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Soins Infirmiers et humanisme


1.1 Vous avez dit " humanisme " ?

On retrouve, dans la littérature des soins infirmiers, l'évocation régulière de leur nature humaniste. L'idée correspond, sans doute, à un idéal du soin ; une utopie du soin selon l'expression de Y. Thiébaud (1994).

Cette utopie est le moteur de la réflexion et la justification de ce que nous entreprenons ici. C'est aussi un sujet complexe où bien des choses demandent à être précisées, des concepts forgés, leurs inter-relations précisées. C'est un domaine rarement abordé que celui d'une lecture philosophique du phénomène " soin infirmier ". C'est la voie que nous vous proposons de suivre ici, non pas sous la forme d'une didactique du fondement du soin, mais en situant quelques éléments du débat qui reste à instaurer sur ces questions.

Ce débat, très absent de notre production de savoir (en France tout du moins) supporte des enjeux majeurs. Comment, en effet fixer le champ et les méthodes de la recherche en soin infirmier en faisant l'impasse sur une réflexion fondamentale ? Une réflexion qui va de la philosophie (qu'est-ce que soigner ?) à l'épistémologie (quel savoir pour soigner ?). Comment transférer les résultats de la recherche sans pouvoir exprimer ce sur quoi elle s'appuie et en quoi elle se justifie ?

Il s'agit d'une introduction à la nature des soins très différente des approches traditionnelle. Loin de la démarche historique qui tends à définir les soins infirmiers à partir des actes des infirmières, nous essayons de questionner la notion de soin elle-même. Cette orientation (une rupture épistémologique aurait dit G. Bachelard), semble rendre compte de la dimension humaniste que nous évoquions plus haut. Mais la démarche est à ses début, le travail des concepts qu'il faut forger, relier, faire fonctionner dans un complexe théorique et méta-théorique est loin d'être aboutit (peut-il, d'ailleurs être aboutit sans être mort ?). Ouvrons donc le débat en fournissant quelques repères et leur appareil critique.


1.2 Le soin et la nature de l'homme.

Pour la philosophie grecque, l'amour prend différentes formes. · L'eros, qui peut être représenté par le désir sexuel.

· La philia qui correspond à l'amitié.

· La storgé qui recouvre l'affection.

· La philantrôpia qui ets l'amour de l'humanité en général.

· L'agapê qui est l'amour de son prochain.

A ces catégories correspondent des formes d'action sociales différentes (A ; Mariner-Thomey 1989). Par exemple, on peut voir la philantrôpia est en action dans l'altruisme, l'eros dans le mariage, la philia dans la camaraderie, la storgé dans l'affection parentale et filiale. De ce point de vue, le soin pourrait être décrit comme une mise en action de l'agapê. En quoi, donc, le soin infirmier peut être rattaché à une expression de l'agapê ?

La première étape consiste à déterminer comment la relation à autrui s'instaure, puis pourquoi le soin en découle et comment se met en place la construction d'un savoir particulier.

Qu'entend-on par soigner?
Prendre soin, c'est porter attention à quelque chose (Dictionnaire Robert 1996 p. 2103). Ici c'est plutôt porter attention à quelqu'un. Si nous mettons entre parenthèse (provisoirement) la notion d'auto-soins, c'est à dire tout ce que nous faisons pour nous-même et par nous même pour garder notre santé, le soin est un mouvement vers quelqu'un d'autre.

Une disposition naturelle ?.
Chez de nombreux mammifères, les éthologues ont relevé des conduites indiquant qu'ils sont capables de se mettre mentalement à la place d'un autre individu. Les aptitudes cognitives qui sous-tendent les capacités morales de l'homme seraient, en fait, présentes chez les mammifères les plus proches de lui; c'est le cas chez les singes selon F. De Waal (F. De Waal 1996). La préoccupation d'autrui est une pièce essentielle de ces aptitudes. C'est un des principes antérieurs à la raison selon J. J. Rousseau dans son discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ( J. J. Rousseau, 1992 p.74). Ainsi, prendre soin a une dimension naturelle, quelque chose qui s'impose à nous et auquel je dois souscrire.

On soigne toujours quelqu'un.
Mais alors, qui est ce quelqu'un que je soigne? Dans les écrits infirmiers on retrouve les termes de malade, patient, client, usager, bénéficiaire, personne. Nous retiendrons, pour notre approche la notion de personne. Personne s'entend ici, au delà de son sens commun, comme un concept propre aux soins infirmiers ; parfois le substantif est complété par la notion de "soigné". L'infirmière est l'un des termes de la relation de soin, la personne soignée en est le second.

La notion de personne
La notion de personne est devenue un concept des soins infirmiers dans la seconde moitié du XXé chez les auteurs anglo-saxons, puis francophones. Mais dès la première moitié du XXé se dessine, en philosophie, une tendance à "personnaliser" la notion d'être humain. Ainsi, bien avant que les théories de soins modernes ne soient rédigées, la notion de personne est conceptualisée dans le champ philosophique

Tout d'abord la personne est un être humain, elle peut être radicalement distinguée des objets qui nous entourent "la personne n'est pas un objet" (E. Mounnier 1951 p.8). C'est un phénomène particulier puisque celui qui le pense y participe : étant homme moi-même, personne ni rien ne peut placer la personne sous mon regard. La personne doit se penser comme quelque chose de dynamique, "en devenir" selon les auteurs infirmiers québécois; "la personne est une activité, vécue, d'auto création qui se saisit et se connaît dans son acte comme mouvement d'auto-création." (E. Mounnier 1951 p.8)

Il y a dans la personne une dimension existentielle irréductible. C'est ainsi que la personne ne peut se confondre avec une chose quelconque puisque elle se construit dans un mouvement qui lui est propre; elle organise son expérience de telle façon que l'on "ne trouve dans les choses que ce que nous y avons mis" (J.P. Sartre 1998 p.264). La différence radicale entre la personne et l'objet c'est que ceux-ci ne peuvent jamais m'opprimer, comme le montre S. De Beauvoir (S. De Beauvoir 1968 p.44) alors que la personne peut toujours agir sur eux. Comme activité d'auto création, la personne ne subit jamais totalement la nature, elle s'adresse à celle-ci pour la modifier, "lui imposer progressivement la souveraineté d'un univers personnel" (E. Mounnier 1951 p.30). Cette double approche, par l'existentialisme et le personnalisme est en rapport avec le concept de personne dans les soins infirmiers. Il s'en dégage deux axes essentiels : une perspective constructive pour l'être et une distinction radicale des objets du réel. Les premiers écrits des infirmières théoriciennes sont, à dix ans près, contemporains de la diffusion de l'existentialisme et du personnalisme. Il est raisonnable de penser que les deux ensembles communiquent.

Pourquoi soigne-t-on?
Nous avons vu que prendre soin a une dimension naturelle, quelque chose qui s'impose à nous et auquel je doit souscrire. Il nous faut donc nous expliquer sur ce "fait de nature ". Nous devons aussi nous rappeler que nous avons affaire à l'homme et non à un autre vivant. Celui-ci se distingue de ceux-là justement " en ceci qu'il n'a pas d'équipement originel et qu'il est le lieu de la contingence " (M. Merleau-Ponty 1960 p.39) . Nous devons donc mettre en relief la contingence : les conditions du soin pour l'homme. Comment cet autrui surgit, quelles sont les conséquences de ce surgissement et pourquoi le soin résulte de la rencontre ?

La rencontre d'autrui
Autrui nous est donné, il est "de son essence d'exister" (Ricoeur 1999 p.61). Le surgissement dont nous parlons ne dépend pas de nous. "Autrui est une nécessité de fait" (M. Dufrenne & P. Ricoeur 1947 p.155) et la rencontre, hors de circonstances qui tiennent à la maladie (lorsque l'on ne peut rencontrer quoi que ce soit) où à un isolement extrême, advient toujours. La contingence est donc un élément de la présence d'autrui. Ce n'est pas non plus nous qui le construisons car autrui est une personne; on rencontre autrui, on ne le constitue pas (J.P. Sartre 1968 p.263).

Puisque la rencontre est celle de deux personnes, et celle d'un objet et d'une personne, la rencontre dépasse la dimension matérielle "le corps d'autrui est pour moi une structure secondaire" (J.P. Sartre 1968 p.379). La structuration se déroule dans un sens particulier; l'apparition d'autrui est celle d'une "structure du champ perceptif sans laquelle ce champ, dans son ensemble, ne fonctionne pas" (G. Deleuze 1969 p.357). C'est moi qui suis structuré par l'apparition d'autrui, l'inconscient lui-même serait une structure symbolique qui trouve son principe dans la reconnaissance d'autrui. C'est que "ce qui me constitue comme sujet c'est ma question" (J. Lacan 1966 p.296) dans la mesure où dans ma parole, je cherche une réponse. Finalement le rapport à l'autre est indissociable de l'humanité de chacun de nous tant il est vrais que "le je devient je en entrant en rapport avec le tu"[1]. C'est une démarche contingente dans la mesure où " je suis happé par un second moi-même hors de moi, je perçois autrui… " (M. Merleau-Ponty 1960 p.153)

Soigner autrui
Le soi est ce que nous ressentons spontanément et qui, en partie, est un effet d'autrui. D'ailleurs, mon "moi" n'existe "qu'en tout ce qu'il se traite lui-même comme un étant pour autrui" (G. Marcel cité par P. Ricoeur 1999 p.61). Dès lors, tout ce qui survient à autrui me concerne. Je partage avec lui ce qu'il vit de bon et de moins bon.

Autrui malade
Autrui touché par quelque chose de grave, qui le menace, me renvoie à ce que le monde peut aussi me menacer. "Un cris effrayant c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose dans le monde d'effrayant que je ne voit pas encore" (G. Deleuze 1969 p.358). La maladie qui frappe autrui est un de ces cris, elle me concerne parce qu'elle menace ce qui me structure d'une part; elle me menace aussi car je sais que je suis un autrui et peut donc être malade.

La mort d'autrui
La maladie a toujours en perspective la mort possible. Je ne peux avoir aucune expérience "vécue" de la mort : ou bien je suis vivant et je n'en ais pas l'expérience, ou bien je suis mort et je ne peux plus utiliser cette expérience dans la vie. C'est donc la mort d'autrui qui se "retourne vers moi et s'inscrit dans mon existence à la faveur de ma participation à l'existence d'autrui" (P. Ricoeur 1999 p.192).

Face à la mort d'autrui, je dispose, théoriquement, de plusieurs possibilités. Je devrais pouvoir l'ignorer, mais j'y perds ce qui me structure; comment ignorer que la mort d'autrui m'atteint dans ma structure antérieure? Je devrais pouvoir la fuir; mais, là aussi, ce serait me fuir moi-même. Je ne puis le faire qu'en substituant quelque chose (en faisant un addiction dirait, peut-être, un psychiatre). L'alcool, les autres toxiques utilisés pour cela me conduisent à ma propre mort. Je ne peux échapper à l'interpellation que constitue la mort d'autrui.

Le besoin de soigner.
Soigner devient, dans la terminologie des soins infirmier, un besoin fondamental; quelque chose qui est plutôt de l'ordre de la nécessité que du manque (S. Kerouac 1994). C'est ce besoin qui peut s'exprimer dans une "intention soignante" qui anime chacun de nous (W. Hesbeen 1997 p.161).
Je reste donc face à la mort d'autrui comme face à une requête que je ne peux ignorer et celle-ci vient renforcer celle que me fait la maladie d'autrui. Faute de répondre à cette requête je tends à m'exclure moi-même de mon humanité. Cette obligation s'inscrit en moi quasi corporellement, elle est de l'ordre de mon habitus (habitus au sens scolastique médiéval plutôt que dans la perspective sociologique de P. Bourdieu, c'est à dire qui tient à l'hexis aristotélicien dans l'acceptation de saint. Thomas).

Si l'homme n'échappe pas à ce qui le pousse vers autrui de par sa nature et à l'instar de certains animaux, il ne le fait pas de la même façon que ceux-ci. "Un homme ne vit pas uniquement comme un arbre ou un lapin" dit G. Canguilhem (1971). Son affectivité joue un rôle.

Ce qu'apporte à notre propos E. Lévinas (1974) c'est qu'autrui est le chemin même de l'injonction à soigner. Le visage de l'autre est la trace d'autrui (une épiphanie) ; c'est cette " convocation " qui prend pour nous le sens d'une injonction à prendre soin d'autrui.

Le désir de soigner
Les besoins de l'homme sont vécus par sa conscience, celle-ci intervient sur ses disposition naturelles. "La nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre" (J.J. Rousseau 1992 p.86). Pour que le besoin soit toujours assuré, il faut que quelque chose intervienne pour qu'il soit autre chose qu'une tyrannie de la nature. " la crise du vouloir rompt l'entente avec le corps " (M. Dufrenne & P. Ricoeur 1947 p.139), pour que le soin demeure, au delà de cette rupture, il doit rencontrer plus que lui-même. Le premier élément de cette structuration tient de l'affectif.

Ce qui autorise ce mouvement c'est la "commisération" selon Spinoza (Éthique III p.XXVII C3 1975 p.161). Il s'agit d'une tendance naturelle et affective qui nous pousse à "délivrer de sa misère" celui qui en souffre. La commisération est une "tristesse née du dommage d'autrui" (ibib p.XXII Scolie / 1975 p.156). Tout cela parce que nous sommes essentiellement concernés par nos semblables, même en dehors de leur connaissance directe. "Si nous imaginons qu'une chose semblable à nous et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons d'affection d'aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela une affection semblable" (ibid IV p. XXVII / 1975 p.159).

C'est pourquoi l'idée même de maladie d'autrui nous affecte. Au delà du cri effrayant que nous évoquions plus haut, nous participons affectivement et de tout notre psychisme à la souffrance d'autrui. C'est ainsi que "la volonté parle encore, quand la nature se tait" (J. J. Rousseau 1992 p.86).

Soigner s'inscrit, finalement, dans un précepte essentiel de la morale Kantienne. Autant que " l'homme seulement, et avec lui toute créature raisonnable, est fin en soi " (E. KANT 1997 p.92). Soigner est un impératif " c'est à dire une règle qui est désignée par un devoir " (ibid p.18). Les soins infirmiers développent bien un savoir dans cette perspective humaniste qui consiste à toujours penser la personne comme une fin et jamais comme un moyen.

Nous avons parcouru une première étape. Les soins infirmiers voient confirmé leur nature humaniste. Celle-ci repose sur la nature de l'homme, son fonctionnement affectif et psychique. Il reste à montrer quelle inscription sociale cette " superstructure " met en jeux : comment le soin s'inscrit dans les relations collectives. C'est, bien entendu un second programme de réflexion, auquel pourra succéder un questionnement sur le développement du savoir et son épistémologie.

Le débat est donc ouvert sur ces prémices et un front de recherche ouvert. C'est à chaque infirmier(e) de s'en saisir et d'approfondire, de critiquer, de proposer des lectures alternatives.

J.C. HAUTE

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[1] R. Texier 1985 p.99

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