Les anecdotes fourmillent quant aux évènements qui ponctuèrent la vie de l'asile en cette période : cela va des inaugurations de monuments comme la statue d'ESQUIROL sculptée par TOUSSAIN en 1862, avec un discours du Docteur PARCHAPPE faisant l'apologie du modèle asilaire, aux différentes visites de notabilités ou de chefs d'Etat comme l'Impératrice Eugénie en 1866 ou Raymond POINCARE en 1913. Une seule anecdote va cependant retenir notre attention dans le cadre de notre étude, car elle a l'intérêt de montrer une fois de plus l'importance des préjugés que suscitent toujours la folie et les lieux où on la renferme : ainsi le Conseil Municipal de Charenton-Saint-Maurice réuni le 10 février 1842 adopte la proposition de rebaptiser la commune sous le nom de Saint-Maurice, avec l'argumentation suivante :
" la confusion résultant de la synonymie entre Charenton et Charenton-Saint-Maurice, l'avantage pour les familles dont un parent a le malheur d'être aliéné de ne plus voir dans les actes de l'état civil paraître le nom de Charenton, pour lequel elles ont généralement de la répugnance… le souvenir d'une maladie affligeante qui est défavorable aux alliances " (1)
Ceci n'a pas pourtant pas réussi à reléguer aux oubliettes l'expression populaire " bon pour Charenton ", et illustre mieux que tout autre exemple la pression de toute une société à exclure ses fous.
L'asile, lieu de ségrégation sociale, n'est pourtant par une institution morte, ni insensible au mouvement de l'histoire. C'est pourrait-on dire, métaphoriquement, une plage où viennent encore déferler les dernières vagues des remous historiques. La Révolution, la Déclaration des Droits de l'Homme, l'abolition des privilèges, nous venons de le voir, ont transformé la face de l'asile, et jusqu'à la promulgation de la Loi de 1838, une république, un empire et trois monarchies s'étaient succédés. SRAUSS remarque, à ce propos, que ces séquences évènementielles ne sont jamais sans retentissement sur les personnels administratifs et d'encadrement d'établissements comme Charenton :
" Les deux restaurations eurent leur répercussion à la Maison Impériale par les déplacements de Monsieur de COULMIERS ; les Cent jours, par son rappel à la direction. Le retour de Louis XVIII fut suivi, comme à son premier avènement de la nomination de Monsieur ROULHAC-DUMAUPAS " (2)
Et l'on peut en déduire que si la politique extérieure eut des conséquences sur la politique intérieure de l'établissement, la vie des malades en fut également tributaire.
Au plan diachronique, la Révolution de 1848, le rétablissement de l'Empire de 1852, la Guerre de 1870, la Commune, puis de nouveau la République et la Première Guerre Mondiale, sont autant d'évènements qui eurent des incidences sur la vie asilaire :
Ainsi, STRAUSS, indique qu'en 1870, la population de l'établissement s'éleva à 800 personnes, non compris les blessés militaires évacués à la suite du bombardement de Sainte Anne, et les 137 réfugiés qui habitaient les environs et qui avaient fui leurs demeures. Ceci provoqua d'importants problèmes de ravitaillement et ne fut pas sans répercussions sur le mode de " prise en charge " des malades à l'intérieur de l'hôpital :
" Les infirmiers appelés sous les drapeaux, les " fous " remplacèrent leurs gardiens près des pensionnaires plus atteints qu'eux, et l'empressement à s'acquitter de ce service était un spectacle à la fois touchant et admirable " (3)
On peut d'ailleurs se demander si des réflexions quant à la thérapeutique ne peuvent naître de ce type d'expériences vécues lors de situations d'urgence vitale où un monde de relations différent s'instaure simplement entre les gens.
La première Guerre Mondiale mit aussi l'établissement dans une situation très critique, puisque le 13 juillet 1920, le Ministre de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance Sociale arrêta le projet inspiré par le Professeur PINARD de supprimer la Maison Nationale de Charenton en la reconvertissant en Maison Maternelle, dont on peut citer la définition qu'en donnait le Professeur TRILLAT :
" Une Maison Maternelle est une institution où, sous la garantie du secret, sont hébergées des femmes saines en état de gestation, où elles peuvent accoucher, où elles demeurent après l'accouchement pendant tout le temps que dure l'allaitement maternel " (4)
En dépit des protestations nombreuses qui s'élevèrent, la transformation eut lieu, une circulaire fut envoyée aux familles leur enjoignant de retirer leurs malades. Les plus aisés les transférèrent dans d'autres lieux de soins et il ne resta sur place que les pensionnaires les plus démunis.
Il n'y eut donc plus de recrutement de malades et les subventions de l'Etat trop réduites associées à une baisse de la natalité aggravèrent le déficit global du budget de l'hôpital. Comble du paradoxe, la partie asile d'aliénés de l'établissement qui comptait au début du projet environ 800 malades mentaux n'eut plus alors aucune existence juridique, tandis que la section maternelle abritait une vingtaine de " femmes en allaitement ".
Un autre point d'histoire sur lequel, nous nous sommes penchée de par ses implications politiques et sociologiques fut la promulgation des lois sociales de la fin du XIX siècle : en 1864, le droit de grève ; en 1884, la Loi sur les syndicats ; en 1900, la Loi sur la durée du travail. Il nous a été donné (5) de consulter un cahier manuscrit daté de 1920, rapportant les comptes-rendus de procès verbaux de réunions, les démarches et revendications effectuées par les délégués syndicaux de la C.G.T. de l'établissement à cette époque. Il semblerait d'ailleurs, comme l'atteste ce précieux document, que la C.G.T. ait été alors le seul syndicat représenté à la Maison de Charenton, compte tenu du fait que la création de la C.G.T. au niveau national remonte à 1865, celle de la C.F.T.C. à 1919, et celle de la C.G.T.-F.O. à 1948. Remarquons également que la C.G.T. occupa très longtemps seule le terrain syndical dans l'établissement : ce n'est qu'en 1956, qu'apparaît la C.F.T.C., puis en 1964 la C.F.D.T. parallèlement à la scission nationale en C.F.T.C. et C.F.D.T., à cette même date ; enfin en 1968, le syndicat F.O. En 1982, trois syndicats y sont représentés : C.G.T., C.F.D.T. (qui a fait une importante remontée depuis 1976) et F.O.
C'est de 1905 que date la première application de la journée de huit heures, et du 13 juillet 1906, la Loi sur le repos hebdomadaire (une journée par semaine). Si l'on en juge par ce cahier du " Syndicat du Personnel, non gradé des Asiles Nationaux, 57 Grand-Rue, Saint-Maurice ", (il s'agit de l'intitulé des divers cachets qui parsèment ce manuscrit) de 1920 à 1925, furent traités :
- les problèmes de salaire : indemnités " de logement accordées au personnel marié ", indemnité de " vie chère ", indemnité de " nourriture pendant le congé annuel de 21 jours ", indemnité de résidence, votée dès 1919 et pas appliquée à l'époque.
- les problèmes de retraite : était abordée, par exemple, l'ouverture des droits aux anciens " serviteurs " qui avaient passé toute une vie au service de malades particuliers.
- l'application de la journée de 8 heures, qui n'était pas effective non plus à Charenton.
Il est amusant de rapporter les propos " bien sages " qui se tenaient à ce sujet dans les réunions syndicales :
" Séance du 19 août 1920 : le secrétaire énumère brièvement les avantages de la journée de huit heures et après avoir recommandé à tous de mettre la meilleure volonté possible dans l'accomplissement de son devoir, il se permet de faire quelques critiques sur ceux qui seraient tentés d'abuser de la liberté qui leur est accordée. Ces critiques ont été très approuvées par la grande majorité du personnel présent et nous espérons qu'elles porteront leur fruit… ".
Des délégations de personnel se rendirent auprès du Directeur en avril 1920 pour surseoir aux menaces de licenciement d'agents, qu'avaient provoqué le départ de nombreux pensionnaires, dû à l'ouverture de la Maison Maternelle. Cette démarche fut même suivie d'une rencontre directe avec le Ministre de l'Hygiène, qui, à son tour, vint visiter l'établissement le 22 juin 1920.
Comme on le voit, la vie syndicale du personnel à Charenton était animée, de secours étant bien attribués aux agents en difficultés, des subventions de solidarité accordées aux grévistes des mines du Nord, des Vosges ou du Havre, par exemple. On s'intéressait à la formation du personnel qui demandait la " reconnaissance du diplôme national d'infirmier ". On menaçait de grève la Direction pour obtenir satisfaction concernant, comme bien souvent, l'application de décrets votés des années auparavant ; ainsi dans une séance du 11 novembre 1924, on se réunissait " en vue d'étudier les simplifications à apporter au fonctionnement des rouages administratifs ainsi que les réformes à appliquer aux méthodes de travail ". On s'interrogeait sur les mesures à prendre pour venir en aide aux agents malades ou ayant subi des accidents de travail puisque la Sécurité Sociale n'existait pas et qu'il faudra attendre 1945, 1948 pour que la législation française en cette matière fasse l'objet d'une importante réforme.
Mais d'associations de malades, de prise en compte de leurs difficultés et de la défense de leurs intérêts, il n'en était jamais question, pourrait-on dire en manière de boutade, si ce n'est le recours aux plaintes directes au médecin-chef, au directeur ou au préfet par le canal hiérarchique et administratif, ou enfin aux témoignages écrits qui parvinrent à être publiés. (6)
L'Heritage Récent : 1920 - 1970
NOTES :
1 - M. G. RICHARD : " L'histoire oubliée de Charenton-Saint-Maurice ", Charenton, Renobleau, 1972 : p. 92
2 - STRAUSS : " La Maison Nationale de Charenton ", p. 167, op. cité.
3 - STRAUSS : " La Maison Nationale de Charenton ", p. 189, op. cité.
4 - TRILLAT in " Congrès International de protection de l'enfance ". Paris 1928, cité par GAUSSENS, p.126, op.cité.
5 - Grâce à l'amabilité de Monsieur G. BLANCHO, délégué syndical à l'hôpital de Charenton depuis 1959, qu'il soit ici vivement remercié pour sa collaboration.
6 - Comme cela fut le cas, après sa mort, des mémoires d'Hersilie ROUY : " Mémoires d'une aliénée ". Paris, P. OLLENDORFF - 1883 ; internée arbitrairement à Charenton et d'autres asiles, et que cite GAUSSENS, p. 112-115, op. cité.