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"ECRITURE INFIRMIERE ET QUALITE DES SOINS "
INTRODUCTION
Le projet de recherche nous a conduit à postuler l’existence d’écrits
cliniques infirmiers qui ne se limiteraient pas seulement à une dimension de traçabilité ou de transmission inter-équipes. Si la notion de “ clinique infirmière ” est familière au monde anglo-saxon, elle est encore en France une idée neuve.
Le décret relatif aux actes professionnels et à l’exercice de la profession d’infirmier du 11 février 2002 entrouvre la porte. Selon ce décret, les soins infirmiers ont pour objet (entre autres) de protéger, maintenir, restaurer, promouvoir la santé physique et mentale des personnes ou l’autonomie de leurs fonctions vitales physiques et psychiques en vue de favoriser leur maintien, leur insertion dans leur cadre de vie familial ou social (Art. 2).
Le rôle infirmier admet deux dimensions
- l’une est soumise à une prescription médicale ou à l’application d’un protocole qui en tient lieu,
- l’autre, dénommée rôle propre relevant de l’initiative de l’infirmier comprend les soins liés aux fonctions d’entretien et de continuité de la vie qui visent à compenser partiellement ou totalement un manque ou une diminution d’autonomie d’une personne ou d’un groupe de personnes.
La problématique de l’écriture apparaît marquée par ces deux dimensions complémentaires. Ainsi est-il noté que les injections et perfusions font l’objet d’un compte-rendu d’exécution écrit, daté et signé par l’infirmière et transcrit dans le dossier de soins infirmiers .( Article 6 du décret n° 2002-194 du 11 février 2002) Le texte de référence précise également qu’en l’absence d’un médecin, l’infirmier est habilité à mettre en œuvre des protocoles de soins d’urgence, préalablement écrits, datés et signés par le médecin responsable. Dans ce cas, l’infirmier accomplit les actes conservatoires nécessaires jusqu’à l’intervention d’un médecin. “ Ces actes doivent obligatoirement faire l’objet de sa part d’un compte rendu écrit, daté, signé, remis au médecin et annexé au dossier du patient. ” (Article 12 du décret n° 2002-194 du 11 février 2002.) L’exécution d’une prescription médicale et la mise en œuvre d’un protocole obligent donc une certaine forme d’écriture infirmière.
Dans le cadre de son rôle propre, l’infirmier identifie les besoins de la personne, pose un diagnostic infirmier, formule des objectifs de soins, met en œuvre les actions appropriées et les évalue. Il peut élaborer, avec la participation des membres de l’équipe soignante, des protocoles de soins infirmiers relevant de son initiative. Il est chargé de la conception, de l’utilisation et de la gestion du dossier de soins infirmiers. (Article 3 du décret n° 2002-194 du 11 février 2002.) L’exercice du rôle propre oblige lui aussi l’écriture mais d’une façon moins impérative que les prescriptions médicales. L’écriture apparaît implicitement, jumelée à la démarche de soins, dont le décret décrit les différentes étapes sans la nommer explicitement..
Les deux types d’écriture n’ont donc pas tout à fait le même statut. L’une a le caractère d’une obligation, l’autre non. Mais si l’une apparaît comme un compte-rendu qui doit être daté et signé, donc personnalisé et imputable ; l’autre décrit un processus, finalement beaucoup plus précis, mais non imputable.
Cet écart et l’espace créé par la démarche de soin nous autorise-t-il la référence à “clinique infirmière ”
Pour le Petit Robert, la clinique est l’ensemble des données obtenues par l’observation directe des malades. Le mot “ ” vient de clinicus latinisation du grec klinikos dérivé de klinê (le lit mais aussi la salle des malades). Ces mots dérivent tous de la racine indo-européenne klei incliner, pencher. Le klinikos était le médecin qui se penchait au chevet du malade par opposition à l’empereikos qui se prévalait de son expérience pour donner ses conseils à distance.
Lorsque l’infirmier concourt par ses observations au recueil des informations médicales, lorsqu’il participe à l’évaluation de la douleur, il se réfère à la clinique “édicale ” (Il s’agit presque d’un pléonasme. La clinique est la méthode qui consiste à faire un diagnostic par l’observation directe. Le mot décrit également l’enseignement médical qu’un patron donne à ses élèves au chevet des malades, et l’ensemble des connaissances acquises de cette manière. (Grand Robert de Langue Française, Paris 2001). En ce sens, il ne saurait y avoir de clinique infirmière.) qui permet au médecin d’interpréter les symptômes perçus ou rapportés par l’infirmier, de les transformer en signes caractéristiques d’une pathologie, d’en déduire un traitement et un pronostic. Lorsque l’infirmier applique une prescription ou met en œuvre un protocole, lorsqu’il contribue à la mise en œuvre des traitements en participant à la surveillance clinique c’est toujours en référence au savoir médical. Ses écrits sont alors le fruit de sa collaboration avec le médecin.
Mais, lorsqu’il s’agit, par exemple de favoriser le maintien, l’insertion d’une personne dans son cadre de vie, l’infirmier ne se réfère plus à la clinique médicale dont ce n’est pas l’objet mais à un autre champ que nous décrivons sous le nom de champ clinique infirmier. (Nous sommes là dans le registre de ce que les Anglo-saxons nomment le diagnostic infirmier. ) C’est l’observation directe du patient et surtout son écoute qui lui permette d’identifier les besoins du patient, de poser un diagnostic infirmier, de formuler des objectifs de soins et de mettre en œuvre des actions qu’il évaluera.
Comment alors définir une clinique infirmière ?
Le rôle infirmier consiste à aider la personne malade et son groupe de référence à accepter, intégrer, et dépasser la crise existentielle impliquée par la maladie en utilisant tous les éléments de la vie quotidienne hospitalière et extra-hospitalière, et notamment leurs aspects corporels, psychologiques, relationnels et sociaux (Un bel exemple de travail clinique infirmier est offert par SAINT-ETIENNE (M), Les savoirs cliniques en action, in Soins n°667, juillet 2002, pp. 32-34.) La clinique infirmière, notamment en psychiatrie, repose donc sur la rencontre de l’infirmier et de l’équipe infirmière avec le sujet et son entourage dans un contexte dont chacun des partenaires doit être le créateur. Elle suppose le recueil des données relatives à la maladie, à la façon dont le sujet y réagit, aux représentations qu’il y associe, aux objectifs de soins qu’il est prêt à se donner, au sens qu’il lui donne.. Elle implique une interprétation de ces différentes données, des actions qui répondent aux problèmes posés et leur évaluation tant en terme de résultats objectifs que d’impact relationnel, nécessairement subjectifs. Nous sommes là dans un domaine qui n’est pas superposable au champ médical.
Si la clinique médicale est relative à l’observation des phénomènes morbides faite au lit du malade, la clinique infirmière se rapporte, elle, aux réactions à la maladie, à l’alitement et à ce que cela suppose chez le patient en termes biologique, psychiques et sociaux. Les Anglo-saxons définissent le diagnostic infirmier comme “ l’énoncé d’un jugement clinique sur les réactions aux problèmes de santé actuels ou potentiels, ou aux processus de vie, d’une personne, d’une famille ou d’une collectivité ” (Mc Farland (G.K), Mc Farlane (E..A), Traité de diagnostic infirmier, InterEditions, Paris, 1995.)
Une écriture clinique infirmière devrait donc prendre en compte ces différents aspects. On devrait pouvoir retrouver dans chaque dossier de soins infirmiers un recueil de données, une analyse de ces données qui débouche sur la formulation d’un jugement clinique ou diagnostic infirmier (Le diagnostic infirmier est l’élément le plus contesté et le plus contestable de la démarche de soin. Il est vrai que son origine anglo-saxonne, l’absence de traduction des éléments qui président à la validation de tel ou tel problème n’incitent pas les infirmiers à s’y référer.), des objectifs de soins, un plan de soins et leur évaluation. La démarche de soins ainsi déclinée constituerait un extraordinaire outil d’évaluation de la qualité des soins infirmiers. Il suffirait de tirer au sort quelques dossiers dans chaque unité de soin et d’examiner ce qui est noté de cette démarche pour pouvoir attester de la pertinence des soins proposés.
Malheureusement, ce n’est pas si simple. Les infirmiers sont confrontés, nous l’avons vu, à une double écriture, l’une obligatoire est du registre de la traçabilité, l’autre moins reconnue renvoie à la démarche mentale du soignant et au soin 9(Il importe ici de différencier l’aspect curatif du soin, traduit par le mot curing et l’aspect d’assistance, d’accompagnement, d’écoute de la personne qui souffre traduit par caring. Le champ médical renverrait au curing et le champ infirmier au caring.) en tant que discipline différente mais complémentaire de la discipline médicale. Les infirmiers ayant davantage investi la dimension d’expertise technique du soin, la seconde tend à être systématiquement sacrifiée. Si la lecture du dossier de soin montre que les prescriptions ont été exécutées, rien n’est dit du contexte du soin, ni des réactions de la personne soignée. Cette priorité donnée à l’acte technique, prescrit, est parfois en contradiction avec le maintien, l’insertion ou la réinsertion du patient qui fonde pourtant l’exercice infirmier. Tous les soins techniques prescrits à un patient atteint d’une pathologie cardiaque ont pu être exécutés, mais si le patient s’imagine qu’il risque un infarctus chaque fois qu’il a des rapports sexuels, il risque de s’isoler, de fuir les contacts avec son épouse, de s’en séparer, de déprimer, de consommer des psychotropes, de s’alcooliser pour oublier et donc de mettre sa santé en péril.
Les soins techniques doivent être également un prétexte pour échanger avec le patient autour de ses représentations de sa pathologie, et de corriger ainsi les représentations erronées qu’il peut s’en faire. La dimension technique doit toujours être accompagnée d’une dimension éducative (autour des pratiques de santé) et relationnelle (personne ne parle à un soignant qui ne le considère que comme un corps). Chaque soin technique prescrit suppose donc en dehors de son aspect biologique pur une dimension relationnelle et éducative qui l’enveloppe et qui renvoie au rôle propre infirmier. Il n’est pas simple pour l’infirmier de décrire cette complexité. D’autant plus que sa relation avec l’écriture n’est pas d’une grande limpidité.
Nous avons fait le choix de centrer notre étude sur la psychiatrie, en raison de la nature des informations à rapporter qui ne se limitent pas à des faits objectifs, mesurables tels qu’un résultat d’examen, que les réactions somatiques à la prise d’un traitement ou l’évolution d’une plaie. En psychiatrie, les informations pertinentes ont trait au comportement du patient et à l’interprétation que l’infirmier en fait, aux aspects éventuellement traumatiques des événements de vie qui mobilisent l’intimité de la personne qui en fait le récit, au contexte d’entretien qui permet de recueillir ces différentes données et qui est lui-même un temps de soin préparé par la création d’une relation de confiance qui seule permet la confidence. L’écrit infirmier en psychiatrie est nécessairement plus complexe que celui des disciplines MCO. Ce constat vaut autant pour l’écriture que pour la lecture dans le sens où les perceptions du lecteur, en raison de l’aspect subjectif des informations rapportées, sont tout autant mobilisées que celles de l’écriveur. Nous avons fait le choix d’appréhender la question de l’écriture infirmière à partir de la complexité procédant à rebours de la démarche des cliniciens anglo-saxons qui pensent les soins en allant du plus simple au plus complexe ; la psychiatrie et les mécanismes psychiques à l’œuvre chez le patient, les mécanismes de défense mobilisés se comprenant alors exclusivement à partir des catégories d’une psychologie cognitivo-comportementaliste souvent perçue comme simpliste. Notre hypothèse est que les soins généraux, le travail sur le deuil, sur la perte, sur les conceptions de la maladie que l’exercice en soins généraux suppose parfois peuvent s’éclairer à partir des pratiques et des théories psychiatriques voire psychanalytiques.
Nos conclusions remettant en cause la plupart des données actuellement disponibles sur les écrits infirmiers, nous avons choisi de centrer ce rapport sur l’analyse des supports et du contenu des observations infirmières. Travailler sur l’écrit implique de prendre en compte son actualisation par la lecture évidemment mais également lors des transmissions infirmières et des différentes réunions qui organisent le soin en psychiatrie. Nous invitons ainsi les équipes à réfléchir sur leur travail clinique, sur le lien entre les différents membres de l’équipe pluridisciplinaire, sur la façon dont se fabrique leur réflexion, l’écrit étant un des éléments d’un processus complexe.
L’écart entre les pratiques réelles et ce qui s’est développé sous le nom de diagnostic infirmier, de démarche de soins et de transmissions ciblées est tel qu’il nous est apparu urgent d’insister sur l’état des lieux. Tout se passe comme si les soignants de psychiatrie rejetaient ces théorisations qui ne rendraient pas compte d’un exercice infirmier encore largement soumis à la tutelle médicale. Proposer un référentiel qui heurterait de front les professionnels ne nous apparaît pas très judicieux, mais nous ne sommes pas maîtres de stratégies de pouvoir qui ont souvent rendu ce travail très complexe et nous ont interdit de tester le référentiel proposé à grande échelle.
L’essentiel n’est pas tant de suggérer ou d’imposer un cadre d’évaluation des écrits des soignants que de susciter une réflexion des infirmiers et de ceux qui les lisent afin qu’ils se saisissent collectivement de cette question et qu’ils la fassent évoluer afin d’arriver dans un deuxième temps à une éventuelle formalisation qui ne peut partir que des pratiques de soins et des pratiques d’écriture. En ce sens, la création de Groupes d’Amélioration de la Qualité, centrés sur les écrits, pluridisciplinaires mais à dominante infirmière (et pas seulement cadre) peut être un levier particulièrement intéressant.