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21 SEPTEMBRE 2001.
Relax les vacances hors saison, c'est une plaie quand les gamins sont scolarisés, mais tant qu'ils sont en bas âge c'est cool. Il fait grand beau sur la côte en cette fin septembre et tant l'été a été rude, tant je décompresse. D'autant que les mois à venir vont être agités, réduction du temps du travail, et devenir des soins en psychiatrie, vieilles histoires de diplômes et de résistance sociales.
Le temps de la manœuvre de la barrière du parking je branche France info," …reviendra sur l'explosion qui a eu lieu à Toulouse. Bourse de Paris, le CAC 40 est en …".
"Marta, je crois qu'aux info ils ont parlé d'une explosion à Toulouse..". c'est chez nous, on vit à côté, on y travaille, qu'est ce qui a pût sauter?
Il a dit explosion, pas attentat, ça avait l'air important. Il faut dire que je travaille en zone Séveso, zone à haut risque chimique. Tous les mois il y a un exercice d'alarme à l'usine d'à côté, l'ONIA, enfin AZF ça s'appelle maintenant. Dans le coin il y a aussi les poudres et explosifs, et tout ce que l'on veut des feux d'artifices aux labo chimiques et pharmaceutiques.
Et tout ça pour ainsi dire dans le jardin de mon hôpital. Il faut préciser que l'hôpital existait depuis plus de soixante quand la première usine est venue s'installer devant sa porte. C'était l'ancêtre d'AZF. Vincent Auriol avait imposé ce pole chimique à la ville de Toulouse et à la communauté psychiatrique
Bon on vit avec au quotidien maintenant, et puis d'après ce que l'on en sait, le pire ce ne serait pas une explosion, mais les gaz qui pourraient être libérés.
" … et tout d'abord nous parlerons de l'explosion qui a eut lieu ce matin dans un complexe chimique du sud de la ville rose, l'usine AZF…" merde, c'est nous, mon cerveau n'arrive plus qu'à capter des bribes. "… dizaines de morts, …centaines de blessés, ..dizaine de disparus, ...vitrines brisées au centre ville.." Mais le centre ville est à des kilomètres! et Marchant est de l'autre côté de la route. Dans quel état…
FR3 20h30 "avant de conclure cette émission encore une dépêche qui m'informe qu'un hôpital psychiatriques proche de l'usine a pût être évacué. Cet hôpital accueillait une centaine de personnes. Heu.., de personnes atteintes de problèmes.." . C'est pas possible, c'est caricatural, une heure d'émission, il y a des blessés et des morts devant, derrière à côté de l'hôpital, ils ont parlé du dépôt de bus, des entrepôts, du grossiste, de dizaines d'autres activités, mais de Marchant point. Il y a comme un grand trou noir dans leur carte. C'est psychanalytiquement théorique mais jamais je n'aurais oser imaginer que nous soyons socialement refoulés à ce point.
En plus impossible de joindre Midi Pyrénées au téléphone, tout est saturé.
Jusqu'à cinq heures du matin j'écoute les infos changeant de chaînes ou de stations. Le choix est limité ici et je ne sais toujours pas de nouvelles de la parcelle de connaissance que j'avais sur les lieux de la catastrophe.
Dix heures, enfin un ami au téléphone, il était sur place, les humains ont mieux résisté que les murs, quelques blessures sérieuses, beaucoup de blessés sans gravité, c'est Marchant qui a fourni les premiers secours transformant la pelouse du service d'urgence en hôpital de front.
Les murs sont inutilisables, mais tout le monde à survécu, sinon patients et soignants ont été dispatchés sur les hôpitaux des départements voisins. Quelques Centres Médico Psychologiques restent ouverts en permanence. Voilà pour l'essentiel.
"Il faut qu'on rentre plus tôt". Mon épouse s'en doutait mais s'inquiète au sujet des gaz toxiques à cause des enfants. Les infos sont plutôt rassurantes de côté là.
Au journal de treize heures j'ai vu une vidéo aérienne du site de l'explosion, c'est effarant, tout est par terre alentour, grandes surfaces, gare des bus.. partout de la ferraille tordue mais les bâtiments de l'hôpital sont toujours debout. J'ai aussi vu et entendu mon ministre, enfin le secrétaire d'état à la santé, il était filmé devant le mur de l'hôpital, il n'à pas dit un mot sur Marchant! J'ai appris qu'il n'y était même pas allé.
Toutefois la palme revient au ministre des verts qui a déclaré que lorsque l'usine s'était installée l'endroit était désert, c'est vrai les fous et ceux qui s'en occupent ça ne compte pas.
11 OCTOBRE
Trois semaines ont passées. Les six premiers jours j'ai du bosser aux alentours de soixante dix heures et puis rideau. La machine n'a pas voulue suivre et une colonie de staphylos m'a cloué dix jours hors du terrain avant que je n'arrive à libérer le territoire occupé.
Vous imaginez l'état des collègues qui tiennent depuis le début. Douze heures par jour, parfois à cent cinquante kilomètres de leur domicile. Vous imaginez ce qu'il va advenir du fil ténu de relations que l'on avait parfois du mal à entretenir entre un patient et le monde extérieur à l'hôpital.
L'usine ayant pété un vendredi on a eu partiellement le week end pour se retourner. C'est à dire qu'il a fallu planifier en urgence pour envoyer des équipes assurer la continuité des soins au moins jusqu'au lundi soir dans les structures d'accueils, les autres se retrouvant au Centre Médico Psychologique (CMP) pour préparer une réunion de remise en route pour le lundi.
Le lundi a du être efficace, au moins pour s'organiser jusqu'au lundi suivant. Tenir une semaine!
Il faut comprendre une chose, le temps s'est mis a fonctionner différemment pour nous tous. D'abord, pour certains il a fallu tenir quelques minutes de plus quand ils ont vu l'énorme nuage orangé qui s'est déployé au dessus de leur tête et parfois leurs corps ensanglantés, puis il a fallu tenir jusqu'au soir, trouver un hébergement, rassurer et se rassurer pour son entourage. Et puis tenir jusqu'au lendemain, et puis passer le Week End, jusqu'au lundi matin pour improviser une ébauche de fonctionnement à la semaine.
À partir de l'explosion notre activité principale a été de regagner du temps sur l'événement, de pouvoir projeter. D'ici la fin de la semaine prochaine on pense pouvoir faire du prévisionnel sur un mois, mais sur quoi?
Prés de trois cent cinquante personnes étaient hospitalisées au moment de l'explosion, une soixantaine seulement ont pût regagner leurs domicile l'après midi même sans pour autant qu'ils puissent se passer de soins.
Quant au presque trois cent autres il sont répartis sur 76 structures et cinq départements. Jusqu'à cent cinquante kilomètres pour certains. Aujourd'hui on oriente des patients à plus de trois cents kilomètres, faute de places.
Le soin hospitalier en psychiatrie est déjà perçu la plupart du temps comme un enfermement et ou une exclusion. Imaginez une fois encore l'effet que cela doit pouvoir faire d'être hospitalisé de force, on dit sous contrainte, à trois cent kilomètres de chez soi.
Et puis il y a la majorité de ceux qui se soignent librement mais qui n'ont guère le choix ou le désir de faire autre chose que de suivre des soins et qui en plus de leur charretée de problèmes doivent faire face à cet éloignement soudain.
Imaginez vous aussi que la population de Marchant n'a pas été accueillie dans des locaux flambants neufs. Les locaux vacants mis à disposition étaient pour la plupart voués au bulldozer. Imaginez les conditions d'hygiènes et même de sécurité.
Mais quelle sécurité pour des agents qui vont travailler douze heures d'affilées à cent cinquante kilomètres plusieurs jours de suite. Et que devienne leur famille, et quand il ont eux aussi été sinistrés et qu'ils sont en butes aux tracasseries des assurances pour les dégâts.
Et les familles des patients, leur enfants, leurs parents, trop c'est trop. Si une solution rapide n'est pas trouvée pour rapprocher rapidement les lieux de soins il y aura de nouveaux drames.
1ER NOVEMBRE
Six semaines ont passées, je n'arrive pas à trouver une image susceptible de décrire leur écoulement. Comme le cliché de la personne au seuil de la mort qui voit défiler sa vie, il y a de ça sans être ça. C'est plutôt comme si après l'expérience de la mort une vie s'était écoulée en quelques semaines. Ou encore comme une mue dont l'étape psychique serait enrayée. La chrysalide se vit chenille alors qu'il lui faudrait penser papillon. Ceux qui se rêvaient papillon essaient de s'élancer dans l'azur sans ailes, ceux qui se voyaient chenilles immortelles tentent de bétonner leur cocon voulant remonter le temps pour que la vie de l'avant 21 septembre reprenne son cours comme si de rien n'avait été.
Je ne suis pourtant pas le seul à penser que la période est passionnante.
Les situations de soins inédites, l'ébranlement psychique partagé résultant du traumatisme collectivement subit, ouvrent des ailleurs que la pratique d'avant l'explosion rendait inaccessibles. En transgressant pour un temps le rituel aliénant des plannings en trois huit certaines relations de soins ont pût gagner en intension et permettre d'obtenir des résultats différents. J'ai retrouvé des conditions de soins qui sont proches de celles que l'on peut vivre lors d'un séjour thérapeutique. Avoir du temps à donner, avoir du temps à partager, avoir du temps à soi.
On est toujours dans une question de temps, et il a fallut un instant, un rien de temps pour que le temps bascule. Marchant condamné à mort par érosion, parce qu'abattu trop vite, trop tôt et trop spectaculairement s'est retrouvé le désir de vivre.
Marchant avant l'explosion n'avait pour avenir écrit que la densification hospitalière, création d'une MAS, maison d'accueil spécialisée, et d'une UPSI, unité psychiatrique de soins intensifs. Remise en cause de l'activité extrahospitalière trop coûteuse.
Marchant aujourd'hui c'est beaucoup de gens qui œuvrent au tissage d'un maillage plus riche des secteurs, ça c'est déjà de l'acquit.
C'est l'obtention après cinq semaines de luttes d'un échéancier apportant une solution transitoire au grand éparpillement qui a fait suite à l'explosion, ça c'est encore du virtuel.
C'est la nécessité de se dire qu'il est temps de considérer le temps qui s'offre pour aménager le temps à venir.
Demain, dans six mois, dans dix mois maximum nous devrons être capable de faire entendre ce qui doit ou non être reconstruit, nos tutelles y veilleront à notre place sinon. Pour faire entendre sur ce qui doit être reconstruit il nous faudra avoir esquissé la forme globale de la structure du réseau de soins départemental de service public en psychiatrie pour comprendre comment l'outil hospitalier s'y insère et ce qu'on en attendra comme prestation. Pour ce faire il va falloir se projeter dans le temps et vite.
Beaucoup pensent qu'il n'est pas encore temps et que l'on a le temps… quel temps,
celui que les politiques nous accorderont?
Celui que les financeurs nous accorderont?
Même si l'on se contente de laisser faire le temps on est obligé d'avoir à la conscience que le coût de fonctionnement de l'institution Marchant va atteindre des sommets et que ça va vite coincer quelque part.
Il y avait au CHS Marchant au moment de l'explosion 351 lits de psychiatrie, (281 lits adultes, 12 de pédopsy, 28 pour déficients mentaux), les projets actuels proposent 345 lits en relogement temporaire sur trois sites, à charge d'entretien du CHS. Entre temps des activités extrahospitalière se développent, ouverture de CMP, de lits de crises, de places en villa de soins continus, de centre de crise, de centre d'accueil thérapeutique à temps partiel … impossible de miser sur le fait que nos argentiers vont rester passifs. Ça va même être un problème pour retrouver assez de professionnels pour faire tourner tout ça. Sans compter la MAS de 60 places et l'UPSI de 16 qui sont plus que jamais d'actualités.
Et plus le temps passe plus nous serons devenus les spectateurs passifs de notre restructuration. Une issue, peut être la seule, il faut que les usagers s'en mêlent. Ça c'est encore à écrire mais je gage que sur le plan clinique si cela se produit nous aurons encore franchi une étape.
Passer du huis clos au forum et du forum au huis clos, c'est peut être cela qui donne l'impression d'avoir vécu toute une vie en six semaines.
Jean Vignes infirmier de secteur psychiatrique
CMP du secteur VIII
3 rue du libre échange
31500 Toulouse.