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Les nomades du Pré du bout du monde : un an après


"Maria, Maria, c'est la guerre ! T'as entendu, on s'est fait canarder …Et Joana, où elle est ? C'est la troisième guerre mondiale, tu crois ? Maria, je suis bien né le 4 mars 1913 à Barcelona ?! Dis Maria, qu'est ce qu'on va devenir ?…Maria …Maria ". Pino pleure doucement dans mes bras, son visage contre le mien. Je le berce. Je nous berce.

"Vous êtes infirmière ? Qu'est ce qu'on va faire ? Partir ?! Mais je n'ai pas pris ma douche. Je veux y aller maintenant… Si, je veux aller prendre ma douche ! Je n'ai pas eu le temps tout à l'heure … J'étais aux toilettes et j'allais me doucher quand ça a sauté. Mais non, tout n'est pas démoli. Je vous dis que les douches fonctionnent et que je veux y aller !". Monsieur Doucet, immobile sur sa chaise, s'agite de plus en plus dans sa tête.

"Alors ça, c'est incroyable ! Mais vous vous rendez compte, Madame, de ce qui vient de m'arriver ! Je suis médecin et on déclare que je suis folle. Aujourd'hui vous pouvez vous retrouver internée sur la simple déposition d'un quidam. Alors ça, c'est incroyable. Je m'en souviendrai de cette journée ! Mais vous vous rendez compte, Monsieur, de ce qui vient de m'arriver …" La dame en chemise de nuit à fleurs, qui me tirait par la manche, allait pieds nus de l'un à l'autre pour expliquer l'Incroyable. L'Incroyable ? Il ne s'était écoulé que quelques secondes entre une tranquille matinée ensoleillée et cette vision formidablement étrange et irréelle. Oui, il a suffi de quelques secondes pour que tout l'ordre du monde bascule. Il était 10h15, ce doux matin d'automne, lorsque, de l'autre côté de la route, l'usine AZF a explosé. Parqués dans ce Pré du bout du monde , dans une atmosphère saturée d'ammoniac, l'inquiétude vissée au ventre, sans nouvelle de nos proches, hommes et femmes, patients ou professionnels, nous avons partagé cette longue attente, si je puis dire "en toute intimité".

- "Vous vous souvenez, Marie, le jour de l'explosion ? Nous avons eu très peur, n'est-ce pas ?!".
- Oui, Pablo, nous avons eu très peur !
- Vous voyez, Marie, ce qui m'a fait drôle ce jour là, c'est justement quand vous m'avez dit que vous aussi vous aviez eu très peur. Je me suis demandé comment il se faisait qu'une infirmière ait peur. C'est idiot, n'est-ce pas ? Au fond, les infirmières sont aux yeux des patients comme les mamans aux yeux des enfants ! Cela dit, ça m'a fait du bien de vous l'entendre dire. Je me suis dit : là, mon gars, t'as pas déliré. Cette fois-ci, c'était vraiment sérieux …".

Monsieur Sandoval fait partie de ces patients du secteur que nous ne voyions jamais au CMP avant l'explosion. Désormais, il vient nous voir, soit en coup de vent comme pour vérifier que nous sommes toujours là, au cas où un jour…, soit plus longuement, pour se poser et parler des voix qui par moment le harcèlent. Il sait qu'il peut venir dire qu'il a peur.

- "Heureusement que vous étiez là ce jour-là. Sans vous, je ne sais pas ce que j'aurais fait. Je m'accrochais à vous. Je vous ai regardé faire. Vous nous aviez installés en rond dans l'herbe et vous alliez tranquillement de l'un à l'autre. Des fois vous traversiez le cercle. Ca faisait alors comme si vous dessiniez une étoile. C'était beau ! Puis, vous étiez si calme ! Moi aussi, vous êtes venue me voir. Plusieurs fois. Vous m'avez dit quelques mots, je ne sais plus quoi, mais je vous ai trouvé très douce. Si c'est vous qui animez l'Atelier Ecriture je veux bien y venir. Je pense que ça me fera du bien …".

Si Samia savait comme ce jour là j'étais loin d'être au-dedans comme ce qu'elle voyait de moi au dehors. Quelques semaines après l'explosion, nous nous sommes rencontrées au CMP. Son visage triste s'est illuminé lorsqu'elle m'a vue. Nous avons échangé des nouvelles. Le jour de l'explosion Samia, comme quelques autres patients, a préféré repartir chez elle pour éviter un transfert à plus de 100 km de Toulouse. Mais toute seule dans son studio, elle a continué à tourner en rond et à dépérir. Chaque semaine son médecin lui proposait de venir au CATTP mais elle n'osait pas, puis elle ne croyait pas que ça puisse l'aider. Qu'y a-t-il derrière l'image si rassurante que Samia s'est construite de moi ce jour là ? Je ne sais pas. Nous sommes souvent revenues toutes les deux sur cet événement, sur ce qu'elle a vécu mais aussi sur ce que nous avons vécu. C'est peut-être ce nous à toutes les deux qui lui a permis une accroche avec nous, l'équipe de secteur.

Mais le témoignage le plus fort reste pour moi celui de Zermline :

- Le 21 septembre 2001 je crois que je peux dire que c'était un des plus beaux jours de ma vie. C'est monstrueux tu penses. Ben tant pis, c'est comme ça. J'ai été heureuse d'abord parce que je crois que certains ont touché d'un peu plus près ce que moi je vis depuis vingt ans, alors que jamais ils ne m'avaient prise au sérieux. Puis aussi parce que c'était le monde à l'envers. D'habitude c'était moi qui errais dans les rues, le visage crispé par la peur, la tête pleine à éclater d'horreurs. C'était moi qui vivais avec l'impression qu'à un moment où un autre mon corps allait exploser, se déchirer et que tous mes boyaux allaient se répandre dehors et que je ne pourrais plus rien retenir de moi, et que les corbeaux me boufferaient vivante de l'intérieur jusqu'à ce que j'en crève. Les autres, ils passaient sans même me voir, sans s'émouvoir, tout pleins qu'ils étaient de leur petit bonheur de merde ! Ce jour-là, c'était l'inverse. C'était eux qui étaient ravagés par la peur et par l'horreur. La grosse Martine, l'infirmière qui ne sait pas s'adresser à nous autrement qu'en nous aboyant dessus, ce jour-là, elle était toute gentille. J'ai vu ses yeux rougis. Je suis allée l'aider à se relever et elle m'a dit merci. Moi, tout ça, ça m'a pas fait peur. Je suis tellement habituée. Ca m'a juste un peu surprise que ça se passe dehors alors que d'habitude c'était dedans. C'était comme si moi, ce jour-là, j'étais la seule normale et que le monde entier était devenu fou. J'te jure Marie, c'est pour ça que j'ai pas arrêté de danser et chanter ".

Zermline, je l'ai connue ce jour là. Au milieu des gens hagards et paumés, comme indifférente au monde, elle dansait sur le pré au rythme d'un fandango qu'elle seule entendait. Je la regardais taper des pieds et claquer des doigts, tourner et virer sur elle-même les yeux fermés. Elle était très belle, très sensuelle, un peu irréelle. "Eh, toi ! Oui, toi, t'as eu peur de mourir ?". C'est à moi qu'elle adressa cette interrogation qui ne souffrait pas de réponse approximative. A la fois éberluée et concentrée sur sa question, je cherchais ce qui me semblait sonner le plus juste et je m'entendis répondre comme pour moi-même :

- "Non, je ne crois pas.
- T'as pas eu peur de mourir ? ! Répéta-t-elle sur un ton péremptoire et incrédule.
- Non, je ne crois pas.
- Ben alors, t'es au moins aussi folle que nous tous !" me hurla-t-elle en crachant par terre. Happée par l'urgence de l'un ou la crise de l'autre, notre échange, ce jour-là, en est resté là. Et c'est trois mois plus tard, en allant voir le vieux Joseph à sa caravane, que j'ai retrouvé Zermline. Elle chantait et jouait un très bel air, en marchant à petits pas sur la pointe des pieds. Elle était la terre qu'elle martelait, l'archet qui caressait les cordes de son violon, la jeune fille triste dont elle racontait l'histoire et ce peuple banni dont elle chantait la plainte.
- "Eh, j'te reconnais ! T'es l'infirmière qui parle avec les mots (maux ?) du dedans !".
- C'est quoi les mots du dedans ? !
- C'est des mots qu'y a que les fous qu'y comprennent ".
J'ai souri et l'ai laissée m'approcher. Elle tournait autour de moi, me flairait, me touchait, me poussait puis repartait en chantant, puis revenait. Elle jouait. Elle s'apprivoisait. Assise aux côtés de Joseph, je jouais tout autant et m'apprivoisais aussi.

Qu'ai-je donc en commun avec cette gamine crasseuse et sauvage ? Elle va dans la vie comme sur la piste du cirque de son grand-père. Elle danse, virevolte et caracole sur un fil jusqu'à l'extrême. Elle cherche encore et encore le mouvement, le pas, le son parfait, celui qui s'approchera le plus possible d'un équilibre intérieur. Elle cherche la clé de son âme. La première fois que nous nous sommes croisées, elle a craché à mes pieds. Elle s'est ensuite adoucie et m'a raconté les méandres de sa vie. Elle est folle. C'est son père qui l'a dit. La preuve, elle touche la pension des fous. Comme ça, elle est tranquille. Personne ne veut d'une folle comme épouse. A son âge, 22 ans, ses sœurs et ses cousines sont déjà mariées depuis longtemps et ont plusieurs enfants. Souvent ça se passe mal au camp, justement à cause de son statut particulier. Dans la famille, il y en a d'autres des fous : la mère de Zermline, Giovanna, tellement folle qu'elle est enfermée dans un asile en Roumanie. Puis le vieux Joseph, enfin Giuseppe, le père de Giovanna, le grand-père de Zermline.

Dans des temps anciens, la troupe de Giuseppe il Zingaru était célèbre. Leur spécialité : la voltige équestre. Leur réputation n'était plus à faire du fin fond de l'Europe de l'Est jusqu'aux portes du Maghreb. Chaque soir, leur chapiteau illuminait une ville différente. Giuseppe présentait chaque année un spectacle inédit, préparé par l'ensemble de la tribu, du plus jeune au plus ancien et c'était là sa fierté. Mais une nuit de septembre, à Istanbul, le camp a pris feu. Giuseppe, dans l'immense brasier, a perdu deux de ses fils, trois de ses petits-enfants (dont les deux frères de Zermline), tous ses chevaux et toutes ses roulottes. Depuis lors, il s'est muré dans le silence et sa fille dans la folie. Zermline avait tout juste cinq ans.

C'est Ugo, son père, qui a repris les rênes et tente de faire bouillir tant bien que mal la marmite familiale. Oh, de manière bien moins glorieuse pour Zermline ! Camelot sur les marchés, il vend des baskets, des draps ou des ustensiles ménagers suivant les arrivages. Le RMI de ses belles-sœurs et la pension de sa fille suffisent à peine à entretenir tout ce petit monde. Fini la féerie des costumes et du spectacle. Fini les acclamations et les applaudissements. Finis les grands voyages d'Oslo à Grenade et de Brest à Constanza.

Les jours où Zermline me racontait leur histoire, elle, qui d'ordinaire bougeait tout le temps, s'asseyait aux pieds de son grand-père. Et ces jours là, au fond des yeux de Joseph tremblotait une toute petite flamme, que les mots de sa "Picolina " attisaient. Chaque semaine, elle me raccompagnait au bout du chemin en jouant toujours la même musique. Celle qui raconte l'histoire d'un tout petit coquelicot qui voulait tant devenir grand. Les derniers mois, nous la chantions ensemble : "Lo so che i papaveri sono alti, alti, alti, io sono piccolino …".

Qu'ai-je donc en commun avec cette gamine crasseuse et sauvage me demandais-je ? Je ne sais pas. Il en va ainsi des relations humaines et les relations de soin n'y échappent pas. Elles sont fondées sur ce qui en l'autre nous interpelle. En apparence, c'est un regard, une façon de s'habiller, une expression, une manière d'être, un quelque chose d'indicible qui fait qu'untel va au devant de tel autre. C'est même beaucoup plus complexe. Ce qui lie les hommes les uns aux autres, ce sont des bribes de leur histoire, de leur éducation, de leur culture … et tout ça, à leur insu. Il s'agit donc de quelque chose de beaucoup plus intime, au sens étymologique du terme, c'est à dire quelque chose "de plus essentiel, qui existe au fond de l'âme" . Avec chaque patient c'est une part de nous-mêmes que nous mettons au travail. Avec Zermline, c'est peut-être la part de moi qui a résisté au chaos que j'ai mise sur le métier. Qu'ai-je en commun avec elle ? Peut-être la musique ? Celle du violon qui raconte les voyages des Gens de Bohèmes si proche au fond de celle de l'imzad qui elle, accompagne les caravanes des Hommes Bleus du Désert. Ou peut-être encore une toute petite fille abandonnée par sa mère, une toute petite fille livrée en pâture au monde, destinée à tout jamais au voyage ou à l'errance ?

Quoi qu'il en soit, l'âme d'un instrument à vent a fait résonner nos âmes de nomades et c'est ainsi qu'il y a quelques mois, Zermline a décroché un remplacement de femme de ménage au conservatoire municipal en échange de cours de solfège et de chant. C'est par cette petite porte qu'elle a fait une entrée magistrale dans le monde de la musique. En effet, un soir de gala au conservatoire, Zermline a été remarquée pour sa virtuosité par un producteur. Elle part en tournée cet automne avec un groupe de musiciens tsiganes. Première étape : Istanbul.

Un an a passé et à chaque fois que j'y pense, mon cœur se serre. Nous ne regardons pas nos vies de trop près sinon nous y verrions peut-être encore aujourd'hui une terre de désolation, des vies pareilles à l'usine d'en face, pareilles à l'hôpital : rasées, anéanties. Nous n'y verrions peut-être encore qu'un champ de ruines et de poussière. Nous sentirions toujours en nous ce sentiment d'abandon, ce manque de courage pour résister et reprendre le cours de nos vies. Certains d'entre nous d'ailleurs ont tout laissé aller, se sont laissé couler… Zermline, c'est une des rares notes de couleur de cette triste et douloureuse année. Ce 21 septembre aura au moins permis cette rencontre et je souhaite à cette "toute petite fille" d'aller jusqu'au bout de ses rêves.


Marie Rajablat,
Infirmière de secteur psychiatrique,
Co-animatrice du Craesi,
(Centre de Recherche, d'Animation et d'Ecriture en Soins Infirmiers)
Centre Hospitalier Gérard Marchant,
31 Toulouse.
Des extraits de ce texte ont été publiés dans Santé Mentale n°71, octobre 2002.