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Une approche thérapeutique de la psychose : LE GROUPE DE LECTURE
Dominique Friard.
Chapitre I :
Qu'entend-on par schizophrénie ?
Il est évident que les bénéficiaires d'une médiation telle que la lecture ne sauraient être les seuls patients psychotiques, le texte écrit peut être le support d'une réflexion sur soi dans de nombreuses circonstances. La littérature abonde d'exemples célèbres. La bibliothérapie pourrait être utilisée dans la prise en charge de nombreuses pathologies chroniques, psychiatriques et non-psychiatriques.
Nous avons posé que la question centrale de ce mémoire était: pourquoi et comment des sujets psychotiques, alors que tout devrait les en dissuader, investissent-ils une activité comme la lecture ?
Nous devrons afin de montrer l'aspect paradoxal de cet investissement définir ce que nous entendons par psychose.
Nous commencerons donc par définir (?) la notion de folie, en insistant sur notre première rencontre avec la folie. Nous nous attellerons ensuite à définir les notions de psychose, puis la schizophrénie d'un point de vue nosologique, nous verrons ensuite ce qu'apporte la psychanalyse à la compréhension de cette pathologie, il s'agit d'une véritable pathologie du symbolique.
1-Définir la folie ?
" Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanités des vanités, tout est vanité.
Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil ? Une génération s'en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours...
Toutes choses sont en travail au delà de ce qu'on peut dire, l'oeil ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre. Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. " (26)
" Alors j'ai tourné mes regards vers la sagesse, et vers la sottise et la folie ...
Et j'ai vu que la sagesse a de l'avantage sur la folie, comme la lumière a de l'avantage sur les ténèbres; le sage a ses yeux à la tête, et l'insensé marche dans les ténèbres. Mais j'ai reconnu aussi qu'ils ont l'un et l'autre un même sort. Et j'ai dit en mon coeur : J'aurais le même sort que l'insensé; pourquoi donc ai-je été plus sage ? Et j'ai dit en mon coeur que c'est encore là une vanité. Car la mémoire du sage n'est pas plus éternelle que celle de l'insensé, puisque déjà les jours qui suivent tout est oublié... " (27)
" Car l'homme s'en va vers sa demeure éternelle, et les pleureurs parcourent les rues ... " (28)
A quoi bon ?
A quoi bon soigner si tout n'est que vanité, si soignants et soignés finissent l'un et l'autre par s'en aller vers leur demeure éternelle ?
A quoi bon se soucier de la " folie ", si sagesse et folie sont les deux faces d'une même journée ?
Ainsi que le proclame Camus via Caligula, il n'est qu'un problème réellement sérieux : " Les hommes meurent et ne sont pas heureux. " (29)
Qu'y puis-je ?
Au nom de quoi puis-je me prétendre soignant ? D'un examen réussi? D'une capacité à recevoir la souffrance de l'autre sans que celle-ci ne me détruise ? D'un don cultivé ?
Ma position de soignant raisonnable est-elle réellement préférable à celle de malade psychotique ?
Les hommes meurent et ne sont pas heureux écrit Albert Camus. Je pensais à cette phrase lorsque Jean me remit, le trois novembre 1995 ce texte pour le journal du secteur.
" J'ai éprouvé une impression de vide qui m'était familière depuis mon enfance, depuis que j'avais compris que les gens et les choses vous quittent ou disparaissent un jour. "
Patrick Modiano. "Livret de famille"
Cette citation évoque en moi et pour moi la fin inexorable de la vie; la fuite du temps et le chagrin ensuite par la disparition d'êtres chers.
On peut aussi interpréter cette phrase comme étant le reflet de la condition humaine : un jour on vient au monde, on vit et on meurt. Qu'aura-t-on laissé comme traces sur cette terre et surtout aurons nous fait quelque chose de constructif, de créatif, ou quitterons nous cette vie terrestre sans avoir rien accompli de positif?
Cette question difficile que chacun doit se poser, c'est avant tout la question du sens de la vie, du sens de l'Histoire.
Ce vide doit être comblé, me semble-t-il par une activité incessante précédée d'une réflexion sur ce que nous devons faire pour nous transcender et améliorer chaque jour nos modestes actes quotidiens, pour faire en sorte que la vie soit plus belle, plus généreuse, en un mot il nous faut oeuvrer pour combler le vide qui peut être ressenti en de telles circonstances. " (30)
Jean est peut-être psychotique ou schizophrène ou n'importe quoi d'autre qui renvoie à la notion de folie, de maladie. Ne sommes nous pas l'un et l'autre confrontés à la même question fondamentale ? Qu'est-ce qui nous autorise à penser que la vie a un sens ? N'avons nous pas, sur ce plan particulier, à apprendre l'un de l'autre ?
Que Jean soit broyé par cette sensation de vide, qu'il soit contraint à tisser des bribes d'ectoplasme pour relier les éléments épars d'une réalité qui se délite change-t-il quelque chose au fait qu'il existe un lieu où nous ne sommes ni soignants ni soignés mais des êtres humains confrontés à la mort et sommés de donner un sens à notre vie ?
Je nomme littérature l'endroit où cette question peut être formulée.
Dans le sens qu'a ma vie il y a le fait, parmi d'autres, d'être infirmier et de tenter de soigner d'autres individus reconnus comme psychiquement malades.
Dans le sens qu'a ma vie, il y a la conviction intime qu'il y a une large part d'absurde dans la destinée humaine. Nous sommes condamnés à rouler un rocher au sommet d'une montagne et chaque fois que nous pensons parvenir au sommet, le rocher dégringole et tout est à recommencer. C'est dans ce combat qu'est le tragique de la condition humaine, c'est dans ce combat qu'est sa grandeur. La folie est peut-être la plus tragique des façons de rouler son rocher.
Chacun est de nous est confronté à cette question du sens de la vie. Nous fonctionnons dans le courant de la vie sans éprouver le besoin de le redéfinir. Il suffit d'une catastrophe (au sens de René Thom), d'une tragédie intime pour que cette question nous brûle à nouveau les lèvres. Il s'en faut de beaucoup pour que nous la formulions. Enfin nous fonctionnons, nous consommons, nous travaillons sans nous questionner sur l'abîme, ou sur les félicités qui nous attendent après notre mort. Pour çà il y a la métaphysique. Le succès des sectes est là pour montrer que cela n'est pas si simple.
Les défenses des patients psychotiques ont explosé sous la pression d'une guerre atomique interne, de bouleversements cataclysmiques, de tremblements de terre qui les ont laissé en plein néant, au bord d'un trou noir où toute matière s'engloutit. Ils ont tenté de se reconstruire un monde, de lui donner un sens. Je sais bien que ce sens est aberrant, je sais bien que sur les ruines de leur ancienne personnalité, ils ont édifié un délire, des lambeaux de sens qui tentent de relier les éléments épars de la réalité. Je sais bien que cette reconstruction, est délirante mais enfin, il s'agit d'une tentative de redonner du sens à leur vie.
Et nous, sous le prétexte légitime que ce sens induit des troubles du comportement, nous leur distribuons des neuroleptiques incisifs qui viennent mordre sur leur délire (c'est dire notre férocité, mettons une muselière à nos neuroleptiques !). Que reste-t-il après ces traitements ?
Un désert. L'herbe, le désir ne repoussent plus.
La légitimité sociale d'intervenir, de protéger l'individu contre lui-même, de protéger la société des différents passages à l'acte n'enlève rien au fait que nos traitements viennent éradiquer cette tentative de reconstruction du monde et laissent une toundra qui ne permet plus qu'une vie quasi végétative.
Alors, construisons du sens, interrogeons nous sur le sens de la vie, il en restera toujours quelque chose.
Soigner c'est cela aussi.
Soigner, c'est faire oeuvre de solidarité humaine, c'est être là lorsque le rocher est presqu'au sommet, c'est être là lorsque le rocher est tout en bas pour écouter et accueillir la souffrance, le ras le bol, le découragement, c'est être là pour trouver les mots qui donnent du courage pour recommencer, pour continuer à se battre. Et s'il n'est plus possible de poursuivre le combat, soigner c'est rendre hommage au combattant, c'est dire qu'il y a eu combat, accomplissement d'un destin, parce que même si c'est toujours la mort qui gagne il faut vendre chèrement sa peau, parce que même si on ne gagne jamais, il est des fois où on ne perd pas, où l'individu réussit à dérober une part d'éternité, à se trouver un petit pied à terre dans un coin de culture.
Soigner c'est dire qu'il faut imaginer Sisyphe heureux.
1-A Il fut une première fois ...
Il n'est pas possible, vu ce qui précède, de définir la psychose sans se référer à la notion de folie. Il serait par trop commode d'adopter un regard distancié en se réfugiant derrière les manuels et leurs définitions. La psychose c'est ... suivrait une liste de symptômes plus ou moins évocateurs, l'auteur se camouflerait alors derrière des mots plus ou moins abscons et éviterait ainsi soigneusement de s'impliquer.
Il n'existe en soi pas plus de psychotique que de schizophrène. La psychose, la schizophrénie ne sont que des constructions mentales qui permettent au mieux d'appréhender des comportements humains différents. Rappelons nous avec Foucault que la folie n'existe que dans une société donnée (31), que dans la société occidentale, le fou (psychotique ou schizophrène) subit quatre exclusions cumulées : du travail et de la production économique, de la sexualité et de la reproduction, du langage et de la parole, et des activités ludiques (32).
" L' Histoire de la folie " montre qu'avec l'âge classique le partage qui rejette la folie dans un langage muet passe par une exclusion radicale qui vient enfermer le sujet différent dans ce qui s'appellera l'asile. La fameuse "libération" des aliénés reflète davantage une médicalisation de la folie qu'une écoute authentique de la souffrance. Ainsi que l'écrit Foucault "Le langage de la psychiatrie ... est monologue de la raison sur la folie" (33)
Evitons donc de monologuer et souvenons-nous que nous sommes aussi des instruments de cette exclusion.
Le soin en psychiatrie s'inscrit comme la création d'une relation humaine et soignante. La difficulté est d'entrer en communication avec cet autre tellement autre, tellement différent qui s'acharne à ne pas communiquer. Nul ne sort indemne de cette rencontre. Chaque étudiant infirmier, chaque infirmier, chaque soignant confronté pour la première fois à des patients psychotiques en fait l'expérience.
Il est certes possible de se préserver, de ne considérer que les besoins de l'individu, de faire en sorte de ne pas rencontrer cet autre-là.
Il n'empêche que l'ampleur des défenses mobilisées révèle la fragilité de l'individu que nous sommes face à ce qu'il faut bien se résoudre à nommer "folie". En psychiatrie nul ne peut se prétendre soignant sans avoir accepté cette confrontation et sans lui avoir donné un sens.
C'est parce qu'il y a eu cette première fois et parce que quelque chose s'est construit autour de cette première rencontre que j'ai choisi d'être soignant en psychiatrie.
La première fois, comment c'était ? Le premier contact avec ces autres là, çà m'a fait quoi et çà me fait quoi aujourd'hui? Me suis-je blindé avec les années ? Qu'est-ce que la psychose pour moi?
Le mot psychose paraît bien scientifique pour décrire ce que chacun dans son tréfonds nomme folie.
La première fois, je n'avais pas vingt ans. J'arrivais comme élève infirmier stagiaire dans un pavillon qui s'appelait "La communauté". La communauté, c'était 72 malades répartis sur trois étages, un immense dortoir où survivaient vaille que vaille ce que j'appelais des lambeaux d'humanité. La communauté c'était Victor, hospitalisé depuis 41 ans en P.O, préposé au maintien de la flamme de la cuisinière qui brûlait nuit et jour, c'était Roger, quinze mots de vocabulaire et des chansonnettes qu'il poussait à tout propos, c'était Roger qui se nourrissait à même le seau des "eaux grasses", (restes alimentaires destinés aux cochons), c'était Robert qui fumait des cigarettes roulées dans du papier toilette en se masturbant.
C'était ... tant et tant d'hommes, leurs images sont toujours là, quinze ans après, le choc aussi. Ces images se cognent à celles d'un film "Suspiria, sentinelle des maudits", que j'avais vu peu de temps avant.
Des êtres, les plus misérables, désarticulés, comme vomis par l'enfer, la première fois c'était comme un lent défilé, comme un film d'horreur. La première fois, c'était des regards morts qui vous traversaient sans vous voir, des corps qui déambulaient autour d'une statue de la vierge.
Je n'avais pas vraiment choisi d'être là. Rebelle sans cause, j'ai livré mes interrogations aux infirmiers de l'équipe, en vain. Ils avaient pratiquement renoncé à être soignants, ne l'étant que dans la pratique de soins physiques, dans les soins d'escarres. Ils réservaient leurs soins et leur attention aux plus jeunes en se disant que ceux-là, ils s'en sortiraient peut-être. Pour les aider à s'en sortir, ils oubliaient toute distance et se comportaient en mères abusives. La plupart d'entre eux avait renoncé et menait leur petite vie, se préoccupait de leur confort, de leur note administrative, comme des enfants qui joueraient près d'un dépôt d'ordure, comme des noctambules qui danseraient sur un volcan.
La folie, la psychose c'est d'abord pour moi quelque chose d'intolérable, un choc, une révolte. C'est ensuite le respect; certains patients, malgré l'ampleur de la faille continuaient à se battre, cherchaient à comprendre ce qui leur arrivait. Ceux-là ont su susciter chez moi de l'admiration, et j'ai toujours infiniment plus respecté les psychotiques qui luttaient pied à pied que les soignants qui renonçaient. J' y voyais l'écho de la lutte de Sisyphe roulant son rocher, persistant à rouler ce rocher même en sachant que le rocher finirait par retomber. Et si eux ne renonçaient pas, pourquoi aurais-je dû renoncer ?
C'est ce que certains de ces psychotiques m'ont appris, et cette leçon n'a pas de prix.
Mon premier professeur a été Hervé. Lorsque le surveillant m'a fait visiter le pavillon, Hervé m'a montré un de ses dessins, une reproduction de la Victoire de Samothrace. Au lieu de manifester un intérêt poli, ravi de rencontrer de l'humain, du culturel, du vivant, je me suis raccroché à cette reproduction comme à une bouée, j'ai regardé le dessin avec intérêt, et j'ai dit à Hervé qu'il ne lui manquait que les ailes, puis j'ai rajouté bêtement: "Et la tête, alouette". Autour de cet échange quelque chose s'est passé, une relation s'est nouée. A partir des dessins d'Hervé, puis de ses textes, tout un chemin a été parcouru qui devait amener Hervé à quitter le pavillon après cinq ans d'hospitalisation. Hervé a fait un certain chemin, mais j'en ai accompli également un, j'y ai appris mon métier.
Le parcours était cahoteux, difficile, semé d'embûches. A chaque étape, les infirmiers me répétaient que çà ne servait à rien, puisqu'Hervé était schizophrène, c'était marqué, il ne pouvait pas s'en sortir.
En ce temps d'avant les cours d'infirmier, en ce temps où je ne savais rien, où j'apprenais sur le tas, les manifestations délirantes ne me paraissaient pas spécialement choquantes. C'était ce qui arrivait à Hervé, et à d'autres, et c'était ce qu'il cherchait à décrire dans ses textes. Mais ces textes, ces dessins, c'était de la vie, c'était une tentative de communication de l'indicible, c'était à des années lumière de l'état de mort psychique des Roger, Robert, Vincent, Victor.
D'avoir appris avec Hervé que l'art permettait d'établir une relation avec les patients et qu'autour de cette relation quelque chose pouvait changer chez eux m'a aidé à nouer d'autres relations, avec des médiations parfois imprévues.
D'avoir appris avec Hervé qu'il était possible d'être soignant sans être fonctionnaire est né le désir d'être infirmier.
Si j'insiste autant sur cette première fois, c'est qu'elle me permet d'évoquer la psychose d'une façon moins rationnelle, moins distanciée. C'est aussi que dès les premières minutes de stage, de nombreux étudiants en soins infirmiers nous soumettent à une cascade de questions : "Qu'est-ce que la psychose ? Quelle différence entre névrose et psychose ? Est-ce qu'ils guérissent ? Ils n'ont pas l'air si différents que çà de nous ? Pourquoi ne sortent-ils pas ? Qu'est-ce qu'il faut faire pour les soigner ? Qu'est-ce qu'il ne faut pas dire ? Comment entrer en relation avec eux ? etc.
" Ils ", " Eux " lorsque j'entend les étudiants, j'ai vraiment l'impression qu'ils parlent d'êtres débarqués d'une autre planète, comme si Hervé, Patrick, Jean ou Thérèse étaient des lunatiques tout droit débarqués d'un livre de Cyrano, comme si tout ce que nous savons de l'homme en général se trouvait caduque, sans objet. Et pourtant.
Cette partie se veut un moyen de répondre à quelques unes de leurs questions.
C'est aussi, ainsi que l'écrit Edouard Zarifian que "l'attitude à l'égard de la folie est fondamentalement une attitude de peur. Peur existentielle, extrêmement profonde (archaïque, diraient les psychiatres), qui concerne à la fois la stabilité de notre propre identité, la justification de la norme comportementale admise par le groupe, et l'incapacité à rationaliser le comportement déviant de cet autre, image en miroir de nous-mêmes, le fou."(34)
"Totalement incompréhensible, échappant à la rationalisation, rebelle à l'explication logique, la folie engendre un sentiment irrépressible d'insécurité, la peur de l'inconnu : dès lors des mécanismes de défense se mettent en place que sous-tendent à la fois les divers courants de pensée qui prétendent rendre compte de la folie, et nos propres attitudes personnelles vis-à-vis de l'irrationnel" (35).
Cette première fois décrit tout cela. Elle montre également l'impossibilité de s'identifier à un pôle soignant stable et valorisant.
La folie, à vrai dire, je l'ai autant rencontré chez les soignants que chez les patients. Leurs conduites parfois perverses, leur résignation, l'absence de réflexion organisée ont suscité chez moi un mouvement de révolte.
Cela fera bientôt vingt ans que je suis infirmier et je ne sais toujours pas ce qu'est un fou, je n'en ai toujours pas rencontré.
La folie ce n'est pas à l'intérieur de l'individu qu'elle fait son nid. La folie on la rencontre au Rwanda, en ex-Yougoslavie elle se nomme purification éthnique.
On la rencontre au Vatican, tapie près du pape qui condamne l'utilisation du préservatif alors que le SIDA détruit des millions de vies humaines, on la rencontre à Téhéran, à Alger, en Israël dans les mosquées, dans les temples, dans les synagogues, dans les églises, chaque fois que des religieux intégristes oublient le message d'amour contenu dans les textes pour déverser des torrents de haine, pour tenter de modeler l'homme à leurs dogmes poussiéreux et rigides. Elle se nomme intégrisme.
La folie, elle hante les commissariats, les prétoires, les cafés du commerce, elle apparaît chaque fois qu'un individu est persécuté pour sa couleur de peau, pour une façon de penser différente. Elle se nomme alors intolérance, racisme.
Son ennemie c'est l'attention à l'autre, l'écoute de chaque être dans sa différence et dans sa ressemblance.
Des premières fois, il y en aura d'autres.
Chaque fois que la souffrance d'un patient m'apparaît comme un mystère, chaque fois qu'elle me déstabilise, chaque fois que je sens en moi les prémisses de la peur, chaque fois que je parle, que j'agis, que je remplis l'espace pour faire taire l'autre, c'est une première fois.
Des premières fois, il y en eut et il y en aura d'autres.
C'est d'assumer cet écart, ces peurs que naît le soignant.
Et nous pouvons bien nous forger toutes les conduites à tenir du monde, nous enfermer dans des protocoles livrés clés en main par des experts en soignologie il y a dans la relation à l'autre un investissement chaque fois différent.
Chaque infirmier est susceptible à un moment ou à un autre d'être confronté à un problème qu'il n'a pas lui-même surmonté.
J'ignorais alors ce que c'était que soigner, je ne savais que ce que je ne voulais pas faire.
Comme de nombreux infirmiers de ma génération, j'ai cherché à comprendre, j'ai écouté, je me suis interrogé, j'ai été percuté par les remarques d'autres collègues. Tout cela pour conserver l'espoir qu'il était possible de soulager la souffrance qui se fracassait contre nous.
L'étudiant en soins infirmiers pénétrant pour la première fois dans un service psychiatrique, l'infirmier de soins généraux confronté à un patient psychotique ou hystérique sont légitimement conduits à s'interroger sur les notions de folie, de normal et de pathologique.
S'il est clair qu'un accidenté de la route, qu'un opéré de la prostate a besoin de soins, il est moins évident de considérer qu'un patient décrit comme quérulent processif, qu'un mystique délirant soient malades.
On peut parfois se sentir tellement proche d'un patient qu'on se pense incapable de pouvoir faire quoi que ce soit pour lui, tout en se disant qu'il faut faire quelque chose, qu'on ne peut pas le laisser comme çà; il est alors intolérable de ne rien faire, à tel point qu'on pourrait se demander qui nous voulons réellement soigner ( soi-même, le patient ?).
Il existe également des patients dont nous n'arrivons pas à nous sentir proches. Leur souffrance nous paraît tellement étrangère que nous n'imaginons pas pouvoir leur être d'une quelconque aide et pourtant, le peu, que malgré nous, nous faisons, leur est d'une grande aide. Cela paraît également intolérable, comme si malgré nous existait une certaine proximité, une intolérable proximité.
Si la différence soignant/soigné est évidente à l'hôpital général (l'un est atteint dans sa chair l'autre pas), elle l'est moins en psychiatrie. Chaque étudiant découvrant la sémiologie, se croit atteint de toutes les affections mentales de la terre. Qui peut se dire dépourvu de rites, de manies, de phobies ?
Comment définir la folie ? Quelles différences entre normal et pathologique ?
Pour Zarifian, il est pratiquement impossible de définir la folie. "Une définition en soi paraît illusoire et une définition par rapport au groupe social paraît abusive" (36). "Reconnaître une dépression névrotique, différencier une hystérie grave d'un état psychotique ne sont pas des diagnostics absolus comme ceux qui existent en médecine somatique, mais représentent un pourcentage de chances variable pour le psychiatre qui tente l'opération" (37). Le pourcentage de recouvrement des différents systèmes diagnostiques n'excède pas 30 %.
Les travaux de Freud ont montré qu'il n'existe aucune différence fondamentale entre un individu considéré comme normal et un névrosé quant aux grandes lignes de la structure profonde. On a donc divisé les individus en deux groupes : d'un côté ceux dont la personnalité s'organise autour du complexe d'Oedipe et sous le primat du génital (les gens "sains" et les névrosés), de l'autre ceux pour lesquels le complexe d'Oedipe ne se trouve pas en position d'organisateur et pour lesquels l'économie génitale n'est pas l'essentiel.
L'observation quotidienne montre qu'une personnalité "normale" peut entrer à tout moment de son existence dans la pathologie mentale, y compris la psychose. Inversement, un malade mental, même psychotique, précocement traité, bénéficiant d'un soutien social peut tout à fait retrouver une situation de "normalité".
Selon Bergeret, "le bien-portant ainsi défini ne serait surtout pas un malade qui s'ignore mais un sujet portant en lui suffisamment de situations conflictuelles pour être aussi malade que bien des gens, mais qui n'aurait pas rencontré sur sa route des difficultés internes et externes supérieures à son équipement affectif héréditaire et acquis, à ses facultés personnelles défensives et adaptatives et qui se permettrait un jeu assez souple de ses besoins pulsionnels, de ses processus primaire et secondaire, sur les plans tout aussi personnels que sociaux, en tenant un juste compte de la réalité. " (38)
Bergeret propose de distinguer personnalités "normales" et personnalités "pseudo-normales".
Les premières correspondraient à des structures profondes, névrotiques ou même psychotiques, non décompensées (et qui ne le seront peut-être jamais), structures stables et définitives en soi qui se défendent contre la décompensation par une adaptation à leur originalité, ce qui colore de "traits de caractère" leurs différents comportements relationnels.
Les personnalités "pseudo-normales" ne correspondraient pas à des structures profondes, stables et définitives, de mode psychotique ou névrotique. Elles ne sont pas vraiment structurées dans un sens ou dans l'autre et sont constituées, de façon parfois durable mais toujours précaire, par des aménagements divers, pas tellement originaux, qui les contraignent, afin de ne pas décompenser dans la dépression, "à jouer aux gens normaux"; souvent même à "l'hypernormal".
Ainsi, pour conclure ce chapître, "l'homme normal est-il toujours le même et toujours légèrement différent. La normalité et le pathologique c'est ce continuum de nuances avec des accentuations de couleur dans certains cas. Il n'y a pas de différences dans l'absolu, il n'y en a que dans l'instant."(39)
Nous pouvons, après avoir montré la relativité des catégories diagnostiques, définir ce que nous entendons par psychose et par schizophrénie.
2-Qu'appelle-t'on "schizophrénie" ?
2-A : Qu'entend-on par psychose ?
A la fin des années 70, la psychiatrie telle qu'elle était enseignée aux infirmiers reposait sur le regard. Les moniteurs insistaient sur l'importance de l'observation. L'infirmier devait être capable de recueillir les symptômes pour aider à l'établissement du diagnostic médical. La dimension soignante était réduite à sa plus simple expression : quelques soins de base et un zest de psychologie. Il nous fallait apprendre et connaître les conduites-à-tenir. Il y en avait pratiquement pour chaque situation.
Si l'on accorde la primauté au regard, il faut bien repérer d'où l'on regarde, il faut bien se référer à la place de l'observateur.
Qu'on soit psychiatre de secteur recevant des patients en consultation en 1995, ou aliéniste, isolé dans son asile, replié dans ses murs, ou comme de Clérambault médecin-chef de l'Infirmerie Spéciale du dépôt de la Préfecture de Police de Paris, les perceptions sont différentes parce qu'on occupe une place différente, parce que les patients sont à des moments différents de leur histoire, parce que l'on se situe à un autre moment de l'histoire du mouvement des idées.
Rien ne dit non plus qu'il faille privilégier le regard à l'écoute.
Si nous sommes gardiens de fous, infirmiers de secteur psychiatrique, infirmiers déisés, brefs situés à un tout autre plan de l'échelle sociale nous percevrons la maladie et le patient d'une toute autre façon.
La nosographie n'est pas une science exacte. Surtout en psychiatrie.
"On parle de diagnostic en psychiatrie clinique comme on en parle en pathologie somatique. Il s'agit d'un ensemble de symptômes dont la coexistence prend un sens pour définir une entité. La grande différence entre l'organique et le fonctionnel, c'est d'abord qu'en psychiatrie il n'existe aucun symptôme objectif. Pourtant on va tenter d'apprécier et même de quantifier le subjectif. On dira que tel malade est plus anxieux, ou moins anxieux que la veille. Cette évaluation peut varier d'un observateur à l'autre et même d'un jour à l'autre pour un observateur identique mais dont le propre niveau d'anxiété aura changé. C'est donc sur la base de l'identification d'une série de symptômes subjectifs (l'humeur, la clarté de la pensée, l'anxiété, les idées délirantes...) et sur eux seuls qu'un diagnostic est établi en clinique" (40).
Il est pourtant nécessaire d'établir un diagnostic.
En milieu hospitalier, en réunion de synthèse, lors d'un flash, le diagnostic permet de communiquer à propos d'un malade. Il constitue une grille de lecture à partir de laquelle le comportement du patient pourra être interprété, communiqué au médecin.
Le diagnostic permet de comparer des groupes de patients entre eux. Le but n'est pas essentiellement d'avoir des diagnostics "vrais" mais d'avoir les patients les plus semblables possibles. La mesure des changements s'effectuant grâce à des outils validés. Pour être validée toute recherche scientifique doit pouvoir être reproductible.
Le terme de "psychose" a été introduit en 1844 par le psychiatre autrichien Feuchtersleben. Il n'est au départ qu'un synonyme de névrose ou de vésanie. Il va progressivement devenir un terme générique désignant les maladies mentales les plus graves.
Il s'oppose au terme de "névrose" qui décrit les affections les plus légères. Cette opposition psychose/névrose s'est avérée féconde notamment en psychanalyse.
Cette opposition ne tient que jusqu'à un certain point, d'abord ainsi que nous l'avons vu parce qu'à terme une névrose peut être plus "grave" qu'une psychose précocement traitée et qu'ensuite existeraient d'autres organisations décrites comme occupant une position intermédiaire entre névrose et psychose.
On peut cependant, avec Postel (41) reconnaître aux différentes psychoses un certain nombre de caractères communs :
- d'abord la gravité des troubles qui vont souvent entraîner des déficiences importantes, conduisant quand elles sont définitives à un véritable handicap;
- ensuite l'absence de conscience de la morbidité des troubles; c'est ainsi qu'un délirant croit à la réalité de son délire et n'admet pas qu'il s'agit d'une maladie nécessitant un traitement;
- puis l'étrangeté, la bizarrerie des troubles, ressentis par l'entourage avec un sentiment de malaise, dans la mesure où il n'est pas possible de leur donner une explication ou d'en discuter véritablement avec le psychotique;
- d'autant plus que le quatrième critère est celui de la difficulté de la communication et, parfois de l'incommunicabilité totale du psychotique; celui-ci fuit souvent le contact, s'enfermant dans son silence et ses réticences et utilisant parfois, quand il accepte de parler, un langage incompréhensible truffé de néologismes devenant dans certains cas une véritable schizophasie;
- enfin, ce repli sur soi-même, pouvant confiner à l'autisme s'accompagne d'une véritable rupture avec la réalité extérieure "qui n'est plus reconnue comme elle est, qui peut même être déniée en tout ou en partie et remplacée par une néo-réalité personnelle au sujet, et connue de lui seul, incommunicable à autrui"(A.Manus) (42).
La psychanalyse ne s'est pas fixée pour objectif d'édifier une classification qui porterait sur la totalité des maladies mentales. L'intérêt s'est porté d'abord sur les affections les plus directement accessibles à l'investigation analytique et, à l'intérieur de ce champ plus restreint, les distinctions sont celles qui s'établissent entre névroses, psychoses et perversions.
Dans le groupe des psychoses, la psychanalyse a cherché à définir différentes structures : paranoïa et schizophrénie d'une part; d'autre part mélancolie et manie. " Fondamentalement, c'est dans une perturbation primaire de la relation libidinale à la réalité que la théorie psychanalytique voit le dénominateur commun des psychoses, la plupart des symptômes manifestes (construction délirante notamment) étant des tentatives secondaires de restauration du lien objectal." (43)
Que faut-il entendre par structure ?
Dans ses "Nouvelles conférences sur la psychanalyse" (44) Freud écrit que si nous laissons tomber à terre un bloc de minéral sous forme cristallisée, il se brise, mais pas d'une façon quelconque; les cassures s'opéreront selon des lignes de clivage dont les limites et les directions, bien qu'invisibles extérieurement jusque-là, se trouvaient déjà déterminées de façon originale et immuable par le mode préalable du cristal.
Il en serait de même pour la structure psychique. Peu à peu, à partir de la naissance (et sans doute avant), en fonction de l'hérédité pour certains facteurs, mais surtout du mode de relation aux parents dès les tout premiers moments de la vie, des frustrations, des traumatismes et des conflits rencontrés, en fonction aussi des défenses organisées par le Moi pour résister aux poussées internes et externes et des pulsions du "çà" et de la réalité, peu à peu le psychisme individuel s'organise, se "cristallise" tout comme un corps chimique complexe, tout comme un cristal minéral, avec des lignes de clivage originales et ne pouvant varier par la suite.
On aboutirait ainsi à une véritable structure stable dont les deux modèles spécifiques sont la structure névrotique et la structure psychotique.
Tant qu'un sujet répondant à l'une ou l'autre structure n'est pas soumis à de trop fortes épreuves intérieures ou extérieures, à des traumatismes affectifs, à des frustrations ou à des conflits trop intenses, il ne sera pas "malade" pour autant. Le "cristal" tiendra bon.
Mais si à la suite d'un événement quelconque, le "cristal" vient à se briser, cela ne pourra s'effectuer que selon les lignes de force (et de rupture) pré-établies dans le jeune âge.
Le sujet de structure névrotique ne pourra développer qu'une névrose et le sujet de structure psychotique qu'une psychose.
De la même façon, inversement, pris en traitement à temps et correctement soignés, le premier sujet ne pourra se retrouver en bonne santé qu'en tant que structure névrotique à nouveau bien compensée, et le second qu'en tant que structure psychotique à nouveau bien compensée.
Dans la structure névrotique l'élément immuable demeure l'organisation du Moi autour du stade génital et de l'Oedipe; le conflit se situe entre le Moi et les pulsions, le refoulement des représentations pulsionnelles domine les autres défenses; la libido objectale se trouve en cause et le processus secondaire conserve un rôle efficace respectant la notion de réalité.
Dans la structure psychotique, au contraire, et ce sera notre définition "un déni (et non un refoulement) porte sur toute une partie de la réalité, c'est la libido narcissique qui domine, le processus primaire qui l'emporte avec son caractère impérieux, immédiat, automatique; l'objet est fortement désinvesti et il apparaît, selon les formes cliniques, tout un éventail de défenses archaïques coûteuses pour le Moi"(45).
Nous reviendrons sur cette définition particulièrement complexe.
Il n'est pas sûr qu'il soit essentiel pour un infirmier de se référer au diagnostic psychiatrique (encore que cela puisse revêtir une importance vitale dans le cas d'une psychose-maniaco-dépressive), il est par contre essentiel d'avoir la meilleure compréhension possible des processus psychiques déterminant l'attitude réelle du malade à son propre égard et à l'égard des autres, et du même coup sa relation au thérapeute "telle que nous devrons la concevoir, la subir et l'utiliser" (46).
On évitera ainsi de nombreuses confusions. Un épisode délirant peut se rencontrer en dehors de toute structure psychotique, une phobie n'est pas forcément d'étiologie névrotique.
Des défenses de type névrotique peuvent se rencontrer dans le système de protection des structures psychotiques vraies contre la menace d'éclatement, et inversement des défenses de type psychotique peuvent se reconnaître dans le camouflage de l'origine oedipienne des conflits au sein d'une véritable structure névrotique.
Ce n'est pas parce que l'on demande aux infirmiers de poser des diagnostics infirmiers qu'ils doivent ignorer les diagnostics médicaux: d'autant plus que la structure devra conditionner les objectifs de soins et les actions mises en place pour les réaliser.
Il s'agit dans tous les cas de repérer que le terme de psychose caractérise à la fois une maladie (psychiatrique), c'est-à-dire un état de décompensation et un mode d'organisation de la personnalité (qui se réfère d'une façon ou d'une autre à la psychanalyse).
2-B : Définir la schizophrénie
La notion de schizophrénie est aujourd'hui sérieusement remise en cause. La multiplicité des formes cliniques est devenue telle que des auteurs comme Claude Garrabé écrivent "nous constatons qu'il se produit autour de la schizophrénie un bouillonnement tel que nous pouvons augurer de sa disparition au moins sous ce nom avant l'an 2000." (47).
On désigne généralement sous le nom de schizophrénie une maladie, un groupe de maladies ou un ensemble syndromique caractérisé par des symptômes plus ou moins spécifiques et évoluant généralement vers une désorganisation profonde de la personnalité.
De nombreux auteurs ont proposé des tableaux cliniques décrivant des états de démence acquis frappant des sujets jeunes et dont l'évolution se faisait sur un mode déficitaire lourd.
Bleuler, en 1911, crée le terme de schizophrénie qu'il définit comme un groupe de psychoses dont l'évolution est tantôt chronique tantôt faite de poussées intermittentes et qui peut rétrocéder à tout moment mais sans permettre une totale restitution. Cette maladie se caractérise par un type spécial d'altération de la pensée, des sentiments et de la relation au monde extérieur, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs sous cet aspect particulier. Le critère essentiel en est la dislocation des fonctions psychiques.
Bleuler décrit les troubles fondamentaux du syndrome schizophrénique: le relâchement des associations, la baisse de l'affectivité, l'ambivalence et l'autisme. Il oppose deux types de manifestations: les troubles primaires qui reflètent le processus schizophrénique et les troubles secondaires qui sont psychogénétiques, il s'agit alors soit de modifications des fonctions psychiques, soit de tentatives d'adaptation au processus pathologiques.
Nous évoquerons la notion d'automatisme mental, décrite par Gaétan Gatian de Clérambault qui distingue le petit automatisme mental trouble moléculaire de la pensée élémentaire qui peut en rester là ou constituer le stade initial du grand ou triple automatisme idéo-verbal, sensoriel, sensitif et psychomoteur. Pour de Clérambault, l'automatisme mental est le phénomène primitif, sans contenu psychologique sur lequel va s'édifier secondairement le délire.
Cliniquement, la symptomatologie est assez diverse. Les nombreux signes décrits, parmi lesquels aucun n'est pathognomonique, s'ordonnent autour de trois grandes dimensions cliniques: la dissociation, le délire et l'autisme.
La dissociation de la vie psychique se manifeste d'une façon très diverse par tout indice traduisant une dysharmonie, une inadéquation entre l'idée, l'attitude et la teneur affective exprimés dans un même moment. On la décèlera à un sourire, à un regard, au ton d'une phrase lorsque l'on constatera qu'ils sont détachés du contenu idéique ou émotionnels qu'ils accompagnent. On note une perte de la cohésion, de l'efficacité de la pensée qui apparaît embrouillée, désordonnée, souvent ralentie, jusqu'à la stagnation, la dénomination automatique d'objet, tantôt précipitée mais le plus souvent elliptique et discontinue rendant les propos incohérents, ou saugrenus.
L'intelligence n'est pas altérée mais manifeste une régression vers un mode de pensée archaïque gouverné par les exigences affectives et échappant aux lois de l'intelligence et de la logique, c'est à dire : causalité, identité, contradiction. Il s'agit d'une pensée magique, analogue à celle des peuples dits primitifs, imperméable à l'expérience mais adhérant aux valeurs métaphoriques et aux symboles.
Il s'agit d'une pensée déréelle, c'est à dire paralogique à la fois symbolique et syncrétique, qui appréhende globalement et sans différenciation des objets nettement distincts les uns des autres.
La coexistence d'une hypersensibilité, d'une discordance affective et d'une ambivalence profonde rend généralement difficile la vie affective et sociale des malades.
Les troubles du comportement peuvent s'observer à un niveau élémentaire dans les perturbations de la psychomotricité (indécision, maniérisme et stéréotypie gestuelle), dans les manifestations de type catatonique (négativisme, inertie ou hyperkinésie), et à un niveau global dans la tendance à l'apragmatisme entrecoupé d'impulsions inexplicables.
Le délire paranoïde est un délire flou, variable et non systématisé, dont les thèmes multiples sont dominés par des idées de persécution et d'influence et dont les mécanismes, très divers, comportent généralement des hallucinations acoustico-verbales et un automatisme mental. Il s'accompagne souvent, dans les recrudescences subaiguës de distorsions perceptives, d'expériences de dépersonnalisation et de déréalisation, et de troubles de l'humeur.
L'autisme caractérise la rupture de la vie mentale du sujet avec le monde extérieur, le repliement sur lui-même et la reconstitution d'un monde intérieur hermétique à autrui.
Nous ne chercherons pas à présenter un catalogue des différents éléments symptomatiques caractéristiques de la schizophrénie, tel n'est pas notre but. La classification de l'OMS (10ème révision) admet la schizophrénie paranoïde, la schizophrénie hébéphrénique, la schizophrénie catatonique, la schizophrénie indifférenciée, la dépression post-schizophrénique, la schizophrénie résiduelle et la schizophrénie simple.
La troisième édition du "Diagnostic ans statistic manual of mental disorders" (DSM 3) propose un certain nombre de critères diagnostiques du trouble schizophrénique.
Pour pouvoir valablement poser le diagnostic de schizophrénie il faut repérer au moins l'une des manifestations suivantes au cours de la maladie :
1. idées délirantes bizarres (le contenu est manifestement absurde et n'a en fait aucune base réelle possible), telles des idées délirantes d'influence, une divulgation de la pensée, des pensées imposées, un vol de la pensée.
2.idées délirantes somatiques, mégalomaniaques, religieuses, nihilistes ou autres idées délirantes sans contenu de persécution ou de jalousie.
3.idées délirantes de persécution ou de jalousie, à la condition qu'elles soient associées à des hallucinations de n'importe quel type.
4.hallucinations auditives dans lesquelles une voix commente en permanence le comportement ou les pensées du sujet, ou dans lesquelles deux ou plusieurs voix conversent entre elles.
5.hallucinations auditives à plusieurs reprises, dont le contenu n'est pas limité à une ou deux paroles, et sans relation apparente avec une dépression ou un état d'euphorie.
6.incohérence, relâchement net des associations, pensée nettement illogique, ou pauvreté marquée du contenu du discours, s'ils sont accompagnés d'au moins une des manifestations suivantes:
- affect émoussé, abrasé ou inapproprié,
- idées délirantes ou hallucinations,
- comportement catatonique ou grossièrement désorganisé.(48)
Au cours de la perturbation, le fonctionnement dans des domaines tels que le travail, les relations sociales, et les soins personnels est nettement inférieur au niveau atteint avant la survenue du trouble.
Des signes permanents de la maladie auront été observés pendant six mois au moins à un moment quelconque de la vie du sujet, avec présence actuelle de certains signes de la maladie. La période de six mois doit comprendre une phase active (persistant pendant au moins une semaine) pendant laquelle étaient présents les symptômes psychotiques caractéristiques de la schizophrénie (cités plus haut), avec ou sans phase prodomique ou résiduelle, définies comme suit :
Phase prodomique : détérioration nette du fonctionnement avant la phase active de la maladie, non attribuable à une perturbation de l'humeur ou à un trouble lié à l'utilisation de substances toxiques et impliquant au moins deux des symptômes cités ci-dessous.
Phase résiduelle : persistance après la phase active de la maladie, d'au moins deux des symptômes cités ci-dessous, non attribuables à une perturbation de l'humeur ou à un trouble lié à l'utilisation de substances toxiques.
Symptômes prodromiques ou résiduels :
-1) isolement social ou repli sur soi nets
-2) handicap net du fonctionnement professionnel, domestique, scolaire ou universitaire
-3) comportement nettement bizarre (par exemple collectionner des ordures, se parler en public, ou stocker des aliments)
-4) manque important d'hygiène et de soins apportés à sa personne
-5) affect émoussé ou inapproprié
-6) discours digressif, vague, trop élaboré, circonstancié ou pauvre du discours, ou pauvreté du contenu du discours
-7) croyances bizarres ou pensée magique, influençant le comportement et en désaccord avec les normes culturelles, par exemple superstition, adhérence à la clairvoyance, télépathie, "sixième sens", "les autres peuvent éprouver mes sentiments", idées surinvesties, idées de référence
-8) expériences perceptives inhabituelles, illusions récurrentes, sensation de la présence d'une force ou d'une personne en réalité absente
-9) manque important d'initiative, d'intérêts, ou d'énergie.(49)
S'il existe un syndrome dépressif ou maniaque majeur celui-ci s'est développé après la survenue des symptômes psychotiques, quels qu'ils soient, ou bien il était de plus courte durée que celle des manifestations psychotiques.
L'évolution de la maladie est codée au moyen d'un cinquième chiffre qui différencie une évolution subchronique, chronique, subchronique avec exacerbation aiguë, chronique avec exacerbation aiguë et en rémission.
L'évolution est dite subchronique lorsque la durée depuis le début de la maladie, au cours de laquelle le sujet a commencé à présenter, de façon plus ou moins continue, des symptômes de la maladie, y compris les phases prodromique, active et résiduelle, est inférieure à deux ans, mais supérieure à six mois.
Elle est dite chronique lorsque la durée est supérieure à deux ans.
L'évolution est considérée comme subchronique avec exacerbation aiguë lorsqu'apparaît une réémergence de symptômes psychotiques manifestes chez un individu présentant une évolution subchronique au cours dune phase résiduelle de la maladie.
L'évolution chronique avec exacerbation aiguë se manifeste par une réémergence de symptômes psychotiques manifestes chez un sujet présentant une évolution chronique au cours de la phase résiduelle de la maladie.
La maladie est dite en rémission lorsqu'un sujet a des antécédents de schizophrénie, mais ne présente actuellement plus aucun signe de la maladie (qu'il soit ou non sous médication).
L'agitation psycho-motrice, l'existence d'un délire très productif, la désorganisation conceptuelle, l'insomnie, les thèmes dépressifs entraînent souvent une hospitalisation en milieu fermé.
Cette hospitalisation tend, aujourd'hui, a être de plus en plus brève. C'est après ce séjour en institution, au décours de l'état aigu qu'est proposée l'admission à l'hôpital de jour. Nous y sommes donc rarement confrontés à des schizophrénies "pures".
Les thérapeutiques proposées peuvent soit permettre une certaine adaptation, soit favoriser une évolution périodique ou des aménagements pseudo-névrotiques, soit se révéler impuissantes à empêcher l'installation de symptômes très déficitaires. Si l'évolution de la schizophrénie peut se faire d'emblée après un mouvement primordial qui enclenche une fois pour toutes le processus dissociatif, très souvent des phases évolutives processuelles se succèdent, laissant entre elles des rémissions symptomatiques plus ou moins complètes.
Les formes discontinues étaient décrites avant l'utilisation des neuroleptiques: elles se sont multipliées depuis leur introduction (75 à 80% des cas) (50).
L'hôpital de jour est le plus souvent proposé dans un deuxième temps. Nous sommes alors confrontés à des schizophrénies résiduelles marquées par un important fléchissement de l'activité, par un désinvestissement profond, la dissociation ayant infiltré de nombreux secteurs du comportement. Nous sommes les garants de cette "guérison sociale" qui ne se soucie plus des symptômes mais qui permet à plus de 60% des schizophrènes de se stabiliser. (51)
La schizophrénie se manifeste alors comme une épreuve de déperdition propre à chaque sujet. Si nous, soignants, sommes paradoxalement relativement à l'aise lors des situations aiguës de décompensation psychotique, voire dans les situations de crise, on ne peut pas en dire autant, ainsi que l'écrit Gaston Garrone, lorsque nous nous trouvons "en face de ce qu'il est convenu d'appeler la forme ou le stade "résiduel" de la schizophrénie: difficulté de communication, impossibilité d'établir une relation non psychotique, impossibilité de faire un projet, apragmatisme professionnel, dysfonctionnement psychotique de la pensée et des affects" (52).
L'OMS définit cet état résiduel schizophrénique comme le "stade chronique de l'évolution d'une maladie schizophrénique, avec une progression nette à partir du début jusqu'à un stade tardif caractérisé par des symptômes "négatifs" durables, mais pas obligatoirement irréversibles, par exemple ralentissement psychomoteur, hypoactivité, émoussement affectif, passivité et manque d'initiative, pauvreté de la quantité et du contenu du discours, peu de communication non verbale (expression faciale, contact oculaire, modulation de la voix et gestes), manque de soins apportés à sa personne et performances sociales médiocres" (52).
C'est certainement de cette façon qu'on décrirait bon nombre de patients suivis à l'hôpital de jour. S'il paraîtrait excessif de dire que ces patients sont en état de mort psychique, nous évoquerons plutôt un état d'endormissement psychique.
Troubles du cours de la pensée, troubles du langage, troubles du comportement, délire nous paraissent être des symptômes extrêmement gênants pour le lecteur potentiel, nous allons, en suivant Lemperière et Féline (53) préciser leur nature et leur retentissement.
2-C : des symptômes très invalidants
Nous décrirons les troubles de la pensée, les troubles du langage, les troubles de l'affectivité, les manifestations délirantes et les troubles des conduites.
Nous avons vu que les troubles de la pensée étaient considérés depuis Bleuler comme fondamentaux.
Il n'existe pas de réel déficit intellectuel au début. Les capacités opératoires peuvent conserver une efficience remarquable dans certains domaines, mais ce qui caractérise l'idéation schizophrénique est l'incapacité fonctionnelle à utiliser des connaissances acquises du fait d'un relâchement fondamental dans l'agencement et la coordination des idées. Le raisonnement logique et déductif perd progressivement son harmonie pour devenir de plus en plus incohérent. Nous avons évoqué l'atteinte dynamique qui perturbe la progression et le développement des idées. Il existe une persévération, une contamination par une idée parasite qui persiste. Le cours de la pensée peut s'accélérer, mais restera anarchique et discontinu; l'absence d'axe continu donne l'impression de diffluence. Nous mentionnerons les barrages, le fading mental, le rationalisme morbide.
Les troubles du langage affectent autant le langage oral que les productions graphiques et picturales. Ils traduisent les perturbations du cours de la pensée dont ils sont inséparables. On observe des états de mutisme ou de semi-mutisme.
Le schizophrène utilise fréquemment un ou des mots-clés, qui appartiennent ou non à la langue, et dont le contenu symbolique est plus ou moins facilement déchiffrable.
Les productions picturales du schizophrène livrent, elles-mêmes, un matériel symbolique parfois très riche, mais aussi souvent remarquablement pauvre, témoignant du foisonnement, de l'extrême contention ou de l'épuisement des productions fantasmatiques.
L'affectivité du schizophrène est empreinte d'ambivalence: chaque pulsion affective véhicule tout à la fois l'amour et la haine, le désir de séduire et celui d'agresser, le désir de fusion et de séparation définitive. L'atonie affective, la froideur, le détachement masquent ou tentent de neutraliser une sensibilité exacerbée requérant une sollicitude et des expériences affectives intenses, mais immédiatement retenues. Il s'ensuit des mouvements instinctivo-affectifs paradoxaux traduisant une incapacité à moduler des affects contradictoires.
Les manifestations délirantes des schizophrènes n'ont pas de particularités spécifiques en ce qui concerne leurs thèmes et leurs mécanismes. L'extériorisation du délire procède habituellement du syndrome d'automatisme mental: la pensée est entravée, volée, contrariée, répétée en écho ou parasitée par des commentaires ironiques ou méprisants. Les actes sont commentés ou imposés par des ordres émanant de tiers connus ou inconnus.
Cette mécanisation de la vie psychique s'accompagne souvent d'un syndrome hallucinatoire psycho-sensoriel. Les autres mécanismes générateurs du délire sont également présents : intuitions, interprétations, productions imaginaires débordantes mais à contenu très abstrait.
Au niveau des conduites sociales on observe également des désordres majeurs. L'aboulie, le désintérêt, l'inertie expliquent des dégagements parfois très brusques au niveau des activités scolaires ou professionnelles, des responsabilités familiales qui jusqu'alors pouvaient passer pour très investies. Souvent l'ambivalence et la perte de l'élan vital figent toute velléité d'entreprendre les actes, mêmes les plus courants de la vie quotidienne. Il peut s'ensuivre un apragmatisme plus ou moins total parfois émaillé de comportements insolites marqués par l'instabilité, les intentions avortées, les projets farfelus.
La prise en charge des habiletés sociales des patients psychotiques a rebondi sous l'influence des méthodes cognitivo-comportementales, d'origine essentiellement nord-américaine.
O.Chambon et M.Marie-Cardine (54) rappellent que les psychotiques chroniques présentent un déficit marqué en habiletés sociales aussi bien comportementales que cogntives. Sylph et coll. (1978) ont montré l'existence de déficits majeurs en habiletés sociales dans plus de 50 % des cas d'une population de psychotiques chroniques. Platt et Spivack (1972) ont mis en évidence la grande fréquence des déficits en habiletés cognitives de résolution de problèmes chez les malades mentaux chroniques.
Selon ces auteurs ces habiletés peuvent faire défaut de plusieurs façons : défaut d'apprentissage, perte par manque d'utilisation, acquisition d'habiletés dysfonctionnelles.
Chambon et Marie-Cardine notent que diverses expériences (Paul et Lentz, 1977; Kazdin, 1979; Linn et coll., 1980; Goldwurm et coll., 1987) ont montré que ces déficits étaient souvent responsables de la désinsertion sociale de ces patients et de leur arrimage au circuit psychiatrique.
C'est ainsi qu'a été décrit le syndrôme du " tourniquet " (revolving door) qui se manifeste par une augmentation du nombre des sorties et des réadmissions en cours de rechutes des malades chroniques, signant la difficulté d'obtenir leur retour durable dans la communauté.
Malgré une politique volontariste de fermeture de lits et de raccourcissement des temps d'hospitalisation, les lits restants à l'hôpital sont de plus en plus occupés par des malades chroniques qui ont de grandes difficultés d'adaptation sociale et pour lesquels l'hospitalisation reste la seule solution envisagée.
Le nombre de ces patients explique qu'un tiers des lits hospitaliers soient des lits de psy.
De nombreux psychotiques vivant hors des murs de l'hôpital mènent une existence limitée à la fréquentation des différentes institutions de secteur, réalisant là une néo-chronicité que Gaglione et Horassius (55) nomment des "cercles d'aliénation communautaire". Certains auteurs évoquent l'abandon ou la réclusion à domicile, véritables " internements spontanés ".
Ces problèmes sont tellement cruciaux qu'un groupe de travail s'est constitué, à l'initiative de la Direction Générale de la Santé. Ce groupe avait pour but de :
- cerner les besoins qui se font sentir dans le domaine de l'insertion des malades mentaux;
- proposer l'adaptation souhaitable des modalités de soins psychiatriques face aux évolutions identifiées en intégrant les approches conceptuelles actuelles en matière de maladie mentale et de handicap;
- clarifier le champ de compétence du dispositif de soins psychiatriques,
- contribuer à faire avancer la concertation avec l'ensemble des partenaires sociaux concernés au premier chef par les politiques d'insertion, pour favoriser la prise en compte des problèmes de réinsertion des malades mentaux.
Un certain nombre de chiffres ont été avancés :
- en 1991 sur 59 000 malades présents dans les différents hôpitaux spécialisés, plus de 28 000 étaient présents depuis plus d'un an, 8935 de 1 à 3 ans, 9581 de 3 à 10 ans et 10 050 plus de 10 ans;
- 10 % des patients ont été pris en charge à temps partiel : 36 000 en hôpital de jour 28 000 en CATTP, 6300 en Atelier thérapeutique;
- 170 000 patients adultes bénéficient d'une VAD ou en institution substitutive à domicile.
Notons par ailleurs que les psychoses représentent plus d'un tiers des diagnostics posés en psychiatrie sectorisée. C'est ainsi que sur un échantillon de 22 000 patients psychotiques (chiffre portant sur 400 secteurs) 50 % sont suivis en ambulatoire, 19 % à temps partiel et 31 % à temps complet.
Chez les schizophrènes, on dénombre 77 % de célibataires et 35 % de sujets qui vivent seuls, alors qu'ils sont plus jeunes que l'ensemble des patients (51 %, 29 % chez les autres patients). 20 % ont des patients psychotiques ont un emploi (13 % chez les schizophrènes dont 9 % seulement en milieu ordinaire), 48 % touchent l'AAH.
Ces problèmes reposent essentiellement sur des difficultés liées à l'appréhension du réel aussi bien dans la perception du corps, de l'espace environnant, que dans les éléments courants de la vie quotidienne et leur gestion. Les troubles de la personnalité ou du comportement suscitent des réactions de rejet des proches ou du voisinage. Les particularités du mode de relation et du rapport au travail rendent difficile l'acceptation du cadre de travail, et interfèrent avec l'attitude de l'entourage professionnel.
La tâche est immense.
L'absence de représentation infirmière, la quasi non-représentativité du service social dans un groupe de travail essentiellement composé de médecins tendrait à montrer que l'approche du problème est très perfectible.
Nous n'avons fait qu'aborder, à gros traits, une pathologie très riche. Nous invitons le lecteur qui désirerait en savoir plus à lire Guelfi (56) Lempérière et Féline (57), Reynaud (58) dont nous nous sommes beaucoup inspirés dans cette partie.
Au total, la schizophrénie s'avère être une pathologie extrêmement invalidante. Un sujet aboulique, apragmatique, délirant, au discours flou, incapable d'utiliser les connaissances acquises en raison des troubles du cours de la pensée, ne paraît ni pouvoir investir une activité comme la lecture, ni en tirer un quelconque bénéfice.
Si nous ne nous référons qu'à cette définition et si nous ne nous prenons en compte que les symptômes décrits, nous pourrons légitimement affirmer que les psychotiques ont un investissement paradoxal pour la lecture.
Et pourtant notre expérience acquise, aussi bien en unité de soin intra-hospitalière qu'en Centre d'Accueil et de thérapies brèves qu'en hôpital de jour nous a montré que ces symptômes n'ont jamais empêché un psychotique de lire. Livré à lui-même le patient ne lira peut-être pas, ne saura peut-être pas quoi faire de ce qu'il lit, délirera peut-être à partir de sa lecture, mais dans le cadre d'une relation privilégiée, rien ne l'empêchera de lire ni de tirer partie de sa lecture. L'enjeu n'est plus seulement culturel, il est aussi relationnel.
Nous nous sommes jusqu'ici référés à une certaine psychiatrie, celle qui privilégie l'observation clinique, le regard à l'écoute du patient; la psychanalyse peut-elle nous permettre d'aller plus loin dans la compréhension des psychoses ?
3 : Qu'apporte la psychanalyse à la compréhension des psychoses ?
Voulant définir la psychose, nous avons fait notre la description proposée par Bergeret. Cette définition utilise des concepts psychanalytiques. Le psychiatre d'aujourd'hui, contrairement à ses homologues du début du siècle ne se contente pas d'observer ses patients, il les écoute, les voit en psychothérapie. Il lui est impossible de définir la psychose sans se référer à la psychanalyse.
Il en va d'une certaine façon de même pour l'infirmier qui dans le cadre de sa pratique est quotidiennement confronté à des concepts qu'il ne possède parfois qu'imparfaitement. Il n'est pas de réunion de synthèse sans que les termes de forclusion, de déni, de narcissisme primaire et secondaire ne soient employés. Lorsqu'un infirmier rapporte à un médecin, ou en réunion d'équipe que Mr X a eu pendant le groupe pâtisserie des attitudes d'écoute, que Mme Y a exprimé une certaine ambivalence vis-à-vis de sa mère pendant sa visite, que Melle Z dénie sa pathologie, nul ne lui reproche de jouer au psychiatre. Dès qu'un infirmier emploie des termes psychanalytiques c'est le branle bas de combat dans Landerneau, il fait de la psychanalyse sauvage. Et pourtant, s'il y a quelque chose à comprendre dans la psychose, c'est bien par la psychanalyse qu'on peut le faire.
Pour le sujet psychotique, il ne s'agit pas uniquement de voir ou d'être vu, d'écouter ou d'être écouté, il s'agit aussi de vivre, de nouer des relations avec les soignants, de nouer une relation avec un/des soignés, d'accomplir des démarches. Le lieu de soin doit être non pas un lieu de vie, mais un lieu où il y a de la VIE.
Pour prendre un exemple concret, un sujet donné peut vivre son vêtement comme une seconde peau qui à la fois le protège des agressions de l'extérieur et à la fois lui permet de sentir ses limites corporelles, il est certes important que les patients soient propres, faut-il pour cela lui donner un bain de force, lui enlever ses vêtements? Faut-il lui arracher cette peau qui le protège de l'intrusion, ne serait-il pas préférable de l'amener à sentir suffisamment ses limites pour enlever de lui-même cette vieille peau?
De cela la psychiatrie ne dit rien, ou n'a rien dit pendant très longtemps, la théorie psychanalytique sans qu'aucune interprétation ne soit énoncée au patient permet de mesurer l'enjeu de ce bain, elle peut permettre de supporter un peu plus longtemps l'odeur désagréable et même si le bain est finalement infligé au patient, d'avoir en tête cet enjeu peut changer beaucoup de choses et pour le patient et pour le soignant.
Cette partie comme quelques autres apparaîtra au lecteur comme très (trop ?) théorique. Il n'est certes pas indispensable de connaître le fonctionnement de l'appareil cardiovasculaire pour poser une perfusion, imagine t-on cependant un infirmier qui ignorerait tout de l'anatomie et de la physiologie ? Quelle surveillance pourrait-il effectuer ? Il en va de même en psychiatrie. Il est possible de soigner en ignorant la psychanalyse, la théorie des systèmes ou les théories comportementalistes, mais comment mettrons nous en perspective ce qui se vit et s'échange dans la relation soignant/soigné, comment apprécierons-nous l'évolution du patient ? A partir de quelle grille de lecture pourrons nous l'interpréter ? Comment pourrions nous entendre ce patient et lui expliquer le traitement recommandé ?
Nous savons bien que les infirmiers ont tendance à rejeter les aspects théoriques du soin, qu'ils trouvent très éloignés d'une pratique hors de laquelle il n'y aurait point de salut. Si l'infirmier se distingue de l'aide-soignant, c'est bien par sa capacité à énoncer les théories qui sous-tendent les soins entrepris. C'est parce qu'il peut se référer à des théories explicatives que l'infirmier n'est pas qu'un exécutant au service du médecin, qu'un technicien sans âme, c'est parce qu'il peut se référer à des théories que l'infirmier est un professionnel doté d'un rôle propre.
Nous nous sommes demandés au cours de la rédaction de cet ouvrage s'il ne serait pas plus profitable ou plus économique de renoncer à ces développements théoriques. A chaque fois, nous nous sommes dits qu'il valait mieux renoncer à l'écriture plutôt qu'à l'exploration théorique. C'est parce que nous prenons le risque de théoriser notre pratique qu'il est légitime d'écrire, c'est parce que nous théorisons, quelles qu'en puissent être les approximations, que nous pouvons espérer développer un espace de réflexion sur le soin.
Au lecteur de se situer !
Chacun peut rejeter telle ou telle théorie du soin ou de la maladie, mais qu'il le fasse en connaissance de cause, parce qu'il a lu, relu, comparé, analysé les textes fondateurs de ce système de pensée, parce qu'il l'a mesurée à l'aune de la clinique, pas par paresse intellectuelle.
Nous poursuivrons donc dans le chemin que nous nous sommes tracés.
La psychanalyse si elle n'a pas vraiment proposé de définition de la psychose a tenté de décrire les mécanismes psychiques conduisant à la psychose et par là de délimiter son champ par rapport à celui de la névrose.
3-A : L'apport de Freud
La psychanalyse a été définie par Freud comme étant à la fois un procédé d'investigation des processus mentaux, une méthode thérapeutique et une théorie du fonctionnement psychique.
"L'affirmation relative à l'existence de processus mentaux inconscients, le ralliement à la théorie de la résistance et du refoulement, l'importance accordée à la sexualité et au complexe d'Oedipe: tels sont les points essentiels dont traite la psychanalyse et aussi les fondements de sa théorie." (57)
Pour la psychanalyse la conscience, donnée de l'expérience individuelle immédiate, ne nous permet de percevoir que très imparfaitement nos processus psychiques, ceux-ci étant pour leur plus grande part inconscient. Pour rendre compte de cette différenciation Freud a forgé deux topiques, qui divisent l'appareil psychique en un certain nombre de systèmes différents. Ces systèmes sont à entendre métaphoriquement comme des lieux psychiques dont on peut donner une représentation figurée spatialement.
La première topique distingue trois systèmes : inconscient, préconscient et conscient qui ont chacun leur fonction, leur type de processus, leur énergie d'investissement, et se spécifient par des contenus représentatifs.
A partir de 1920, Freud élabore une seconde topique. Le sujet est structuré par trois instances : le çà, réservoir des pulsions, le moi et le surmoi, ensemble de règles morales, intériorisation de l'interdit parental. Chacune de ces instances a des origines et des objectifs qui lui sont propres.
Le çà constitue donc le pôle pulsionnel de la personnalité; ses contenus, expression psychique des pulsions, sont inconscients, pour une part héréditaires et innés, pour l'autre refoulé et acquis.
Du point de vue économique, le çà est le réservoir premier de l'énergie psychique; du point de vue dynamique, il entre en conflit avec le moi et le surmoi qui, du point de vue génétique, en sont des différenciations. Il est entièrement inconscient et vise la satisfaction immédiate des besoins et l'apaisement des tensions.
Le moi est issu du çà par différenciation progressive au contact de la réalité. Du point de vue topique, le moi est dans une relation de dépendance tant vis à vis des revendications du çà que des impératifs du surmoi et des exigences de la réalité. Il a une fonction de médiation et est régi par le principe de réalité, son autonomie est relative. Du point de vue dynamique, il représente le pôle défensif de la personnalité (dans le conflit névrotique); il met en jeu une série de mécanismes de défense, (de nature essentiellement inconsciente) motivés par le perception d'un affect déplaisant. Du point de vue économique il est un facteur de liaison des processus psychiques.
Le surmoi est la partie de l'appareil psychique porteuse des consignes morales à l'égard du moi. Son rôle est essentiellement celui d'un juge ou d'un censeur. Freud voit dans la conscience morale, l'auto-observation, la formation d'idéaux, des fonctions du surmoi. Il se constitue par intériorisation des interdits parentaux et peut-être considéré comme l'héritier du complexe d'Oedipe.
Son fonctionnement est en grande partie inconscient. On peut repérer deux catégories d'exigence au sein du surmoi : des exigences interdictrices ("Tu ne dois pas faire ceci") qui seraient constitutives du surmoi, et des exigences optatives ou impératives ("Tu devrais faire ceci", "Tu dois faire cela") qui définissent le modèle auquel le moi doit se conformer (Idéal du moi).
La pulsion est un processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité) qui fait tendre l'organisme vers un but. Selon Freud, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de tension); son but est de supprimer l'état de tension qui règne à la source corporelle; c'est dans l'objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but.
Dans "Les trois essais sur la théorie de la sexualité" (58) Freud précise la nature de la pulsion sexuelle (la libido), qui lui apparaît dans une position frontière entre le somatique et le psychique.
Il montre ensuite que n'importe quel lieu du corps peut devenir zone érogène pour peu qu'une pulsion l'investit. L'origine et le but des pulsions pouvant être très divers celles-ci sont multiples; devant se contenter de buts partiels et forts différents les uns des autres, elles ne peuvent ni s'unifier, ni tendre vers une fin commune; leurs devenirs sont donc aussi variés et mouvants que les buts eux-mêmes.
Dans "Métapsychologie" (59) Freud revient sur la pulsion définie comme une force constante, d'origine somatique, qui représente "comme une excitation" pour le psychisme. Il est important de retenir que le but de la pulsion ne peut être atteint que de manière provisoire, que la satisfaction n'est jamais complète puisque la tension renaît très vite et qu'en fin de compte l'objet est toujours en partie inadéquat et sa fonction jamais complètement remplie.
Dans la vie psychique les pulsions ne se manifestent qu'à travers leurs représentants. L'intégration des pulsions dans la vie psychique individuelle s'effectue moyennant, pour la plupart, des modifications portant non sur la pulsion elle-même, indestructible en tant que charge énergétique mais sur ses représentants. C'est en cela que le "destin" des pulsions est lié à des processus tels que le refoulement, le retournement, le déplacement,etc.
A la diversité des sources d'excitation, des buts, des objets, répond la diversité des pulsions décrites, on parle par exemple de pulsion orale, anale, génitale (par référence aux stades du développement), de pulsion de voir (par référence au but), etc.
L'organisation des pulsions restera marquée pour Freud par un dualisme conceptuel fondamental, opposant pulsions sexuelles et pulsions d'autoconservation (ou pulsions du moi) -pulsions de vie (Eros) et pulsions de mort (Thanatos).
L'objet est ce en quoi et par quoi la pulsion cherche à atteindre son but, à savoir un certain type de satisfaction. Il peut s'agir d'une personne ou d'un objet partiel, d'un objet réel ou d'un objet fantasmatique. Il désigne également ce qui est pour le sujet objet d'attirance, objet d'amour, le plus généralement une personne.
Le fonctionnement mental est régi par deux principes : le principe de plaisir, guidé par la recherche d'une satisfaction pulsionnelle, c'est à dire la recherche de tout objet susceptible de favoriser la décharge de l'état de tension propre à toute excitation pulsionnelle et le principe de réalité, qui vise lui aussi la satisfaction mais en tenant compte des contraintes imposées par la réalité extérieure.
Sous l'influence du principe de réalité la recherche d'une satisfaction peut être différée et la "réalité psychique" peut se transformer en s'adaptant et en intégrant des éléments issus de la réalité. La capacité d'attente corrélative du fonctionnement de ce principe de réalité est à la base du processus de symbolisation de l'objet absent.
L'opposition entre principe de plaisir et principe de réalité recouvre l'opposition entre les fonctionnements en processus primaire et secondaire. Le processus primaire suppose un écoulement libre de l'énergie psychique, qui passe sans entraves d'une représentation à une autre (comme dans le rêve).
Le processus secondaire suppose une liaison plus stable de l'énergie psychique à des représentations mentales de caractère symbolique, permettant une évocation des expériences de satisfaction tout en assurant un ajournement de la satisfaction proprement dite. Le processus secondaire permet ainsi des expériences mentales qui mettent à l'épreuve les différentes voies de satisfaction possibles. Dans le processus secondaire, c'est l'identité de pensée qui est recherchée.
Le narcissisme, amour que le sujet se porte à lui-même est une forme d'investissement pulsionnel nécessaire à la vie psychique. L'évolution de l'enfant doit le conduire à découvrir son corps, mais aussi et surtout à se l'approprier, à le découvrir comme le sien propre. Ses pulsions, et notamment ses pulsions sexuelles vont prendre son corps comme objet.
De ce moment existe un investissement du sujet sur lui-même. Ce narcissisme se redouble généralement d'une autre forme de narcissisme à partir du moment où la libido s'investit également dans des objets extérieurs au sujet.
Le narcissisme primaire est défini comme un état précoce de l'organisation pulsionnelle où la totalité de la libido de l'enfant serait investie sur lui-même, à un stade où la distinction entre le soi et le non-soi et le concept "d'objet séparé" seraient encore à peine ébauchés. L'enfant croit à cette étape à la toute puissance de ses pensées.
Le narcissisme secondaire est le retrait de la libido aux objets avec retour secondaire sur le moi.
Le narcissisme est donc une étape essentielle, du développement de la personnalité. Il est lié à l'estime de soi, à la capacité de fonctionner d'une manière autonome, à l'assurance, à la capacité d'entreprendre, à la possibilité d'investir en toute confiance de nouveaux objets.
La qualité et la solidité du narcissisme sont étroitement dépendantes de la qualité des relations objectales précoces : une carence de ces dernières, leur discontinuité, ou au contraire leur caractère excitant plus que rassurant et contenant pourront être à l'origine de failles plus ou moins importantes dans l'édification du narcissisme. Ce dernier portera, dans tous les cas, les marques du narcissisme primaire, infantile, peu adapté à la réalité, et aura avant tout un rôle défensif, plus qu'une fonction de médiation entre l'univers pulsionnel et la réalité extérieure.
La formation de l'Idéal du moi est liée à l'identification à des idéaux culturels véhiculés essentiellement par le discours parental. La formation du moi est liée à l'identification à des objets privilégiés: parents, adultes ou camarades, héros romanesques,etc.
L'identification offre l'avantage de permettre le renoncement total ou partiel à une relation avec un objet au profit d'une assimilation de l'objet ("posséder", "avoir cet objet") ou de l'une de ses qualités ("ressembler", "être à l'image de cet objet"). Elle suppose une désexualisation de l'énergie pulsionnelle et un retour sur soi de l'amour porté à des objets extérieurs.
L'angoisse est un affect de déplaisir plus ou moins intense qui se manifeste à la place d'un sentiment inconscient chez un sujet dans l'attente de quelque chose qu'il ne peut nommer. Dans une première approche, Freud définit l'angoisse comme le résultat d'une tension libidinale accumulée et non déchargée (ce qui deviendra l'angoisse automatique). Cette dernière serait dans ce cas un phénomène de débordement, la conséquence possible d'un échec du refoulement. Dans une seconde approche, Freud définit le signal d'angoisse comme un dispositif que le moi met en action devant une situation de danger de façon à éviter d'être débordé par l'afflux d'excitation. C'est en raison de ce signal que le moi va mettre en oeuvre des mécanismes de défense.
On nomme mécanismes de défense un ensemble d'opérations de la pensée permettant au moi de maintenir les tensions internes à un niveau acceptable engendrant un minimum de déplaisir. Ces mécanismes jouent un rôle important dans le développement du psychisme, dans l'organisation fantasmatique du sujet et dans la pensée secondarisée. S'ils sont utiles pour protéger la cohésion de l'appareil psychique, certains d'entre eux sont utilisés de façon prévalente dans certains états pathologiques.
Essentiellement inconscients, ils restent généralement sous l'emprise des processus primaires et peuvent subir l'influence de la compulsion de répétition et prennent alors un caractère stéréotype et stérile. Ils deviennent alors pathogènes et perturbent le fonctionnement mental.
Le refoulement est une opération par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans l'inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. Il se produit lorsque la satisfaction d'une pulsion (qui procurerait du plaisir) risquerait de provoquer du déplaisir à l'égard d'autres exigences.
Le déplacement est une opération caractéristique des processus primaires par laquelle une quantité d'affects se détache de la représentation inconsciente à laquelle elle est liée et va se lier à une autre qui n'a avec la précédente que des liens d'association peu intenses ou mêmes contingents. Ce phénomène est repérable dans le phénomène du rêve et joue une part importante dans la formation des symptômes névrotiques.
La théorie psychanalytique reconnaît deux modalités essentielles d'organisation défensive ayant chacune une cohérence interne et une certaine stabilité. Cette structuration de la personnalité ne s'accompagne d'une production de symptômes qu'en cas de "décompensation".
L'organisation névrotique se caractérise par :
"- une différenciation suffisante du Moi, capable de s'adapter aux exigences de la réalité;
- un développement pulsionnel ayant atteint le stade génital, quel que soit le poids de fixations antérieures;
- des conflits liés à l'opposition des demandes pulsionnelles, venues du Cà, aux contraintes morales, issues du Surmoi, ces conflits témoignant de la permanence des désirs sexuels infantiles et du complexe d'Oedipe;
- une angoisse dont le niveau prévalent est celui de la castration;
- enfin des défenses psychiques élaborées, dominées par le refoulement et le déplacement. "(60)
L'organisation psychotique se caractérise par :
"- une indifférenciation relative du Moi, avec une prévalence d'un narcissisme primaire mégalomaniaque et une tendance au retrait des investissements objectaux sur le Moi;
- un développement pulsionnel largement dominé par les fixations prégénitales et la désintrication entre pulsions sexuelles et agressives;
- des conflits liés à l'opposition entre la pression pulsionnelle et les exigences de la réalité;
- une angoisse dont le niveau prévalent est celui du morcellement et de l'anéantissement;
- enfin des défenses psychiques archaïques, dominées par le déni et la projection."(61)
La projection est une opération par laquelle un sujet situe dans le monde extérieur mais sans les identifier comme tels, des pensées, des affects, des conceptions, des désirs, etc. convaincu de ce fait de leur existence extérieure, objective, comme un aspect du monde. Le sujet se libère ainsi des pulsions qu'il ne peut accepter comme venant de lui. Il projette au dehors sur autrui ses propres sentiments ou construit un délire organisé sur des thèmes relatifs à ses conflits affectifs.
Le déni de la réalité est un mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante. Si dans la perversion l'absence de pénis de la femme, assimilée à une castration, est déniée, dans la psychose, le déni porte sur d'autres aspects de la réalité psychique. Ce mécanisme coexiste avec le clivage du moi.
Le clivage du moi est une modalité qui consiste pour le moi à refuser un aspect de la réalité au prix de la perte de son unité. Il ne constitue pas au sens strict du terme une défense mais plutôt l'existence chez un même sujet de deux attitudes psychiques différentes, opposées et indépendantes l'une de l'autre. La particularité de ce processus est qu'il n'aboutit pas à la formation d'un compromis entre les deux attitudes en présence. Il n'y a aucune relation entre les deux attitudes. Lorsque la réalité vient contrarier une exigence pulsionnelle une attitude tient compte de la réalité l'autre dénie la réalité en cause et met à sa place une production du désir, soit la création délirante dans le cadre de la psychose, soit la création d'un fétiche dans le cadre du fétichisme.
Freud, dès 1894 affirmait que le délire autant qu'un symptôme hystérique avait une fonction et un sens. Les réflexions sur les malades psychotiques, sur la paranoïa, sur la mélancolie contribuent à la découverte de l'inconscient.
C'est dans l'analyse des "Mémoires d'un névropathe" que Freud a trouvé les fondements de sa théorie des psychoses (1911) (62).
Selon Freud, le cas Schreber peut être présenté comme une paranoïa liée à la genèse ou à la résurgence de désirs homosexuels. Freud rattache ces désirs à ce qu'il nomme le stade narcissique dans le devenir de la libido. Au cours de ce stade originairement auto-érotique, la libido évolue progressivement vers un choix objectal.
Toutefois avant de se porter vers un objet pleinement autre, la libido traverse une phase intermédiaire en élisant un objet semblable, c'est-à-dire du même sexe. Toute fixation ou régression à cette phase serait responsable d'une homosexualité avérée ou latente. Le sujet pourra se défendre de cette fixation ou de cette régression par un délire de type paranoïaque.
Freud remarque que les principales formes connues de la paranoïa contredisent toutes cette proposition: "Moi (un homme), je l'aime (lui un homme). Le délire de persécution renverse l'amour en haine. Le sentiment de haine éprouvé à l'égard de l'objet aimé est projeté au dehors et revient de l'extérieur vers le sujet sous la forme d'une haine persécutrice qui justifie le sujet d'haïr en retour. C'est la projection. Un certain vécu intérieur est frappé d'interdit, rejeté au dehors tout en subissant une certaine déformation et, sous cette forme admis à la conscience.
Freud note que la proposition "Moi, je l'aime" peut être rejetée en bloc: "je n'aime personne, je n'aime que moi"; réalisant ainsi le délire de grandeur (63).
Le problème théorique est alors de montrer les liens unissant projection et refoulement puisque, dans l'économie libidinale du psychotique, une perception interne est réprimée et, en ses lieux et place, parvient une perception venue de l'extérieur. Existerait-il un mécanisme propre à la psychose ?
S'appuyant sur la conviction de Schreber d'une imminence de la fin du monde, conviction souvent rencontrée dans la paranoïa, Freud estime que le refoulement consisterait en un retrait des investissements libidinaux portés sur des personnes ou sur des objets auparavant aimés et que la production morbide délirante serait une tentative de reconstruction de ces mêmes investissements, sorte de tentative de guérison; alors il fait cette remarque importante que ce qui a été aboli du dedans (Verwerfung) revient du dehors; mais en ajoutant que le détachement de la libido doit être le mécanisme essentiel et régulier de tout refoulement, il laisse en suspens le problème même du détachement de la libido.
Si nous admettons que le retrait des investissements objectaux et leur report sur le Moi fournit une clef capable d'expliquer la psychose, comment différencier schizophrénie et paranoïa ?
Si dans l'un et l'autre cas, le narcissisme primaire est au premier plan, la schizophrénie se caractériserait par une autre localisation de la fixation prédisposante et par un autre mécanisme de retour du refoulé. Chez le schizophrène le retour du refoulé et la tentative de restauration du monde ne se ferait pas par la projection mais par l'agitation hallucinatoire.
Les contenus hallucinatoires seraient offerts par les résidus, auxquels les malades se cramponnent convulsivement, des investissements objectaux d'autrefois. Ce serait précisément pour cette raison que c'est chez les schizophrènes non-délirants ou non hallucinés que le pronostic est le plus sombre.
L'absence de délire prouverait que le retrait narcissique n'est combattu par rien, que le "refoulement" (Verwerfung) en quoi il consiste règne en maître puisqu'aucune tentative de réinvestissement objectal ne s'ébauche.
Dans un article sur l'inconscient (64), Freud remarque que l'inaptitude du schizophrène au transfert (et donc l'impossibilité de le soumettre à l'analyse) plaide pour la thèse du narcissisme et de la destruction des investissements objectaux. Freud s'intéresse au langage du schizophrène, à ses altérations. Il déduit de ses observations qu'on doit distinguer, dans le système conscient, la représentation de l'objet et celle du mot qui désigne cet objet. Si l'investissement de la première disparaît, celui de la seconde subsiste.
Freud présume qu'en règle générale la représentation consciente englobe la représentation de la chose plus la représentation du mot.
L'inconscient ne comprendrait lui que la représentation de la chose. Le rôle normal du préconscient, lorsqu'il n'y a pas matière à refoulement, serait de mettre en communication la représentation de l'objet et celle de son nom, tout en transmettant à ce nom l'investissement affectif portant sur l'objet.
Le refoulement névrotique consiste à interdire cette transmission en tranchant la possibilité de liaison. L'objet reste, certes, investi dans l'inconscient, mais cet investissement ne passe pas dans la représentation verbale. Le névrosé sait parfaitement tous les noms des objets investis et refoulés par lui mais il ne sait pas la charge libidinale que l'objet désigné par ce nom porte effectivement dans son inconscient.
Le refoulement en matière de psychose apparaît alors comme un mécanisme absolument différent puisqu'il aboutit à retirer l'investissement de l'objet au sein même de l'inconscient, alors que subsiste ou s'accroît l'investissement de la représentation verbale. On peut encore penser sans que cela soit contradictoire qu'il s'agit dans la psychose d'un surinvestissement de la représentation verbale, celui-ci constituant la tentative de guérison propre à la psychose et manifestée par le délire. Le signifiant est installé dans le réel et surinvesti, dès lors que ce même signifiant est exclu de l'inconscient et la charge libidinale qui s'attachait à son signifié retirée de celui-ci et ramenée vers le Moi. Le malade cherche à réinvestir les choses et, pour y parvenir, commence par investir les mots, mais sans plus pouvoir aller au-delà d'eux vers les choses. (65)
Après avoir élaboré sa seconde topique, Freud délimitera le champ de la psychose en un conflit entre le Moi et le monde extérieur et celui de la névrose en un conflit entre le Moi et le Cà (Névrose et psychose).
La perte de réalité, conséquence de ces conflits qu'on peut voir aussi bien dans un cas que dans l'autre, serait un donné au départ dans la psychose où il vaudrait mieux alors avancer qu'un substitut de réalité est venu à la place de quelque chose de forclos, alors que dans la névrose, la réalité est remaniée dans un registre symbolique.
3-B : L'apport de Lacan
Résumer l'apport de Lacan sur les psychoses est un travail titanesque. Pour Lacan, et c'est là ce qui nous intéresse le phénomène de la folie n'est pas séparable du problème de la signification pour l'être en général, c'est-à-dire du langage pour l'homme.
Ainsi que nous l'écrivions ailleurs (66), les pensées résumées dans ce paragraphe sont extrêmement complexes. Elles sont le fruit d'un siècle de réflexions centrée sur la clinique. L'hermétisme des théories lacaniennes est incontestable. Il est voulu et théorisé par Lacan lui-même. "La barre, comme tout ce qui est de l'écrit, ne se supporte que de ceci : l'écrit, çà n'est pas à comprendre. C'est bien pour çà que vous n'êtes pas forcés de comprendre les miens. Si vous ne les comprenez pas, tant mieux, çà vous donnera justement l'occasion de les expliquer." (67)
Il ne s'agit pas de jargonner un quelconque volapuk mais d'utiliser des théories afin de tenter de mieux comprendre le patient, ce qu'il nous donne à voir et à entendre, ce qui s'exprime de sa souffrance, ce qui se joue dans la relation. Il ne s'agit pas d'énoncer de splendides théories auxquelles on ne comprend rien mais d'effectuer un lent travail de maturation, il s'agit de lire, de relire, de comprendre un aspect d'une pensée, d'en tirer profit, de relire, de se rendre compte que l'on n'avait pas tout compris, voire même que l'on n'avait rien compris, de relire, et d'avancer ainsi à petits pas.
La psychanalyse fournit un cadre de pensée qui peut nous permettre de nous frayer un chemin dans ce qui ressemble souvent à une forêt vierge.
Lacan qui se veut dans le droit fil de la démarche freudienne, reprend ses vues sur le narcissisme de 1914 et la question de la forclusion (Verwerfung) pour construire sa théorie de l'échec de la métaphore paternelle, à la base de tout procès psychotique.
La libido n'est pas seulement la libido investie sur le corps propre, mais c'est aussi une relation imaginaire centrale dans les rapports interhumains: on s'aime dans l'autre et c'est là que se fait toute identification érotique et que se joue toute tension agressive.
La constitution du sujet est inhérente à sa relation à sa propre image; c'est ce que Lacan a conceptualisé par le stade du miroir où l'enfant s'identifie à sa propre image. Pour que cette image soit son Moi, il faut qu'un tiers le reconnaisse comme tel.
Ainsi, d'une part, elle lui permet de différencier sa propre image de celle d'autrui; elle lui évite d'autre part la lutte érotique ou agressive que provoque la collusion non médiatisée d'un autre à un autre, où le seul choix possible serait "lui ou moi". Dans cette ambiguïté essentielle où peut être le sujet, la fonction du tiers est donc de réguler cette instabilité fondamentale de tout équilibre imaginaire à l'autre. Ce tiers symbolique est ce que Lacan appelle le "Nom-du-père" et c'est pourquoi la résolution du complexe d'Oedipe a une fonction normative.
Pour comprendre ce mécanisme, il faut se référer au jeu du désir inhérent au psychisme humain d'emblée pris dans un monde symbolique du fait que le langage lui préexiste. Le jeu du désir pris dans les filets du langage consistera à l'acceptation par l'enfant (Bejahung) du fait du symbolique, qui l'écartera à jamais des signifiants primordiaux de la mère (refoulement originaire), ce qui permettra au moment de l'oedipe la métaphore paternelle: la substitution des signifiants liés au désir d'être le phallus maternel aux signifiants de la loi et de l'ordre symbolique (l'Autre). La pérennité du désir se portant sur tout objet autre que la mère se trouvera assurée. S'il y a échec du refoulement originaire, il y a forclusion, rejet du symbolique, qui alors resurgira dans le réel au moment où le sujet sera confronté au désir de l'Autre dans une relation symbolique. L'Autre aussi bien que l'autre, le semblable sera alors rejeté dans le jeu spéculaire.
Quel sera alors le mode de communication du psychotique, quelle sera sa vision du monde ?
D'une manière générale, le psychotique est caractérisé par une altération radicale de l'usage du signe linguistique mais cette altération prend une forme différente selon qu'il s'agit du délirant ou du schizophrène.
Pour le schizophrène, tout signifiant peut être amené à désigner un seul et même concept ou signifié. Le concept ou signifié n'est pas lié de façon stable à un signifiant mais de nombreuses permutations de signifiants sont possibles pour désigner ce signifié. Le schizophrène vit alors dans un monde de symboles multiples et c'est la dimension de l'imaginaire, des concepts qui est ici altérée.
Pour le délirant, au contraire, un seul signifiant peut désigner n'importe quel signifié. Le signifiant n'est pas lié à un concept défini. C'est donc la dimension proprement symbolique qui fait défaut, la possibilité des dénominations. Le délirant vivra dès lors dans un monde imaginaire.
Nous avons écrit, que s'il y avait échec du refoulement originaire, il y avait forclusion, rejet du symbolique.
Qu'entendons-nous par symbolique ?
Le symbolique est "une fonction complexe et latente qui embrasse toute l'activité humaine, comportant une part consciente et une part inconsciente, qui est attachée à la fonction du langage et plus spécialement à celle du signifiant " (68).
Le fait symbolique remonte à la plus haute mémoire de la relation de l'homme au langage. Au sens de la psychanalyse lacanienne, est symbolique ce qui manque à sa place. Il désigne ce qui fait défaut ou ce qui a été perdu, il inscrit dans l'expérience humaine non seulement la fonction du manque mais aussi cette rencontre contingente avec cette perte qui doit nécessairement être intégrée sur un mode structural.
Dès l'origine ce manque reçoit une signification proprement humaine par l'instauration d'une corrélation entre ce manque et le signifiant qui le symbolise, pour y laisser sa marque indélébile dans la parole et éterniser le désir dans sa dimension d'irréductibilité.
Dès sa venue au monde, le petit de l'homme est plongé dans un bain de langage qui lui préexiste et dont il aura à supporter la structure dans son ensemble comme le discours de l'Autre.
Ce discours est déjà connoté de ses points forts où s'expriment demande et désir de l'Autre à son endroit, discours dans lequel il occupe primordialement la place d'objet. En raison des besoins vitaux du nourrisson, c'est d'abord à partir d'un manque-à-être qu'est lancé l'appel à l'autre secourable. La réponse de l'autre se dédouble alors sur deux registres: d'apporter la possibilité d'une satisfaction d'un besoin d'un côté, sans pour autant être capable de combler ce manque-à-être au regard duquel est attendue une preuve d'amour. Ainsi le signifiant de la demande première joue sans cesse sur cette équivoque pour porter ses conséquences au-delà des frontières de l'enfance et aménager au discours de l'Autre inconscient sa place symbolique. Car toute parole va désormais comporter une dimension où, au-delà de ce qu'elle va signifier, est visé quelque chose d'autre qui par essence, désigne dans la parole cette part originellement refoulée. L'Autre se cerne comme lieu, censé détenir les clés de toutes les significations inaccessibles au sujet, et confère à la parole sa portée symbolique, ainsi qu'à l'Autre son obscure autorité.
L'enfant a lui-même à faire l'expérience de ce manque dans sa relation à l'autre, c'est ainsi que Lacan reprend l'exemple du jeu de l'enfant avec la bobine pour faire remarquer que les premières manifestations phonatoires malhabiles qui accompagnent le mouvement alterné de disparition et de réapparition instaurent une première opposition phonématique qui connote déjà la présence-absence de l'être cher de ses marques signifiantes.
C'est donc par le seul office du langage qu'au-delà de la présence ou de l'absence réelle se réalise l'intégration d'une marque symbolique signifiante, qui se traduit d'abord comme meurtre de la chose, capable d'élever la chose manquante au rang de concept.
L'ordre symbolique, constituant du sujet, le détermine de façon inconsciente en le situant dans une radicale altérité par rapport à la chaîne signifiante et où c'est de l'Autre qu'il reçoit sa signification.
Par rejet du symbolique il faut donc entendre que les signifiants de la loi et de l'ordre symbolique n'ont pu se substituer aux signifiants primordiaux de la mère.(69)
Préalablement à toute symbolisation, existe une étape où il se peut qu'une part de la symbolisation ne se fasse pas. Avant même que le jeune enfant joue à faire disparaître et revenir sa bobine, le symbole est déjà là, "énorme, l'englobant de toute part " (70).
Ce que montre, entre autres choses l'histoire de l'écriture et de la lecture, c'est qu'avant même ce stade, le langage existe "qu'il remplit les bibliothèques, qu'il en déborde, qu'il encercle toutes nos actions, qu'il les guide, qu'il les suscite " (71), que nous y sommes engagés, qu'il peut nous requérir à tout instant. " Dans le rapport du sujet au symbole, il y a la possibilité d'une Verwerfung primitive, à savoir que quelque chose ne soit pas symbolisé, qui va se manifester dans le réel " (72). Le réel est là à entendre comme définissant un champ différent du symbolique. Donc si le symbolique est un texte, il y aura pour tout sujet, une Bejahung (affirmation de ce qui est) ou une Verwerfung (forclusion, rejet primordial d'un signifiant hors de l'univers symbolique du sujet). Le phénomène psychotique s'avère alors être "l'émergence dans la réalité d'une signification énorme qui n'a l'air de rien -et ce pour autant qu'on ne peut la relier à rien, puisqu'elle n'est jamais entrée dans le système de la symbolisation- mais qui peut, dans certaines conditions, menacer tout l'édifice " (73).
Ainsi face à cette signification radicalement étrangère au sujet se produit une véritable réaction en chaîne au niveau de l'imaginaire.
Le sujet substitue à la médiation symbolique une prolifération imaginaire, dans laquelle s'introduit, d'une façon déformée, et profondément "a-symbolique, le signal central d'une médiation possible " (74).
La dialectique imaginaire est structurée par le stade du miroir. L'enfant porté par sa mère reconnaît son image dans le miroir, anticipant imaginairement la forme totale de son corps. Mais c'est comme un autre, l'autre du miroir en sa structure inversée, que l'enfant se vit tout d'abord et se repère; ainsi s'instaure la méconnaissance de tout être humain quant à la vérité de son être et sa profonde aliénation à l'image qu'il va donner de lui-même. C'est l'avènement du narcissisme primaire. Narcissisme dans le sens plein du mythe car il indique la mort, mort liée à l'insuffisance dont ce moment est issu.
On peut repérer ce temps de reconnaissance de l'image de son corps par l'expression jubilatoire de l'enfant, qui se retourne vers sa mère pour lui demander d'authentifier sa découverte. C'est parce que l'enfant est porté par une mère dont le regard le regarde, une mère qui le nomme que l'enfant prend rang dans la famille, dans la société, dans le registre symbolique. La mère l'instaurant dans son identité particulière, lui donne une place, à partir de quoi le monde pourra s'organiser, un monde où l'imaginaire peut inclure le réel et du même coup le former.
On peut comprendre ainsi le stade du miroir comme la règle de partage entre l'imaginaire, à partir de l'image formatrice mais aliénante, et le symbolique, à partir de la nomination de l'enfant, car le sujet ne saurait être identifié par rien d'autre qu'un signifiant, qui dans la chaîne signifiante renvoie toujours à un autre signifiant.
Le problème est que notre sujet psychotique n'a pas été nommé, qu'aucun tiers ne lui a permis de différencier sa propre image de celle d'autrui, il se définit par la lutte érotique ou agressive, où le seul choix possible, c'est lui ou moi. Il est pris dans l'instabilité fondamentale de tout équilibre imaginaire à l'autre. Alors il fait "comme si". Il compense sur un mode imaginaire le tiers absent, l'Oedipe absent, qui lui aurait donné une identité non pas sous la forme de l'image du père mais du signifiant du "nom-du-père".
Le manque d'un signifiant amène le sujet à remettre en cause l'ensemble du signifiant. C'est dans la réalité que va apparaître ce qui doit protéger le sujet. Celui-ci place au dehors ce qui peut émouvoir en lui la pulsion instinctuelle à laquelle il s'agit de faire face.
" C'est seulement quand le relation du signifiant au signifiant est interrompue, quand il y a chaîne brisée, phrase interrompue, que le symbole rejoint le réel. Mais il ne le rejoint pas sous la forme de la représentation. Le signifiant rejoint le réel d'une façon qui ne laisse pas place au doute ... Dans la phrase interrompue, le signifiant ne représente pas le moins du monde le réel, il y fait irruption, c'est-à-dire qu'une partie du symbolique devient réel. C'est en quoi la "schizophrénie" telle qu'elle est ici redéfinie, peut être dite la mesure de la psychose " (75).
3-C : Autres apports
Mélanie Klein, psychanalyste d'enfants, donne un rôle essentiel à la mère comme pourvoyeuse de bons et de mauvais objets et, comme telle, génératrice de tous les maux comme de tous les bienfaits. Dans les différentes étapes qui mènent à la résolution du conflit oedipien, la notion de clivage est fondamentale. Le clivage est une oscillation perpétuelle entre agressivité et angoisse où les objets de désir jouent à la fois à l'extérieur et à l'intérieur du corps.
Le clivage de l'objet est considéré par Mélanie Klein comme la défense la plus archaïque contre l'angoisse. L'objet visé par les pulsions érotiques et destructrices est scindé en un "bon objet" gratifiant, support des projections libidinales et idéalisé et un "mauvais" objet frustrant, support des projections hostiles et persécuteur. Le clivage de l'objet est particulièrement à l'oeuvre dans la position paranoïde-schizoïde où il porte sur des objets partiels. Il se retrouve dans la position dépressive où il porte alors sur l'objet total.
La position paranoïde est une modalités des relations d'objet spécifique des quatre premiers mois de l'existence, mais qu'on peut retrouver ultérieurement dans le cours de l'enfance, et chez l'adulte, notamment dans les états paranoïaque et schizophrénique. Elle se caractérise par la coexistence immédiate de pulsions agressives particulièrement fortes avec les pulsions libidinales.
L'objet, qui est principalement le sein maternel est partiel et scindé en deux. Les processus psychiques prévalents sont l'introjection et la projection; l'angoissse intense est de nature persécutive (destruction par le mauvais objet).
La position dépressive est la modalité de relation d'objet consécutive à la position paranoïde; elle s'institue aux environs du 4ème mois et est progressivement surmontée au cours de la première année. L'enfant est désormais capable d'appréhender la mère comme objet total; la clivage entre "bon" et "mauvais" objet s'atténue, les pulsions libidinales et hostiles tendant à se rapporter au même objet; l'angoisse, dite dépressive, porte sur le danger fantasmatique de détruire et de perdre la mère du fait du sadisme du sujet.
Pour Mélanie Klein c'est l'analyse des premières relations d'objet et des processus de défenses immédiatement mis en action sous l'effet de la dualité des instincts qui permet d'élaborer le transfert négatif et d'établir la situation psychanalytique.
A partir de la notion de pulsion de mort et de la nécessité immédiate de transformer la situation initiale, elle décrit la position schizoparanoïde et la position dépressive. En proposant un nouveau modèle topique du psychisme, elle introduit processus dissociatifs, délires et dépression dans la problématique psychique de tout être humain.
Elle conclut que les adultes psychotiques n'ont jamais dépassé les angoisses psychotiques de l'enfance, et qu'ils ont régressé à celles-ci lorsque la psychose est devenue manifeste. Il faut donc analyser chez tous les patients les sources de l'angoisse à leur niveau le plus profond, c'est-à-dire au niveau de la position schizoparanoïde. Elle lève ainsi la barrière qui séparait névroses et psychoses, puisque les mécanismes primitifs de défense sont communs aux deux groupes de patients.
Confirmant ces acquis théoriques, H. Segal publie en 1950, le récit d'une analyse avec un patient schizophrène.
Dans une direction radicalement différente, un autre courant psychanalytique va s'intéresser aux concepts tirés de la seconde topique freudienne. Le narcissisme particulier des schizophrènes et des psychotiques étant l'obstacle essentiel à un traitement psychanalytique, l'étiologie de ces structures fut recherchée dans des particularités de l'intégration du Moi. Un souci pédagogique apparut dans les démarches thérapeutiques.
S'inspirant de Nunberg, de Federn et de tous ceux qui étudiaient alors la genèse du Moi en se rapprochant de la psychologie génétique, ces psychanalystes se préoccupèrent du renforcement du Moi. Ils cherchèrent à établir une alliance thérapeutique et à sauvegarder le transfert positif, celui-ci risquant de disparaître si on déséquilibrait précocement les contre-investissements. Cette conception aboutit aussi à éviter d'analyser le transfert négatif.
L'introduction des concepts de symbiose et d'individuation (M.Mahler), permit d'énoncer que la schizophrénie consistait en une régression temporelle conduisant à un mode de fonctionnement symbiotique.
Nous achèverons cette partie en évoquant Winnicott, disciple de Mélanie Klein. Pour Winnicott, le moi du nourrisson, dépendant d'un soutien du Moi, adaptation fournie par la mère ou la figure maternelle, lui permet de développer le processus intéressant de l'absorption des éléments des soins maternels. Le vrai self ne devient que s'il est la conséquence d'une réussite répétée des réponses de la mère, soit au geste spontané du nourrisson, soit à son hallucination sensorielle.
Le geste ou l'hallucination étant rendu réels, la capacité d'utiliser un symbole suit. Ainsi l'enfant peut jouir de sa capacité d'illusion; il a pu croire que la réalité extérieure se comportait comme par magie et d'une manière qui ne heurtait pas son omnipotence, à laquelle de ce fait il peut renoncer. Il peut jouer et imaginer. Si, entre l'objet partiel maternel et le nourrisson quelque chose, quelque activité ou sensation, sépare au lieu de lier, la formation symbolique est bloquée. Le procès psychotique est ainsi une faillite de l'environnement; le désinvestissement prématuré de la mère, ne permettant pas la substitution de bons objets, fixe l'enfant dans une position schizo-paranoïde, d'où l'importance de l'objet transitionnel dans la conquête de l'indépendance du jeune enfant.
Si nous acceptons le modèle médical (comment ne le ferions-nous pas ?), la schizophrénie apparaît comme une pathologie extrêmement grave, chronique, installée à partir d'une structure psychotique. Un sujet aboulique, apragmatique, délirant, au discours flou, incapable d'utiliser les connaissances acquises en raison des troubles du cours de la pensée s'installe, traitement aidant, dans un fonctionnement déficitaire au centre duquel les troubles résiduels sont au premier plan.
Sur un plan métapsychologique, nous pouvons repérer une subordination des processus secondaires par les processus primaires, une perturbation du sens de la réalité, la distinction dedans-dehors n'a plus cours. On note deux pôles de fonctionnement discordants : d'un côté un pôle interne de poussée instinctuelle avec des pulsions qui se déchargent spontanément et directement dans un but économique et de l'autre un pôle externe de représentation qui n'exprime pas le désir mais une sorte de prolifération délirante qui en tiendrait lieu.
L'évolution vers un fonctionnement déficitaire est-elle inéluctable ? Peut-on soigner voire guérir la schizophrénie ? Si nous comprenons un peu mieux la psychose, et si nous saisissons mieux l'enjeu de sa prise en charge, nous ne savons toujours rien de son traitement. Nous allons examiner ce point au cours de notre prochain chapitre.
Châpitre II : Quelles modalités de prise en charge ?
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