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Souvenez-vous !

" Bonjour ! Tel que vous me voyez je suis en état maniaque ! Le Dr. Salamalekum, l'interne de médecine générale, m'a expliqué que de cette façon je luttais contre la dépression ... mélancolique. Le Dr Salamalekum a des diplômes de psychiatrie algériens mais ils ne valent rien en France. Enfin, maintenant c'est la France qui ne vaut plus grand chose. Elle est prête à se vendre au plus répugnant.
Il paraît selon le Dr. Bellepaille qui pour cette raison a droit à des lits à l'hôpital Larrey (1) que c'est une manie atypique que j'ai, une manie masquée. Depuis l'explosion d'AZF et la destruction de Marchant, les manies sont de plus en plus atypiques, de plus en plus masquées. Cela devient de plus en plus dur de lutter contre la dépression. On n'y croit plus. Allez essayer de contrôler omnipotemment l'objet avec ce qui se passe autour de vous. Pas facile, même les votes deviennent incontrôlables. Moi, je suis sous tutelle. Je suis un incapable majeur a décrété le juge sur avis de mon psychiatre. N'empêche que moi, j'aurai jamais voté pour le fascho ventripotent. Si c'est ça être un capable majeur, il va y a avoir un sacré paquet de français sous tutelle.
Le 21 septembre, j'étais vachement content. J'étais sorti depuis la veille de la chambre d'isolement. J'avais une chambre et un service rien que pour moi, je pouvais déambuler partout sauf dans la salle de repos des infirmiers. Je faisais gaffe pour pas y retourner. A l'iso je veux dire, pas dans leur salle de repos.
Je suis pas vraiment dangereux. Mais on ne sait jamais. Et puis mes jeux de mots laids ne plaisent pas à tout le monde. Enfin bref, comme dit Pétain. J'évitais d'aller trop voir les infirmiers. Faut me comprendre trois semaines d'iso avec six visites par jour, je craignais l'overdose de contacts humains. Trop de thérapie tue la thérapie.

Donc je me tenais à carreaux, à carreaux pas aux carreaux parce qu'autrement je serai mort à l'heure qu'il est, et je ne serai pas là en pyjama à vous inciter à voter la semaine prochaine.
Donc, j'étais tranquillement aux toilettes en train de me forger un programme électoral d'extrême-droite, un programme bien nauséabond, un de ceux qui font interdire les patients psychiatriques de piscine à Vichy. C'était un bel étron de chez Le Pen, aussi épais que le dossier de Chirac sur le bureau du juge Halphen. Je tire la chasse d'eau. Et patatras, d'un seul coup le monde s'écroule, le plafond me tombe sur la tête.

Lutter contre la dépression, contre la perte de l'objet, je veux bien, moi. Mais des fois, c'est pas facile. J'ai essayé. J'ai proclamé urbi et orbi que Moi-Même Maître du Monde allait détruire cet hôpital de merde et toute la ville si on me cherchait noise.

Les infirmiers, maîtres d'eux-mêmes et en gros de la situation ont soigné mes ecchymoses et m'ont amené sur un pré au bout du monde. Le monde allait pas bien. En tirant la chasse d'eau, j'avais détruit tout l'hôpital : partout verre pilé, portes défoncées, murs qui baillent. A la radio, pour rassurer le peuple, ils ont tenté d'expliquer que c'était l'usine AZF qui avait explosé, mais, moi, je savais la vérité.

Sur le pré c'était le bordel, mais pas trop. On a passé la journée à bouffer des conneries. J'ai eu du mal à contrôler tous ces gens. Pourtant les infirmiers avaient bien organisé tout ça, on était rangé par service et par unité. Il y en avait une qui chantait des blues pour se bercer. J'ai vu un médecin faire un entretien à quatre pattes dans l'herbe. Les infirmiers étaient aux petits soins avec nous. Ils nous auraient presque demandé notre avis. Il y avait des vagues de blouses blanches quand des huiles arrivaient pour organiser notre transfert. On m'a mis dans un car et je me suis retrouvé à Saint Lizier. Là, ça a été la fête. Ils avaient réquisitionné un service rien que pour nous. Le directeur de l'hôpital, l'infirmière générale tout le monde était sur le pont pour nous accueillir. Ils ont commencé par nous offrir à manger. Chaud. On avait passé la journée à manger froid, ça changeait.
L'homme ne vit pas seulement de pain ou de mesurettes réformistes, il a besoin d'être considéré, accueilli, attendu. J'aurai été accueilli comme ça lors de mon entrée à Marchant, je n'aurai jamais démonté le radiateur.
Comme ils ne nous connaissaient pas, ils nous ont mis des bracelets avec notre nom comme dans les maternités. Le Patrick et ses collègues n'en finissaient pas de nous raconter, de nous expliquer. Leurs autres collègues étaient à l'écoute, prenaient des notes, mentalement. Vraiment, on a été accueilli et bien accueilli. C'est tout juste s'ils ne nous ont pas bordés. Je ne suis resté que quelques jours à Saint Lizier, j'allais vraiment mieux. Et puis, de retrouver quelques-uns de mes anciens infirmiers dans un autre service avait quelque chose d'agréable. Ils avaient l'air différent, moins stressé et pourtant ils en avaient bavé. Y'en avait un qui se tapait cent cinquante bornes par jour aller-retour pour s'occuper de nous. J'avais presque envie de leur raconter des trucs de ma vie, des conneries qui n'avaient certainement rien à voir avec ce qui m'arrivait. Ils m'ont expliqué que l'explosion ce n'était pas moi, que le coup de la chasse d'eau, c'était une coïncidence.

Avant AZF, les soignants étaient les soignants. Ils étaient les gardiens de notre santé mentale. Il y avait une barrière et l'on savait constamment qui était d'un côté et qui était de l'autre. Nous avions la sensation d'être constamment sous leur regard, comme si tout ce que nous faisions était marqué par la maladie, par les troubles comme ils disent. Tout ce qu'il nous proposait était thérapeutique, même l'iso, même quand ils nous attachaient, même quand ils nous envoyaient promener.

Nous étions tous ensemble quand l'usine a explosé, nous avons tous pris des morceaux de verre dans la figure, nous avons tous eu la peur de notre vie. Quand une ambulance surgit toute sirène dehors, c'est tous que nous nous retournons. Le stress post-traumatique, comme disent les médias touche aussi bien les soignants que les soignés. C'est un lien entre nous. On est toulousains. On est sinistré. Et les hommes politiques dans leur ensemble se moquent de ce qui nous est arrivé. On est du gibier d'assureur. Plus de fenêtre, plus de frontière. Il y a toujours une barrière, une séparation mais ce n'est plus la même. Comme si les soignants avaient pris conscience de la fragilité des choses, et de notre force à nous, de notre capacité à nous débrouiller. Comme si nous avions compris, nous, à quel point, ceux que nous prenions pour des gardiens pouvaient se sentir concernés et disponibles autour de ce qui nous arrivait. Donc, je suis rentré chez moi. Et je suis allé au CMP pour mon suivi.

Alors là, c'était génial. Tout avait changé. Il y avait plus d'infirmiers. Même ceux que je sentais toujours sur le qui-vive quand ils venaient me voir dans ma chambre me parlaient. Côté psychiatre, c'était la continuité. Une demi-heure par mois quand tout va bien.

Ca m'a fait drôle la première fois que j'ai reçu Pierre-André chez moi. Je crois qu'à lui aussi, ça lui a fait drôle. Au début, il était un peu timide. On aurait dit qu'il n'osait pas. Il était debout, il avait pas l'air de savoir quoi faire de son corps, de ses mains. Comme un jeune qui vote pour la première fois. Il copiait tous les gestes de Pierrette, mon infirmière référente de longue, très longue, trop longue date. Je lui ai donné un fauteuil. Il s'est assis. Je leur ai proposé un café de maniaque, un de ceux qui vous empêchent de dormir pendant une semaine. Il faisait beaucoup de bruit avec la bouche. Comme s'il devait remplir l'espace avec des conneries. Genre prise de traitement et autres manies d'infirmiers. Faut dire que Pierrette ne m'a jamais guère parlé d'autre chose. Mais ma cafetière ne marchait pas, un faux contact peut-être. Il m'a proposé de regarder et me l'a réparé en moins de deux.

Alors là, j'en revenais pas. Ce mec que j'aurais bien décalqué quand il me disait : " Soit tu prends ton traitement par la bouche, soit tu l'as dans les fesses. " m'avait réparé ma cafetière, chez moi. Ainsi, il savait faire autre chose que des piqûres. J'ai eu du respect pour ce gars-là. Après, on a papoté plus sérieusement. Je lui ai montré ma collection de médailles, on a parlé photo. A la 3ème visite, il m'a proposé ce qu'il appelait un entretien infirmier. Vachement sympa, ce truc. Il me posait des questions sur moi, sur ma vie, sur mon anamnèse (j'aime bien ce mot, il me fait penser à une jolie fille bien roulée) et moi je répondais. Et lui m'écoutait. J'avais jamais eu ça. Je suis sûr que si ça existait à l'hôpital des machins comme ça, eh bien on irait vachement mieux tous tant qu'on est.

Avec Pierre-André, on s'est rendu compte que j'étais un peu isolé. C'est vrai qu'à force de me balader à poil sur le palier quand je suis maniaque, y'a plus grand monde qui me cause dans l'immeuble. Et puis, je crois qu'ils n'ont pas apprécié la fois où j'ai tenté de me suicider au gaz. On a essayé de voir ce que j'aimais en dehors des médailles. Y'avait la photo. On est allé sur la prairie des Philtres en faire quelques-unes. Je me souviens d'un couple d'amoureux qui s'embrassaient à bouche que veux-tu. Les cheveux bouclés bruns et les yeux verts de la femme m'ont percuté, cela faisait tellement de temps que je n'avais pas rencontré de femme. J'ai toujours aimé ce genre de femmes et je crois que je les aimerai toujours. Même si l'amour a pour moi un goût amer. " A mère " a plaisanté Pierre André. J'ai beaucoup parlé de ma mère avec lui lorsque nous sommes allés au Château d'eau voir une sublime expo. Je me souviens d'une exposition de photos des fêtes mussoliniennes et des camps d'internement de réfugiés politiques espagnols. Serons-nous tous bientôt des réfugiés politiques ?

Petit à petit mon univers s'élargissait. J'ai rencontré une jeune femme, on s'est plus, on a commencé à faire des projets. Pierrette continuait à me voir, ainsi qu'Esméralda mon autre infirmière référente. Ils vont toujours par trois. Mais n'empêche que c'était avec Pierre-André que ça collait le mieux. Je me sentais de mieux en mieux. Et puis Pierre André a dû rejoindre une poche. Pour une question de manque de personnel. Et je me suis senti à nouveau bien seul. Mes autres référents, ce n'était pas pareil. Ils n'avaient pas réparé ma cafetière et il ne me connaissait pas quand j'étais mal. Il ne m'avait jamais contenu à l'hôpital. Sa remplaçante était bien gentille mais ... elle était brune. ...

J'ai arrêté de prendre mon traitement. Oh, pas à cause du départ de Pierre-André, pas uniquement. La brunette de mes rêves m'avait dit qu'elle m'aimait mais que c'était pas assez tranquille la vie avec moi, qu'elle préférait qu'on s'arrête là. Je m'en foutais de mon traitement maintenant. Pierre-André aurait été là, on aurait pu en parler entre hommes comme il disait. Ca n'a pas raté, j'ai rechuté. Je ne dormais plus. Je ne suis plus allé au CMP Je m'absentais au moment des visites. J'ai fait des conneries, genre graver " Mort aux cons ! " sur le monument aux morts. Je suis allé voir Douste-Blazy pour exiger que Pierre-André quitte sa poche. Hospitalisation d'Office.

Au SIAP, à Purpan, ils ont trouvé que j'étais agité. Faut dire que leur box sans porte, ça fait pas sérieux. Ils m'ont attaché sur mon lit. Mais je les ai bien eu. En donnant des coups de reins, je réussissais à déplacer mon lit. Pas de beaucoup mais c'était suffisant pour que je puisse me promener. Alors je me suis fait la descente du Niagara au SIAP. Le temps de franchir le rideau à fleur et vogue la literie. Han ! Han ! J'en ai vu du pays, coup de rein par coup de rein. Ca c'est de l'accueil ! J'étais ravi je voyais plein de monde. Entre les boycotts, les manifs, les ordres, les contre-ordres, les conciliabules syndicaux, je me suis enrichi les neurones. Mais, ça n'a pas duré.

Je me suis retrouvé à Montpellier. J'ai eu la totale : isolement, piqûre dans les fesses. Et pour la première fois, je me suis agité. Je les ai cogné ces connards. Où étaient-ils mes infirmiers ? Eux aussi m'isolaient parfois, mais on se connaissait. On avait le même accent, la même façon de dire " Putain cong ". Ma vieille mère était désespérée. Elle qui réussissait à prendre le bus avec ma sœur pour me voir à Marchant ne pouvait plus venir. Elle est venue une fois en train. Elle n'a pu rester qu'une heure. Ca lui a mangé une bonne part de sa maigre pension.

Je me souvenais de ce que m'avait dit Pierre André sur le secteur : " Des soins tout près de chez vous. Pour que vous gardiez le contact avec vos proches. " Le secteur Pierre André l'avait découvert sur le tard, après l'explosion, et il s'était mis à l'aimer. Il était intarissable. Pour lui, c'était à cause de l'absence de liens sociaux qu'on tombait ou retombait malade. Son boulot à lui était d'aider les patients à tisser des liens dans leur quartier. Pour moi, c'était les Minimes. On l'a souvent arpenté ensemble mon quartier. Il m'a même amené chez son dentiste, une mégère qui n'arrêtait pas de parler mais qui n'avait pas trop peur des fous, enfin des petits fous. Pierre-André se sentait comme un fantassin, comme un petit soldat au service de la collectivité. Le secteur, la proximité il m'expliquait que c'était la meilleure façon de lutter contre l'insécurité, contre la trouille qui se nourrit de l'exclusion, de la ségrégation, de la discrimination. Chaque fois qu'un lien, qu'une relation s'établit entre une personne malade psychiquement et un de ses voisins, un animateur de quartier ou une association c'est Le Pen qui recule. Il va falloir qu'on en tisse des liens, il va falloir en fabriquer du réseau pour que la violence sociale recule.

Depuis, j'ai quitté Montpellier. Pierre-André est sorti de sa poche. Ses visites ont repris. On a recommencé la photo. Je me suis inscrit à un club. Pierre-André était volontaire pour participer au pool des vraies fausses vraies chambres d'isolement de Casselardy. Cela fait trois rendez-vous qu'il décommande, puis revient, puis décommande. Il devait y aller ce lundi. Aux dernières nouvelles les chambres ne respectent les normes des chambres d'isolement qui de toute façon n'existent pas. Pierre-André, ulcéré, m'a expliqué que l'Agence d'évaluation, l'ANAES, je crois, n'a jamais voulu imposer de normes parce que pour elle ce qui compte c'est la position isolée du patient et non pas la chambre.

Sur les conseils de Pierre-André et de Pierrette, j'ai accepté d'être hospitalisé quelques jours à Castelvielle pour rééquilibrer mes normalisateurs de l'humeur. C'est pour ça que je suis en pyjama. Bientôt, vous, les infirmiers vous irez à Larrey. Vous retrouverez une partie des gestes que vous faisiez à Marchant. Souvenez-vous que vous êtes venus à notre domicile, que nous vous avons reçus chez nous, que nous mettions les petits plats dans les grands pour vous accueillir, pour vous recevoir. Souvenez-vous de nos rencontres, de ces accompagnements dans le secteur. Souvenez-vous des entretiens, des toilettes, de tous ces petits moments que nous avons partagés. Souvenez-vous de nos fous rires, des périodes où la maladie prenait le pas, souvenez-vous de votre inquiétude, souvenez-vous qu'il vous fallait parfois attendre avec nous qu'un lit se libère dans je ne sais quel hôpital. Souvenez-vous surtout que l'hospitalisation n'est qu'un temps très court dans notre vie, que la qualité des soins, que la qualité de votre écoute font souvent la différence pour nous. Souvenez-vous que nous sommes des citoyens comme vous, que nous avons un chez nous, une vie, des amis parfois que la maladie vient bousculer. Souvenez-vous que des trucs de riens : des chats dressés, des cafetières réparées font beaucoup pour nous. Souvenez-vous que vous nous expliquiez les choses, que vous nous faisiez confiance. Souvenez-vous que nous vous faisions confiance. Souvenez-vous que vous êtes une force au service de la vie. Souvenez-vous que vous êtes un rempart, le plus généreux, le plus à l'écoute contre Le Pen et ses sbires, contre tous ceux que la trouille rend plus fous que nous. Souvenez-vous que vous exercez la plus belle profession du monde, que vous êtes des soignants et que si la folie ne se guérit pas avec des médicaments, elle se soigne avec des petites attentions, de l'écoute, de la présence.

Si vous vous souvenez de cela, si ce temps passé dans les poches, dans les CMP, dans les CATTP a contribué à modifier votre approche des soins et de la relation que vous établissez avec nous, alors AZF n'aura pas explosé pour rien. Alors de la destruction quelque chose de beau, de créatif sera né.
Message personnel : ma Brunette aux yeux verts, ne laisse pas AZF détruire notre vie !

Dominique Friard.

Notes 1- La répartition des secteurs psychiatriques qui bénéficieront d'un service dans l'hôpital Larrey, destinée à accueillir les secteurs de psychiatrie qui ne peuvent plus accueillir de patients au CH Marchant détruit par l'explosion d'AZF, s'est effectuée par tirage au sort. Il y a sept secteurs de psychiatrie à Marchant, seuls six peuvent être accueillis à Larrey.