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21 SEPTEMBRE 2001.

L'hôpital psychiatrique Gérard Marchant après l'explosion d'AZF


Le 21 septembre, l'explosion d'AZF à Toulouse a dévasté l'hôpital psychiatrique Gérard Marchant, situé en face de l'usine.

Le cercle de l'oubli a commencé d'être tracé ce jour-là : l'évacuation de l'hôpital a été réalisée par les soignants eux-mêmes, souvent blessés , sans aucun soutien extérieur. Kouchner le ministre de la Santé est allé visiter AZF le jour même de l'explosion, mais n'a pas daigné traverser la route pour rencontrer les soignants et les patients de l'hôpital, qui se débrouillaient tant bien que mal : les télés n'y étaient pas. Il a été souvent souligné l'énorme effort des hôpitaux toulousains pour accueillir l'afflux des blessés, mais personne n'a parlé du fait que le personnel de l'hôpital Marchant y avait participé en première ligne, accueillant les premiers blessés d'AZF alors que les soignants et les malades étaient eux-mêmes pris dans l'explosion.

Des patients éparpillés<br> Les 368 malades ont été évacués dans toute la région avec les moyens du bord vers 75 lieux différents au soir de l'explosion.
Dès le lendemain, le service d'accueil et d'admission des urgences (rebaptisé SIAP) a réouvert dans des locaux désaffectés et délabrés du CHR avec du personnel de l'hôpital psychiatrique. Ce service fonctionne dans les mêmes locaux depuis, sans qu'aucune mesure de remise en état - même partielle - n'ait été effectuée. Ce service se trouve dans la position d'avoir à accueillir des entrées pour un hôpital qui n'a pas de lits et envoie les malades là où il y a de la place ... souvent au-delà de la région sud-ouest (Bordeaux, Béziers, Marseille, Avignon, etc.)
Le service de psychiatrie du CHR continue à ne pas admettre les demandes de placements.

Plusieurs hôpitaux ont réouverts des pavillons désaffectés pour accueillir des patients le soir de l'explosion. Certains de ces lieux fonctionnent encore avec du personnel de l'hôpital Marchant (Lannemezan, Saint-Lizier à côté de Saint-Girons, Limoux, Montauban pour les services adultes.) Le plus proche de Toulouse est Montauban à 50 kms, les autres sont à 100 kms ou plus.

Nos politiques, si soucieux des droits de l'usager , n'ont pas l'air d'avoir d'états d'âme embarrassants à propos des conditions d'hospitalisation faites aux usagers de la psychiatrie publique de Haute-Garonne. Quel mot faut-il employer ? Délocalisés ? Déportés ? Déplacés ? Relégués ?

Asthmatiques et schizophrènes, une cohabitation apparemment mal venue
Il a fallu une mobilisation massive et intense du personnel pour obtenir une promesse de relogement provisoire dans trois étages (150 places) de l'ancien hôpital militaire Larrey, racheté par le CHU. L'échéance fixée alors était fin décembre 2001, depuis elle ne cesse d'être reportée et on parle maintenant du mois de juin.

Nous avons pris connaissance avec consternation d'une lettre de 22 médecins de la future "clinique des voies respiratoires" devant être également installée à Larrey. Dans cette lettre, les médecins protestent contre l'utilisation de l'hôpital par des services de psychiatrie, ils déplorent la "dégradation de l'image" de leur future clinique, les "nuisances" que leur feront subir les patients psychiatriques et s'insurgent aussi contre le fait qu'ils vont être obligés de les soigner plus qu'ils ne l'auraient fait si ceux-ci n'étaient pas sur place.

En attendant, on construit pour le futur service de psychiatrie une entrée et un parking indépendants.

Le prix de location annuel par l'hôpital Marchant de trois étages à l'hôpital Larrey s'élève à 4MF. Il est, paraît-il, équivalent au prix d'achat payé par le CHU à l'armée pour Larrey.

La psychiatrie, point aveugle de la santé publique ?
Après quatre mois, la situation est la même qu'au lendemain de l'explosion. Personne ne semble compter l'usure psychique du personnel, ni la catastrophe que représente pour de nombreux patients la perte du lieu "hôpital Marchant".

Le problème de santé publique que représente la destruction de l'hôpital psychiatrique semble oublié, pour ne pas dire dénié.

Tout s'est passé comme s'il fallait un point d'oubli, un point aveugle à la catastrophe qu'a représenté l'explosion. Que ce point rencontre la psychiatrie, l'effet de sidération en est redoublé.

La situation de la psychiatrie toulousaine est particulière : 1000 lits d'hospitalisation dans le secteur privé, 100 lits au CHR, 350 à l'hôpital Marchant, seul hôpital à accueillir les placements. Durant ces dernières années, Marchant avait considérablement diversifié ses pratiques et ses structures d'accueil et un formidable mouvement d'ouverture sur l'extérieur s'était réalisé au prix d'une diminution draconienne du nombre de lits (environ 650 lits il y a 12 ans). A la veille de l'explosion, la situation à l'intérieur de l'hôpital était d'une tension extrême : lits saturés, personnel épuisé, augmentation des situations violentes et des placements. (l'hospitalisation sous contrainte était parfois utilisée comme mode d'entrée à l'hôpital, à cause du manque de lits.)

La psychiatre, rebut de la santé publique ?
Jusqu'à aujourd'hui Marchant, dont l'ancienne appellation était "Braqueville", supporte tous les fantasmes de stigmatisation concernant la folie. "Si vous continuez comme ça, vous irez à Marchant" dit-on en clinique aux patients "qui exagèrent". Il arrivait pourtant que les cliniques nous envoient des patients pour les "déchroniciser". Et certaines unités du CHR ont travaillé un temps avec des unités de Marchant.

Le statut quo a été rompu. Nous avions travaillé jusqu'ici supportant tant bien que mal cette mauvaise image de nous-mêmes, les patients la supportant aussi. Aujourd'hui, ce que cette image tenait à distance - de manière positive ou négative selon la place des uns et des autres - déferle sur nous.

Nous nous retrouvons comme des psychotiques : arrêtés, incapables de penser ou de nous faire aider, nous n'existons pas comme problème de santé publique. Dans son journal de la solidarité, la mairie de Toulouse a fait l'alphabet de la catastrophe... E comme Ecoles, F comme Fenêtres... Il n'y a pas de lettre H...Ainsi se trace le cercle de l'oubli.

Soignants et soignés dans la tourmente

Et les patients dans tout ça ?
Un interne de l'hôpital a raconté dans un article de Libé la réaction remarquable de certains d'entre eux le jour de l'explosion.
Pour certains, la sortie obligée de l'hôpital a provoqué des capacités inattendues. Pour d'autres au contraire, particulièrement lorsqu'ils étaient sortis depuis longtemps, la perte de l'hôpital a été assimilée à la perte d'un soutien, d'un lieu possible de repli. Certains ont décompensé pour cette raison alors que jusque là ils allaient bien, souvent depuis plusieurs années.
La pudeur et le respect obligent à se taire face aux autres questions plus graves ou définitives. Elles taraudent les soignants.

Les soignants, eux, sont pris dans un double mouvement contradictoire : une dynamique de vie qui nous pousse à réagir et à élaborer de nouveaux projets et une souffrance qui nous ronge devant la désorganisation actuelle et une déliaison des liens de travail que nous n'arrivons pas à remonter.

"Le fait de ne pas avoir de lieu a un impact qu'on ne mesure pas", ont dit les collègues. Je ne crois pas que ce soit la perte de la maison-mère ou l'hospitalo-centrisme qui suscitent de telles paroles. La désorganisation actuelle fait que tout le monde a perdu son lieu, au sens où le lieu en psychiatrie est aussi et principalement constitué des liens de travail patiemment construits au sein d'un collectif soignant. Mais qui veut le savoir ?

De là sans doute, le sentiment que nous ne savons pas appréhender la situation. On sait que des collègues travaillent très loin, on les rencontre parfois. On arrive à attraper au passage des bribes de savoir sur ce qu'il se passe là-bas, quand quelqu'un se met à exploser en AG par exemple, en disant que "ce n'est plus possible, doucher les patients à l'eau froide, je ne peux plus supporter ça, et puis pendant trois jours, on n'a pas eu de chauffage."

L'inquiétude est sourde, toujours présente. Chacun se sent violemment remis en cause dans ce qui fait le fondement même de notre travail : le respect du patient, son soutien et son accompagnement par une équipe. Et les bricolages qui s'inventent pour pallier au manque n'arrivent pas à masquer les abandons ressentis par chacun.

Surtout ne pas rester seul
Plusieurs collectifs se sont mis en place, mais il semble là aussi que la dispersion et l'éclatement priment pour l'instant.

L'un d'entre eux est le Collectif Fous de rage. Il doit son titre à l'article de Libération précédemment cité. Il a d'emblée interpelé les personnes travaillant aux "abords" de la psychiatrie (médecins psychiatres, psychanalystes, professionnels concernés par la souffrance psychique). L'idée qui présidait à cette démarche était énoncée ainsi : "surtout, ne pas rester seuls avec la catastrophe".

Après un premier appel à soutien qui a reçu 1200 signatures recueillies dans l'urgence, un débat s'est préparé et a commencé autour de questions précises concernant "l'avenir de la psychiatrie publique en Haute-Garonne". L'objectif est d'élaborer des perspectives pour la psychiatrie avec ceux qui se sentent concernés. La présence de personnes extérieures peut nous aider à remettre en circulation nos idées et apporter des points de vue nouveaux.

Au lendemain de la guerre, Lucien Bonnafé, qui était alors conseiller auprès du ministère de la Santé, avait mené une rude bataille pour que l'hôpital Marchant soit déplacé loin de l'usine car certains pavillons avaient étaient détruits par des bombardements destinés à ONIA (ancien nom de l'usine AZF.) La bataille fut perdue : " ce fut le plus grave échec de ma carrière " a dit Bonnafé après avoir appris l'explosion.

La psychiatrie, lieu des fantasmes de la Santé publique ?
Les différents rapports auprès du ministère concernant la psychiatre ces dernières années traitent tous comme une question politique la question des représentations sociales de la maladie mentale. C'est même, semble-t-il, la principale pensée qui guide les orientations proposées.

Nous pouvons dire que notre regard sur les patients a complètement changé. Eux aussi nous ont amenés à transformer profondément nos manières de soigner.

Le regard des " autres " sur la psychiatrie, lui, n'a pas du tout changé : tout se passe comme si le lieu pour déverser les pires fantasmes concernant la folie et l'anormalité restait absolument nécessaire au commun des mortels, fût-il professeur de médecine. Ces fantasmes d'ailleurs, nous accusent - selon les situations - de tout et son contraire : autant de trop enfermer que de ne pas assez enfermer. On ne cesse de nous accuser d'hospitalo-centrisme, on nous soupçonne de vouloir reconstruire l'hôpital à l'identique, mais personne ne prend en compte le fait que nous sommes la seule structure psychiatrique de la région à avoir développé un travail extra-hospitalier, un travail de réseau et diversifié autant les modes de prise en charge. Il est probablement plus confortable pour les uns et pour les autres de croire que la folie ne se laisse pas approcher. Les politiques ne paraissent pas sortir du lot et personne n'a l'idée de réfléchir à partir de quoi est fabriqué le travail en psychiatrie. Question de regard là aussi : comme si regarder le travail que nous faisons dans son humanité (et non dans sa statistique) était trop d'engagement. Des fois que…

Que quoi, au juste ?

Pourtant, regarder l'autre fou et découvrir pas à pas avec lui une humanité commune, c'est toujours ça d'arraché à la férocité du monde.


(faire passer, s'il vous plait.)




Blandine Ponet