- Les infirmiers, nous
n’avons pas cessé jusqu’à présent d’en parler tant il est évident qu’il n’y
aurait pas d’institution dite soignante sans leur concours ; que d’autre
part, l’évolution et les mutations de cette même institution ne peuvent passer
que par celles de ses « agents ». C’est ce que nous venons d’analyser
à titre d’exemple, à travers les principes directeurs de trois médecins chefs
très différents, qui ont chacun à leur façon, instruit et formé leurs
personnels.
Il
nous faut cependant développer quelques points que nous avons laissés dans
l’ombre jusqu’ici, comme la question des origines, du recrutement et de
l’enseignement de ce personnel dans l’établissement :
Mais on nous a avancé la proportion de 60 %
d’infirmiers originaires de province au début des années 50, pourcentage qu’il
faudrait vérifier, ce que ne nous permet pas le traitement actuel des archives.
Une majorité de Bretons, de Vosgiens, de Jurassiens constituaient l’essentiel
de ce recrutement imputable aux difficultés du marché de l’emploi inhérentes à
ces régions rurales pauvres, et à un centralisme parisien qui prenait de plus
en plus d’ampleur. Certains secteurs économiques, connaissaient eux aussi des
vicissitudes en ces années d’après-guerre : il nous a été signalé que des
postiers, par exemple, s’étaient reconvertis en infirmiers psychiatriques, ou
d’anciennes ouvrières de la haute couture en infirmières.
Il est certain que l’espoir de trouver un emploi
stable et sûr dans la fonction publique attira vers l’hôpital bon nombre de
vocations nouvelles comme c’est aujourd’hui répétitivement le cas, dans le
contexte économique d’un chômage croissant. Des logements de fonction avaient
également été créés, favorisant pour une part non négligeable l’arrivée et la
fixation de ces personnels.
Une particularité de Charenton, à partir de 1958,
lors du transfert de la Maison Maternelle au Vésinet, c’est que furent
recrutées directement pour les services de psychiatrie « femmes »,
des infirmières qui avaient travaillé auparavant à la maternité ou auprès des
services de puériculture de l’établissement. Cela leur conférait une vision
beaucoup plus « médicalisée » du travail en psychiatrie, des exigences
de scientificité, d’efficacité, d’hygiène, des soins que n’avaient pas
forcément les autres collègues, entraînées parfois au gardiennage des patients.
L’adaptation de ces infirmières à ce mode de
fonctionnement différent de celui qu’elles avaient connu à la Maison Maternelle
ne se fit pas toujours aisément et il est intéressant de constater que ces
anciennes, qui sont devenues les cadres des services bien souvent, ont conservé
une grande nostalgie de cette période où elles faisaient, disent-elles, de la
« vraie médecine » !
Cela signifiait, comme nous l’ont dit « les
anciens » que passé le premier mouvement de recul, les premières angoisses
nées de la confrontation avec la folie et son agitation d’alors, après ce
« baptême de feu », selon la description colorée d’un surveillant, le
nouvel arrivant dont il fallait se méfier. L’inquiétude régnait et du côté des
malades et du côté des infirmiers : il fallait rester sur ses gardes, on
ne savait pas quelles pouvaient être les réactions de l’autre, ni d’où
viendrait le danger, à l’image d’un univers animal et sauvage. Le premier
« instrument » de travail qu’on remettait rituellement au nouvel
initié était le trousseau de clefs qui était traditionnellement passé dans le
cordon de ceinture du tablier. Certains portaient même les clefs retenues par
des chaînes, ce qui ajoutait au carcéral de l’internement. « Tout était
sous clefs, les portes bien entendu, mais aussi toutes les armoires et tout le
matériel », s’accordent à dire à l’unanimité les anciens qui retiennent de
leur premier contact avec l’asile un sentiment inquiétant de peut et de
claustration.
A partir de cette formation essentiellement pratique
sur le terrain, liée très fortement à la rencontre d’une personnalité
singulière, celle de l’infirmier, avec l’institution asilaire, lieu de vie des
autres infirmiers, des malades et des médecins, un glissement en plusieurs
étapes va s’effectuer : l’enseignement va prendre une forme beaucoup plus
théorique et passer progressivement du contrôle des médecins à celui des
infirmiers :
-
en 1955, par arrêté du
28 juillet, est défini un plan (1) de « formation professionnelle du
personnel soignant » s’étalant sur deux ans, comportant un programme de
cours sans références horaires. Ainsi chaque établissement devait organiser à
sa guise :
o
15 leçons sur des
« notions générales d’anatomie et physiologie »,
o
15 leçons sur des
« notions élémentaires d’hygiène »,
o
40 leçons sur les
« soins aux malades mentaux » où apparaissent une leçon sur la
« conception médico-sociale actuelle du malade mental et de l’hôpital
psychiatrique. Hospitalisation du malade mental. Buts. Avantages,
limites » ; et une autre intitulée « au-delà de
l’hospitalisation, postcure et formules d’assistance extrahospitalières,
placements familiaux, colonie etc.… » indiquant en 1955, la tentative
d’intégrer quelques idées nouvelles de thérapeutiques dans l’enseignement aux
infirmiers.
o
25 leçons sur les
« soins généraux »,
o
10 leçons enfin sur
« l’administration », portant aussi bien, sur le statut juridique des
malades mentaux que celui du personnel infirmier, l’établissement du pécule,
les inventaires de matériel, ou le service de la lingerie et celui de la
cuisine.
L’arrêté stipule que : « les cours sont
professés par les médecins directeurs, ou directeurs, les médecins chefs, les
pharmaciens, les secrétaires de direction, dans la limite de leurs compétences
respectives. Les responsables des cours s’assurent, d’autre part, les
collaborations nécessaires pour les exercices pratiques et les discussions.
Certains cours peuvent (2) également être confiés à des infirmières
directrices ou monitrices d’écoles d’infirmières. Dans chaque établissement, l’un
des médecins (2) est chargé par ses collègues de la fonction de directeur
technique de l’enseignement » (article
3 du chapitre 1er, concernant l’organisation générale de cet
enseignement).
Il est clair que les médecins sont alors seuls
habilités à organiser et dispenser leurs conceptions théoriques aux élèves
infirmiers ;à la rigueur quelques infirmiers peuvent collaborer à cette
entreprise, mais dans les faits, ils ne joueront que le rôle modeste de
répétiteurs de l’enseignement théorique médical. Il s’ensuit que des
distorsions s’introduiront au plan national dans le contenu même de cet
enseignement, chaque établissement s’organisant d’une façon autonome, bien
souvent les internes se répartissant les cours sans pouvoir tenir compte des
critères pédagogiques de niveau d’apprentissage des élèves. On peut aller
jusqu’à dire que les infirmiers ne sont encore que des figurants dans leur
propre formation et qu’ils sont bien obligés d’entériner cette situation de
totale dépendance au pouvoir et à la science médicale puisqu’ils ne possèdent
pas encore leur cadre ni leur statut d’enseignants. Non seulement ce savoir
qu’on leur dispense n’est pas vraiment adapté à ce qu’ils vivent sur le
terrain ; mais à la fois on leur demande de travailler dans les services
comme s’ils étaient déjà formés, et d’autre part ils s’instruisent très
fragmentairement en dehors de leur temps de travail, puisqu’ils ont deux cours
par semaine environ souvent sur leur temps de repos, de jours fériés, de
vacances.
- il faudra l’arrêté du 16 février 1973 pour que
soit réformé le plan de formation des infirmiers de 1955 par un
« programme d’études préparatoires au diplôme d’infirmier et d’infirmière
de secteur psychiatrique », tenant compte précisément de la nouvelle
orientation de l’hôpital psychiatrique avec la mise ne place de la politique de
secteur. C’est alors seulement que l’enseignement n’est plus comptabilisé et
réparti en cours mais en heures de formation dans le but d’homogénéiser le
programme pour tous les établissements. On passe ainsi de 120 cours à
1 580 heures d’études, s’étalant sur 28 mois, comprenant un enseignement
théorique, pratique et des stages, dispensé entièrement sur le temps de travail
des élèves.
En 1970 est crée un cadre de moniteurs de formation
du personnel infirmier, ce qui permet de détacher un corps d’enseignants
infirmiers donc plus près des problèmes spécifiques du personnel soignant et
capables d’aborder le dialogue avec la direction technique de l’enseignement.
Des dispositions transitoires sont prises pour
faciliter l’application des nouveaux horaires dans leur intégralité car les
élèves ont à présent un statut à part entière qui n’autorise plus à les compter
dans l’effectif des infirmiers diplômés. D’autre part, sur recommandation
ministérielle, la direction technique doit continuer, dans une première phase
et temporairement, à être assurée par le corps médical. A partir de 1974
cependant, il est remarquable qu’à l’hôpital (devenu depuis le 1er
janvier 1974 « Hôpital ESQUIROL de Saint-Maurice »), la direction
technique de l’enseignement est confiée à un moniteur infirmier en accord avec
le médecin qui occupait précédemment ces fonctions. Ce fut, aux dires des
intéressés, un pas franchi dans la concertation et le signe d’une prise en
compte nouvelle du corps infirmier de la part de la direction administrative
comme des médecins de l’établissement.
-
l’arrêté de 1973
relatif à la formation professionnelle du personnel soignant de secteur
psychiatrique sera modifié par trois fois en 1979 puis encore le 20 mai 1980,
portant à 33 mois le programme des études, soit 4 640 heures
d’enseignement représentant :
o
. 1 376 heures
théoriques,
o
. 2 360 heures de
pratique (stages et expériences diverses),
o
504 heures de travaux
dirigés et d’éducation physique et sportive (cf. Art. V, sur les
caractéristiques de la formation),
Il nous parait intéressant de citer intégralement
l’article II de la présentation du programme de formation intitulé
« conception de soins », car il montre bien l’évolution voire la
révolution théorique qu’ont vécu les infirmiers en pratiquement 25 ans :
« Les soins infirmiers se définissent selon
deux niveaux » :
o Les soins infirmiers de base ou fondamentaux c'est-à-dire l’activité de l’infirmier
correspondant :
-
à l’hygiène et aux
soins,
-
au confort général,
-
et aux besoins
élémentaires de communication verbale ou non verbale des personnes malades,
quelque soit l’affection dont elles souffrent, notamment dans les domaines de
la motricité, de la respiration, du sommeil, de l’alimentation, de la
protection conte les dangers du milieu.
o Les soins infirmiers spécialisés : Le soin infirmier s’inscrit dans un projet
qui nécessite une réflexion et une analyse fondées sur l’observation et la
relation au malade.
De nombreux rôles différents sont demandés à
l’infirmier de secteur psychiatrique suivant les lieux institutionnels ou non,
l’âge et la pathologie, le degré d’urgence.
La caractéristique des soins infirmiers réside dans
la présence permanente du service infirmier, le rendant disponible à la demande
des malades à tous les moments de la vie quotidienne.
Il est ainsi amené à agir à la fois, vis-à-vis du
milieu du malade et dans la relation individuelle. De même jouera-t-il
consciemment ou non un rôle ou encore, sera-t-il ressenti comme tel par ceux
qui feront appel à lui sous ses divers aspects : animation, éducation,
information, conseil.
L’autre rôle fondamental est celui de thérapeute au
plan somatique et psychologique ; pour tenir au mieux ce rôle, il sera
nécessaire de percevoir la dimension des phénomènes inconscients mobilisés dans
une relation à caractère thérapeutique individuelle ou de groupe, en impliquant
outre les malades, les divers membres du groupe de soignants ».
Il s’agit là de concepts radicalement novateurs en
matière de soins infirmiers aux malades mentaux, prévu par le Ministère,
impliquant bien plus qu’une « participation thérapeutique » du
personnel soignant : un « rôle fondamental », à part entière de
« thérapeute au plan somatique et psychologique ». Cela n’ira
d’ailleurs pas sans soulever d’anathèmes de la part des médecins comme des
anciens infirmiers en place : il sera question de partager l’acte thérapeutique,
conçu trop souvent comme « chasse gardée », mais aussi de maintenir
les élèves dans un leurre théorique par rapport à ce qui les attendra dans leur
pratique asilaire, accroissant le fossé entre leurs espoirs et la réalité,
engendrant plus d’un conflit, plus d’un quiproquo….
Les autres novations, qui sont introduites avec
l’arrêté de 1973 modifié en 1979, concernent la composition du conseil
technique de l’enseignement où siègent à parité, outre le directeur de
l’établissement et deux médecins, un enseignant du centre de formation, deux
moniteurs élus, un infirmier surveillant, un infirmier de secteur psychiatrique
en exercice, un directeur d’école préparant au diplôme d’Etat d’infirmier. De
surcroît, assistent aux réunions trois représentants des élèves élus à raison
d’un élève par promotion. Enfin, à coté des matières telles que
l’anatomophysiologie, la pathologie médicale, chirurgicale et psychiatrique, la
pharmacie dont l’enseignement magistral est assuré par des médecins ou des
pharmaciens, les « moniteurs et monitrices participent à l’enseignement
théorique et pratique, à la formation professionnelle et sont responsables du
travail des élèves » (cf. Art. 5 Arrêté du 20 mai 1980). Que l’on
songe au chemin parcouru ! La direction du centre de formation n’est plus
une fonction, mais devient un poste qui est budgétisé, le « centre de
formation » entraînant la création d’un nouveau service dans l’hôpital.
Reste le problème non encore résolu de l’équivalence
du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique avec le diplôme d’Etat
d’infirmier qui demeure comme une sorte de « blessure narcissique »
au cœur des praticiens de la psychiatrie. Certes la spécificité de ce domaine
de soins est entendue, mais plane encore au-dessus la grande ombre ségrégative
de l’univers asilaire.
NOTES :