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Les Panseurs de la folie
Ce texte présente un extrait d'une recherche universitaire en cours et qui s'intéresse plus particulièrement à la sociologie de la profession infirmière en psychiatrie. A partir d'un vécu personnel analysé et commenté, soutenu par quelques références, le texte tente de provoquer un regard critique chez le lecteur infirmier afin de lui rendre objectivité et conscience. Nous partons ici du principe que les problèmes afférents à la constitution de l'identité professionnelle des infirmiers en psychiatrie sont noyés dans la confusion organisationnelle de la profession infirmière, au sens large du terme, et de ses multiples confrontations et interdépendances aux corps professionnels voisins (médicaux notamment).

L'infirmier des fous

Recueilli par Alain Laville, publié aux Presses de la Cité, voici un texte (1) présenté sous forme d'ouvrage autobiographique qui raconte l'histoire d'un infirmier ayant engagé une procédure judiciaire à l'encontre de l'hôpital au sein duquel il avait été formé.

Jean-Jacques Durand (mais ce ne serait pas son vrai nom) raconte une partie de sa vie, sa rencontre d'avec la folie, le milieu asilaire totalitaire, ses déconfitures successives, une immense déconvenue, une volonté de rendre justice. Cette justice alors qu'il n'arrivait pas à la rendre, combattant l'hypocrisie comme la brutalité humaine, il la rendra donc par le biais des tribunaux.

Doit-on aller jusque là ? Doit-on pour qu'enfin cessent certaines pratiques, pour le moins peu éthiques, dénoncer publiquement ?

J'ai l'occasion depuis le mois d'octobre 1997 de superviser des groupes d'étudiants durant leur stage pratique de psychiatrie. Les étudiants de première année sont préparés par une séance où tous peuvent verbaliser leurs appréhensions, leurs peurs, poser les questions qui, tout en relevant souvent du mythe et du fantastique, révèlent le malaise interne éprouvé à l'encontre du monde de la folie.

Car il n'apparaît pas probable de passer de l'un à l'autre, d'un monde " normal " à un monde " anormal " sans prendre sur soi. Ces étudiants, mais devrais-je dire ces étudiantes tant la proportion féminine est forte, sont à la fois anxieux, attirés et, lorsque j'en parle, passionnés.

Il faut tout reprendre, expliquer ce qui n'est pas vrai, détailler ce qui est réel. Verbaliser semble être le premier verbe actif trouvant place au sein du groupe. Il faut parler, il faut inscrire, il faut discerner et comprendre, enfin il faut analyser. Mais suis-je vraiment en train de le faire ?

Les autres promotions ne bénéficient pas de la séance de préparation. Il est convenu avec l'école que, ayant déjà une précédente expérience de ce terrain, elles n'en ont pas vraiment besoin. Ainsi chaque semaine, durant trois heures pleines, je rencontre les groupes d'étudiants qui rapportent de leur terrain de stage des éléments frais comme on rapporterait les courses du marché. Arrivé à la maison, en fait à l'institut de formation, il faut déballer et trier. Outre le fait des incompréhensions relatives aux comportements des patients, aux thérapeutiques engagées, aux façons de fonctionner, c'est une pluralité de regards sur la profession d'infirmier en psychiatrie qui est proposée. Si ceux qui " encadrent " ses étudiants pendant quatre jours entendaient ce qu'ils rapportent, en fin de semaine, pendant trois heures !

Il me faut révéler l'aspect peu doré qui est accroché à l'image de " l'infirmier psy' ". Un peu gardien, un peu suppléant médical, beaucoup exécutant, patiemment assis toute la journée devant les cigarettes et le café, ne répondant que peu aux questions des élèves, répondant encore moins souvent aux questions des malades comme à leurs diverses sollicitations d'attention, c'est à une description de " garde malade " qu'il faut se rendre.

L'infirmier en psychiatrie, en majorité, et ce que la structure d'accueil soit du secteur public ou privé, n'est pas souvent dépeint comme étant un personnage dynamique, compétent, attachant, en quelque sorte un modèle à suivre. Je me sens souvent pris à partie par les étudiants, il me faut donner quelques mailles explicatives sur ces situations, presque des excuses.

Pour autant que le stage de psychiatrie puisse permettre à l'étudiant de découvrir comme de se perfectionner dans les soins infirmiers de nature psychiatrique, il fait naître ou nourrit encore davantage les à-prioris. Certaines étudiantes en charge d'un poids trop conséquent sont venues me demander un aide encore plus engagée. Mes conseils entendus les ont conduites en psychothérapie.

A quoi faut-il se rendre ? Cultiver un certain déni en la matière qui consiste à réclamer un diplôme d'Etat refusé, et pour cause, ou accepter l'évidence même de cette image d'une profession qui n'a de soignante que le nom ?

Qui suis-je dans tout ça ? Un infirmier qui vient du 4ème secteur de psychiatrie adulte de Seine Saint-Denis, un intervenant qu'une directrice pédagogique à chargé de s'occuper chaque fin de semaine (mais sans beaucoup de précisions sur la nature même de la demande) de groupes constitués d'individus qui ont l'impression de s'égarer dans les dédales d'une psychiatrie qui ne se laisse comprendre ? Dois-je me poser en tant que défenseur de ma profession ? Dois-je ne pas m'impliquer du genre " vous savez je dois rester neutre " (!) ?

Parfois je me sens un peu triste, un peu découragé. Non, je ne suis pas un peu mais beaucoup découragé lorsque je tente, avec et comme certains de mes amis (ceux-ci ne sont pas nombreux sur ce terrain), de redorer un blason bien terne.

Un excellent article, publié dans la Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie et écrit par Jacqueline Andoche raconte comment on peut se laisser prendre au jeu de nos propres implications personnelles, conscientes et inconscientes, en opérant une recherche universitaire sur un sujet déterminé. Ce texte m'a permis de comprendre beaucoup de choses. Je saisi mieux aujourd'hui, après trois années de travail sur la sociologie de la profession infirmière en psychiatrie, le sens de mon implication (personnelle/inconsciente) pour le thème choisi. Je me sens infirmier lorsque j'interviens en institut de formation, en congrès, en lycée professionnel. Je me sens infirmier lorsque j'aide une personne à reprendre une partie d'elle même à sa psychose. Je pense que je suis un peu plus étudiant qu'infirmier lorsque j'écris ces lignes. Mais au terme des nombreuses investigations cliniques, des investissements institutionnels que j'ai mené, des confrontations d'avec le totalitarisme asilaire, la nuit, quand il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, à faire rondes sur rondes si c'est le calme plat, ou à répondre à une demande de renfort physique parce qu'à côté la violence fait rage, à de rares admissions de nuit, je me sens parfois un peu moins infirmier.

Je le suis mais, parce que le système est ce qu'il est, il arrive que la surveillance vienne remplacer aisément la relation d'aide. Le soutien psychologique trouve un substitut en la fonction de gardiennage. Il faut combattre cela. Il me faut combattre. Il me faut ne pas m'endormir, au sens propre comme au figuré, pour que je puisse, moi aussi, aller bien sans que ce qui tient de mes angoisses ne surgisse et déborde mes défenses. Jusqu'ici j'ai tenu. Tiendrais-je encore longtemps ?

Jusqu'ici je suis resté infirmier et, refusant de me considérer comme un gardien, je ne voulais pas être autre chose qu'un infirmier dispensant des soins psychiatriques. Je ne voulais rien recevoir d'autre de l'asile que son histoire pesante, celle des murs et des pratiques, sans recevoir la place qui peut être assignée par les malades à l'infirmier. Les fous qui développent un système de communication différent selon qu'il s'adresse au médecin ou à l'infirmier. Les fous qui ont un médecin à eux, le médecin des fous. Les fous qui ont leur infirmier, l'infirmier des fous.

Je crois que, comme Jean-Jacques Durand, je suis l'infirmier des fous et que comme lui, mais à travers un objet d'étude prétextant une recherche sociologique universitaire, je me suis engagé dans un procès. Encore faut-il que je reconnaisse que ce procès est double. Il concerne l'asile, l'EPS comme on le nomme aujourd'hui, et l'infirmier qu'à la fois je suis et ne suis plus tout à fait.

" On dit souvent " qu'un malade va mieux à partir du moment où il prend conscience d'une partie de ses troubles. La profession infirmière en psychiatrie ne gagnerait-elle pas à faire remonter à la surface de sa conscience ce qu'elle enfouit perpétuellement ?

Je pense que oui.

Durand, Roumieux, Ruols

Quelques noms peuvent être retenus çà et là. Des noms anonymes pour certains, les gens de la rue. Des noms un peu connus pour d'autres, les infirmiers de psychiatrie. Mais les connaissent-ils ? Qui connaît qui ? Qui connaît quoi ? Lorsque je regarde faire mes aînés, lorsque je les entends parler, sont-ce des cliniciens infirmiers que j'ai en face de moi ? Suis-je clinicien infirmier en optant pour le suivi d'une mode bientôt tricennale ? Y vais-je encore d'une lutte jouant la confrontation de mes symptômes inconscients face à ce qui est socialement comme professionnellement acceptable ?

Durand a écrit. Il a témoigné de la profession d'infirmer en psychiatrie comme on raconterait un drame vécu par une situation de prise d'otage. Il semble qu'il dise cela. Il était l'otage du système. Enfermé lui aussi dans un lieu qu'il ne réussit enfin à quitter qu'à la force d'une autre violence, celle de la confrontation directe entre un individu et une institution entière. Cette institution qui dépasse d'ailleurs largement le plan local, là où son histoire fut vécue, pour prendre la place d'une institution nationale qui, pourtant sous le couvert d'une défense des droits de l'homme proclamés, bafoue, n'écoute pas, enferme et aliène sans plus laisser de chance au souffrant que celle de l'extinction alors programmée de la dernière partie saine de son être.

Roumieux a écrit (2). Roumieux nous a raconté comment il a travaillé à l'asile d'aliénés. Aujourd'hui, retraité et résident à Gagny en Seine Saint-Denis, il raconte encore ce monde si particulier de la folie, de celle des hommes fous et de celle des hommes non fous, c'est à dire ceux qui doivent normalement soigner ceux qui le sont. C'est qu'il se pose encore des questions, André-Alfred, et quand je le rencontre on ne manque pas, chacun de notre côté, de s'enflammer pour parler avec passion dans la voix de toutes ces choses qui furent (pour lui), de celles qui sont (pour nous deux) et de celles à venir (pour moi). L'ancien combattant des injustices asilaires me met en garde tout en me félicitant pour ma verve juvénile. Je pense qu'il espère qu'elle ne s'éteigne pas.

Ruols (3), lui, n'a pas écrit, il n'a pas publié. Ce n'est pas pour autant qu'il n'a rien à dire. Il a des souvenirs qui feraient pâlir certains historiens de la psychiatrie tant les détails des anecdotes sont nourris de ces choses croustillantes qui rajoutent encore au récit. Les moindres détails sont là. La violence des premiers jours. La violence des équipes infirmières-gardiennes lorsqu'il tenta en divers lieux de s'affranchir d'une autorité transmise comme un fait à ne jamais remettre en cause. Vint un jour l'époque de la déprime (professionnelle) puis celle de la dépression (névrotique). Avant de se ressaisir il faut avoir pris sur soi, fait réserve de force. Ruols l'a fait et c'est ce qui lui a permis de rester jusqu'au bout infirmier, jusqu'au bout humain.

Mais n'est-ce pas cette part spécifique de l'humain qui le rend agressif vis à vis de ses semblables sans autre but que d'être agressif ?

Sont-ils humains ces infirmiers qui tiennent à huit un malade agité et délirant et le forcent, avec l'aiguille montée sur l'embout de la seringue bourrée d'un cocktail de neuroleptiques, à rentrer dans une norme où ni son délire, ni la révolte qui en découle n'aura de lieu, n'aura de sens ?

 

Vécus d'étudiants

Lorsque je suis rentré en formation d'infirmier de secteur psychiatrique, le 11 septembre 1989, je ne m'imaginais pas un jour que cette profession verserait en ma personne autant de choses, des échos et des interrogations, qui m'amèneraient à trouver réponse et explication. Mais comme une intrication ne se révèle pas de prime abord, c'est à partir d'un questionnement sur le sens d'une profession qui me donnait une identité sociale et professionnelle que j'ai abordé, inconsciemment en premier lieu, ce qui était un questionnement sur ma propre identité, moi en tant qu'individu.

Mon premier stage en service de psychiatrie s'intitulait " stage de découverte ". Il consistait en une immersion courte, d'une semaine, dans un service de psychiatrie adulte. Là, pris en charge par des professionnels aguerris j'allais savoir ce que serait plus tard mon travail quotidien. Voici ce que, avec effroi, fut ma découverte.

Première semaine de décembre 1989, alors que mon stage en service de chirurgie orthopédique m'a laissé des souvenirs de services hospitaliers propres, aseptisés, organisés et hiérarchisé, je rentre dans une unité de soins psychiatriques pour la première fois. Je suis affecté, après un bref passage dans le bureau de la surveillante-chef, au pavillon " N ". On me dit que c'est ici, parmi le personnel infirmier, que se feront les découvertes les plus intéressantes. Une partie du stage, en fait deux demi-journées, se fera sur l'extra-hospitalier où, guidé par un surveillant, nous découvrirons mes deux collègues et moi, le reste du secteur. Mais qu'est-ce qu'un secteur ? Une unité géo-démographique ? Cà ne signifie rien pour moi, pas plus pour Yamina qui est au pavillon " P " que pour Jean-Laurent qui est affecté au pavillon " S ". Qu'est-ce que ça peut signifier pour un malade ? Qu'est-ce qu'un malade ?

D'ailleurs à ce moment, les malades je ne les vois pas délirer, le délire je ne sais pas non plus ce que c'est. Mais mon stage est une stage de découverte, découvrons donc.

Le lundi nous nous retrouvâmes tous les trois dans le bureau de la surveillante-chef. Celle-ci eut vite fait de nous affecter dans nos pavillons respectifs mais, dans le courant de la semaine, nous aurions à nous retrouver à nouveau réunis pour l'occasion d'une visite de l'extra-hospitalier.

Le pavillon qui m'accueillit date de la seconde vague de construction de l'ex-asile de Ville-Evrard. Il fait partie de l'ancienne " Maison de Santé ", située à gauche de la rue principale de l'asile et qui accueillait, pour le compte, des malades fortunés. Cette unité de soins, en 1989, n'est plus une unité particulière et sélective qui ne réserve ses soins qu'à une élite sociale. Le pavillon " N " fait partie d'un secteur psychiatrique et, à ce titre, n'opère pas de ségrégation entre les malades.

L'asile n'est pas ce qui doit y être ressenti. Pourtant je ne comprends guère pourquoi la mixité, qui existe ailleurs depuis quinze ans, n'est pas encore de mise ici. Les malades hospitalisés sont dits à la fois " durs " et " chroniques ". Certains font même " partie des murs ". Et le personnel, fait-il lui aussi partie des murs ?

Ce personnel m'apparaît étrange dans son comportement, presque effrayant. Alors qu'à mon stage précédent, en chirugie-orthopédique, tout était bien organisé et planifié, ici l'ensemble des actes ne forme qu'un fouillis organisationnel difficile à comprendre.

Untel est de course, l'autre de soins, l'autre de cuisine. J'apprendrais plus tard que cette répartition par poste, sorte de Taylorisme asilaire, est d'une autre époque, normalement révolue depuis la fin des années soixante-quinze. Mais ici, au pavillon " N ", parce que les malades sont durs et chroniques on a maintenu aussi la chronicité d'un ancien système.

Il n'apparaît pas que ce service eusse pu bénéficier, sans qu'on en connaisse les raisons, des échos de la psychothérapie institutionnelle. L'antipsychiatrie ne semble pas avoir non plus dérangé le pavillon N, dans son fonctionnement, ni d'ailleurs tout le secteur auquel il est rattaché.

Petit à petit, au fur et à mesure des années, ma conscience infirmière intègrera le fait que, pour un service, l'orientation clinique ne dépend pas des seules directives ministérielles mais aussi (et surtout) de la personnalité de patron. Au pavillon N le patron est un vieux de la vieille, un de ceux qui ont grandi sous la coupe des anciens psychiatres des années quarante, eux-mêmes formés par les promotions du début de siècle. Le docteur M, bien que fin clinicien, n'apparaît finalement pas comme étant un brillant animateur clinique, ni de recherche, ni d'émulation professionnelle.

En 1989, au moment de mes premiers contacts avec la psychiatrie, son service n'a qu'un seul CMP, ouvert depuis quatre ou cinq ans, et vient de se doter d'un second. Les trois villes déservies par ce secteur de Seine-Saint Denis ne peuvent pas vraiment bénéficier des orientations définies 29 ans plus tôt par la circulaire du 15 mars 1960 relative à la mise en place de la sectorisation.

Seule une loi, en 1985, a forcée la main du patron, ni comportementaliste, ni analyste. Diagnostique-t-il encore une folie lypémaniaque ou une neurasthénie ? Bien entendu, ici, j'ironise. Mais pour qui connaît un peu ce que doit être la psychiatrie de fin des années quatre-vingt, c'est un froid dans le dos qui est ressenti au contact de cette ambiance toute particulière.

Les infirmiers sont au nombre d'une douzaine. Comme le pavillon accueille des hommes le personnel est essentiellement constitué d'hommes. Seules deux infirmières, une ancienne qui fait tout le temps les courses (aller-retour aux admissions et à la pharmacie) et une plus jeune, féminisent quelque peu le quota total.

Les journées sont longues dans ce service, je cherche ce qu'il y a à faire. Les infirmiers présents ont vite fait de préparer dans des plateaux en bois, percés de trous ronds qui accueillent de petits récipients en verre, les cachets que les malades prendront ensuite dans la journée.

J'ai l'impression de me retrouver à garder des lieux plutôt qu'à, mais disons-le, soigner. Les infirmiers de l'après midi ne partageront ni avec moi, ni avec les patients, le jeu de tarot, la belote et la bière fraiche sortie pour l'occasion.

Un malade entre dans la cuisine où l'on m'a presque sommé de rester : " J'aimerai bien jouer aux cartes moi aussi mais je n'ai jamais appris ". Un infirmier lève un peu la tête, le regarde, regarde ses cartes et dit : " Et alors, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ".

Le terme que j'emploierai pour désigner mes sentiments éprouvés est celui d'effroi. J'étais stupéfait mais aussi effrayé par les propos de cet infirmier. Mais était-il vraiment infirmier ? Qu'est-ce qu'un infirmier ? Que fait-il de ses journées ?

Je ne resterai que la semaine dans ce pavillon. Le " ouf " de soulagement que je dus pousser en fin de stage de découverte ne vint pas, certainement, effacer toutes les désagréables pensées que les infirmiers générèrent de moi, à leur égard. Je ne voulais pas être comme ça, pas faire ça. Je ne suis pas rentré en formation d'infirmier de secteur psychiatrique pour apprendre simplement à garder des gens moins bien qu'on garderait, dans les Landes ou les Basses-Alpes, un troupeau de chèvres.

Dans mon travail de sociologie il y a aussi les prolongations de ce " ouf ". Aujourd'hui, plus de neuf années ont passé. Je suis diplômé de secteur psychiatrique et il semble que, pour le moins, l'obtention de ce diplôme m'ait autant traumatisé que si j'avais échoué à l'examen final. Est-ce que parfois je n'associe pas ma situation d'infirmier en psychiatrie à celle du gardien rencontrée ? Certainement.

Un institut de formation en soins infirmiers, situé sur une commune du département de Seine-Saint-Denis a fait appel à mes services en septembre 97. Il s'agit, comme je l'ai dit précédemment, de superviser des groupes d'étudiants et après narration de leur vécu d'en faire l'analyse. Encore que cette analyse ne soir qu'une analyse infirmière.

Mais le groupe a besoin d'épancher sa souffrance, je suis alors cet autre, réceptif et neutre, qui accueille, reprend, reformule, porte, dirige et conseille. C'est que ces étudiants ne comprennent pas tout de la psychiatrie, comme moi d'ailleurs, mais que surtout ils ne perçoivent pas, par manque de connaissance essentiellement, les subtilités des rouages de l'organisation sanitaire en santé mentale privée ou publique.

Voici que, près de dix ans après moi, d'autres étudiants, d'autres novices apprenant leur métier, rapportent des faits aux troublantes similitudes d'avec ce que j'ai connu.

A savoir si rien n'a évolué ou si, parce qu'ils sont néophytes découvrant un monde inconnu mais ô combien fantasmé, on ne peut que dire cela de la psychiatrie à chaque première rencontre ? L'infirmier humaniste se cache-t-il toujours aussi irrémédiablement au fond de chaque gardien rencontré ?

Après avoir esquissé l'histoire d'une discipline médicale qui, partie de la conjuration et de l'exorcisme, est arrivée aujourd'hui à diagnostiquer, classifier, traiter les plus complexes formes morbides mentales j'ai voulu traité sur un axe historique la figure du gardien.

En fait de gardien du passé c'est à un mythe que je croyais éteint que je me suis confronté. L'inéluctable évolution d'une schizophrénie paranoïde ne donne toujours, même sous neuroleptique, au sujet atteint que la même destinée. La chronicité pathologique de la psychose n'entend pas permettre aux soignants de ne pas eux-mêmes se chroniciser.

Différent de ce que l'on appelle le burn-out, la chronicisation du personnel amène, par différents effets hélicoïdaux, à cette fameuse difficulté de cerner, décrire et définir la pratique infirmière en psychiatrie. Ainsi ce qui est toujours vu est le gardiennage. D'ailleurs le décret légiférant les actes professionnels infirmiers l'a prévu en le dénommant " surveillance des troubles du comportements ". Un infirmier psychiatrique assis au fond d'un bureau ou dans une cuisine d'unité de soins peut légitimement dire encore aujourd'hui qu'il observe les troubles du comportement de ses malades. Il argumentera du fait que, se situant toujours au même endroit, quiconque soigné a besoin de lui saura le trouver. Aussi, l'habitude ayant aiguisé son ouïe, c'est du même endroit qu'il notera, certes à distance, les variations d'humeur au sein du pavillon.

Le cahier de rapport verra s'inscrire " journée calme, M. Untel est allé se promener dans le parc, Mme Duchmol a dormi tout l'après-midi ".

Quoi de plus ? Qu'est-ce qui est demandé à l'infirmier en psychiatrie, par la société toute entière, si ce n'est de garder loin d'elle, si saine, le sujet malade qui risque encore de la contaminer ? Et comment prétendre, dans des services trop souvent surchargés par le nombre de malades hospitalisés, agités et à qui il faut aussi faire des soins somatiques (injections, pansements, surveillance des constantes physiologiques ou du diabète), que deux personnels infirmiers pour deux douzaines de patients cela permet de pratiquer aussi une relation d'aide active ? Comment développer une logique organisationnelle dans le système infirmier et sa pensée qui, tout en prenant en compte les pressions administratives, hiérarchiques, les demandes médicales faites sous forme de prescriptions, se trouve dépassé par sa propre évolution via l'importation des concepts anglo-saxons tels le diagnostic infirmier ?

J'ai rencontré, en avril 98, une étudiante de l'IFSI de Ville-Evrard dans le cadre d'une guidance de son mémoire de fin d'études. Celle-ci me rapporta avoir rencontré, lors de son dernier stage, des étudiantes de l'école au sein de laquelle j'anime les groupes et que celles-ci paraissaient fascinées par le travail infirmier en psychiatrie. En fait, l'effet du transfert ayant opéré, elles imaginaient leur intervant en infirmier-modèle, tout sachant et tout puissant, forcément différent de ces autres infirmiers qu'elles avaient rencontré en stage. Mais moi, tout sachant ou tout puissant, je ne puis être Don Quichotte et me lancer, tête perdue et droit devant, à l'assaut des monstres-moulins à vent. Je préfère me farder d'une monture plus modeste, un âne en l'occurrence, qui, me rendant alors Sancho Pansa, m'aidera de son habitude à l'entêtement.

Je persévère. Ainsi, plutôt que de m'épuiser au sein de l'asile, j'opère un travail à distance, en intervenant dans les écoles, les congrès ou les salons professionnels, en m'essayant à la publication. C'est alors que je me sens un peu comme un second Roumieux, pas un gardien mais un infirmier qui veut le rester, et que comme lui j'écris le second volume de mon histoire.

Dans " La tisane et la camisole ", André Roumieux raconte une partie des aventures engendrées par la publication de son premier livre. On l'a appelé de partout. Il lui fut donné l'occasion de prendre partout la parole : congrès, émissions radio ou télévisées, journaux locaux ou presse professionnelle.

Il a agit à distance. Sorti de l'asile pour mieux en parler il fit aussi se modifier certaines mentalités. Mais qu'en reste-t-il vingt-cinq ans après ? Aujourd'hui aucun étudiant, même en troisième année d'étude d'infirmier, ne saurait évoquer son nom. Oublié parce que plus publié. Oublié aussi parce que peu lu. Et si l'infirmier se mettait à lire ? " Moi, prendre sur mon temps perso pour me perfectionner ? Jamais ! " Telle est l'expression que j'ai si souvent entendu. Et d'ailleurs elle se justifie par le fait de l'ingratitude institutionnelle à l'égard de son personnel de soignants. Combien connaissent le cas de ce cadre infirmier supérieur qui, dénonçant les pratiques faites de brutalités d'un médecin-chef, fut mis " au placard ", menacé par la direction de l'établissement employeur, traité en lépreux par certains de ses collègues ? Et pourtant ça se passe en 1996, ça se passe à quinze kilomètres de Paris, capitale la plus belle du monde.

Le surveillant-chef en question a été rabaissé, touché et blessé profondément. Alors que parler d'éthique est à la mode, au temps de la mise en place de l'accréditation, le problème éthique soulevé par ce courageux infirmier (un médecin qui frappait les patients) a été écrasé par la force d'une volonté totalitaire qui ne veut rien laisser paraître de peu beau (à voir) à l'extérieur.

Mais je m'écarte de mon ambiance de groupe avec les étudiants de l'IFSI. Ils me posent des questions. Il faut que j'y réponde. Parfois, en fin de séance, un ou une élève vient me voir. Cette élève (j'emploie ici le genre féminin tant la proportion féminine est forte) veut avoir un peu plus. Elle n'a pas toujours tout dit devant le groupe, elle veut dire le reste dans les conditions d'un entretien en tête à tête. L'une d'entre elles me fit même demande implicite d'un suivi à l'extérieur !

Qu'aurait préconisé M. Ballint dans ces cas ? Est-ce à sa théorie d'animation des groupes que je dois me rattacher lorsque, dans les théories infirmières, aucun espace de ce genre n'a été réservé ? L'infirmier psychiatrique est-il formé aussi pour cela ?

La réponse est non. Un non simple parce que, même lorsqu'il anime seul un groupe, l'infirmier doit toujours rendre compte à une autorité. Son chef direct, le psychologue ou le psychiatre. Ici je ne rends pas de compte car on ne m'en demande pas. Mon esprit infirmier est présent mais se trouve dépassé puisque inscrit dans un contexte qui n'est pas celui habituel.

Je ne suis plus alors l'infirmier des fous. Je deviens " l'infirmier en soins psychiatriques " que mon activité fantasmatique a générée. Quel bénéfice secondaire !

Je ne suis aussi, en fait, qu'un simple intervenant qui se fait plaisir à faire un certain travail qu'ailleurs, dans les conditions normales de son emploi, à l'hôpital psychiatrique, on lui refuse.

Panser l'illogique ou la logique du pensé

Etre infirmier en psychiatrie c'est se voir confier une tâche ingrate, celle de la prise en charge de la maladie mentale qui apparaît comme la souillure de l'esprit, la saleté parmi le propre.

Etre infirmier en psychiatrie c'est, comme dit plus avant, répondre à cette demande non ambiguë de la société qui veut que la souillure qu'elle contient, la déviance de forme de certains esprits, lui soit enlevée. Si l'on peut laver l'impureté pour la restituer ensuite, vierge de toute trace, la société acceptera, quoique partiellement. Car à vie est marqué du sceau de la folie celui qui a connu l'hospitalisation psychiatrique. Honte familiale, fardeau insoulevable, montagne à déplacer, tel est le sort de l'ancien malade. Qui accepte réellement de faire confiance à un autre qui, un jour ou un moment, a perdu sa raison, sa logique d'esprit ? La souillure de l'esprit que nous pouvons ici figurer ne serait-elle pas sans rappeler la souillure de l'âme que la pensée Judéo-chrétienne traite par des pratiques parfois similaires à celles en usage au cœur du système psychiatrique. A mal de l'âme on propose l'éviction et l'exorcisme. A mal de l'esprit, de la psyché, on propose une hospitalisation-placement et la puissance chimiothérapique des neuroleptiques. Inoculer un médicament anti-psychotique au malade mental n'est pas sans être, dans le geste, une répétition symbolique des anciennes formes de conjuration des maux d'esprit.

L'infirmier recueille tout cela dans les services de soins psychiatriques. Et même si ceux-ci diffèrent en lieux, en construction architecturale, en organisation clinique et fonctionnelle, l'infirmier ne peut faire que cela. Sa fonction première, celle " d'enfermerie " (d'où vient son nom), est de garder. Enfermé est l'infirmier avec le malade. Enfermé au cœur des murs il l'est aussi au sein d'un système administratif dont la logique ne se pourvoit pas de vues sur l'illogique des malades traités.

A quoi pense-t-on quand on est malade ? A quoi pense-t-on quand on est infirmier et que l'on doit s'occuper aux soins des malades mentaux ? Pense-t-on à ne pas tomber malade aussi ? Qui pense à quoi dans ces endroits ou la pensée, justement, est ce qui fait défaut par un éprouvé où l'illogique lance des défis à la logique de l'esprit sain ? Comment penser l'esprit illogique avec un esprit logique ? Et, jouant sur les mots et le rapport signifiant/signifié, peut-on s'autoriser à formuler cette autre question : comment panser l'illogique avec la logique ? Qui doit répondre ? Qui peut répondre ? Moi qui suit à formuler ces questions ou un autre ? Le malade peut-il être cet autre ? Par la confrontation d'avec la folie de l'autre, peut-on panser notre propre folie, nos propres symptômes banaux névrotiques ? Sans vouloir n'être qu'affirmatif il n'est qu'à interroger les motivations des élèves infirmiers de secteur psychiatrique. Certains apparurent assez vite, dans toutes les promotions, comme des personnes en souffrance semblant chercher à la fois exutoire et solution à leurs problèmes en suivant cette formation. A Ville-Evrard, la promotion 89/92 congédia un toxicomane, la précédente remercia de sa participation au cours un pervers sexuel et un alcoolique, celle de 92/95 connue l'hospitalisation d'une étudiante sous HO pour troubles psychotiques graves. Et tous ceux qui ne sont pas connus. De tous ces personnels aujourd'hui alcooliques ou toxicomanes, combien ne présentaient pas lors de la sélection de traits susceptibles d'alerter le jury d'admission. Mais le propre de l'homme est aussi sa capacité au faire semblant et à masquer. Chacun trouve dans le subterfuge comportemental un moyen d'obtenir ce qu'il veut, ce à quoi il tend.

Dans certaines facultés, à l'entrée du cursus universitaire de psychologie il est précisé que cette formation n'apportera pas, à ses candidats, de solutions immédiates à leurs problèmes psychologiques personnels. Il leur est alors conseillé de soit trouver un autre moyen de traitement, un moyen plus classique, soit de s'écarter totalement de ce milieu qui ne pourrait servir qu'à l'inverse.

L'infirmier en psychiatrie finalement n'est jamais qu'un être humain avec les caractéristiques des autres êtres humains. Il se peut même, et ce n'est pas sa situation professionnelle qui peut l'en écarter, qu'un jour il présente des troubles psychiques. Que ceux-ci soient graves relève alors d'une qualification qu'il n'est pas utile d'aborder ici et aujourd'hui. Mais, même et surtout en dehors de troubles que lui-même pourrait vivre (de l'intérieur), l'infirmier psychiatrique être humain conserve son statut d'étrange personnage, d'étrange professionnel, d'étrange infirmier incompris par ses pairs des services de soins généraux.

A quand le mieux-être dans tout cela ? Lorsqu'on aura éteint, via diverses pressions économiques, rationnelles et administratives, le statut de ce personnel qui d'ailleurs a déjà commencé à exister au passé. On peut dire aujourd'hui " autrefois ", " avant " il y avait une formation spécifique pour aller travailler avec les fous. Maintenant, et peut-être pour toujours, c'est à d'autres compétences, délivrées par une formation nouvelle et unique, que l'on fait appel. L'infirmier diplômé a, semble-t-il, avantage et intérêt à savoir déchiffrer les résultats de biochimie sanguine du malade dont il s'occupe plutôt que de déchiffrer son incompréhensible situation personnelle faite, le plus souvent, d'un incroyable bric-à-brac entre son histoire familiale, sociale, individuelle, son sexe, son nom, les événements liés à sa naissance voire à sa conception, etc. Mais peut-être ne veut-on plus aujourd'hui que survive encore, quelque part, un semblant d'émulation clinique et relationnelle similaire à l'ambiance de la psychothérapie institutionnelle ?

Qui saura répondre ? Qui en aura le courage ? Gageons que nous ne sombrerons pas, à notre tour, dans la folie et d'aller nous livrer, pour obtenir nos réponses, à des marabouts résolvants tous les problèmes, de quelque nature qu'ils soient, en payant après résultats. Car pour payer, nous comme les malades, de notre personne comme de notre porte-monnaie, nous payons. Tribut, impôt résiduel des souffrances familiales, le symptôme folie sera toutefois toujours là, présent, inexorablement présent.

Et ça, heureusement, ce n'est pas dans une boule de cristal que je l'ai vu !

F. Masseix, ISP (Infirmier Saperlipo Pette)

 

Notes de fin

1- Durand J.-J, Moi, l'infirmier des fous, Presses de la Cité, 1982

2- Roumieux André est auteur de deux ouvrages : " Je travaille à l'asile d'aliénés ", Champ Libre, 1976 et " La tisane et la camisole ", JCLattès, 1981

3 - Ruols Henri est un ancien infirmier psychiatrique, diplômé au début des années cinquante avant la mise en place de la première formation commune pour les infirmier psychiatriques. Retraité, il vit aujourd'hui en Seine Saint-Denis, à quelques centaines de mètres de l'établissement qui l'a employé pendant toute la durée de sa carrière.


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