- L’évolution de l’institution jusqu’en 1920
ESQUIROL ne verra pas la complète reconstruction de Charenton puisqu’il meurt le 13 Décembre 1840. Des travaux avaient déjà été effectués de 1824 à 1827, mais ce furent surtout des rénovations et des transformations d’anciens bâtiments. Il faut attendre le 30 Octobre 1838 pour que soit posée la première pierre du nouvel édifice dont nous pouvons encore nous faire une idée de l’aspect aujourd’hui.
L’architecte en fut GILBERT (Grand Prix de Rome en 1822), qui avait établi le projet en 1837 en s’inspirant du style néo-classique. On travailla à la reconstruction jusqu’en 1845, puis on se remit à l’œuvre en 1866, après une visite de l’Impératrice EUGENIE, et les nouvelles constructions se poursuivirent jusqu’en 1899. P. SEVESTRE en parle en ces termes 
“ dont toutes les constructions ont un but fonctionnel, réalisa à Charenton un monument rationaliste où le but de l’architecte est l’utilité, ouvrant avec le début du développement scientifique de la Médecine à l’Hôpital, la voie d’une nouvelle exploitation architecturale  ” (1)
Pour clore le débat sur le respect ou le no-respect des plans conçus par ESQUIROL à Charenton, nous nous permettons de citer dans son intégralité le paragraphe intitulé  “  modifications apportées au programme d’ESQUIROL  ” du “Général à Monsieur le Ministre de l’intérieur sur le service des aliénés en 1874  ” par les Inspecteurs Généraux du service, Messieurs les Docteurs CONSTANS, LUNIERS et DUMESNIL (2) 
“la reconstruction de Charenton, commencé en 1838, et dont ESQUIROL était alors médecin en chef, les idées du célèbre aliéniste furent réalisées sur bien des points, mais sur quelques autres, elles subirent d’importantes modifications. Les quartiers de classement, au lieu d’être isolés furent reliés entre eux de telle sorte que, l’une des ailes latérales devint commune à deux quartiers  ; et puis l’étage au-dessus du rez-de-chaussée qu’ESQUIROL n’avait pas admis dans son programme de 1818, devint un élément important dans la reconstruction de la maison de Charenton.  ”
“devons ajouter que le corps de bâtiment dit le “château  ”, construit en 1824, et le seul qui reste de l’ancien Charenton, reproduit en 1824, reproduit bien également la cour carrée d’ESQUIROL, mais avec cette importante modification, que les bâtiments qui entourent cette cour de trois côtés ont deux étages au dessus du rez-de-chaussée  ”
“Contiguité des quartiers de classement et élévation d’un ou deux étages au dessus du rez-de-chaussée, telles sont les deux premières modifications qui furent apportées aux idées d’ESQUIROL  ”
“Elles ne tardèrent pas à en subir une troisième non moins importante que les précédentes  le bâtiment en fer à cheval formant les trois côtés d’un quadrilatère fut remplacé par un pavillon construit sur l’un des côtés de la cour carrée, les trois autres côtés n’étant plus fermés dès lors que par des murs de clôture, des grilles ou des sauts de loup  ”
“Mais ces divers changements apportés à l’idée première du savant aliéniste ne furent introduits dans les nouveaux programmes que progressivement et en tâtonnant, pour ainsi dire, et l’un de ces changements même, la contiguïté des quartiers de classements, trouva d’ardents contradicteurs et ne fut pas généralement admise dans la pratique.  ”
Précisons que pour Messieurs CONSTANS, LUNIERS et DUMESNIL, ce “quartier de classement  ” qu’ils définissent comme 
“une partie d’un asile affectée à une ou plusieurs catégories d’aliénés, qui doivent y trouver tous les éléments d’habitation de jour et de nuit (…) “le caractère distinctif de l’asile d’aliénés, celui qui le différencie, d’un côté, des prisons et des dépôts de mendicité, où les malheureux insensés ont été trop longtemps séquestrés, et de l’autre, des hôpitaux ordinaires dont les dispositions ne se prêtent que très imparfaitement au traitement des maladies mentales  ” (3)
Si les plans initiaux d’ESQUIROL à Charenton furent respectés en grande partie, il n’en fut pas de même d’une manière générale au moment de la construction des nouveaux asiles  on pourrait dire qu’il y a eu distorsion entre la théorie, c'est-à-dire la période d’élaboration des projets vers 1820 et son application vers 1860, la plupart du temps à cause d’impératifs économiques et financiers. G. BOLLOTTE rapporte à ce propos une déclaration extraite des débats sur la loi de 1838, de Monsieur GOUPIL de PREFELN, datée du 3 avril 1837 
“….. les Etablissements fondés par l’Administration coûtent dix fois plus que les Etablissements fondés par les particuliers  ; et surtout quand il s’agit d’aliénés, il y a des Etablissements religieux qui sont régis d’une manière admirable et qui se contentent d’une pension modique, tandis que les Etablissements fondés par l’Administration entretiennent un état-major qui serait extrêmement onéreux pour tout le département.  ” (4)
Cela peut contribuer à expliquer le maintien de très nombreux établissements privés à côté du système asilaire, ce qui fait dire à CASTEL 
“le modèle asilaire conditionne ainsi à son tour une sorte de modèle idéal de malade relevant de la psychiatrie  indigent, exhibant de grands épisodes pathologiques spectaculaires, dangereux ou incurable. Tel va âtre le socle de la pratique aliéniste et, en somme son matériel privilégié.  ” alors qu’en ce qui concerne les maisons privées, il ajoute plus loin 
Mais comme c’est encore le cas aujourd’hui- certaines d’entre elles devaient accueillir un certain nombre d’aliénés de bonne famille, en leur évitant cet étiquetage. Et surtout, elles devaient drainer dans les classes fortunées une part de cette pathologie plus légère qui ne relève pas de l’aliénation au sens étroit défini par la loi de 1838  ” (5)
Cette argumentation procède, il est vrai d’une manière quelque peu réductrice, puisqu’il y avait trois ou quatre “ classes ” à l’asile public, dans la première les pensionnaires payant pension complète. Il reste cependant qu’on peut se poser la question des interactions ayant pu s’établir entre secteur public et secteur privé quant à la pratique aliéniste.
I.        5-1 Le mouvement de la population internée 
Il semble, d’après les recherches effectuées par J. P. GAUSSENS (6) dans les archives de la Maison de Charenton, considérablement accrues à partir de 1845 jusqu’à la Première Guerre Mondiale, avec une augmentation importante de la population des femmes. A titre d’exemple, quelques chiffre 
-        de 1866 à 1875  552 malades présents en moyenne quotidiennement, moitié hommes, moitié femmes
-        de 1876 à 1895  583 malades chaque jour en moyenne
-        de 1886 à 1895  606, avec en 1892 au 1er janvier  340 femmes présentes et 280 hommes.
La durée moyenne d’internement est assez longue  : en 1899, plus de 60% de la population était hospitalisée depuis 5 ans.
Cette croissance de la population internée allait de pair avec l’augmentation de la capacité d’hébergement de la Maison due à sa reconstruction avec un quartier d’hommes et un quartier de femmes, sans pour autant que la composition socioprofessionnelle de cette population soit notablement modifiée  on y retrouve une majorité de cadres de l’armée (7), de fonctionnaires, de commerçants, de professions libérales, de “propriétaires-rentiers  ”, ce qui a confirmé le profil “  bourgeois” du recrutement des malades, depuis l’origine de l’établissement.
Cette même progression constante dans l’augmentation de la population internée est non seulement, parallèle à la croissance démographique générale du pays, à l’urbanisation et à l’industrialisation accélérées tout au long du XIXe siècle, mais aussi à une centralisation exacerbée aboutissant au déséquilibre du rapport Paris- province, toujours d’actualité. Il est d’ailleurs curieux de constater qu’aujourd’hui comme alors, la moitié des malades mentaux de tous l’Hexagone se trouve répartie sur les institutions de la Région Parisienne, l’autre moitié sur celles de Province, ce qui n’a pas été sans d’importantes répercussions sur la production du savoir psychiatrique, comme le montre G. LANTERI-LAURA. (8)
Les lieux d’émergence de ce savoir sont alors essentiellement la Salpetrière, Bicêtre et Saint Anne (qui avait ouvert ses portes en 1867), donc principalement Paris, où se tiennent les assises des “Annales médico-psychologiques ” dont BAILLARGER est à la tête. On y rapporte les observations de malades provenant en grande partie des établissements parisiens où les patients internés vivent dans de meilleures conditions d’hébergement qu’en province.
En effet, à partir de 1844, on commence à désencombrer les services parisiens en envoyant les “  chroniques” dans les asiles de province qui n’offrent guère plus de garanties au plan de l’accueil comme en témoigne le “ Rapport ” de Messieurs CONSTANS, LUNIER et DUMESNIL 
“les asiles que l’insuffisance de leurs ressources et l’attrait d’un bénéfice poussent à faire des traités avec la Seine, il en est qui, ne tenant pas assez compte de l’espace dont ils peuvent disposer, entassent les aliénés dans des locaux trop petits. (…) Pendant nos inspections, nous recevons de nombreuses plaintes des aliénés de la Seine, que nous rencontrons sur tous les points, au sujet du lieu de leur transfèrement, au nord, quand ils sont originaires du midi ou au midi quand ils sont au nord  ”. (9) Ce qui laisse à penser 
Un double mouvement s’opère donc à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle pour des raisons pratiques de surencombrement comme nous venons de le voir, à la suite du décret du 25 mars 1852 sur la décentralisation administrative qui fait dépendre du Préfet la tutelle des asiles départementaux 
-        ainsi, on ouvre de grands établissements à la périphérie de Paris dans le département de la Seine, tels Ville-Evrard en 1868 et Vaucluse en 1869 (qui ne seront d’ailleurs rattachés à l’autorité des Préfets de la Seine et de la police, que par décret du 16 août 1874), et plus tard Villejuif en 1884, puis Maison Blanche.
-        on crée également des colonies familiales agricoles comme Dun-sur-Auron, Ainay-le-château où l’asile de Chezal Benoit dans le centre de la France. On se réfère alors à l’expérience de la colonie agricole de Gheel en Belgique, près d’Anvers, en pays flamand. ESQUIROL avait déjà lui-même fait un voyage en août 1821, à Gheel, en compagnie du Docteur F. VOISIN, et avait donné un avis très favorable quant au fonctionnement de ce village où, depuis le Moyen-Age, des fous vivaient en liberté chez des parents nourriciers (10). Non seulement la sécurité des habitants n’était pas plus menacée qu’ailleurs, ni “les bonnes mœurs  ”, mais au surplus il n’était pas nécessaire d’utiliser d’investissements coûteux pour faire vivre les aliénés (11).
En même temps, vers 1860, la loi de 1838 subit des attaques multiples émanant de la presse, voire des particuliers dénonçant des internements arbitraires. Ce mouvement de contestation, même s’il n’aboutit à aucune modification de la législation, les aliénistes faisant corps pour défendre leurs pouvoirs, va contribuer à réorganiser une réflexion sur les possibilités d’assistance différente aux malades et d’ouverture des asiles sur l’extérieur. Les uns oeuvreront dans la direction d’une médicalisation plus grande en créant des sections spéciales pour épileptiques (à Ville-Evrard en 1892 pour les hommes, à Maison-Blanche en 1910 pour les femmes) pour les fous criminels (à Villejuif en 1910 où s’ouvre le service Henri Colin). Les autres penseront “services libres  ” ou prophylaxie mentale comme le Docteur TOULOUSE, et plus près de nous “  sectorisation”. Edouard TOULOUSE mérite en effet d’être cité pour l’actualité de son propos (12) 
“  Mais l’asile exerce, par sa vie disciplinée et sans initiative, une influence néfaste sur la plupart des malades, en déprimant leur énergie morale. Déjà les aliénés présentent naturellement une diminution de la volonté et de l’actualité. Séquestrés, ils mènent une existence très douce, mais réglementée d’une façon étroite, et vivent en somme, dans des conditions absolument anti-sociales. Devenus convalescents, ils ne peuvent trouver, dans ce milieu artificiel, les incitations nécessaires pourrécupérer leur énergie, indispensable dans la lutte pour la vie qui les attend au dehors. Aussi, les vieux internés, même les plus lucides, deviennent incapables, après un certain temps, de reprendre leur existence passée. Ils sont des enfants en tutelle, qu’il faut constamment diriger et ils en arrivent à redouter la liberté, comme le convalescent d’une longue maladie craint l’air vif du dehors, lorsqu’il fait sa première promenade loin de sa chambre.  ”
NOTES 
1        - P. SEVESTRE  “de la Maison de Charenton  ”. p. 368, op. cité.
2        - CONSTANS, LUNIER et DUMESNIL  p. 110, op. cité
3        CONSTANS, LUNIER et DUMESNIL  p. 95 et 109, op. cité.
4        G. BOLLOTTE  “projets d’assistance aux malades mentaux sous la Restauration  ” in “médico-psychologiques  ”. Paris, t. I, 1966, p 383 à 401.
5        R. CASTEL  “’ordre psychiatrique  ” p. 258 et 261, op. cité.
6        J. P. GAUSSENS  “institutionnelle de la Maison de Charenton  ”, p. 107 et 108, op. cité
7        J. P. GAUSSENS  idem p. 49  “  il est à noter que l’envoi à Charenton de malades mentaux envoyés par les Ministères de la Guerre et de la Marine, pratique inaugurée au début du XIXe siècle, s’est pérennisé jusqu’à la mise en place de la politique de sectorisation en 1972  ”
8        Nous nous rapportons au séminaire de G. LANTERI-LAURA sur “institutions psychiatriques et la production du savoir  ”, déjà cité
9        CONSTANS, LUNIER et DUMESNIL  “sur le service des aliénés en 1874  ”, p. 483, op. cité.
10        ESQUIROL  “sur le village du Gheel (1822)  ”, p. 707 à 722 in “maladies mentales  ”, tome II, op. cité. Dans ces notes de voyage, ESQUIROL indique  “fous que l’on conduit à Gheel, sont généralement et depuis longtemps regardés comme incurables, ils ont ordinairement été traités. Autrefois, on venait chercher un miracle, aujourd’hui on demande un dernier asile pour les aliénés  ”, ceci à cause des vertus thaumaturges de la Sainte-Martyre du Village, Nymphna, qui, dès le 7ème siècle délivrait les possédés du démon
11        Voir R.CASTEL qui dans “’Ordre psychiatrique  ”(op.cité), montre les débats contradictoires suscités au sein de la fameuse Société médico-psychologique, en 1860, par Gheel  p.271 et suivantes.
12        Edouard TOULOUSE  “causes de la Folie prophylaxie et assistance  ”. Paris. Société d’éditions scientifiques, 1896. p. 368
Histoire évènementielle de l'institution pendant la période de 1838 - 1920 :