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Le pré du bout du monde


Ce matin là, je flânais sous les arcades avant de regagner le pigeonnier où le travail m'attendait. Comme à chaque fois, je goûtais avec plaisir la douceur de cette cour d'honneur dont l'architecture vient pourtant d'un âge où ce qui importait essentiellement était l'ordre social. Accoudée au muret, je caressais rêveusement du regard les vieilles pierres de la chapelle et le bassin ombragé par les trois cèdres bicentenaires. Je me laisse toujours prendre par le charme paisible que dégagent le bruissement léger des fontaines et les jolies façades de briques roses sur lesquelles joue le soleil. Pleine d'une douce quiétude, j'allais rejoindre le bureau pensant au projet de recherche que nous venions, Xavier et moi, de présenter à l'infirmière générale.

Arrivée à Marchant il y a trois ans et demi, c'est le manque de vitalité des secteurs qui m'avait avant tout frappé, le manque de théorie, le manque de réflexion clinique, le manque d'ouverture, le manque d'enthousiasme…
Oui, c'est le manque qui m'avait sauté aux yeux. L'institution m'était apparue comme fermée, desséchée. Soignants et soignés reclus, secs, cassants (au sens où ils me semblaient risquer de casser). Puis, les mois et les années passés à travailler avec eux m'ont permis de découvrir tous les trésors cachés et les ressources phénoménales de cette institution. L'apprivoisement opérant, les uns et les autres ont commencé à évoquer ce qu'ils ont vécu et ressenti dans leurs différentes affectations, les projets qu'ils ont porté, ceux qui ont vu le jour et les autres. Chacun est venu déposer dans ma besace à histoires, sa version, ses joies, ses déceptions. C'était souvent les mêmes histoires qui revenaient mais du coup c'était aussi une mémoire collective qui émergeait à travers ce ressassement. " Ah ! Je m' souviens… " et c'est parti ! Oui, c'était toujours le bon vieux temps. On soignait toujours mieux, on était toujours plus pris en considération, on pouvait toujours travailler plus correctement … et j'en passe, même si les anecdotes que les uns et les autres racontent laissent parfois " rêveur ". N'empêche. Les plus vieux racontent sous l'œil goguenard mais intéressé des plus jeunes et l'air de rien des histoires se transmettent. Des histoires de soins, des histoires de gardiens et des histoires de fous : " Oh petit ! Il s'en est passé des choses ici, tu sais ! ". Sans doute l'histoire de l'institution diffère-t-elle de l'histoire des gens de Marchant, mais pour distinctes qu'elles soient, ces histoires n'en sont pas moins complémentaires. Les souvenirs seraient à la mémoire ce que les archives sont à l'histoire et les souvenirs les plus flous ont souvent plus d'impact que la véracité d'un document d'archives. Ici comme ailleurs, les récits se " mythologisent " et c'est précisément sur ces mythes que se fonde l'histoire d'une l'institution.

Seulement voilà, de toutes ces choses qui se sont passées ici, il ne reste pas de traces ailleurs que dans les têtes et peut-être dans les cœurs. En apparence, rien n'a transpiré dans les manières de penser et de travailler. Des soignants ont œuvré, ont résisté et pourtant c'est comme si rien n'avait existé. Aussi, les uns et les autres sont fatigués de se battre, beaucoup baissent les bras. L'institution est d'autant plus malade et ses acteurs d'autant plus poussifs qu'en toile de fond les valeurs humanistes se délitent et que la politique de secteur, tout juste à son balbutiement dans notre département, est littéralement remise en cause par les tutelles locales.

Alors notre idée c'était d'ouvrir un grand chantier mémoire auquel œuvreraient patients, ex-patients, personnels actifs et à la retraite pour permettre à chacun de redonner du sens à l'institution et d'y trouver sa place en mobilisant les initiatives singulières. Nous étions certains de surcroît qu'un tel projet produirait du savoir sur la question des soins et ferait évoluer la culture de l'hôpital.

Je montais donc au pigeonnier, songeant à cette histoire des gens de Marchant et riais intérieurement à l'idée que ce soit " une parisienne ", comme on dit ici, qui lance un tel projet. Je souriais également au fait qu'une fois de plus je m'engageais dans un travail de mémoire Je posais tout juste le pied sur la dernière marche de l'escalier en me demandant si je poursuivais l'histoire ou si c'était l'inverse lorsque

Big Bang !
Tonitruantes déflagrations
Ventres transpercés
Tympans qui s'arrachent Sol qui vacille
Vitres pulvérisées
Chairs criblées
Murs déchirés
Plafonds explosés
Tout éclate Tout bascule Tout s'effondre

Médusée et muette, je regarde le bâtiment se disloquer sous mes yeux
Je reste là hébétée, perplexe, le souffle coupé
Bombe Explosion Attentat
J'entends des rumeurs lointaines sans en saisir le sens
Je me retire en moi

Il ne s'est écoulé que quelques secondes entre une tranquille matinée ensoleillée et cette vision formidablement étrange et irréelle. Oui, il a suffit de quelques secondes pour que tout l'ordre du monde bascule. Les scènes se jouaient au ralenti sur fond ocre rouge. Le silence mat et froid empêchait les cris des uns et des autres de me parvenir.

Ramassée sur moi-même, je croise sans cesse les bords de mon blouson pour retenir ce qui en moi vient de voler en éclats. Dedans moi, il n'y a plus que des miettes, des brisures de verre, de la poussière qui, si je n'y prends garde, pourraient s'envoler. "Tenir, il faut tenir". Une petite voix m'accompagne. Lancinante petite musique intérieure, à peine audible par moments, petite phrase qui me tient lieu d'enveloppe, de carapace, de forme. "Tenir, il faut tenir". Je serre très fort mon blouson contre moi et j'appuie régulièrement mon poing fermé sur la longueur de mon sternum pour recoller ma peau qui en cet endroit menace de se déchirer. Pour tenir je me sépare d'une partie de moi. J'enfouis la petite épouvantée au plus profond de moi-même et verrouille la forteresse. Bien qu'à l'abri de l'extérieur, je la sens livrée en pâture à ses terreurs. J'entends en moi le bruit métallique du verre brisé qu'elle piétine en tournant en rond, en se fracassant la tête contre moi-même ou en courant se cacher. Je la sens grimper dans ma tête pour regarder le monde par mes yeux. Je sens mon cœur qu'elle serre. C'est la guerre. J'ai peur qu'elle ne m'échappe. Je sais que ce n'est qu'au prix de son enfermement que le petit soldat que je suis aussi va pouvoir tenter de survivre. Lui descend l'escalier d'un pas d'automate. Froid et méthodique il ouvre chaque bureau, fouille méticuleusement les décombres pour chercher des collègues. La petite hurle à l'intérieur. Elle est terrorisée à l'idée de découvrir un cadavre. Lui continue ses recherches minutieuses. Il dégage deux femmes. De très loin lui parviennent des paroles : " Oh mon Dieu ! ". " Tenir, il faut tenir. Surtout ne pas s'affoler, surtout ne pas crier ". La petite lui met la pression mais il la refoule. Une des femmes s'enfuit. Il s'occupe de l'autre. Très pro, il tâte, il palpe, il ausculte, il interroge. La petite presse contre elle la femme qui tremble. Lui panse, elle berce. Il pense, elle berce. A eux deux, ils résistent au cataclysme et se fondent résolument dans un collectif… A eux deux, ils m'ont aidé à tenir un je. Je s'est fondu en nous.

Accrochée à mon blouson et ma petite voix j'ai rejoint machinalement Charcot. Outre le fait que j'avais travaillé dans ce pavillon et que j'y passais régulièrement pour papoter avec les patients ou les collègues, ce 21 septembre il était mon seul repère dans un hôpital réduit désormais à néant. Des amas éventrés de tôles et de bois bordaient des allées criblées de verre. Pas une âme qui vive à l'horizon. Ce qui restait de Charcot m'abasourdit. Qu'étaient-ils donc devenus tous ? ! La terrible pensée que j'arrivais trop tard commençait à me cisailler la poitrine en même temps que je la repoussais violemment. " Tenir, il faut tenir ". C'est Ghislaine que j'ai reconnu la première. Elle tournait en rond dans ce qui fut un jour le secrétariat de notre secteur et s'obstinait ce matin là à éteindre les ordinateurs, la photocopieuse et à fermer méthodiquement toutes les portes déchiquetées. Nous en étions tous là, à tenter de nous raccrocher à des gestes dérisoires, à des petites habitudes tellement rassurantes. Puis je les ai vu. Ils étaient tous là sur le pré. Le Pré du bout du monde. J'ai serré fort mon blouson, écrasé mon sternum et j'ai franchi la dernière allée qui me séparait d'eux. Là, Marie, c'est je qui doit tenir. C'est je qui dois monter au front.

Le vacarme infernal du dehors m'arrive d'un seul coup aux oreilles. Sirènes hurlantes. Klaxons. Ambulances, pompiers, police Tout ce bruit m'arrache la tête et les tripes. Au milieu de cette cacophonie, un poste de radio diffuse des nouvelles. Quelques bribes d'info : nuage toxique ... centre ville touché …onde de choc … kilomètres à la ronde… Mon fils !

- " Eh salut Marie ! Qu'est-ce que tu fous là ? ! T'as pas une cigarette par hasard ? "… Mais il est vraiment dingue ce type. On a failli crever et c'est tout ce qu'il trouve à me dire !
- " Bonjour Monsieur Léchodet. Non, je n'ai pas de cigarette. Vous savez bien que je ne fume pas ".
- " Bah, tant pis. Tu vas bien ? ". Mais quel con ! Non, j'vais pas bien ! 'sais même pas où est mon gosse et 'suis là à écouter tes conneries ! Reprends toi Marie. Je me souviens alors de ce qu'Etienne avait écrit un jour où il a eu peur de mourir : Je broie du noir à me ronger les doigts … Non, Etienne, je ne vais pas bien. Moi aussi, je broie du noir à me ronger les doigts.
- " Eh bien pour être franche, Monsieur Léchodet, je pourrais aller mieux. Mais vous, vous n'avez pas eu peur quand ça a sauté ? " …
- "Alors ça, c'est incroyable ! Mais vous vous rendez compte Madame de ce qui vient de m'arriver ! Je suis médecin et on déclare que je suis folle. Aujourd'hui vous pouvez vous retrouver internée sur la simple déposition d'un quidam. Alors ça, c'est incroyable . Je m'en souviendrai de cette journée ! Mais vous vous rendez compte Monsieur de ce qui vient de m'arriver ..." La dame en chemise de nuit à fleurs qui me tirait la manche, allait pieds nus de l'un à l'autre pour expliquer l'incroyable.
- "C'est la guerre Maria. T'as entendu on s'est fait canardé… T'as les plus beaux yeux du monde tu sais… Et Joana, où elle est ? C'est la troisième guerre mondiale ... Je suis bien né le 4 mars 1913 à Barcelona, hein ?!". Pino pleurait doucement la tête contre la mienne.
- "Oh Mademoiselle, vous êtes vraiment tout à fait charmante. Il a raison le vieux, vous avez de beaux yeux. Je me présente, je suis Albert, duc de Bourgogne. Vous pouvez m'appeler Bébert. Certes je suis un peu plus âgé que vous mais je pourrais faire un époux très gentil... Hum, que vois-je ? Des petits gâteaux au chocolat dont je suis si friand ..Bon, on va où maintenant ?". Monsieur Albert, lui, faisait salon sans façon.
- "Vous êtes infirmière ? Qu'est-ce qu'on va faire ? … Partir ? Mais je n'ai pas pris ma douche. Je veux y aller maintenant… Si si, je veux aller prendre ma douche. Je n'ai pas eu la temps tout à l'heure...Mais non tout n'est pas démoli. Je vous dis que les douches fonctionnent...". Monsieur Doucet, immobile sur sa chaise, s'agitait de plus en plus dans sa tête.

Il était 10h15, ce doux matin d'automne là, lorsque l'usine AZF a explosé et c'est une des plus longues journées de notre vie qui venait de commencer. Sans nouvelle de nos proches, l'inquiétude vissée au ventre, dans une atmosphère saturée d'ammoniac, nous avons commencé à accompagner la longue attente. Chacun, qu'il ait été patient ou professionnel, a œuvré à assurer la meilleure intendance possible dans son domaine. Chacun à sa manière a pris soin des autres. Certains ont fait preuve d'un grand art. Tous ont tenté d'être là à leur manière. Pas si simple d'être là lorsque tout votre être n'est plus là.

Un mois a passé. Plantée là au bord du Chemin de la loge, mon cœur se serre. Mes yeux parcourent cet enchevêtrement de ferrailles, de tôles, de verre... Des no man's land, Dieu sait que j'en ai traversé d'autres mais ce soir, celui-ci résonne tout particulièrement. Peut-être parce que c'est mon anniversaire et que je suis sensée rejoindre des copains pour le fêter. Devant cette terre de désolation, je vois ma vie pareille à cette usine, pareille à l'hôpital : rasée, anéantie. Ce soir, je suis un champ de ruines et de poussière. Je me sens abandonnée, sans plus de courage pour reprendre le cours de ma vie, sans plus de courage pour résister. Je me laisserais bien aller. Je me laisserais bien couler…

Mais, me revient en mémoire le moment où j'ai été interrompue ce 21 septembre. Je m'souviens alors de la douceur de la cour d'honneur. Oui, je m'souviens qu'accoudée au muret, je caressais rêveusement du regard les vieilles pierres de la chapelle et le bassin ombragé par les trois cèdres bicentenaires. Je me laisse toujours prendre par le charme paisible que dégagent le bruissement léger des fontaines et les jolies façades de briques roses sur lesquelles joue le soleil. La douce quiétude qui m'avait emplie ce jour là me revient. Une page de l'histoire de Toulouse vient de se tourner, une page de son hôpital psychiatrique aussi. Peut-être une page de ma vie.

Sur ce Pré du bout du monde, il s'est écrit ce jour là, une partie de notre histoire. Puissions nous en faire un mythe pour poser les fondations d'une nouvelle institution.


Marie Rajablat
Infirmière de secteur psychiatrique
Centre hospitalier Gérard Marchant
5 novembre 2001


Texte paru dans Santé Mental numéro 62 de novembre 2001


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