Il est à noter que la
naissance de notre secteur succède de quelques mois à la promulgation de la loi
180 en Italie qui, dans la foulée du mouvement « Psychiatria
Democratica » (1), d’inspiration marxiste, et sous la pression politique
du petit Parti radical, supprime à court terme les admissions dans les hôpitaux
psychiatriques italiens, prévoit à moyens terme la fermeture de ceux-ci, et
organise le travail à partir des Unités sanitaires locales, sortes de centres
de soins primaires assez semblables à nos actuels Centres
médico-psychologiques.
Nous sommes encore dans la
décennie qui a suivi l’effervescence de mai 1968 : beaucoup de
professionnels de la psychiatrie, dans une espèce de fidélité à leurs aînés
issus de la résistance aux fascismes européens, se tournent vers le modèle
italien, assez spectaculairement innovant là où il est mis en application. Ses
détracteurs y verront une forme d’anti-psychiatrie dangereuse, à l’instar de
Mario Tobino, psychiatre de l’asile de Magliano à Lucques, célèbre en Italie
comme romancier (2) (3) (4). Tous ceux qui, en France, se réclament de la
psychothérapie institutionnelle, seront de plus en plus critiqués vis-à-vis du
mouvement italien de psychiatrie démocratique ; en effet, si les uns et
les autres ont en commun des références au marxisme, ils ont des différends par
rapport à la psychanalyse qui, si elle est encore respectée par la Psychiatrie
démocratique, est considérée de plus en plus par elle comme le fruit de
l’idéologie bourgeoise de la fin du XIX°
siècle. Giovanni Jervis, dans son « Manuel critique de psychiatrie »
(5) lui rend hommage, mais, en même temps, dit que, sur le plan international,
elle est aux mains des américains qui privilégient le rapport « privé »
du patient à son analyste et négligent la question sociale. C’est ce qui sera
reproché à Psichiatria democratica : on privilégie le social comme fauteur
de troubles psychiatriques et comme outil de soins à travers les entreprises de
réinsertion, on méprise les soins psychiatriques (médicamenteux ou
psychothérapiques), même si on les utilise subrepticement.
La petite équipe dacquoise
prendra plusieurs fois la route de l’Italie pour y rencontrer des équipes de
psychiatrie de Viterbe, de Rome, de Tuscania et de Tarquinia. Les italiens
viendront plusieurs fois à Dax. Et ces rencontres auront un mérite
majeur : nous obliger à concevoir simplement et clairement notre manière
de travailler, pour pouvoir être compris sans trop de peine dans nos efforts de
traduction réciproque.
Ces rencontres, sympathiques
et amicales, pendront fin dans les années 1985, du fait de ce que nous
estimions être, de la part de nos amis italiens, une insuffisance des pratiques
masquée par une suffisance des discours. Elle seront remplacées, dès 1985, par
des échanges permanents avec plusieurs équipes des Centres de santé mentale du
Portugal (Setùbal, Castelo-Branco, Faro, Viseu, Covilha, Bragance, etc.), qui
durent encore aujourd’hui et qui nous ont beaucoup aidé les uns et les autres à
mettre en place nos pratiques et à les conceptualiser. Nous avions en commun de
pratiquer tous la psychiatrie publique dans des milieux mi-urbains, mi-ruraux,
avec peu de moyens en personnel, et peu ou pas de moyens d’hospitalisation.
C’est d’ailleurs en 1985 que nous écrirons un texte sur la psychiatrie
française et la psychiatrie italienne (6) dans une revue américaine, et un
texte sur notre conception du travail psychiatrique dans une revue portugaise
(7).
II.1 LES DIFFICULTES DU TRAVAIL ET LES SOLUTIONS APPORTEES
Nous ne saurions faire ici
l’éloge de la misère des moyens. Il est pourtant vrai que les difficultés des
premières années ont été source d’inventivité et d’imagination pour tous. La
question qui se posait était simple : comment faire à huit le travail que
les autres font à quatre-vingt ? La réponse était simple elle aussi :
c’est impossible ! A partir de là, il était possible de décliner autrement
les questions : quels sont les besoins de la population et les recommandations
de la réglementation ? Quels besoins pouvons-nous satisfaire par
nous-même ? Quelles recommandations sont applicables en l’état actuel de
nos moyens ? Quels besoins nous est-il impossible d’appliquer ? Qui
peut le faire à notre place ou en partenariat avec nous ? Quels moyens
nous seraient nécessaires ? Quelles améliorations pouvons-nous, dès
maintenant, apporter à notre manière de travailler ?
A court terme, il nous paraissait possible d’assurer des
consultations psychiatriques (médicales, infirmières, psychologiques) soit dans
les CMP, soit à domicile. Il nous paraissait aussi possible d’assurer dans les
services MCO (médecine - chirurgie – obstétrique), le moyen et le long séjour
de notre hôpital (mille lits), des consultations avancées.
Nous pouvions aussi
rencontrer, dans le champ sanitaire et social de notre secteur, un certain
nombre de professionnels amenés à s’occuper de nos patients, et d’abord les
assistantes sociales et les médecins. Les assistantes sociales travaillant en
polyvalence de secteur, encore à l’époque dépendantes de la DDASS, et les
assistantes sociales des ex-bureaux d’aide sociale nous ont beaucoup aidés dans
les premières années à nous faire connaître les réalités socio-économiques du
secteur, à nous mettre en contact avec les élus locaux (des conseils municipaux
et du conseil général) et la communauté. L’hôpital psychiatrique départemental
hospitalisait nos patients, faute d’avoir une solution sectorielle.
A moyen terme, nous trouvions important que chacun accroisse ses
connaissance et ses compétences, afin d’avoir un rendement qui ne soit pas
celui d’une machine à vapeur. Beaucoup d’entre nous étaient en effet
particulièrement frappés par la mauvaise utilisation chronique des infirmiers
de secteur psychiatrique dans les hôpitaux psychiatriques, et l’un de nous
l’écrivait ainsi en 1985 (8), affirmant le rôle psychothérapique de
l’infirmier, comme le fera quelques années plus tard un universitaire
bordelais, Jean Tignol (9), et cela bien avant la publication du décret de
compétence (10).
Jean Tignol affirme à juste
titre que « la psychiatrie, heureusement, dispose d’un personnel, les
infirmiers et les infirmières, dont, comme pour les médecins, une formation
initiale adaptée ou un complément de formation peuvent élargir l’autonomie
d’intervention ». Et il ajoute un peu plus loin analysant la pénurie
cruciale des psychiatres dans les années à venir : « La démographie
pousse donc inexorablement à la raréfaction de la pratique exclusive de la
psychothérapie par les psychiatres. Les techniques psychothérapiques ont donc
de plus en plus de chances d’être appliquées par des non-médecins »
Il nous paraissait aussi
possible à moyen terme d’hospitaliser progressivement un certain nombre de nos
patients (déprimés, alcooliques, toxicomanes, voire psychotiques) dans les lits
MCO de notre hôpital, à condition de tenir compte du seuil de tolérance des
équipes somaticiennes, d’accompagner très fortement les patients et les équipes
lors de ces hospitalisations.
A long terme, se posaient
d’abord pour nous la question de nos propres lits d’hospitalisation, le
problème de l’impossibilité pour certains patients atteints de troubles graves
et chroniques de vivre dans la communauté et celui de l’isolement social et
affectif de certains schizophrènes vivant dehors.