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- Le fonctionnement Intérieur de l'asile :

Pour rendre compte du contexte dans lequel ont travaillé les infirmiers à l'asile avant la mise en place de la sectorisation, ainsi que de la vie des malades dont certains ont été internés avant et aussitôt la Seconde Guerre Mondiale, et le sont encore aujourd'hui, nous avons effectué deux types de démarches :

· nous nous sommes d'abord fondé sur les documents d'archives que sont les " états " (c'est-à-dire la situation administrative) du personnel et des malades que l'Administration de l'hôpital a très aimablement mis à notre disposition. La période étudiée couvre les années 1920 à 1968, mais pour des raisons évidente de dispersion des archives et de collecte très fruste des données statistiques avant 1950, nos informations sur les années d'avant-guerre et de guerre se trouvent extrêmement réduites.

· nous avons recueilli d'autre part des témoignages de personnels soignants par le biais d'interviews non directifs, sans appliquer de grille particulière ni censurer l'aspect très subjectif du discours de nos interlocuteurs.

Nous essaierons, dans ces conditions très sommaires, de donner un aperçu de la population des malades, du personnel médical et paramédical, des conceptions qu'H. BARUK s'était donné pour mission de mettre en pratique à l'asile, ainsi que celles de ces confrères dans l'établissement.

- La population des malades :

Le traitement statistique des chiffres de la population des malades présents à la Maison Maternelle de Charenton de 1934 à 1944 est très rudimentaire et lacunaire.

C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons en fournir qu'un tableau très parcellaire (cf. tableau n°1) qui nous indique cependant que l'asile comptait une moyenne de 570 malades, environ, 320 hommes et 250 femmes répartis en deux services, H. BARUK étant médecin-chef du service des hommes et le Docteur DADAY dirigeant celui des femmes à cette époque, le Docteur DESHAIES lui succédant à ce poste en 1953.

En ce qui concerne, par exemple, la vie de Charenton, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, nous n'avons pu disposer, outre le témoignage du Professeur BARUK, que de celui d'une ancienne infirmière Madame Lucienne SIPP, qui travailla à la Maison Maternelle de 1925 à 1958, dans le service des " filles mères ".

Elle nous a appris que les infirmiers étant alors mobilisé une partie des infirmières de l'établissement vinrent les remplacer pour assurer les soins des malades mentaux, tandis que la section maternelle, qui comptait environ 200 lits, était évacuée en Anjou pendant un an environ, par mesure de sécurité.

Il faut croire qu'il n'était pas nécessaire de prendre autant de précautions avec les " aliénés ", car Madame SIPP atteste qu'un certain nombre de malades (que nous n'avons pas réussi à chiffrer) périrent de malnutrition en ces temps de famine et d'abandon pour les asiles. Bien que la Gestapo se soit établie à Vacassy, l'institution qui jouxte la Maison de Charenton, les patients israélites de l'asile ne furent jamais inquiétés, bénéficiant, selon notre témoin, de la protection due à la notoriété du Professeur BARUK.

· il existait alors, conformément aux prescriptions de la Loi de 1938 que deux modalités d'internement des malades à l'asile : le " placement d'office " requis par l'autorité préfectorale à l'égard de " toute personne, dont l'état d'aliénation mentale " sera " écrite et signée " par l'un de ses proches, accompagnée d'un certificat médical " constatant l'état mental de la personne à placer " (art. 8). Il faudra attendre l'année 1960 pour voir apparaître des malades en " service libre " dans les statistiques de la Maison de Charenton.

H. BARUK, se rangeant aux côtés du Docteur TOULOUSE, partisan de la création des services " ouverts " et qui institua à l'hôpital Henri Roussel, l'un des premiers services libres, appliqua lui-même ces conceptions réformistes sur un nombre très restreint de patients à Charenton. Il s'en explique en ces termes :

" A cette époque, j'ai donc pris le parti des services libres sans me dissimuler les dangers possibles. Dès 1932, j'ai envoyé au Ministre de la Santé Publique, une lettre où je lui faisais part de mes observations. Je voulais créer un service libre à Charenton, ce qui fut fait grâce à l'appui de l'Inspecteur Général RAYNIER ". (…)

" Mais cette liberté totale s'accompagnera d'une sélection très sévère. Les malades trop troublés n'y seront jamais admis. Il serait absurde de faire entrer dans un service libre, un mélancolique qui songe à se suicider ou un délirant de la persécution qui rêve de meurtre. J'ai donc toujours maintenu cette thèse : tout malade nécessitant une surveillance doit être interné. Il n'y a pour lui aucune autre solution ".

" J'ai respecté scrupuleusement cette règle à Charenton. Le service libre était peuplé de petits malades atteints de névroses, de céphalées, de névralgies, de troubles nerveux simples ou même parfois neurologiques. J'excluais toutes les affections vraiment importantes. Je puis dire que grâce à cette vigilance les résultats ont été excellents " (1)

Ces indications de prise en charge des malades que préconisait H. BARUK étaient extrêmement sélectives : il y aurait eu 7 lits réservés à ce service libre créé en 1934 à Charenton d'après les recherches faites par J.P. GAUSSENS (2) et nous-mêmes avons retrouvé la trace archivée d'une dizaine de patients dans cette situation pour l'année1938. L'idée que seule, une symptomatologie " légère " de type névrotique pouvait bénéficier de ce mode de placement, allait très vite se trouver battue en brèche par un courant de pensées, qui, tout au contraire, oeuvrait dans le sens d'une extension de cette façon d'hospitaliser les patients venant d'eux-mêmes se faire soigner. Si bien qu'il paraît quasiment incongru aujourd'hui qu'il ait fallu tant d'années, tant de débats et de querelles, pour qu'on puisse en arriver à envisager qu'une pathologie aiguë dite " lourde ", du registre de la psychose, puisse être traitée en responsabilisant le malade, sujet de sa folie, participant volontairement à sa thérapeutique. Mais il faut peut être aussi comprendre que si le confort et la sécurité du malade et des personnels soignants restent toujours préoccupants, l'arsenal thérapeutique dont nous disposons de nos jours permet d'aborder la pathologie mentale bien différemment qu'à l'époque.

En résumé, il y avait donc environ 40 % de malades en placement d'office et 60 % en placement volontaire de 1931 à 1945, puis à partir de 1950 jusqu'en 1960, une tendance qui s'affirmera de plus en plus vers la réduction des placements d'office, qui ne constitueront plus que 27 % des placements.

· quand on se penche également sur le mouvement de la population des " pensionnaires aliénés " (cf. tableau n°2), comme l'indique la correspondance de l'époque entre le directeur de Charenton et le substitut du procureur de la République, ainsi que l'exige la Loi de 1838, nous constatons que le nombre des entrées est presque équivalent à celui des sorties et relativement restreint par rapport à la population totale de l'asile, de 5 à 10 %, ce qui laisser penser que les temps de séjour étaient probablement assez longs.

Mais sur ce point, nous ne disposons d'aucune information précise, ni sur l'origine, la profession, l'âge ou même la pathologie psychiatrique des pensionnaires, ce qui pourrait faire l'objet d'une recherche très intéressante. En effet, en plongeant dans les archives de l'établissement, nous avons remarqué que, tout aussi riches d'enseignement que soient les chiffres qu'il faut toujours manipuler avec précaution, la façon de traiter statistiquement ces données est significative tout autant de l'intérêt que la société a commencé à porter à la maladie mentale.

Ainsi, à Charenton, ce n'est qu'à partir de 1952 que les statistiques traitent systématiquement le mouvement de la population internée et ceci conformément à la " circulaire n°148 du 21 août 1952 ". A cette même date, on se préoccupe de recenser la pathologie alcoolique. Plus tard, en 1957, apparaît le tableau de répartition et de pourcentage des dépenses pour l'exercice de l'année en cours, puis en 1958, l'établissement reçoit un questionnaire statistique type (modèle M.S.5. pour la petite histoire !) qui émane de l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques : le but est de standardiser les données pour faciliter leur traitement informatique, afin de se faire une idée du profil de la pathologie mental à l'échelle nationale. De même est prise en compte la répartition des malades en fonction de leur pathologie selon la nomenclature du 11.10.1943, qui fait ressortir la prépondérance des psychoses. Mais on est encore loin de tirer les hypothères de recherche suffisamment structurées à partir de ce matériel etout le travail reste à faire en ce qui concerne son exploitation particulièrement.

· Beaucoup de points restent obscurs au sujet de la population internée, en particulier ses origines. Nous savons cependant que la particularité de Charenton fut de pouvoir choisir et sélectionner d'une certaine manière sa clientèle. Cela était dû à son statut " d'établissement national " n'appartenant pas à la catégorie des hôpitaux psychiatriques de la Seine comme c'était le cas de Villejuif, Ville-Evrard ou Maison Blanche, par exemple. Les malades répartis dans ces différents asiles, l'avaient été préalablement par un service central des admissions, alors que le recrutement était laissé au libre chois des médecins chefs et de la direction à Charenton, à l'exception de patients envoyés par le Ministère tels que des fonctionnaires rapatriés des colonies, ou des militaires, contrat ayant été passé entre l'établissement et le Ministère des Armées.

Un rapport annuel sur l'alcoolisme pour l'année 1957-58, adressé par H. BARUK au Ministre de la Santé Publique et de la Population, nous confirme ce fait :
" D'une façon générale l'alcoolisme ne joue pas un rôle considérable dans nos services étant donné le recrutement de nos services. La plupart des malades en effet, sont adressés personnellement soit par des médecins, soit par des hôpitaux. Ces malades viennent des régions les plus différentes de la France et parfois même de l'étranger. Il s'agit donc le plus souvent de malades choisis et ce fait nous explique le pourcentage relativement peu marqué d'alcooliques ".

La notoriété, les conceptions philosophiques et religieuses d'H. BARUK, avaient attiré auprès de lui, effectivement une population " choisie ", très particulière, de patients qui fuyaient la psychiatrie d'alors, les asiles où l'on pratiquait des méthodes de chocs, réputés agressives ; d'autres qui étaient rapatriés des anciennes colonies ; des rescapés des camps de concentration, ou qui avaient perdu pratiquement toute leur famille pendant l'holocauste. D'autres encore arrivaient du Maghreb, après les évènements d'Algérie et les troubles en Afrique du Nord, d'autres même de Jérusalem.
Et ces malades d'origine israélite pour beaucoup, nous en retrouverons encore certains, vingt-cinq ou trente ans plus tard, pour nous parler de la confiance qu'ils avaient accordé à " leur professeur BARUK ", à son humanité et à la compréhension qu'il pouvait avoir de leurs problèmes spécifiques. Nous avons ressenti combien la personnalité prestigieuse de ce médecin chef pouvait être encore entourée d'une auréole mythique pour d'aucuns qui nous ont affirmé " lui devoir la vie ".

Nous nous sommes interrogé également sur ce que le personnel soignant qui, lui, n'était pas forcément au fait des traditions religieuses juives, avait pu éprouver au contact d'un milieu " différent ", et au total, rares ont été les réactions antisémites : c'est bien plutôt une tolérance accrue aux difficultés de l'Autre qui s'est manifestée.

Evoquant les problèmes thérapeutiques auxquels sont confrontés les soignants à propos des anciens déportés, voici ce qu'écrit par exemple H. BARUK :

" On en peut traiter ces malades comme les autres. Ils sont au sens propre du mot des écorchés vifs. On ne peut leur imposer des efforts thérapeutiques. La seule hospitalisation peut provoquer la mort si on ne l'accompagne d'attentions soutenues et vigilantes. Il faut leur montrer une douceur inouïe, ne jamais les effrayer, agir comme s'il fallait les convaincre jour après jour que le monde n'est pas que cruauté et sauvagerie " (3)

C'est-à-dire aussi combien H. BARUK était exigeant sur les qualités humaines et relationnelles de ses infirmiers et infirmières : ceux-ci nous ont d'ailleurs rapporté l'intransigeante de leur ancien médecin chef s'il apprenait qu'on avait falsifié les propos d'un malade ou commis une injustice, si vénielle soit-elle à ses dépens. Cela nous indique qu'en un temps où n'était pas encore institutionnalisé l'enseignement de ce personnel, la pratique à laquelle il était renvoyé était tout autant formatrice.

· les locaux où vivaient les malades étaient naturellement vétustes, insuffisamment entretenus du fait de la situation budgétaire de la partie asilaire, jusqu'à l'époque du transfert de la Maison Maternelle au Vésinet en 1958. Il en résultait un encombrement certain et une organisation très peu fonctionnelle des conditions de soins et d'hôtellerie. Les chiffres donnés par J. P. GAUSSENS pour la période de la fin des années 1950, sont les suivants (4) :
- capacité d'hospitalisation : 1 080 lits
¨ un service d'hommes : 380 lits
¨ deux services de femmes : 420 lits et 280 lits,

Alors que ce deuxième service était établi au premier étage d'un bâtiment dont le rez-de-chaussée était réservé aux mères célibataires de la Maison Maternelle. Les infirmières témoins de cette époque, nous ont narré leurs souvenirs et leurs anecdotes tantôt humoristiques, tantôt tragiques qui fourmillent sur leurs conditions de travail d'alors ! …

Il faut cependant remarquer que l'établissement, de par sa restructuration architecturale de 1838 inspirée par ESQUIROL, était doté non pas d'immenses dortoirs comme on en trouve dans la majorité des hôpitaux, mais de quelques chambres individuelles et de dortoirs de six, douze, vingt ou vingt-cinq lits, ce qui pouvait être considéré comme assez raisonnable pour l'époque. Au niveau des archives de la Maison, nous voyons apparaître le 25 janvier 1965, une " enquête sur l'équipement psychiatrique dans le cadre du Ve plan " pour procéder à la rénovation de la structure d'hébergement hospitalier : sont ainsi notés, pour une population de 1 103 malades au 1er janvier 1965, 831 lits anciens à rénover, 250 lits l'ayant déjà été par l'établissement depuis 1949. Ceci prouve bien l'énormité de la tache à accomplir, puisqu'en ces débuts de la décennie 80, les travaux de rénovation sont toujours en cours !

Pour le service BARUK, par exemple, il existait un pavillon de gérontologie assez bien équipé au point de vue des locaux, mais par contre les difficultés de fonctionnement étaient particulièrement contraignantes dans l'un des pavillons, récupéré après 1958 à la Maison Maternelle, qui occupait deux niveaux (rez-de-chaussée et 1er étage) et où la même équipe réduite était responsable des soins et de la surveillance simultanément du bas et du haut.

Or, comme l'indiquent les tableaux n°3 et 4 l'après-guerre voit s'opérer une remontée du nombre des malades hospitalisées. A partir de 1959, le nombre des femmes hospitalisées en " placement volontaire ". Environ 80% de ces malades internés sont originaires du département de la Seine, aucun n'est assuré social et pratiquement toute la population de l'asile est prise en charge financièrement au compte des collectivités locales. Ce n'est qu'au courant des années 1960 que la couverture sociale se met en place par l'intermédiaire de la Sécurité Sociale. Les entrées sont presque équivalentes aux sorties jusqu'en 1959, puis la libération des locaux due aux départs de la section maternelle permet d'enregistrer une hausse très nette des admissions à partir de 1960, qui ne seront pas compensées par des sorties en nombre égal, laissant présager la " chronicisation " de malades à longs séjours.


Suite de la thèse


NOTES :

1 - H. BARUK : " Des hommes comme nous ". p. 312, op.cité,

2 - J.P. GASSENS : " Histoire institutionnelle de la Maison de Charenton " p.137, op.cité,

3 - H. BARUK : " Des hommes comme nous " p. 180-181, op.cité

4 - J. P. GAUSSENS : " Histoire institutionnelle de la Maison de Charenton " p. 138, op.cité