré comme un incessant changement d'équilibre entre l'écriture et la lecture. La lecture va d'abord stimuler la mise en place de la stratégie logographique, puis l'écriture stimulera celle de la stratégie alphabétique, et enfin la lecture permettra à l'enfant de découvrir la stratégie orthographique " (213).
Depuis 1980, différentes catégories de modèles d'apprentissage de la lecture ont vu le jour, on distingue les modèles développementaux et les modèles componentiels-structuraux. Parmi les modèles développementaux, on peut citer le modèle de Marsh ( le plus ancien daté de 1981) qui propose quatre étapes : la devinette linguistique (proposée également par Foucambert), l'établissement d'un réseau de discrimination, le décodage séquentiel (les mots connus de vue commencent à être décodés phonétiquement) puis le décodage hiérarchique. Le modèle de Frith (1985) propose trois stratégies: une stratégie logographique, une stratégie alphabétique avec retour à la phonologie puis une stratégie orthographique.
Frith considère " la lecture comme le pacemaker de la stratégie logographique; l'écriture comme celui de la stratégie alphabétique; et de nouveau la lecture, comme celui de la stratégie orthographique " (214). Les modèles d'Harris et Coltheart (1986), celui d'Ehri et Wilce (1985) confirment les théories dont Foucambert se fait le chantre. Ils suivent par contre un chemin très différent pour ce qui en est de l'apprentissage de l'écriture et de l'orthographe.

B-2 : Après l'apprentissage ?

Dans le meilleur des cas la lecture est devenue un outil efficace. L'enfant a maintenant conscience de son champ visuel. Il est capable de lire silencieusement; il peut lire à haute voix de façon expressive.
Il sait explorer un texte, chercher des informations à partir de questions, bref, il est citoyen de l'écrit.
Il va chercher des livres, il va chercher à se situer par rapport à des personnages, à une action. La lecture va continuer à être un moyen de socialisation. Elle va se constituer en mode de représentation du réel. Nous retrouvons alors chez le jeune adulte ce que Proust décrit de la lecture.

B-3 : Bilan

Que d'entraînement, que de réflexes à acquérir pour pouvoir se lancer dans cette course éperdue des yeux et de la voix qui suit sans bruit ! Combien restent bloqués dans leurs starting-block ?
Le paradoxe du langage c'est qu'il ne peut advenir que là où il y a différenciation, séparation. Le langage authentifie la béance interindividuelle qu'il vise dans le même temps à surmonter. Pour pouvoir parler à quelqu'un, il faut être hors de, sans fusion, sans symbiose, sans interpénétration.
C'est ce qu'écrit Julia Kristeva lorsqu'elle évoque la dénégation comprise dans l'acte de parole:
"Ces signes sont arbitraires parce que le langage s'amorce par une dénégation (Verneinung) de la perte, en même temps que de la dépression occasionnée par le deuil. "J'ai perdu un objet indispensable qui se trouve être, en dernière instance ma mère", semble dire l'être parlant. "Mais non, je l'ai retrouvée dans les signes, ou plutôt parce que j'accepte de la perdre, je ne l'ai pas perdue (voici la dénégation), je peux la récupérer dans le langage " (215).
Le langage se fonde sur la séparation psychique qu'il vise à surmonter, ce faisant il ne nous parle que de cette séparation. Si nous reprenons l'exemple du neveu de Freud, plus connu sous le nom d'enfant à la bobine, nous pourrons dire qu'en lançant la bobine il expulse hors de lui, l'angoisse indicible liée aux alternances de présence et d'absence de la mère. Le moyen est d'identifier cette absence à la réalité de la bobine de fil. Si la bobine est un signifiant du corps maternel, elle ne cesse cependant pas d'être une bobine. La bobine signifie le corps de la mère, mais elle ne l'est pas. Pour le psychotique, au contraire la bobine est le corps de la mère comme n'importe quel signifiant.
Cette non-séparation ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le rapport du psychotique à l'écrit.
Nous avons vu que l'enfant pré-scolarisé avait des compétences linguistiques limitées, qu'il considérait que le nom d'un objet était une de ses propriétés intrinsèques au même titre que sa couleur, sa taille ou sa forme. C'est ainsi qu'une vache s'appelle une vache parce qu'elle a des cornes. Tout porte à croire qu'il en est de même pour le sujet psychotique.
Rien ne l'empêchera d'apprendre à lire; le mot "oiseau" sera la même chose que le "twazo" signifiant qui fait référence au mot tendre employé par sa mère "Mon petit oiseau", l'essentiel étant que le petit oiseau ne sorte pas. Il ne lira que ce qu'il sait par coeur, il fera comme si.

Nous avons vu la diversité des méthodes d'apprentissage, nous avons montré combien les recherches en pédagogie étaient à la fois anciennes et récentes. Qu'elle que soit la méthode choisie, nous pouvons affirmer que toutes les expériences acquises avant que l'enfant ne soit mis en situation d'apprendre sont importantes. Elles sont mêmes essentielles en ce qu'elles favorisent (ou non) la maturation des différents mécanismes sensoriels pré-requis pour tout apprentissage. Nous pouvons cependant repérer que les méthodes globales tendent à faire précéder l'apprentissage de l'alphabet de jeux qui rappellent rébus et pictogrammes.
Nous n'avons pas évoqué la libidinalisation du langage, l'avènement du langage comme oeuvre de bouche, libidinalisation qui conduit un auteur comme Gérard Haddad qui après avoir examiné les rites alimentaires de la tradition juive met en évidence une activité inconsciente fondamentale:"l'être humain mange des mots, matérialisés en écriture, organisés en livres " (216). Le préalable à tout cet apprentissage est que le langage doit avoir une valeur de communication avec autrui.
La coordination visuo-motrice, l'organisation de l'espace et du temps constituent des capacités mentales que l'enfant va pouvoir investir dans l'apprentissage de la lecture. Tous ces acquis vont pouvoir aboutir à la compréhension de symboles graphiques.
Aussitôt acquise la lecture va influer de manière directe ou indirecte sur l'apprentissage de toutes les matières voisines. Elle va devenir un véritable moyen d'investigation. Ce processus s'applique à la lecture puisque l'enfant aura acquis une tactique mentale lui permettant le déchiffrage et la compréhension de tout message écrit. Mais il s'applique également à l'ensemble des matières apprises qu'il s'agisse des matières pédagogiques qui se structurent au cours élémentaire ou des moyens d'investigation du milieu. On peut évoquer avec Roger Dida une "contagion bénéfique d'un apprentissage spécifique à toute une série d'apprentissages de contenu similaire " (217).
Etendue aux matières voisines, la démarche acquise va s'appliquer ensuite à toute investigation du milieu, la lecture devient alors un outil de prospection universelle.
Ainsi, et c'est pour nous l'essentiel, l'enfant par la lecture va acquérir tous les éléments de la culture, il va apprendre à se mouvoir, à se repérer dans le monde de l'écrit, il va pouvoir en jouer.
Jean Emile Gombert montre que l'effet de l'écrit ne s'arrête pas là. Tous les comportements métalinguistiques sont acquis après l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. " La faculté métalinguistique renvoie à la possibilité que nous avons de nous élever au dessus de la langue, de nous en abstraire, de la contempler, tout en l'utilisant dans nos raisonnements et nos observations " (218). Cette capacité est à l'origine de la pensée conceptuelle.
Gombert, en rapportant diverses expériences, montre que la possibilité de dénombrer les phonèmes n'apparaît que vers 6/7 ans, celle d'opérer sur commande des segmentations phonémiques lui est légèrement postérieure.

Il en va de même pour les comportements métasyntaxiques: il faut attendre que l'enfant ait 6/7 ans pour qu'il soit capable d'avoir des jugements semblant traduire une identification consciente de la non-application d'une règle syntaxique, l'application de ces règles est encore plus tardive.
En ce qui concerne les comportements métalexicaux et métasémantiques on peut noter que dès 6/7 ans apparaissent les premières segmentations de phrases en mots, les premiers signes clairs d'une différenciation entre signifiants et signifiés, et les premières explications métalinguistiques des synonymies et des métaphores simples. Il faut attendre 10/12 ans pour trouver des découpages lexicaux élaborés, des compréhension conceptuelle des métaphores et des définitions correctes des termes métalinguistiques comme mots ou phrases.
Le comportement métapragmatique défini comme la réflexion sur les rapports existant entre le langage et son contexte d'émission n'apparaît lui aussi qu'aux alentours de 6/7 ans. Cela se manifeste aussi bien au niveau d'une maîtrise des ambiguïtés référentielles qu'au niveau de la prise en compte des caractéristiques des destinataires. On notera que les différences individuelles s'expliquent par les expériences offertes ou non à l'enfant dans son milieu de vie.
Nous remarquerons également que tous ces apprentissages s'effectuent pendant la période de latence, c'est-à-dire au moment du déclin de la sexualité infantile, au moment du déclin du complexe d'oedipe. Cette période correspond à une intensification du refoulement, une transformation des investissements d'objets en identification aux parents, un développement des sublimations. Sans cette mise entre parenthèses, aucun apprentissage ne serait possible.
Nous avons vu que le langage était un système de signes socialisé, nous avons vu comment l'Homme était devenu un lecteur, nous avons suivi le petit d'homme dans son apprentissage de la lecture, mais qu'entendons-nous exactement par lire ?

4-Qu'est-ce que lire ?

Il y a presqu'autant de définitions de la lecture qu'il y a de lecteurs: sociologues, enseignants, pédagogues, linguistes, psychanalystes d'obédience freudienne ou lacaniennes, historien, psychologue, orthophoniste, écrivain chacun a son approche qui découle de son mode particulier de lecture. C'est ce qu'énonce Roland Barthes (219) en remarquant que le verbe "lire" est un mot "saturé". On lit des textes bien sûr, mais aussi des images, des objets, des gestes, des visages, des sons, des scènes, des paysages,etc.,etc. Qu'y a-t'il de commun entre tous ces objets que notre époque reconnaît comme "lisible" sinon le fait qu'elle les reconnaisse comme tels ?

Les dictionnaires témoignent de cette complexité. Le littré ne reconnaît pas moins d'une dizaine de sens au verbe lire: connaître les lettres et savoir les assembler en mots; prononcer à voix haute ce qui est écrit ou imprimé; prendre connaissance du contenu écrit d'un texte; connaître en la parcourant des yeux une musique notée, les sons que les notes figurent et les modifications que ces sons doivent recevoir; expliquer, comprendre ce qui est écrit ou imprimé dans une langue étrangère; suivre une certaine leçon dans un texte qui en a plusieurs; reconnaître, discerner quelque chose par une espèce de travail qu'on compare à la lecture. Si nous nous intéressons à la définition de la lecture, nous verrons que le littré opère une différence entre déchiffrer et comprendre le texte, qu'il considère que la lecture est à la fois le travail de décryptage d'un texte et la connaissance de ce texte par ce décryptage.
Le Robert cite trois sens principaux pour le verbe lire (suivre des yeux les caractères d'une écriture et pouvoir les identifier, connaître les sons auxquels ils correspondent; prendre connaissance du sens, du contenu du texte; lire de façon relativement suivie pour s'informer, s'instruire, se distraire). Nous remarquerons l'évolution d'un dictionnaire à l'autre en notant que le Larousse classique illustré de 1921 ne faisait absolument aucune référence à la compréhension d'un texte par la lecture et que le dictionnaire encyclopédique Larousse édition de 1979 reconnaît au mot "lecture" le sens d'interprétation philosophique, littéraire ou musicale.
Les définitions de la lecture se modifient avec le temps, en fonction des options politiques, pédagogiques ou de l'ouverture d'esprit des différents auteurs.
C'est ainsi que Mme. Borel-Massonny, constatait en 1949 que "lire, c'est devant un signe écrit, retrouver sa sonorisation" (220), 11 ans plus tard, en 1960, elle corrigeait cette affirmation et précisait que "lire oralement, c'est devant un signe écrit retrouver sa sonorisation porteuse de sens" (221).
Gaston Mialaret dans son livre "L'apprentissage de la lecture" va beaucoup plus loin "savoir lire c'est être capable de transformer un message écrit en un message sonore suivant certaines lois bien précises, c'est comprendre le contenu du message écrit, c'est être capable de le juger et d'en apprécier la valeur esthétique" (222).
Lire suppose donc un apprentissage, une transformation (de l'écrit vers l'oral), une compréhension, une appropriation (apprécier et juger) et une prise de distance vis-à-vis du texte (en apprécier la valeur esthétique).
Le philosophe Alain dès 1930 dans les "Propos sur l'éducation" tentait d'aller plus loin et présentait des idées étonnamment modernes : "Savoir lire, ce n'est pas simplement connaître les lettres et faire sonner les assemblages de lettres, c'est aller vite, c'est explorer d'un coup d'oeil la phrase toute entière; c'est reconnaître les mots à leur gréement ... Un homme qui sait vraiment lire, lit des yeux, non des lèvres. Il reconnaît les mots d'après leur aspect comme une vigie reconnaît un bateau aux cheminées ... C'est par les yeux qu'il faut penser, non par les oreilles." (223).

Les définitions apparues depuis mai 1968 insistent sur l'aspect idéo-visuel de la lecture et sur la nécessité de se distancier du texte. Nous n'évoquerons pas toutes ces définitions, trois nous paraissent particulièrement intéressantes et décrire le travail accompli au sein du groupe.
La définition la plus complète est celle proposée par Foucambert : "Placé devant des signes écrits composant un message, le lecteur coordonne le mouvement des yeux pour suivre les lignes de gauche à droite, et ce mouvement s'interrompt plusieurs fois par ligne, pour permettre aux yeux de percevoir pendant qu'ils sont immobiles un ensemble de signes compris entre plusieurs lettres et plusieurs mots. Cette activité perceptive conduit le lecteur à donner une signification au texte écrit, en associant entre eux et avec l'ensemble de ses expériences passées les éléments perçus et à en garder un souvenir sous forme d'impressions et de jugements d'idées " (224). Cette description met bien en valeur les divers aspects de l'activité du lecteur, elle prend en compte les aspects physiologiques, cognitifs et psychologiques de cette activité.
Une seconde définition nous paraît également intéressante en ce qu'elle décrit la lecture en intégrant les notions d'espace et de temps, en ce qu'elle ouvre un terrain de réflexion propice dans notre approche de la lecture et des psychoses.
" Lire, dans un premier temps, est le fait de pouvoir projeter ses facultés sensorielles d'espace et de temps sur un corpus, lui-même situé dans un temps et dans un espace donnés. Lire, c'est reconnaître, maîtriser un espace, identifier un rythme, évaluer ce qui se situe à gauche et à droite, ce qui est en haut et ce qui est en bas, ce qui vient avant et ce qui vient après. C'est transposer les notions apprises et préalablement intégrées en corps sur les données similaires retrouvées dans l'ensemble symbolique qui constitue le texte à déchiffrer " (225).
A ces deux définitions qui décrivent les données de base de la lecture, nous rajouterons celle proposée par R. Toraille dont l'esprit est proche de celui que nous essayons d'insuffler au groupe. Elle propose un jeu avec le texte, jeu qui nous paraît seul capable de déboucher sur le plaisir. "Lire c'est entrer dans l'écrit, mais aussi s'en distancier. C'est organiser un texte, en extraire les données, lui ajouter des interprétations, reconstruire une pensée autre, la faire sienne, la rejeter. Lire c'est élaborer des démarches. Lire c'est penser " (226).
Lire c'est se référer à l'écrit, aussi n'employons nous jamais le mot lecture lorsqu'il s'agit de lire dans le marc de café, de "lire" un visage. Lire c'est entrer dans l'écrit, c'est le faire résonner, le dire, le déclamer, le murmurer, le bégayer ... de vive voix. Lire c'est aussi donner de la vie ...

Quand nous proposons à un sujet psychotique de participer au groupe Lecture(s), que nous lui proposons-nous en fait ?
Nous lui proposons de participer à l'histoire de l'humanité, d'y trouver sa place d'homme, comme d'autres ont su la trouver. Il ne faudrait pas oublier que parmi ces artistes qu'on vénère, certains étaient psychotiques (la liste en serait longue), et qu'ils ont non seulement su apporter leur contribution à une culture humaine sans cesse en construction mais qu'ils ont su l'enrichir, que sans eux elle serait beaucoup moins belle, moins réussie, moins humaine. Nous lui proposons de découvrir ensemble que cette culture n'est pas un sphinx incompris qui trône dans l'azur mais la rencontre d'êtres humains confrontés aux mêmes questions.
Nous lui proposons une médiation extrêmement sophistiquée, médiation qui renvoie au fonctionnement même de la pensée, au fondement même du langage. Procédé calculé pour extérioriser et fixer tout ce que le langage peut exprimer de la pensée humaine, l'écriture renvoie à la représentation, aux représentations de choses et aux représentations de mots.
L'écriture et notamment l'écriture alphabétique a permis le déplacement du lieu mental du dedans vers le dehors, permettant au sujet d'acquérir une plus grande capacité de mettre à distance ses connaissances, de les maîtriser, manipuler et combiner. L'écriture a impliqué la séparation des signes et des sons de leur contenu sémantique; cette séparation a retenti sur la vie imaginative, émotive et sensorielle.
L'écriture grâce à la lecture permet l'évocation d'un discours malgré l'absence de celui qui l'énonce. La lecture affirme donc la présence en même temps qu'elle énonce l'absence. Elle manifeste plus que tout autre élément culturel la permanence de l'homme, ce qui survit de l'individu au delà même de la mort.
Elle est continuité.
Elle est manifestation de la continuité des générations, moyen de la transmission des savoirs, héritage commun de l'humanité qui fait que chaque génération profite de l'acquis des générations précédentes.
Et pourtant, malgré la facilité relative de l'apprentissage, il faudra très longtemps avant que chaque sujet puisse maîtriser écriture et lecture. Ecriture et lecture resteront très longtemps un savoir uniquement réservé à une élite. Les tâches à accomplir devenant progressivement plus complexes, notamment au niveau industriel, il a fallu développer un enseignement. Cet enseignement basé sur le déchiffrage des lettres n'avait pas pour but d'amener les individus à se détacher du texte, à en jouer, mais au contraire de les ramener à un texte qu'ils ânonnaient.
On pourrait parler d'une lecture à deux vitesses, l'une intellectuelle, littéraire, au fait du progrès, du mouvement des idées; l'autre de circonstance basée sur la compréhension de messages courts, informative.

L'école obligatoire a conduit un nombre toujours plus grand d'individus vers cette pratique littéraire de la lecture, pratique essentiellement réservée aux intellectuels et aux lycéens.
Aujourd'hui l'écrit est partout, il englobe le sujet de toutes parts, au point qu'on peut écrire que le sujet en est serf. Il en est serf, ne serait-ce que par le fait que son nom s'écrit et s'épelle, que ce nom le définit au sein d'une famille.
C'est par l'écrit que se sont différenciées coutumes et lois. La loi, contrairement à la coutume, possède un auteur, se réfère à un pouvoir qui la marque de son sceau, possède un acte de naissance puisqu'elle est promulguée au moyen d'une procédure déterminée. Il n'est de loi qu'écrite.
Lorsque nous proposons à un sujet psychotique de participer au groupe Lecture(s), nous lui proposons de participer de l'ordre humain, symbolique, ordre auquel il n'aurait pas accès. Ne nous y trompons pas, nous ne lui proposons pas de lire, nous lui proposons de participer à un groupe centré sur la lecture, ce qui nous apparaît très différent, il y a le groupe, dont il nous reste à retracer le cadre, et il y a la lecture en tant que médiation dont nous venons de montrer les potentialités. Cette médiation ne va pas sans présenter un certain nombre de difficultés que nous allons analyser dans la prochaine partie.

à suivre :
Chapitre 4 : Difficultés de lecture liées à la psychose

Bibliographie

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