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" Qu'est-ce qui vous donne le droit de me tutoyer ? " répondit cette patiente à mon collègue au tutoiement si facile. Serait-ce une question de droit et si oui de quel droit parle-t-on ? Juste avant cela mon collègue était entré dans une chambre du service d'urgence psychiatrique dans lequel tous deux nous travaillons et avait déjà tutoyé un jeune homme à son levé ; cela m'avait surpris comme aussi bien je trouvais cela banal dans un pavillon de moyen ou long séjour.

Il m'est arrivé souvent de céder au tutoiement lorsque je travaillais dans des unités de soins ou la durée de séjour est assez longue, j'en ai conçu quelques regrets du fait des tours que cela a pu me jouer malgré toute ma vigilance. Il a fallu plusieurs années d'exercice pour que se face jour en moi l'absolue nécessité du vouvoiement tout comme elle est devenue absolue pour moi vis à vis du cadre infirmier et ce n'est pas un problème de déférence ou même de respect. L'objectif du vouvoiement absolu est de conserver toutes les chances d'une relation thérapeutique tout comme il est vis à vis de mes supérieurs hiérarchiques celui de me réserver le droit de les vouer aux gémonies si le coeur m'en dit, c'est difficile de faire cela avec quelqu'un que l'on tutoie.

Le droit revient ici, cette notion de droit qui est si floue parfois. Le tutoiement nous renvoie à une zone du droit qui est celle très étroite de la famille. J'entends ici par famille le groupe humain de base ce qui peut s'élargir à la confrérie et même au clan. Celui ou celle que l'on tutoie se trouve donc immédiatement dans cette proximité là, on voit tout de suite ce que cela peut avoir de fâcheux.

D'une part le soignant, qui ne l'est d'ailleurs pas ici, intègre d'office et sans son consentement le patient dans une communauté dont lui même est un membre. Qu'est-ce qui lui permet de faire cela, c'est à dire de considérer que l'autre fait partie du même groupe que lui ? D'autre part le tutoiement annule un espace dont l'existence est très importante pour le soin, un espace dans lequel le sujet soigné peut choisir, expérimenter et créer les liens que lui-même met en oeuvre. Par le tutoiement le sujet soignant ne laisse plus l'occasion au sujet soigné d'exister de façon viable dans la relation (je veux dire: " en tant que sujet autonome " ) puisque c'est le sujet soignant, et qui ne l'est plus, qui fixe autoritairement les modalités d'une relation dans laquelle il est le maître.

Les règles de droit qui s'appliquent à la relation ainsi fondée dans l'arbitraire le plus complet par mon collègue sont donc celles qui s'appliquent dans ce type de groupe humain. Or nous savons depuis Freud des choses bien ennuyeuses que les adeptes forcenés du tutoiement ne savent pas ou refusent de savoir (et qui ne sont hélas pas ou si peu élaborées dans les I.F.S.I.), c'est que la sexualité au sens large est non seulement présente dans la relation mais qu'elle y occupe une place de choix et que le tutoiement place les deux protagonistes dans un cercle dans lequel la question cruciale du droit en matière de sexualité se pose directement. Il s'avère qu'ici, dans la situation citée au départ, le soignant place la patiente dans une position de soumission sexualisée. Lorsque l'on sait que par ailleurs cette anecdote se déroule dans une chambre d'isolement, nous ne pouvons empêcher (c'est en tout cas vrai pour moi) un flot d'images désagréables de nous envahir.

Pour aller vite, la question posée par la patiente peut être reformulée comme suit: " tu crois être mon maître et pouvoir me baiser ? " , c'est pas rien. A noter que dans ce cas là la patiente révèle un fonctionnement psychique intéressant puisqu'elle se défend de cette tentative de l'autre de la dominer et le renvoie de façon certaine, avec la queue entre les jambes, à ces chères études de psychiatrie. Mais cette réaction si saine est loin d'être le cas général. Elle a rejeté en fait la tentative inconsciente faite par mon collègue de la soumettre à sa loi, c'est à dire à la domination de son phallus.

La situation est différente avec un homme, jeune qui plus est, mais pas sur le fond car au fond il s'agit toujours, lorsque le soignant est celui qui tutoie, celui par qui le

tutoiement arrive, de mettre l'autre sous sa coupe. Dans la forme cela peut s'apparenter avec le pouvoir qu'exerce un père sur un fils ou même un frère aîné sur un frère plus faible. Le " bon malade " devient alors un bon fils qu'il faut protéger et aider ; le " mauvais malade " , le psychopathe par exemple, devient alors un mauvais fils qu'il faut châtier, jeter dehors, bref exclure du groupe pour sa nuisance.

Il faut insister sur le fait qu'il s'agit ici de motions inconscientes de la part du soignant. Il peut se rencontrer des attitudes très compréhensives à priori et surtout très charitables, notamment envers la catégorie des " bons malades " . La bonté et la générosité d'âme peuvent se présenter sous cette forme du tutoiement mais, si c'est possible, il faut s'interroger sur une telle bonté et sur la générosité de cette âme.

J'ai rencontré des pêcheurs tout à fait sympathiques qui tutoyaient le poisson qu'ils avaient ferré et d'autres chasseurs le gibier qu'ils avaient l'intention de truffer de plomb avant de le boulotter assaisonné de vin.

Donc, le tutoiement est une forme particulièrement nocive de relation dans le contexte thérapeutique puisqu'on peut aisément saisir, suite à ce qui précède, que la distance thérapeutique est annulée. On ne peut pas être à la fois le père, la mère, le frère ou la soeur et le thérapeute en général. Un effet de bord intéressant à noter c'est que sur ce plan là il ne fait aucune différence que le thérapeute soit un psychothérapeute, un psychiatre ou un infirmier et pour avoir entendu le tutoiement dans la bouche de professionnels censément plus avertis que nous je me dis qu'en toutes choses il faut conserver une mesure. Soyons donc indulgent envers nous-mêmes et ne formulons pas de reproches trop cruels pour nous-mêmes ou nos collègues tutoyeurs.

Jean Argenty