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Emogramme douze

Ça y est l'eczéma est revenu.

Je me moquais des anciens quand il mettaient des gants pour faire les gouttes, j'y repense en enfilant les miens. Une plaque douloureuse sur la pulpe du pouce droit, une autre le long de l'index. Une sur le pouce qui sert à décapsuler les gobelets et à pousser le piston, l'autre sur l'index qui sert d'appui à la pipette. Qu'est ce que ça peut bien faire dans le tube digestif un produit qui lèse ainsi l'épiderme. C'est pas du flan, j'ai photocopié pour le service un article sur les allergies cutanées aux neuroleptiques. Me voilà après vingt ans de psy condamné à mettre des gants pour faire les gouttes.

Dire que je n'en mets pratiquement jamais pour autre chose. Ou plutôt non en fait il ne faut pas le dire, mais qu'est ce qu'il reste de contact dans un soin ganté. C'est comme quand il a fallu choisir entre la fidélité ou le préservatif, chair ou celluloïd. Le choix n'a pas été difficile. Alors quand une élève me voit partir faire un prélèvement sans gants c'est toute ne histoire qu'il faut dérouler, mais ça ne me déplait pas et je démontre.

Injections et prélèvements sont douloureux, ce n'est pas une raison pour faire mal. Quand je vais donner mon sang cela ne me choque pas que l'infirmière soit gantée, les artifices technologiques dans ce cas là sont presque rassurants, mais si elle se pointait avec masque, surblouse et lunettes de sécurité, là je commencerais à m'inquiéter.

Vous imaginez l'angoisse de la personne qui se retrouve écartelée sur un lit d'hôpital psychiatrie par une marée d'uniformes blancs, blancs jusqu'au bout des membres caoutchoutés, surmontés de masques humains grimaçants. J'avoue avoir été impressionné à plusieurs reprises en arrivant en renfort dans ce type d'ambiance. C'est sûr que pour quelqu'un de la génération de X File il y a de quoi se payer une méga angoisse dans le rôle de l'inconnu de Rockwell sous le bistouri des chirurgiens militaires.

Il y a quelque mois, nous avons eu un Monsieur qui durant toute son hospitalisation est resté persuadé que l'on allait mettre fin à ses jours. Malgré ses deux mois d'hospitalisation et les deux sorties en ville que nous avions partagées, il ne l'a formulé qu'après sa sortie définitive. En vingt ans avec mes collègues on a du tenir tous les rôles, de la science fiction au fantastique en passant par l'épouvante, et je trouve que ce n'est pas la peine d'en rajouter en offrant une apparence déshumanisée.

Etre humain doit gouverner nos actes mais aussi le soin de notre apparence. Ça n'empêche pas les circonstances pour lesquelles blouses et gants sont nécessaires. Dans ces cas là j'ai tendance à enfiler ce qui me tombe sous la main, veste de pyjama, gilet… c'est un bon baromètre de la qualité du soin que d'observer la façon dont les populations soignées et soignantes se mêlent dans une unité de soins.

Où s'instaurent les stratégies de préservation, les modes de ségrégation, les hiérarchisations.

Si un pavillon est trop crade pour que j'y sois obligé de bosser en permanence en blouse c'est que de toute façon il est impropre à l'accueil de personnes hospitalisées.

Quant aux hiérarchisations, de l'injonction de prises de médicament, à la distribution horaire de clopes, de la maîtrise des "gâteries, sirop, café, à celle des espaces de liberté la frontière est très floue entre le prescrit et le propre, entre l'humeur et le thérapeutique.

Mme Pita était coincée dans une équation complexe, "je l'aime, je ne l'aime pas, il m'aime il ne m'aime pas, aurais je ou pas la garde des enfants, puis je l'assumer", ces questions sous tendues par des manifestations contradictoires s'avéraient impossibles à résoudre. Mme Pita errait donc toute la journée réclamant des cigarettes, posant sans cesse les mêmes questions sous forme d'affirmations interrogatives, incapable de décider quoi que soit, incapable d'enchaîner une série de phrases ou d'actions sans être interrompue par son questionnement répétitif..

L'approvisionnement en clope devrait être inscrit dans la nomenclature des actes infirmiers en psychiatrie tellement souvent il est fait recours à des stratégies et des négociations multiples pour y parvenir. Bref, Mme Pita fut approvisionnée, mais que faire de ses cigarettes, les lui laisser et la retrouver en pénurie en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, dépouillée par les autres et par sa consommation mécanique.

Les soignants se sont substitués a elle et ce faisant l'équipe a mis en place un nouveau protocole d'irritation, une cigarette par heure, à heure pile, avec tableau signé et tout.

13h "je peux avoir une cigarette", treize heure dix "je peux avoir une..; non il faut attendre 14h", treize heure onze "au fait je peux avoir une cigarette",…..

Et puis ça dégénère "si vous la demandez avant l'heure la suivante sera retardée", puis retardée, puis retardée, à ce jeu le cumul de pénalités peut vite excéder la journée. Toute les bonnes intentions et justifications s'effondrent à ce moment là. La violence n'est plus loin.

On est dans un exemple de hiérarchisation perverse fréquemment rencontré, et dans le cas qui nous a préoccupé la dérive a vite été pointée et d'autres stratégies ont pu être mises en place pour aider mme Pita a sortir de son questionnement en boucle.

Une issue positive à l'hospitalisation a pu être trouvée pour cette fois, mais quand je rentre dans le labo après plusieurs jours d'absence la quantité de sacs de buraliste suspendus au robinet du radiateur est un indicateur fiable de l'état du pavillon et des prises en charges en cours.

Mais revenons a nos gants, nous entrons dans la chambre de Mr Levert l'élève et moi. Il attend patiemment sur son lit le prélèvement hebdomadaire nécessaire à la surveillance des effets secondaires de son traitement. C'est vrai que je triche, une formation en cycle sur deux ans m'a ouvert aux vertus du toucher, et sans même y penser quand je vais poser la main de Mr levert dans ma paume, de la façon dont je vais tâtonner légèrement sur son avant bras du bout des doigt à la recherche de la meilleure veine il va se relaxer. Le point choisi je m'installe confortablement, la friction antiseptique va finir la séance de massage. En douceur les gestes rituels s'enchaînent, il finit d'évoquer le concours de pétanque de dimanche dernier que le plateau a regagné l'appui de la fenêtre et que je masse lentement le point de prélèvement avec un compresse le temps que le saignement s'arrête. Une fois l'aiguille déposée dans la médinette de voyage qui accompagnait le plateau il ne restera plus qu'a aller jeter la compresse souillée, où est le danger quand on a le temps du soin. Je vais attirer les foudres en écrivant ce qui précède, mais je revendique qu'au moins en psychiatrie, en gériatrie et partout ailleurs on réfléchisse plutôt a comment continuer à soigner en gardant le contact qu'a exorciser les risques liés à la pression et à la hâte avec des barrières.

Il y a toujours beaucoup d'hypocrisie derrière tous les systèmes de mise a distance entre soignants et patients mais c'est parfois marrant. Quant on a appris que l'on allait être doté de blouses avec des cols de différentes couleurs on s'est marré à imaginer Bernard, aide soignant de presque deux cent livres avec la taille proportionné, affublé d'un col rose. Toute plaisanteries mises à part j'adore quand quelqu'un me fait une réflexion sur mon absence d'hygiène à travailler sans blouse alors que lui est attablé au repas avec celle qui lui a servi a faire les soins depuis deux jours. Et puis ne pas porter la blouse cela oblige à se présenter, notre pratique est parlée, ce n'est pas l'uniforme blanc qui sert de présentation.

L'unité de soin a été durement secouée ces derniers jours, il me fallait parler d'autres choses, de l'eczéma, des petites choses qui filent des boutons.

Cordialement.