C'est en général la sentence péremptoire qui concluait toute tentative de discussion dans nos chers asiles il y a vingt ans et plus. Habituellement c'était le ou la surveillante qui se chargeait ainsi de couper court à une impertinence proférée par le ou la novice. Fais ce qu'on te dit, ne parle que quand on te questionne et garde le reste pour toi, sinon va te faire voir ailleurs. Et ça pouvait fonctionner, la paye pas mauvaise, quelques avantages en nature et un boulot pas trop pénible pourvu que l'on sache y faire, la note, l'avancement.
"Quant tu fais rien, fais semblant de travailler!" me répétait ma première surveillante, du coup, aujourd'hui, même quand je travaille je donne l'impression que je ne fais rien.
Ça fonctionnait parce que remettre en cause le fait, revenait à remettre le cause le système. Si vous trouviez exagéré le fait que des personnes hospitalisées attendent nues dans un couloir leur tour pour le bain ou la douche, cela remettait en cause la fonction de l'asile au delà de la simple coordination des toilettes, inimaginable aujourd'hui il faut pourtant s'en charrier le souvenir.
Mi novembre, il y a plus de vingt deux ans. Pas loin de dix huit heures, la pluie fine et glacée s'acharne dans la pénombre qui s'installe, je suis en cycle d'initiation, avec dix neufs camarades. Nous ne savons pas encore que notre initiation va vraiment commencer dans deux cent mètres. Encadrée des deux moniteurs de notre promotion, notre troupe compacte progresse le long d'une galerie sombre bordée d'arcades, nous allons visiter le pavillon Breughel.
La visite, vous n'y aurez pas droit, sachez seulement que nos deux joyeux mentors avait du trouver amusant de nous confronter d'emblée a ce qu'ils imaginaient le pire des tableaux. Qu'un membre de notre promo démissionna le lendemain en envoyant mot d'excuse et boîte de chocolat au directeur.
Quel pouvait être la fonction d'une telle visite, sous couvert de sélectionner les plus résistants, dixit nos joyeux animateurs, sinon de provoquer une rupture brutale. Regardez ces parodies d'humains, ça n'est pas vous et ça ne pourra jamais être comme vous allons. Ça crie, çà pue c'est difforme et dangereux.
Cette idéologie pue, crie et est dangereusement perverse, elle s'appelle ségrégation pour les lettrés et racisme en langage courant.
Deux ans et huit pavillons plus tard, je savais que le pire à défaut de hiérarchie possédait plusieurs formes.
Il y a moins de dix ans, moins encore sûrement, que l'on peut estimer que les personnes hospitalisées dans notre hôpital voient leur pudeur préservée, leur intimité reconnue.
Dans l'exemple des soins d'hygiène à l'époque barbare les personnes "soignées" sont considérées comme les éléments indifférenciés d'un groupe de nature différente du groupe des "soignants". Aucun "soignant" n'aurait accepté de se voir infliger un sort identique à celui des "patients". On comprend mieux le sens de la première visite, associer au malade mental une image d'altérité telle que par la suite il soit possible d'infliger aux éléments du groupe malade des conditions de vie inacceptables pour des humains extérieurs. Qui aurait oser parler de droits de l'homme, voire plus extravagant de citoyen, à l'égard de cette population.
et puis il y a eu le jour où l'on a pu communiquer son traitement à une personne sans être sérieusement inquiété par la hiérarchie, il y a eu le jour ou comme un pied de nez on a accompagné un patient voter, il y a le jour où la contention à du être prescrite et celui où elle a pu être discutée. C'est comme d'être entré dans un film en noir et blanc pour se retrouver très progressivement dans un lieu de soins réel. La relation a peu à peu supplanté la fonction.
Et si les infirmiers de secteur psychiatrique n'ont pas inventé la dimension de la relation dans le soin, ils en ont fait néanmoins une culture. L'asile avait abouti a un espace de régression culturelle où castes, coutume et parole institutionnelle faisaient droit par usage de violences, comparée à une unité de soins ouverte contemporaine plusieurs siècles d'évolution en matière de socialisation ont été effectués en moins d'une génération. Cette évolution aurait été impossible sans un bouleversement culturel.
Mais qu'est ce qui reste de la relation au énième renfort de la journée quand on ne fonctionne plus que comme masse supplétive, qu'est ce qui reste de la relation quand on a passé des heures à enfiler des taches constituant des éléments de charge de travail pour produire des actes rentables. La culture, l'intelligence n'ont plus d'espaces d'expression que lors de réunions institutionnalisées, l'intelligence et la culture gravitent autour du soins sans l'affecter efficacement.
Le trop con pour être ailleurs trop intelligent pour être ici s'exprime différemment. Vous posez votre intelligence là, dans cette enceinte confinée à cause des radiations, et ailleurs restez con. Ne comprenez pas que vous êtes contraint de soigner plus mal que ce que vous voudriez, que ce que vous devriez, que ce que vous pourriez.
Oubliez tout ce que vous savez, oubliez à travers un réseau de contraintes de plus en plus complexes que la personne que vous soignez est un citoyen de droit et un sujet de l'inconscient.
Quand un patient rempli un questionnaire de sortie, sait-il qu'il aurait pu être soigné différemment.
Sait-il en quoi et comment ses droits d'usagers, ses droits de citoyens ont été entamés.
La qualité se mesure aujourd'hui en repas correct, accueil correct, hygiène correcte, personnel attentif mais peu disponible. Ça c'est aussi un pas pour nous éloigner de l'asile mais pas pour autant de la relégation psychiatrique.
Au fait, quand est ce qu'on soigne? Toi avec t'es questions t'es trop con, fait donc semblant de travailler au lieu de ne rien faire qu'à parler.
- Emogramme 11 : Une journée particulière