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Emogramme onze

Une journée particulière.

"Jules!

jules!

Hmmm

Jules, quelle heure il est? C'est la voix de Rosa qui m'extrait de la douce tiédeur du sommeil.

Merde! 6 heures, j'ai raté la sonnerie! …"

En fait le réveil n'a pas encore sonné, il est déréglé, je m'arrache en toute hâte du plumard, attrape le téléphone tout en m'habillant, c'est Eliette qui me répond, ouf une veilleuse cool. "j'arrive! Eliette se marre" ça commence bien.

Encore dans les limbes du sommeil, j'enfourne deux bûches dans le poêle, embarque le panier préparé la veille et déhotte.

6h30, vingt cinq bornes plus loin, Eliette et Misha se moquent en découvrant ma tête, faut dire que ça le mérite, la marque des draps est encore imprimée sur ma joue, j'ai les cheveux ébouriffé et sûrement les yeux en couilles d'hirondelles comme on dit chez nous.

Un kawa plus tard Eliette nous quitte jamais pressée, les 7/15 ne vont pas tarder, il est temps que je me douche pour dissiper les dernières brumes.

Ce matin il y a pléthore, deux agents de service hospitalier, un couple d'aide soignants, trois infirmières, une élève et moi, le luxe en cette période. On en profite pour projeter la matinée, actions, accompagnements et ateliers en souffrances depuis trop longtemps.

C'est bon d'avoir le temps et du monde au moment des toilettes. Avec un aide soignant on entreprend la prise en charge de M. Massat, il se replie depuis plusieurs jours, n'ayant proféré quasiment aucune parole pendant tout ce temps, il se contente de signes, mimiques et gémissements pour communiquer. Le fait que sa mère ne l'ai pas pris en permission ce Week end l'a enfoncé un cran supplémentaire et il a fallu des trésors de patience et d'imagination pour le faire s'alimenter durant cette période. Samedi midi seule la médecin chef à pu lui faire desserrer les dents en le nourrissant elle même, s'imposant de tout son pouvoir symbolique.

m. massat par ci, m. massat par là, nous tirons sur tous les fils, mais plus ça avance plus il s'éloigne, mi allongé, adossé en Quasimodo, dont il a fini par se provoquer la voussure. Voilà que ses yeux commencent à chercher l'angle opposé du plafond, il se retire. Je repense au débat sur le tutoiement, à la sortie sur les "sentiers sculpturels" de l'été dernier pour laquelle il lui avait fallu surmonter des tonnes d'angoisses. "Patrick tu …", il explose en phrases rapides au débit accéléré, parfaitement articulées, il nous explique qu'il est capable de ses poings de cogner un homme, accompagné du geste, puis parle de son père qui ne se douche jamais plus d'une fois par semaine, enfin de l'unique pantalon qu'il a et que sa mère lui a interdit de quitter au cas où il le perdrait. J'enchaîne, Patrick se lève tendu comme une corde à piano. Il se regarde dans le miroir du coin toilette, constate l'état de son crâne, s'empare de son shampoing à l'huile de cade, range méticuleusement ses lunettes, c'est parti. Bon timing, l'unique baignoire est libre. Le bain n'aura pas été particulièrement relaxant, mais on ne peut pas tout avoir. Tant qu'il n'aura pas récupéré son bénard après lavage il restera préoccupé. L'autre aide soignante me promet qu'elle prendra soin du futal et lui mettra à sécher dans sa chambre.

Neuf heures trente, la tutte qui nous sert de salle de repos s'emplit de l'odeur de lard grillé. Je me suis fait éjecter du service du petit déjeuner pour aller préparer celui du personnel, je met le côte de bourg à respirer, pendant que la ventrèche grésille doucement, les croûtons dorent dans leur bain d'huile d'olive sur l'autre plaque. Maudite soit l'institution qui nous condamne à cuisiner sur plaques électriques. Delphine finit de disposer le foie gras, le jambon du pays et les assiettes sur la table pendant que je hache l'échalote. Elle me propose d'ouvrir le pâté de lapin, ça serait exagéré. Je verse les œufs battus sur les croûtons et l'échalote au moment où le gros de l'équipe débarque.

Dix heures, on ne nous piquera plus personne pour un renfort maintenant, Mischa partira en ville dans une demi-heure avec l'élève infirmière pour accompagner Mlle Rossi faire des démarches administratives, Line et Delphine animeront l'atelier photo, les pellicules allaient finir par moisir. Juliette à deux réunions en perspective, une synthèse dans une autre structure et un entretien systématisé. Je gèrerais le quotidien avec Bernard l'autre aide soignant.

L'élève justement est restée à l'écart de notre séance de restauration, je l'interpelle, c'est le deuxième jour de stage de son deuxième stage, elle s'étonne de nous voir capable d'ingurgiter tout cela en pleine matinée. C'est pourtant simple, on s'est tous levé il y a quatre ou cinq heures. Le travail physique le plus contraignant a inauguré notre journée de travail, pour nous c'est le repas de midi. Elle prend un morceau de galette, c'est l'épiphanie.

Fin de vaisselle, je range la demi bouteille restante pour ceux d'aprèm, téléphone. Une entrée s'annonce pour la fin de matinée, "mais on est plein!". Le pavillon est plein … sauf la chambre d'isolement, et sur ce plan nous jouons au village gaulois. Refus absolu d'accueillir qui que ce soit en isolement s'il n'y a pas une chambre ordinaire libre pour pouvoir lever la prescription à tout moment, et que le lieu d'hospitalisation de la personne soit la chambre N° tant et non la "chambre d'apaisement".

C'est le jeu des chaises musicales qui s'amorce, le patient annoncé est en isolement au service des entrées, qui plus est attaché. Donc nous devons l'accueillir, possédant la seule chambre d'isolement disponible. Solution, M. Ria à quelques jours de partir en postcure sera muté dans l'autre unité du service pour céder sa place à l'entrant occupant la place d'une personne qui a opportunément fugué.

L'heure qui suit sera consacrée à la douzaine de patients qui restent encore dans la structure et à préparer les mutations. Nous laissons l'unité sous la responsabilité du collègue d'à côté venu chercher M Ria, le temps de partir avec l'aide soignant récupérer en ambulance l'entrant. Voilà comment avec un effectif pléthorique de six agents en service pour un effectif minimum de quatre on se retrouve à solliciter un renfort.

Je sais déjà pour avoir questionné une collègue des entrées que le futur patient est attaché parce qu'il tambourinait à la porte, pas forcément d'agressivité si ce n'est qu'il s'en est pris à une infirmière dans la clinique où il se trouvait auparavant et qui nous l'adresse en placement sous contrainte. Le transfert se passe bien, M Scilia est bavard, moi aussi et le temps passe rapidement sur le parcours d'une chambre d'isolement à l'autre. Etat maniaque dit un diagnostic, bouffée délirante aiguë dit un autre. M Scilia me dit avoir mélangé du shit et de la blanche entraîné par une copine et que depuis il disjoncte, il dit aussi être macho et que les femmes devrait le comprendre, il dit aussi ne dormir que trois heures par nuit depuis des mois à cause de son boulot, il dit... je lui annonce que je dois l'abandonner quelques instants, lui indique la pendule-calendrier de la chambre en lui affirmant revenir dans dix minutes avec son repas.

Ça n'a pas loupé, je n'ai pas fait trois pas qu'il tambourine déjà à la porte, demi tour, pipi, OK. Je lui ai pourtant proposé lors de la visite préliminaire des lieux. La première angoisse de la personne enfermée, le risque d'avoir besoin, c'est aussi sur les conduites excrémentielles que se portent souvent les premiers troubles du comportement liés à l'enfermement. Je lui remontre la pendule et réaffirme que je serais de retour avant que la grande aiguille n'ait atteint la demie et l'assure que rien ne pourra lui arriver dans ce laps de temps. A une minute de la fin du délais j'étais de retour avec le plateau repas. A chaque fois je viens avec un ou deux collègues différents de l'équipe pour qu'il nous identifie. J'assure le lien.

Qu'est ce qu'on va défendre de son maintien ou non en isolement quand le médecin viendra.

Treize heures, on attaque le travail de rédaction sur les cahiers administratifs et les dossiers de soins infirmiers. Après les observations individuelles, les observations communes… encore le téléphone qui nous interromps. Il faut aller en renfort pour une agitation.

Une nuée de blouses blanches se pressent à Artaud, au milieu de cette foule une personne en pyjama se dirige vers le couloir en tonitruant qu'il pouvait y aller tout seul, qu'il n'était violent que verbalement et qu'on le note!. Extra! Du coup je traverse avec lui et l'accompagne, je suis aussi sans blouse et sans gants, et son attitude mérite d'être saluée.

Retour à la case départ, on reprend le colloque autour d'une succulente tarte maison, driiiing encore. C'est notre patronne, seule médecin sur le service ce matin, qui prend de nos nouvelles et demande si sa visite peut attendre le début d'après midi. J'en profite pour lui demander l'heure de la réunion sur les chambres d'isolement. Super on a encore une demi heure devant nous, j'en reprend un morceau de tarte, en évitant de tâcher les cahiers. C'est aussi pour cela qu'il vaut mieux manger en début de milieu de matinée, après on a jamais le temps.

Vivement que l'on obtienne les chevauchements d'équipe, ça évitera qu'à quatorze heures une fois le service terminé on ait en plus à se cogner le temps de réunion. Deux bonnes heures de travail sur les conditions et les conséquence des mises en chambre d'isolement. Impossible en deux séances d'établir des trajectoires déterminées aboutissant à la contention architecturale. Un listage exhaustif des causes est présenté, à compléter et critiquer pour la prochaine séance.

Le travail en cours est déjà concrétisé sous la forme d'un dossier de trois centimètres, et il faut préciser que Maraja et Fridom s'y taillent la part du lion.

Dur de ne pas s'endormir dans l'ambiance moquettée et les fauteuils de la salle de réunion. Le seul moyen, être bavard et attentif.

A la fin du groupe de travail je ne suis plus qu'à une heure de la réunion de la section syndicale, allons encore trois heures à tenir et je suis au bout de la journée. Je vais profiter de l'heure libre qui s'annonce pour aller au pavillon sans travailler, en interlude.

Une journée particulière quand même.

Emogramme 12 : ça y est l'eczéma est revenu