Le personnel médical : était et est toujours essentiellement constitué par le médecin chef de service, « son » ou ses médecins assistants et enfin « ses » internes qui eux, sont encore des médecins spécialistes en formation. L’adjectif possessif sur lequel nous mettons l’accent qualifie bien la situation que vivaient ces quelques médecins dans l’entourage du médecin chef.
Ainsi à Charenton qui bénéficiait de prérogatives particulières de par son statut d’établissement national comme celle de choisir les malades ainsi que nous l’avons déjà montré, les médecins chefs pouvaient également choisir les internes, comme ils le désiraient. Ceux-ci au nombre de trois par service, avaient la possibilité de rester en fonction de nombreuses années, perfectionnant leur pratique et jouissant d’un enseignement de grande qualité au contact direct de leur « patron », selon le terme familier en usage. Référons-nous d’ailleurs à ce qui se passe encore dans quelques asiles de province où les internes effectuent un internat au long cours, vivant parfois complètement dans l’établissement.
La contre partie de cet état de fait, c’était la grande dépendance qui unissait ces médecins étudiants au médecin-chef, et qui posait problème quand survenaient des divergences de conduite thérapeutique à propos d’un même patient.
Il est bien certain que ce type de conflit est assez courant, aujourd’hui encore ; mais il se règle alors ou par la concertation, ou par la décision finale du médecin-chef, ou encore par un conflit ouvert dans les plus mauvais cas se terminant six mois ou un an plus tard quand le stage de l’interne prend fin. Les relations pouvaient donc être plus confuses lorsqu’elles s’inscrivaient dans un rapport de subordination au bon vouloir de celui qui détenait savoir, pouvoir et tutelle.
C’étaient surtout les épisodes d’agitation aigue de malades psychotiques « difficiles » qui constituaient le révélateur et le symptôme flagrant de ce système de fonctionnement ambiguë de l’institution, tant la communication entre des individus séparés constamment par des barrières hiérarchiques était malaisée. Le même exemple nous a souvent été relaté, par d’anciens infirmiers du service du Professeur BARUK, où dans des cas d’agitation importante, celui-ci préconisait une approche relationnelle du malade, pour éviter l’utilisation de neuroleptiques incisifs à haute dose, alors que la réalité du contexte hospitalier, la pénurie en personnel dont les conditions de travail étaient fort périlleuses, amenait l’interne à prescrire ces drogues avec la plus grande discrétion mais aussi la plus grande efficacité au grand soulagement des infirmiers présents.
Les états d’agitation faisaient régner l’insécurité et la terreur parmi les soignés et les soignants, enclenchant par voie de conséquence des réactions coercitives de la part des infirmiers, selon le schéma classique : « agresser pour ne pas être agressé », puisque les moyens de lutte contre la violence étaient frustres et limités (bains, contention par la camisole de force, etc.) Que beaucoup contestent l’usage de psychotropes, qu’ils dénoncent la « camisole chimique », ou qu’ils mettent en doute son utilité, toutes questions pertinentes comme le pensait d’ailleurs H. BARUK, il n’est pas un infirmier ayant vécu l’introduction de ces produits dans la thérapeutique hospitalière qui ne nous ait affirmé qu’ils avaient contribué à transformer le visage de l’asile. Mais c’est aussi la façon d’envisager et de traiter dans son ensemble la pathologie mentale qui s’est modifiée par l’introduction du concept de « socio-thérapie » avec l’idée que la vie communautaire intra-hospitalière peut se calquer sur la vie de la société prise dans sa globalité, régie par les mêmes lois.
En juin 1986, tout un numéro de « l’Information psychiatrique » était ainsi consacrée aux « controverses autour de l’attitude rétributive en psychiatrie hospitalière » (1) abordant le problème de la « punition » ou bien de la « sanction » du médecin à propos de la violence et de l’agressivité qui circulent constamment dans l’hôpital psychiatrique. Parmi les signataires des différents articles, on trouvait les noms de G. DAUMEZON qui affirmait « le médecin ne peut punir », de L. BONNAFE qui dénonçait la confusion « traitement – rééducation » s’attachant à « l’extirpation des structures oppressives dans l’HP » et à « favoriser un climat psychothérapeutique », ou de G. DESHAIES qui concluait : « Notre but : sortir de l’enclave hospitalière, implique une réadaptation à la Société telle qu’elle est. Or la structure actuelle de la Société exige des conduites et des relations inter individuelles valorisées et sanctionnées (…) C’est par rapport à cette société, nécessairement prise comme système de référence que nous devons tenter la réadaptation de nos malades. Voilà notre tâche, dans notre hôpital, hic et nunc et non pas de réformer nos malades pour quelque idéale société future…, ce qui achèverait de les désadapter dans le monde présent ».
Le problème était et demeure
complexe, il est toujours loin d’être résolu, et il témoigne particulièrement
bien du fossé qui sépare parfois la théorie de la pratique : ainsi des
psychiatres comme H. BARUK ou G. DAUMEZON, dont les orientations doctrinales,
pouvaient être très différentes, se rejoignaient sur le principe même de la
toxicité des attitudes répressives vis-à-vis du malade, alors que la pratique
quotidienne de la réalité asilaire démentait ces positions, qui ne pourraient
devenir effectives qu’avec l’amélioration des soignant et des patients. V.
BERTRAND, dans la même revue ajoutait : « C’est sur la formation
du personnel dans le sens d’une meilleure aptitude psychiatrique qu’il faudra
se pencher sans jamais se lasser ».
Pour illustrer ce propos, nous envisageons trois types de démarches médicales qui avaient au moins en commun la visée d’une meilleure prise en charge thérapeutique du malade, et qui, chacune de façon radicalement originale, aboutirent à donner à Charenton son visage contemporain :
· Les idées d’H. BARUK en matière thérapeutique reposaient sur les rapport entre médecine et justice : le psychiatre de par ses décisions concernant l’internement ou non des malades, prend des responsabilités qui peuvent mettre en cause la liberté individuelle ; de ce fait, il doit se faire un devoir de respecter la tradition éthique du corps médicale, à savoir s’ériger en défenseur du malade, en disant ce qu’il a à dire avec la plus grande fermeté tout en s’appuyant sur des examens bien faits. Les aliénés ne sont donc pas des coupables qu’il faut punir, ils sont au contraire des malades qui ont droit à toute la sollicitude que l’on doit à l’humanité souffrante. Cela implique en conséquence la lutte contre les internements arbitraires et au plan de la pratique « l’examen des témoignages par la méthode des enquêtes » ; cela implique encore, au niveau philosophique et psychologique, que chez tout être humain, malade ou pas, existe un jugement profond qui est le sens du bien et du mal. H. BARUK le définit de cette façon : « Il n’est donc pas question d’une censure sociale mais d’une force d’une toute autre nature. Elle est en nous et elle tient sa place sans faiblesse, indépendante de tous les pouvoirs qui s’entrelacent autour de nous. Cette force ne dispose d’aucun moyen de coercition apparent. Elle s’impose d’elle-même et nous sommes obligés de lui obéir. Certes il est loisible à chacun de la méconnaître et de la violer. Il se révèle qu’elle est irrépressible, indestructible, et qu’elle réapparaît chez des êtres se croyant définitivement affranchis. Cette force, c’est la conscience morale ». (2)
H. BARUK appliqua ces présupposés avec la plus grande rigueur dans son service à Charenton, examinant le bien-fondé des mesures d’internement des malades, faisant comparaître dans son bureau soignés et soignants s’il y avait conflit, attentif au plaignant et à ses doléances, se faisant toujours l’ardent avocat des malades en toutes circonstances. Ce qui obligeait le personnel à la plus grande des vigilances dans ses gestes et ses propos.
Il utilisa également à des fins de diagnostic le concept religieux de justice, désigné en hébreu par le mot « tsedek » qui associe la notion de justice à un sentiment d’humanité et de charité : avec Melle RIBIERE et le Docteur BACHER, il mit au point le test du même nom (3), test de comportant quinze items destinés à mettre en évidence la présence ou l’absence de jugement moral de la personnalité testée, l’indifférence morale étant selon lui un des meilleurs critères de dépistage de la schizophrénie.
Partisan convaincu du traitement moral par l’application de cette « psychothérapie hébraïque », (selon le terme qu’il nous a lui-même livré en entretien) fondée sur les notions que nous avons précédemment développés, H. BARUK ne prescrivit jamais ni électrochocs ni insulinothérapie dans son service, alors que ces collègues de l’établissement les avaient intégrées dans leurs techniques thérapeutiques au même titre que les méthodes chimiothérapiques ou psychothérapiques. Il entendit aussi proposer des activités intellectuelles et manuelles à ses malades, car : « pour rendre son esprit à un homme l’une des meilleures méthodes est de le remplir et de lui donner ainsi un but dans la vie » (4) C’est pourquoi, il fit venir à Charenton des enseignants détachés du Ministère de l’Education Nationale qui donnèrent toutes sortes de cours : gymnastique, danse, anglais, littérature avec projection de diapositives, chant, musique, géographie, etc.… Il nous faut mentionner ici le témoignage d’une ancienne infirmière devenue ergothérapeute en psychiatrie (5). Elle y décrit l’atmosphère de l’atelier de femmes en 1959 :
« Notre atelier en 1959
est un grand séjour fraîchement repeint, l’ambiance est agréable avec la radio
et les plantes vertes. On tricote, brode, coud, repasse. Parfois on écoute des
disques. On y goûte de petits gâteaux et d’un café servi dans de jolies tasses
« qui cassent » - à cette époque, c’est un luxe, dans les services,
c’est encore la vaisselle de fer ou de plastique ».
Un four à flamber pour la porcelaine et les faïences est offert au service par un ami d’H. BARUK, une malade artiste peintre initie les autres patients au dessein et à la peinture. Le but thérapeutique poursuivi est à la fois occupationnel et réadaptatif permettant aux malades une reprise de leur activité passé et un contact avec les autres à travers le geste. N’intervient aucun considération de rentabilité, mais au contraire la possibilité de décorer et d’égayer le lieu de vie communautaire qu’est l’asile.
H. BARUK, enfin, s’était donné pour objectif de former son personnel. Il nous a d’ailleurs confié : « Le chef de service doit soigner ses malades et instruire son personnel par l’exemple. Il doit être toujours sur la brèche, infatigable et modeste ».(6)
Tous les jours, il visitait son service accompagné de tous ses internes, des stagiaires étrangers que sa réputation attirait des quatre coins du monde, de son surveillant général, de la secrétaire médicale. C’était la « visite du patron », sorte de rite initiatique, destiné à enseigner ses collaborateurs. Il faut noter ici un point d’importance : jusqu’en 1969, le concours de l’internat des hôpitaux psychiatriques s’appelait « internat de neuropsychiatrie » et n’y figurait aucune question de psychiatrie ; on comprend donc le souci d’H. BARUK de compléter cette formation dans la pratique. Il écrit :
« Dans le système qui se développe aujourd’hui, le chef de service vient passer la visite, laissant sur place ses élèves. La méthode est mauvaise. Etudiants et internes manquent de l’expérience suffisante pour créer avec les malades des relations très denses et très intenses qui sont indispensables » (7)
L’heure n’était pas encore à la participation active des infirmiers dans la thérapeutique décidée par le médecin. Seul le surveillant, supérieur hiérarchique, était directement concerné pour veiller à l’exécution du traitement ordonné, et il était courant que lors de la fameuse « visite », les infirmières de la base, effarouchées par tout ce cortège, se réfugient dans le ménage du pavillon ! …
Au total, on peut dire qu’au niveau médical, les décisions étaient entièrement prises par le médecin chef, à qui, par principe et par choix, les internes étaient acquis. La tradition didactique médicale était respectée : le maître instruisait ses élèves et leur transmettrait un savoir qui n’était pas encore contesté comme il le sera quelques années plus tard par les exécutants et même les malades au plus fort de la vague anti psychiatrique. « L’ordre et la propreté régnaient dans les services, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui… », comme le disait avec humour une surveillante actuelle, mais les distances étaient grandes entre ceux qui « savaient » et les autres.
Et cependant, malgré tous les obstacles, H. BARUK, avait réussi à inculquer à l’ensemble de son personnel le respect de la pathologie et de la parole du malade.
· Gabriel DESHAIES prend ses fonctions de médecin chef dans l’établissement en 1953, à la tête du service des femmes, succédant au Docteur DADAY. Il va réussir à implanter de nouvelles thérapeutiques qui vont ouvrir une brèche véritable dans cet univers totalement acquis jusqu’alors aux conceptions « barukiennes ».
Il ne manquera ni de courage ni de persévérance pour le faire, puisqu’aux yeux de son influent confrère le Professeur BARUK, il symbolise l’ennemi à abattre quand il va introduire à Charenton tout à la fois les chocs insuliniques, la sismothérapie, les neuroleptiques, voire la psychanalyse. Le combat restera heureusement fort courtois, chacun des protagonistes évitant le prosélytisme et respectant le territoire de l’autre, à savoir chacun son service et son équipe. Pour l’anecdote, cela n’empêchera pas H. BARUK de faire parfois appel aux services techniques de G. DESHAIES (9) quand ses principes et son orgueil lui interdiront de recourir aux électrochocs alors que l’urgence thérapeutique lui commandera le contraire…
G. DESHAIES a exercé vingt-sept ans (de 1953 à 1980) à Charenton au poste de médecin chef, ouvrant la voie à la « modernité » psychiatrique dans cet établissement qui essayait de survivre, faisant preuve de la plus grande des modesties et d’une rigueur dans son travail qui forcent l’admiration aujourd’hui encore.
Son champ d’activité s’est orienté dans deux directions étroitement intriquées :
- l’activité clinique et thérapeutique,
- l’activité enseignante.
Il nous a confié que sa formation fut à la fois philosophique et médicale. Licencié en philosophie, il fréquente Sainte-Anne avant d’être interne, suit les présentations de GUIRAUD, de DUMAS, d’OMBREDANE, fait un stage à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt. Il est le dernier interne de CLAUDE, il devient chef de clinique de HEUYER et de DELAY, ce qui lui permet ainsi qu’acquérir un savoir clinique et psychopharmacologique particulièrement étoffé qu’il se donnera pour mission de transmettre par la suite à ses élèves.
Selon ses propos, la psychiatrie reste centrée sur la médecine et la biologie, la somatique et le psychologique entretenant entre eux d’étroites liaisons. Il dit avoir une vue « monistique » sur la psychiatrie, la traitant dans son ensemble mais aussi dans sa spécificité, partant d’une conception globale de l’existence humaine, ne cachant donc pas ses sources, que nous avons mentionnées plus haut. Il attache une grande importance à la personnalité du sujet, n’en négligeant ni les aspects biologiques ni sociologiques, ce qui l’autorisera à utiliser un éventail thérapeutique élargi. Pour lui par exemple, la psychothérapie n’est pas purement d’essence analytique, car sans renier toute valeur à la psychanalyse, il considère qu’elle ne peut s’appliquer qu’à des cas particuliers.
C’est donc dans cette perspective conceptuelle que G. DESHAIES entreprend son mandat à Charenton, dans un service de malades femmes où le personnel est par conséquent exclusivement féminin.
· Le recrutement de ces malades mérite que l’on s’y intéresse de plus près : outre la clientèle de fondation, dont nous avons largement fait état (clientèle choisie, d’un certain niveau socio culturel), arrive une nouvelle clientèle dans le service de G. DESHAIES qui amorce l’ébauche d’une première « sectorisation ».
C’est l’époque où se mettent en
place des réflexions sur l’assistance psychiatrique aux malades mentaux
« dans » et « hors » de l’asile, déjà formulées au cours
des « journées psychiatriques » de 1945, ainsi que l’observe H.
MIGNOT (10) : « Au long de l’histoire un certain nombre
d’exigences s’étaient les unes après les autres imposées : diversité
nécessaire des formations de soins et d’assistance, caractère indispensable
d’une action prophylactique et d’une postcure, extension dans la société du
champ de la psychiatrie, primauté, enfin, d’une prise en charge
psychothérapique dont la continuité est impérative. C’est en tendant de
résoudre les difficultés nées d’exigences à première vue difficiles à concilier
que s’est peu à peu dégagée la conception du « secteur ».
H. MIGNOT poursuit : « Les pionniers n’attendirent pas des textes pour tenter de réaliser, avec les moyens du bord, leur aspirations théoriques : DAUMEZON, en 1952, proposait dans son rapport annuel, que chaque service de la Seine, reçoive les malades d’un service de recrutement, de façon à faciliter le travail social et l’organisation de la post-cure. L’année suivante, sur rapport de DUCHENE et de DAUMEZON, le principe de cette répartition « par aire géographique et démographique à la mesure d’une équipe médico-sociale » était retenu par la Commission de l’O.P.H.S. (Office Public d’Hygiène Sociale) et le travail de secteur s’amorçait » (11)
Cet office public d’hygiène sociale (O.P.H.S.) créé en 1936, intègre l’hygiène mentale et organise de façon systématique en région parisienne, dès 1937, un réseau de consultations d’enfants déficients mentaux qui va permettre la mise en place effective de dispensaires d’hygiène mentale également pour malades mentaux adultes. (12) Un certain nombre d’arrondissements de Paris sont ainsi pourvus de dispensaires très souvent polyvalents, où se succèdent des consultations anti tuberculeuse, de vénérologie comme de malades mentaux. Si ces patients ont besoin d’être hospitalisés, ils peuvent l’être dans les hôpitaux psychiatriques de la Seine où certains médecins chefs se sont mis d’accord avec la Préfecture et le Service des Admissions de Sainte-Anne pour les y accueillir.
G. DESHAIES, à Charenton, adhère donc à ce courant psychiatrique prophylactique et thérapeutique qui tente d’organiser la post cure des malades avec les moyens du bord, c’est-à-dire pratiquement sans aucune infrastructure. S’ébauche de la sorte un recrutement « sectorisé » de malades femmes dans son service, puisque la mixité n’est pas encore à l’ordre du jour dans l’institution. Cette sectorisation unisexuée recouvre une aire géographique extrêmement étendue : 11ème, 12ème arrondissements de Paris, Val-de-Marne (Charenton, Saint-Maurice, Alfortville, Maisons-Alfort, Créteil, Bonneuil). Sur cette aire sont implantés deux dispensaires : l’un rue de Lamblardie dans le 12ème arrondissement, l’autre rue Pasteur à Maisons-Alfort qui sera remplacé plus tard par un dispensaire à Charenton.
Les conditions d’exercice tant intra qu’extra hospitalières étaient plus qu’inconfortables. Dans son service, à titre d’exemple pour l’année 1955, étaient internées plus de 400 patientes, et G. DESHAIES y travaillait alors avec un seul interne, sans médecin assistant, ni secrétaire, ni assistante sociale. D’où une façon de faire la psychiatrie radicalement différente de celle que l’on conçoit actuellement, l’obligation étant de parer au plus urgent sans possibilité de reconsidérer les cas des malades stabilisés depuis longtemps et qui avaient glissé vers l’oubli et la chronicité. Le dispensaire était presque mieux loti en ce qui concerne le personnel, puisque riche d’une secrétaire et d’une assistante sociale… quand bien même la cuisine avait été transformée en bureau !
Une activité de secteur, propre au service de G. DESHAIES se met ainsi en place, activité non négligeable même si elle reste unisexuée et qu’elle n’a pas le caractère systématique et de portée générale que lui confèrera la circulaire du 15 mars 1960. Elle a d’autant plus d’importance dans l’histoire de l’établissement que c’est sur ce modèle géographique de « sectorisation » que s’organisera le découpage des secteurs rattachés à l’hôpital, à partir de 1972. On pourra d’ailleurs trouver contestable que l’on ait repris la sectorisation sur des bases géographiques aussi étendues, et démographiques aussi hétérogènes : il n’est certes pas très rationnel d’obliger les malades et leurs soignants à de longs déplacements, comme le nécessitent les thérapeutiques ambulatoires et la post cure ; d’autre part l’implantation sur un seul département aurait évité les déboires budgétaires qu’entraîne pour l’établissement la double tutelle de Paris et du Val-de-Marne.
· Au plan thérapeutique G. DESHAIES innove à plusieurs titres, à Charenton. Dès son arrivée en 1953, il entreprend d’ouvrir une division réservée à l’insulinothérapie, que Manfred SAKEL avait mise au point dès 1933. Pour ce faire, il propose à ses infirmières d’appliquer ces méthodes inusitées jusqu’alors dans l’établissement : cinq jeunes diplômées et deux anciennes acceptent de constituer l’équipe qui va s’occuper spécialement des six lits affectés à cette thérapeutique. Mais assez rapidement cette technique tombera en désuétude bien que des témoins (13) fassent état d’une cure de SAKEL effective pratiquée encore au cours de l’année 1969-70. Il est également signifiant que cette unité de soins ait continué à porter le nom « d’insuline » jusqu’aujourd’hui, alors que son usage primitif avait été complètement abandonné.
« L’insuline » sera reconvertie pour la pratique des électrochocs, inventés par CERLETTI et BINI en 1938 et introduits en France en 1940. Alors qu’au début de son utilisation, la sismothérapie était effectuée par l’interne seul, sans anesthésie préalable du malade, progressivement se constituera autour de celui-ci une équipe structurée, composée de l’interne assisté de deux infirmières connaissant bien leur patient et d’un médecin anesthésiste chargé de le curariser et de l’anesthésier pour éviter tout risque d’accident. Les principales indications de cette thérapeutique, que G. DESHAIES utilisa jusqu’à son départ à la retraite en 1980, étaient et demeurent encore la mélancolie et les états confusionnels ce qui, précisons le, ne fut jamais remis en cause ni par les malades ni par l’équipe soignante au vu de l’efficacité des résultats (ce sont les propos mêmes des soignants que nous avons interrogés).
G. DESHAIES n’hésita pas non plus à employer la chimiothérapie et à faire usage des neuroleptiques lorsqu’ils arriveront sur le marché. Ses connaissances psycho pharmacologiques sur les effets cliniques des médicaments lui permettaient d’être rigoureux dans sa pratique et d’éviter les abus : ainsi il tenait à être informé lui-même des traitements de tous les malades, en concertation avec l’interne qui les avait ordonnés.
G. DESHAIES saura aussi s’entourer de collaborateurs de formations différentes, dans un souci de pluridisciplinarité : psychanalystes, psychologues, ergothérapeutes, professeurs de gymnastique et de dessin puis plus tard kinésithérapeute et psychomotricienne, qui seront petit à petit intégrés à la vie de son service, il demandera la création d’un salon de coiffure pour ses malades, de même que l’aménagement d’un terrain de volley-ball.
Un an après sa prise de fonctions, en 1954, il opère un changement très important au sein de son équipe médicale, « équipe » constituée alors par un seul interne, mais qu’il étoffera de trois autres collègues par la suite : G. DESHAIES intègre en effet, à partir de cette date, à Charenton, les internes reçus au concours de la Seine, alors que jusqu’à cette époque dans l’établissement, les postes d’internes étaient au choix et à la discrétion du chef de service, comme nous l’avons illustré précédemment à propos du service d’H. BARUK (celui-ci optera d’ailleurs un ou deux ans après pour cette filière « normalisée » d’internes, à quelques exceptions près). Cet acte brisait la spécificité de Charenton dont les médecins-chefs n’avaient plus le privilège de choisir les internes « taillables et corvéables à merci », mais replaçait l’institution au rang du commun des établissements de la Seine. Tout comme le nouveau recrutement des malades, pratiqués par G. DESHAIES, avait rompu la tradition de clientèle « choisie » de l’hôpital.
Nous avions déjà retrouvé la trace, dès 1934, de sept lits réservés à cet effet dans l’établissement, par H. BARUK. Cela constituait, nous l’avons montré, une importante novation, même si elle n’avait pas pris d’extension, et H. BARUK s’était d’ailleurs insurgé (14) contre les abus de services libres qui, paradoxalement, prenaient parfois des allures plus arbitraires que la perspective non carcérale pour laquelle ils avaient été imaginés : à savoir, permettre à certains malades mentaux d’être pris en charge à l’hôpital psychiatrique, sans pour autant tomber sous le coup de l’internement tel qu’il est régi par la Loi de 1838.
« Le
service ouvert d’un hôpital psychiatrique a eu exclusivement pour but d’éviter
aux malades dont l’état ne le requiert pas, les limitations de capacité civile
et de liberté que comporte, même dans l’hypothèse d’un placement volontaire,
l’application de la Loi du 30 juin 1838, mais il restait entendu que, aussi
bien du point de vue de l’assistance psychiatrique proprement dite, que du
point de vue du fonctionnement technique, aucune différence ne devrait
exister entre le service ouvert et les services ordinaires dits services fermés »
(15)
G. DESHAIES pratiquera, avant la lettre, « l’hospitalisation de nuit » destinée à resocialiser des malades stabilisés au niveau pathologique et susceptibles de reprendre leur travail : ceux-ci allaient chez leur employeur la journée et rentraient dormir dans le service, jusqu’à ce que leur sortie définitive soit décidée lorsque leur adaptation à l’extérieur ne leur posait plus de problème. Ce système thérapeutique était alors officieux, et avant qu’il ne prenne l’extension qu’il a aujourd’hui, il nécessita moult pourparlers avec la Sécurité Sociale pour la prise en charge financière de ces patients. Dans le domaine anecdotique des initiatives « non légales », G. DESHAIES poussa l’audace jusqu’à hospitaliser, quand l’urgence vitale s’en faisait sentir, des animaux domestiques avec leurs maîtres malades, après accord du personnel, au risque de maltraiter le règlement !… »
Enfin, G. DESHAIES ne négligera pas non plus d’effectuer systématiquement le tour de son service chaque semaine, réunissant dans chaque division l’interne et l’équipe infirmière pour faire le point sur le cas de chaque malade. Il s’agissait d’une réunion d’information clinique et thérapeutique, mais qui ne s’inscrivait pas dans la démarche de psychothérapie institutionnelle, telle que pourra le concevoir plus tard son collègue P. CHANOIT et dont nous traiterons plus loin.
Comme nous avons essayé de le montrer, G. DESHAIES fait figure de novateur dans ce Charenton de l’après-guerre, où la psychiatrie n’a plus la place statutaire qu’elle y avait acquise tout au long du XIXe siècle, et où H. BARUK avait jusque là occupé en maître le devant de la scène.
Même si les nouveautés introduites par G. DESHAIES font aujourd’hui partie intégrante de notre banal arsenal thérapeutique, même si l’on peut qualifier de « traditionalistes » les conceptions qu’il avait d rôle de médecin chef, il n’en reste pas moins vrai qu’il a su engager l’établissement et le personnel qu’il a formé dans la voie du changement. Son activité ne s’est en effet pas limitée au seul cham de sa pratique hospitalière : il a participé à l’administration de l’hôpital jusqu’à son départ à la retraite, comme président de la Commission Médicale Consultative, représentant ses confrères auprès du Conseil d’Administration, à partir de 1970. Il a, d’autre part, enseigné tout au long de sa carrière à de nombreux psychiatres, les préparant aux concours de l’assistanat et du médicat, ainsi qu’aux étudiants en psychologie de l’Institut de Psychologie de Paris.
Ø En 1953, comme nous l’avions déjà indiqué, deux services se partagent la psychiatrique à Charenton :
ð H. BARUK dirige le service des hommes,
ð G. DESHAIES, qui vient de succéder au Docteur DADAY, celui des femmes.
Ø En mai 1955, H. BARUK crée un pavillon de gérontologie, nouveauté dans le contexte psychiatrique d’alors, où il essaye d’introduire, sans grands moyens, des conduites thérapeutiques adaptées à la pathologie des personnes âgées, comme le « nursing » par exemple. Il s’agit d’une unité de 24 lits, divisée en deux dortoirs, affectée aux soins de femmes séniles, la plupart démentes et grabataires. Deux infirmières seulement en ont la charge, charge qui ne devait pas manquer d’être lourde !
Ø En 1958, lors du transfert de la Maison Maternelle, H. BARUK réinvestit progressivement les locaux ainsi libérés, qu’il destine à des malades femmes.
Ø En 1960, l’hôpital abritant 360 hommes pour 662 femmes, c’est-à-dire le double de malades femmes (cf. tableau N°4 ), le Ministère est amené à créer un troisième poste de médecin chef dans l’établissement en dédoublant le service d’H. BARUK. Ce poste est confié à P. CHANOIT, à qui l’on attribue les hommes.
SCHEMATISONS
CES ETAPES
Professeur BARUK Docteur
DESHAIES
1953 : Service hommes Service Femmes
1955 : Hommes + gérontologie Femmes
1958 : Hommes + gérontologie + Femmes Femmes
1960 : BARUK + CHANOIT + DESHAIES
Gérontologie + Femmes Hommes Femmes
Le domaine d’activité d’H. BARUK se réduit de la sorte, peu à peu, jusqu’à son départ à la retraite en 1968, date à laquelle coexistent donc trois services d’environ 350 malades chacun. D’où une très forte concentration de patients, ce qui impliquait des conditions de travail et de soins très précaires.
P. CHANOIT est un élève de Paul SIVADON, dont il avait été l’assistant à Ville Evrard. Or, c’est là que SIVADON avait expérimenté son « Centre de Traitement et de Réadaptation Sociale » ou « C.T.R.S. » qu’il mit en place de 1943 à 1952 pour transformer le quartier d’asile où il venait de prendre ses fonctions, en un lieu de traitement de la folie qui puisse se prolonger et s’ouvrir dans la cité. SIVADON sut utiliser la Loi sur la Sécurité Sociale de 1945, applicable surtout à la lutte contre la tuberculose, pour ses malades mentaux, apportant la démonstration qu’en améliorant les conditions de traitement de la folie, il était possible d’obtenir des résultats se traduisant par la sortie des malades et donc, « économiquement », la réduction de leur temps de séjour à l’hôpital.
SIVADON commence par vider son service de Ville Evrard qui passe de 600 à 200 malades, puis il augmente le nombre de soignants, allant jusqu’à créer des emplois d’hôtesse d’accueil ou de conseillère du travail. Il utilise une multiplicité de thérapeutiques, parmi lesquelles les « thérapeutiques actives » qui introduisent une relation nouvelle entre soignants et malades et entre les malades eux-mêmes. C’est l’engagement dans la voie de « la psychothérapie institutionnelle » (expression créée par G. DAUMEZON et Ph. KOECHLIN en 1952 dans « Anais portugueses de Psiquatria »).
SIVADON est unanimement considéré comme un novateur pragmatique. Paul BERNARD, dans un texte paru dans « Psychiatrie et Société », le décrit en ces termes :
« La méthode de SIVADON était, nous le savons, d’opérer une suite d’actions possibles sans exiger que celle-ci s’enchaînât forcément dans la dialectique d’une harmonie céleste idéale. SIVADON n’était pas de ces idéologues qui croient faire injure au Système universel final en améliorant chaque jour le bien être des malades, la qualité de son équipe, l’aménagement progressif du sinistre site de l’Asile en un « espace » à valeur et signification thérapeutique. SIVADON avait notamment retenu l’efficacité de ce pragmatisme au cours des nombreuses missions que lui avait confiées l’O.M.S. à travers le monde en qualité de conseiller ou d’expert » (16)
Mais la perspective de SIVADON ne se situe pas dans le cadre d’un engagement politique ni dans un courant idéologique influencé par la psychanalyse, comme ce sera le cas pour d’autres expériences comme celle de TOSQUELLES à Saint Alban où plus tard, celle d’OURY à la clinique de La Borde à Courcheverny. SIVADON reste l’auteur d’une démarche concrète partie d’un service de psychiatrie publique, qui, dès 1945 s’oppose au ghetto asilaire, comme il s’était opposé à l’expérience concentrationnaire nazie.
P. CHANOIT, le disciple, reprend à son tour la dénonciation du caractère totalitaire et aliénant de l’asile ; il entreprend pour son propre compte à Charenton de « diminer l’imperméabilité des murs », selon les propos qu’il a bien voulu nous confier, par le truchement de la « psychothérapie institutionnelle ».
Ainsi que l’exprime R. CASTEL :
« La psychothérapie institutionnelle a centré l’essentiel de son effort sur la transformation des relations à l’intérieur de l’institution (souligné par l’auteur…) s’attachant « surtout à la quotidienneté empirique de la vie de l’institution interprétée en termes plus « réalistes ». Il poursuit « Or, en France, cette orientation a été court-circuitée très tôt. Elle a interféré dès l’origine avec une autre qui s’est bientôt assurée la prépondérance. Dès 1945, en effet, on l’a vu, les promoteurs de la libéralisation de l’asile affirmaient « l’unité et l’indivisibilité de la prévention, de la prophylaxie, de la cure et de la post-cure » (17) travaillaient à l’éclatement de l’hôpital pour en faire un élément parmi d’autres du dispositif de l’intervention psychiatrique, bref, regardaient déjà vers l’extrahospitalier au moins autant qu’à l’intérieur de l’asile. Ce sont exactement ces mêmes acteurs qui, en même temps qu’ils s’efforçaient de transformer la vie hospitalière, engageaient la campagne qui devait faire triompher en 1960 l’idée du « secteur ». (18)
C’est dans cette double démarche décrite ci-dessus par R. CASTEL, que s’organise l’activité de P. CHANOIT dans son service : d’une part, la libération de l’intérieur de l’asile avec l’amélioration des conditions de vie, la mise sur pied d’une équipe soignante, d’autre part, l’ouverture vers l’extérieur avec l’amorce d’un travail de dispensaire et de prise en charge ambulatoire des malades. Problématique de la communication entre le « dedans » et le « dehors » qui traduit la recherche de toute une nouvelle génération de psychiatres et de « travailleurs de la santé mentale » d’une alternative à l’institution totalitaire et carcérale d’antan, d’une remise en cause de son existence même et pas seulement de ses modalités de fonctionnement.
Les témoignages des infirmiers qui ont vécu cette période dont ils disent qu’elle fût d’autant plus exceptionnelle qu’ils avaient une vingtaine d’années à l’époque et qu’ils arrivaient tout « neufs » en psychiatrie, illustrent les propos théoriques précédents d’une manière très concrète.
Leur nostalgie de cette époque s’explique aussi par les sentiments de « deuil » qu’ils éprouvèrent à l’égard du départ de leur médecin chef qui, contrairement à l’ensemble des chefs de service exerçant à Charenton (cf. la liste des médecins fournie en annexe), n’est resté que peu de temps dans l’établissement : pourquoi les avait-il « abandonnés » si vite, n’étaient ils donc pas de « bons infirmiers » ? Questions et regrets qui ne manquèrent pas de s’accumuler, très inconsciemment peut être…
Le remaniement du service se fit selon trois axes coordonnés même s’il y eut des décalages dans le temps :
- prise en compte de la parole des malades,
- prise en compte de la parole du personnel,
- ouverture de l’asile vers l’extérieur.
· Premier axe, les malades : le premier geste que l’on prêta au nouveau médecin chef, et qui fait penser à la référence au mythe Pinelien du « libérateur des chaînes », fut celui d’ouvrir les portes de communication entre les divers pavillons permettant la « libre » circulation des individus à l’intérieur des murs. Il semble que ce n’est que très progressivement que les malades s’enhardirent à franchir ces barrières invisibles ! Dans la même perspective, destinée à redonner dignité et statut d’individu à part entière au malade et non pas d’exclus invalidé, on distribua fourchettes et couteaux dans le pavillon des agités. Cela ne fut pas sans causer un terrible débat, voire des scissions au sein du personnel soignant qui finit par accpeter après moult réunions : au début, chaque repas se terminait par la recherche inquiète des couverts susceptibles d’avoir été dissimulés mais comme on ne devait déplorer aucun incident, force fût de se rendre à l’évidence.
Surtout, un service d’accueil des malades fut créé autour d’un infirmier qui en avait la responsabilité (19), avec un horaire particulier (8h – 16h) le détachant ainsi de ses collègues préposés aux soins proprement dits. Il avait pour mission de recevoir le malade entrant, de l’introduire dans son pavillon, de lui expliquer le fonctionnement de l’institution (les horaires, les références médicales, où se trouvaient l’assistante sociale ou la psychologue, par exemple), de lui fournir un plan de l’établissement, lui indiquant la conciergerie, etc… Tous les mardi à 10h30 précises se tenait une réunion dans le bureau du Docteur CHANOIT, réunion à laquelle participaient l’assistante sociale, la psychologue, l’infirmier d’accueil, les internes et où tous les malades entrés dans la semaine étaient revus individuellement afin de faire le point de leur situation et de leur rappeler les prestations que le service pouvait lui fournir.
A l’intérieur des pavillons, eut lieu une nouvelle répartition des malades : on tenta de briser l’aspect ségrégatif des unités de soins réservées aux agités, ou aux grands malades séniles par exemple, afin que le personnel ne s’enfonce pas dans un travail de routine sans intérêt, et pour que surgisse une dynamique thérapeutique de la confrontation de pathologies trop lourdes. P. CHANOIT transforma le pavillon des malades grabataires démentialisés, q’on appelait « la communauté » en souvenir des anciennes religieuses hospitalières, en un pavillon de malades entrants éthyliques, utilisant en particulier à leur égard des techniques thérapeutiques fondées sur la dynamique de groupe.
· Deuxième axe, le personnel soignant : P. CHANOIT s’est d’abord attaché à « démystifier le rôle du médecin chef », « il est descendu dans l’arène », nous a-t-on dit. Ses efforts se sont concentrés sur la modification des rapports hiérarchiques pour impulser ses nouvelles orientations thérapeutiques en proposant à tous, jeunes comme anciens infirmiers, la liberté de prendre des initiatives, de participer aux décisions qui n’étaient plus le seul fait du médecin mais qui étaient concertées. La « réunion d’équipe » devint le lieu d’émergence de la parole de chacun… et peut être aussi le lieu de certains règlements de compte ; il y eut aussi des anciens qui ne parvinrent jamais à s’adapter à ce nouveau mode de fonctionnement et donc des conflits difficiles à gérer.
Laissons P. CHANOIT exprimer ce qu’il entendait par « équipe soignante » :
« Vouloir
saisir les sens des symptômes, d’une attitude ou d’une conduite part de
l’observation d’un « malade en situation » et renvoie aux attitudes,
aux conduites du personnel avec qui s’établit la relation privilégiée.
L’ouverture des portes, l’officialisation de l’ergothérapie, les clubs
thérapeutiques offrent aux malades un champ de comportement élargi et des
possibilités relationnelles multiples. La compréhension dynamique des échanges
dans un tel réseau n’est réalisable qu’à partir d’activités synthétiques
centrées sur le malade ».
« L’équipe dans ces conditions nous parait devoir être définie par « le malade » et conçue comme la constellation de soignants diversement qualifiés, directement concernée par un malade à un moment donné. Cette définition d’équipe ne prend sa réalité qu’à l’occasion de rencontres permettant la prise de conscience collective des vécus individuels. L’authenticité de la réunion est garantie par le malade en tant que sujet relationnel » (20)
P. CHANOIT exigeait des internes qu’ils soient présents dans l’institution, qu’ils y prennent une part active et non pas seulement qu’ils passent rapidement le matin pour remplir les cahiers de prescriptions. Il avait établi un tour de garde d’après-midi pour assurer une présence médicale continue auprès des malades et des infirmiers : lui-même, son assistant et chacun des trois internes devaient se relayer à tour de rôle pour participer au soutien et à l’animation des équipes, souvent délaisses en cette période de la journée asilaire, ce qui devait introduire un changement radical dans les relations de travail entre médecins et infirmiers. Dans la même optique, il avait institué que les certificats médicaux dits de « vingt-quatre heures » et de « quinzaine » (qui doivent obligatoirement être adressés au Préfet, conformément à la Loi de 1838, pour que celui-ci puisse se prononcer sur le maintien à l’hôpital ou la sortie des malades internés en « placement d’office » ou en « placement volontaire ») soient rédigés à l’intérieur du pavillon par l’interne et les infirmiers. Cela suscitait nécessairement des discussions et des échanges de points de vue cliniques à propos du malade traité.
Conjointement à la mise en route des réunions de personnel, P. CHANOIT proposa à celui-ci des stages de formation (21) centrés non seulement sur les techniques de soins et d’approche de la relation avec les malades, mais aussi sur le développement des activités thérapeutiques à l’intérieur du service. Cela permettait à tous ces infirmiers de s’ouvrir à d’autres modes de pensées, et de sortir eux aussi à l’extérieur de l’hôpital, ce qui n’était pas négligeable. L’un de ces « pionniers » nous a confié le plaisir et la fierté qu’il éprouva à exposer à l’hôpital Sainte-Anne un bilan de l’expérience qu’il avait vécue dans le service, les collègues infirmiers concernés y étant également invités.
Il s’agissait de prendre en compte la parole du personnel soignant qui devenait alors opérante dans la dimension de la pratique et dans celle de la production d’un savoir théorique sur cette pratique.
· Troisième axe, l’ouverture de l’asile sur le monde extérieur à partir du réaménagement de son activité intérieure c’est paradoxalement par la médiation de l’ergothérapie que les échanges vont s’instaurer entre intérieur et extérieur du monde asilaire. On pourrait penser que le « travail » à l’intérieur des murs contribue à renforcer le ghetto asilaire, la chronicisation d’une collectivité d’individus qui s’auto suffisent en assurant leurs besoins vitaux et en maintenant une activité vitale minima. C’est souvent un effet de la réalité quotidienne de l’asile, quand ne s’y rajoute pas le problème de l’exploitation physique et financière des malades, cas de figure assez rare il est vrai. Mais la perspective « institutionnelle » du travail considéré comme une thérapeutique, au même titre que la chimiothérapie ou la psychothérapie, partait de tout autre préalable.
F. TOSQUELLES définit de la façon suivante l’ergothérapie :
« Le travail (l’organisation sociale du travail plutôt que l’exercice musculaire ; la division du travail et les échanges de produits auxquels il donne lieu) et le langage, semblent constituer les mécanismes propres à cette élaboration de l’homme par lui-même (…) Il n’est pas davantage étonnant que la psychiatrie, en tant qu’elle a affaire à des distorsions ou à des anomalies du processus d’humanisation de l’homme, porte l’accent thérapeutique sur ces deux mêmes plans précités : d’une part la thérapeutique de et par la parole (c’est ce qui est devenu la psychothérapie) et d’autre part, l’ergothérapie et la sociothérapie en tant qu’organisation thérapeutique du travail et des échanges auxquels il donne lieu dans le groupe social, toujours artificiel, que sont les institutions intra hospitalières ou extrahospitalières où on peut le mettre sur pied » (22)
TOSQUELLES poursuit :
« Si l’aide du médecin – et surtout celle de l’infirmier – est indispensable, le processus de guérison n e s’instaure avec efficacité que si l’ensemble des participants à l’ouvrage et chacun d’eux prend un vrai caractère de soignants, notamment si le malade devient parmi d’autre un soignant de lui-même. Dit d’une autre manière, sans préjuger d’autres facteurs en jeu dans l’ergothérapie, la possibilité d’efficience soignante d’une activité ou d’un travail thérapeutique sera en relation directe, tout d’abord avec la quantité d’initiative et d’activité propre que le malade pourra y faire jouer. Il en est de même pour l’infirmier » (22)
A l’initiative de P. CHANOIT, se sont donc constitués dans son service d’hommes, divers ateliers à vocation masculine : travail du bois, reliure, vannerie, céramique, adaptés aux plus ou moins grands handicaps intellectuels des malades. Les relations s’établissaient entre soignés et soignants sur un mode nouveau, à savoir qu’un réseau de communication était né entre les uns et les autres entraînant à la fois une plus grande implication dans le travail et une prise des responsabilités de la part de chacun.
L’idée était qu’il fallait introduire dans le monde figé de l’asile, monde caractérisé par l’absence d’évènements, le dynamisme d’un groupe social où toutes les initiatives pouvaient être prises en compte, et créer l’occasion de relations sociales désaliénantes.
Ainsi sans aucune subvention administrative (il est probable que des blocages s’installèrent à ce niveau), les ateliers d’ergothérapie parvinrent à organiser la première kermesse de l’établissement, vécue par les anciens de cette époque comme le signe historique d’une « ère nouvelle de la psychiatrie ». Les fonds provenaient de l’avance financière faite par l’ergothérapie à partir notamment du produit de la fabrication de fleurs artificielles par l’un des ateliers qui travaillait « en régie », c'est-à-dire en sous traitant pour une entreprise privée. Le marché de Saint-Maurice sollicité par les infirmiers, avait prêté quelques stands. Une banderole fut accrochée à l’entrée de l’hôpital, visible de toute la population de la commune, la conviant aux festivités : elle fut l’objet de conflits avec la direction d’alors, qui ne pouvait encore concevoir ce nouveau types d’échanges entre le dedans et le dehors. C’est pourtant dans cette voie qu’allait s’engager désormais l’institution.
La lutte et la victoire autour de cette kermesse furent le point de départ de la création d’une association régie par la Loi de 1901, à but non lucratif, où adhérèrent membres du personnel et familles de malades : l’A.C.P.L. ou « Association de Culture Populaire et de Loisirs ». Elle permit de proposer des voyages et des distractions aux malades, elle prit également de l’extension grâce aux ventes de la fameuse kermesse om des tombolas et des jeux renflouèrent les finances.
Enfin, à côté des manifestations théâtrales, de la chorale, des bals hebdomadaires, naissait un journal interne au service « Le flambeau », animé et composé, comme toutes les différentes activités que nous avons énumérées, par les malades et les infirmiers, bénéficiant des conseils techniques de deux instituteurs détachés de l’Education Nationale.
Le plus remarquable et peut être le plus significatif, c’est qu’en dépit des prises de fonction de nouveaux médecins chefs, de changements dans l’institution, kermesse, association et journal ont subsisté jusqu’à ce jour, soit quelques vingt ans plus tard : la gageure était tenue quand bien même des projets comme la création d’une piscine ouverte sur l’extérieur pouvant être fréquentée par les malades comme les habitants de la commune ne voyaient jamais le jour. La brèche était ouverte dans la forteresse asilaire. Les conflits étaient certes à la hauteur de l’entreprise qu’ils soient d’ordre intérieurs, relationnels, de pouvoirs, administratifs ou autres.
S’était organisé un essai de travail de « secteur », destiné à poursuivre dans la cité la thérapeutique commencée intra muros, auprès des malades sortis de l’hôpital. L’aire géographique de ce secteur était la même que celle du Docteur DESHAIES mais le recrutement était exclusivement masculin, cette « sectorisation » étant alors, comme nous l’avons indiqué, unisexuée. C’est pourquoi, à Charenton, un dispensaire fut créé avec une consultation de psychiatrie où une assistante sociale pouvait également intervenir. La mobilisation du personnel était si forte, que certains infirmiers n’hésitaient pas à faire des visites à domicile ou à réhospitaliser des malades qui rechutaient, en dehors de leur temps de travail et sans accord de l’administration.
Pour résumer cette époque, on peut dire que son retentissement fut grand sur le personnel soignant qui devenait enfin l’acteur d’une thérapeutique convergeant autour du malade. Il est impossible d’évaluer l’efficacité de cette thérapeutique en termes quantitatifs, mais les témoins de ces temps de restructuration de l’asile nous ont confirmé l’importance de ce nouveau mode de fonctionnement pour leur pratique future, même si leurs espoirs ne devaient pas toujours se concrétiser.
P. CHANOIT ne nous a d’ailleurs pas caché (23) avec une honnêteté qui l’honore, ce qu’il considère comme des « erreurs de jeunesse » : ainsi le cas de tel infirmier, bousculé par un changement brutal de son ancien mode de travail, qui n’avait pu supporter une remise en question aussi manifeste et s’était donné la mort ; ou encore tel malade, catalogué comme un vieux catatonique dans le service et pris en charge intensivement par l’équipe, qui avait pu récupérer une vie compatible avec la norme extérieure, mais sans réelles perspectives puisque sa famille, le considérant comme définitivement « perdu », l’avait privé de toute possibilité matérielle de retour parmi elle.
NOTES :