« Vivre, disait Georges Perec, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Le conflit
Qui n’a jamais fait l’expérience du conflit ? Que ce soit dans le cadre du travail, autour des conditions de sa pratique, par le biais de notre système de valeurs, de nos représentations, de nos interprétations du monde, et de sa réalité ; que ce soit avec autrui ou soi-même, et souvent avec un peu de tout cela mêlé, le conflit se présente comme une épreuve difficilement évitable, quel que soit l’objet sur lequel il porte.
Il apparaît comme plus ou moins important, plus ou moins grave, implique une, ou des personnes ou des groupes ; il connaît, ou non, une issue favorable. Il trouve, qu’on le veuille ou non, son modus vivendi... La « fuite », la « révolte » ou la « soumission » comme le relevait Henri Laborit, autant de compromis possibles – de compromissions, parfois – face au conflit. Il peut aussi se résumer à une entreprise de destruction, et c’est le néant, ou le chaos qui l’emportent. Il renvoie au système de valeurs dont nous disposons et que nous mobilisons pour nous situer et nous repérer quand nos attentes, nos modèles sont bousculés. A ce titre, le conflit suscite des passions.
J'ai choisi de développer cette question suite à une demande de ma hiérarchie qui souhaitait que j'intervienne en réunion plénière des ASE sur un sujet de mon choix, que je connaissais bien. Dans ma vie, j’ai en effet connu, de près ou de loin, le conflit, y compris bien sûr dans le cadre du travail.
Présentation :
Conflit vient du latin conflictus, « choc » : le dictionnaire le définit comme la rencontre d’éléments contraires, de sentiments contraires, qui s’opposent. Le Robert renvoie à des synonymes : « antagonisme », « conflagration », « discorde », « lutte », « opposition » ou encore « tiraillement ».
Avant d’aller plus avant dans le détail, il convient de resituer les êtres que nous sommes dans un contexte beaucoup plus général, celui de la vie, celui de notre environnement humain. Nous naissons avec un système nerveux semblable à celui de notre voisin, qui nous permet d’entrer en relation avec lui, avec notre environnement mais aussi, souvent, de lutter pour trouver et faire notre place ici bas. Ce qui caractérise notre système nerveux, c’est sa faculté intrinsèque de nous pousser à agir, conformément aux pulsions qui le régissent, animés que nous sommes par notre élan vital ou « pulsion de vie », en psychanalyse.
Pour un philosophe comme Spinoza, l’élan vital ou conatus, est, littéralement, l’effort de toute chose qui existe "en soi" ou "réellement et absolument", pour persévérer dans son être ; il nomme conatus notre capacité à maintenir cet effort pour maintenir et même augmenter notre puissance d’être, notre puissance d'agir et de penser, moyen de se frayer une place et de maintenir son équilibre parmi les vivants.
Le concept de conatus est lié, chez Spinoza aux affects de joie et de tristesse qui, autour de tout conflit, occupent une place non négligeable.
Tout facteur qui vient augmenter notre puissance d'exister, et donc favoriser notre conatus, provoque chez nous la joie.
Inversement, tout facteur réduisant notre puissance d'exister provoque la tristesse.
Pour Henri Laborit, la fonction fondamentale du système nerveux est de nous permettre d’agir. Ce qui entrave notre action est source d’angoisse, renvoyant à la mort. Nous pouvons être empêchés, entravés dans notre action par divers facteurs, liés la plupart du temps aux interdits socio-culturels, au contexte de notre vie. Nous avons, au contraire des souris sur lesquels des expériences ont été faites, la faculté de trouver des subterfuges, des dérivatifs, des moyens de fuir lorsque nous sommes entravés, que ce soit par l’imaginaire, l’acte de création, dans le meilleur des cas (pour Laborit), par le travail, une activité quelconque, ou par le biais de substances médicamenteuses ou de drogues, par exemple, quand nous ne parvenons pas à résoudre tel ou tel conflit intérieur provoqué par un empêchement, une impasse quelle qu’elle soit. Ne pas négliger toutefois l’usage souvent récréatif de certaines substances licites ou illicites, dont A. Erhenberg disait qu’elles permettent l’accès « à la grâce sans l’effort ».
Il nous faut en effet nous accomplir - au travers d’autrui et du monde - pour parvenir à un équilibre, en recherchant, au quotidien, des gratifications, des sources de plaisir et de satisfaction. Tout le problème est que l’espace dans lequel nous évoluons est occupé par d’autres, ceux-là même dont j’ai besoin, qui se posent également en obstacles à ma volonté. Le jeu est donc délicat, le compromis permanent, si toutefois celui-ci est permis...
L’un est
l’autre, et cela depuis longtemps…
Nous sommes nous-mêmes, par ceux qui nous ont précédés, les héritiers, les dépositaires - à une époque donnée - d’automatismes culturels qui nous conditionnent, formatent notre conduite dès notre enfance. Spinoza (encore lui) ne parlait-il pas de l’homme comme d’un « automate spirituel » ? En effet, nous héritons socialement d’un ensemble de connaissances, de savoirs, d’acquis socioculturels que nous reproduisons plus ou moins consciemment dans un cadre donné, cadre auquel nous nous adaptons et que nous adaptons nous-mêmes avec plus ou moins de succès. Ces acquis peuvent être remis en cause par l’imaginaire, par la créativité. Ils peuvent être critiqués.
…et exerce son esprit critique.
On peut s’inscrire en faux contre un ordre établi, un état de fait, ce qui conduit souvent à l’affrontement. Lorsqu’un affrontement se produit entre deux choses, entre deux groupes ou deux personnes, il produit généralement « un ordre hiérarchique de dominance », renvoyant au vainqueur et au vaincu. Or, une échelle hiérarchique de dominance comme le faisait remarquer H. Laborit a peu de chance d’être satisfaisante car « elle aliène le désir à celui des autres ». Ainsi le dominant soumet autrui à son désir. A l’inverse, se soumettre c’est accepter, avec la soumission, « la pathologie psychosomatique qui découle forcément de l’impossibilité d’agir suivant ses pulsions ». Je n’énumèrerais pas les nombreuses manifestations psychosomatiques d’une soumission mal vécue à un ordre des choses, ulcère, nuits blanches, etc.
Le conflit est la manifestation inévitable de la confrontation de deux choses antagonistes. Inutile de qualifier le conflit selon les catégories morales du bien ou du mal : il est. La conséquence d’un conflit, en revanche, ses effets peuvent être envisagés comme un bien ou un mal selon ce qu’il en ressort, de nocif ou positif… Le conflit peut permettre, aux acteurs concernés qui savent en jouer positivement, en reposant les problèmes, par la reformulation, par le dialogue, de dégager une voie tierce, de poser les jalons d’un travail commun recommencé, repensé, une autre approche, apaisée, une autre organisation...
Si le conflit se caractérise par un état d’opposition voire de guerre ouverte entre des personnes, des groupes de personnes ou d’autres entités, aboutissant sur la soumission, la révolte ou la fuite, il contient également les germes d’une création, celle d’une issue de crise favorable, un compromis, ce que permet le recours à des tierces personnes, ressources extérieures, arbitres, médiateurs, voie hiérarchique, rappel aux règles...
Voici pour les considérations d’ordre très général. Le conflit, à des degrés très divers, et sur la durée, paraît donc inévitable lorsque des actions se confrontent. Voici différentes formes de conflit notamment au travail puisque c’est ce qui nous intéresse.
Il faut distinguer plusieurs sortes de conflits. Ils n’ont pas tous une connotation guerrière, tragique, aux conséquences sanguinolentes et à l’issue fatale.
· Si nous partons de l’individu lui-même, nous rencontrons le conflit intra-personnel, ou intrapsychique.
Nous croisons dans ce
registre-là le conflit cognitif.
Celui-ci se caractérise par un déséquilibre cognitif, un déséquilibre dans l’apprentissage, « dû
à la perception d'une différence entre ce que l'on croît savoir d'une réalité
et ce que l'on constate de cette même réalité ». Je m’explique. Vous
voyez une tulipe rouge. Vous vous dites : toutes les tulipes sont rouges.
Et votre regard tombe soudain une sur une tulipe jaune. Il y a conflit
cognitif. C’est un conflit intrapsychique. Mais comme nous avons accès à la
symbolisation, aux abstractions, le conflit se joue souvent aussi sur la valeur
que l’on accorde aux choses : les idées, les représentations, les
interprétations du réel …
Vous pouvez dans le cadre du travail vous
trouver tiraillé entre la demande et les moyens dont vous disposez
effectivement.
L’injonction paradoxale qu’on retrouve
dans le fait d’avoir à trouver des solutions quand les moyens ne sont pas là
est source de conflit intrapsychique. J’ai été embauché pour faire ceci ou
cela, aider untel ou untel et je me trouve dans l’impuissance à pouvoir le
faire. Exemple, l’hébergement lorsque vous ne disposez quasiment que du 115 est
potentiellement source de conflit – et peut-être de souffrance, son corollaire.
Vous vous trouvez également en situation
de conflit intrapsychique – souvent seul avec votre conscience – lorsque vous
devez rendre des arbitrages, trouver le meilleur compromis, une issue favorable
à un problème donné.
De même êtes-vous en situation conflictuelle lorsque vous ne partagez pas la même opinion que quelqu’un sur un sujet donné et que cela donne lieu à d’intenses ruminations… Le tout est de ne pas s’abîmer dans ce que Laborit appelait « la soupe des jugements de valeur », dont il est difficile de puiser des ressources. Le jugement de valeur ayant en effet la prétention d’épuiser le sens des mots et des choses, et réussit essentiellement à en donner une représentation figée.
Je propose de terminer
cette courte présentation par ces mots de Yves Clot : « La seule bonne pratique en clinique de l’activité est peut-être
la pratique de la controverse professionnelle entre « connaisseurs ».
Car la meilleure façon de défendre le métier, c’est encore de s’y attaquer en cultivant les affects et les techniques qui le
gardent vivant. C’est en tout cas la voie la moins mauvaise que nous avons
trouvée pour réhabiliter le collectif. En fait, dès lors qu’on s’attaque aux
critères du travail bien fait, la dissonance est vite au rendez vous dans un
milieu professionnel. Les passions du réel aussi. Certes rien ne garantit à
l’avance la conversion des passions en actions. En la matière, le dernier mot
n’est jamais dit et, trop souvent aujourd’hui, le premier non plus. (…) Faut-il alors craindre la controverse de
métier entre « connaisseurs » ? Faut-il colmater les risques de
la dispute professionnelle ? Je crois au contraire que le retour de la
vitalité collective au travail passe inévitablement par un déplaisir :
celui de l’engagement délibéré dans le déchiffrage patient des manières
différentes de faire la même chose, celui de l’inventaire des questions de
métier laissées en jachère, celui des différends professionnels recouverts par
les histoires qu’on se raconte, les versions autorisées et les discours
rebattus qui deviennent les « lignes Maginot » de la santé au
travail.
Pierre Montant
mars 2011
» Yves Clot, Dominique
Lhuillier, Agir en clinique du travail, p. 24, Erès, 2010.
Voici enfin une bibliographie sommaire, pour approfondir ou rebondir sur des thèmes apparentés ou proches :
Michel Chauvière Trop de gestion tue le social, La Découverte, 2010
Yves Clot, Dominique Lhuillier, Agir en clinique du travail, Erès, 2010.
Christophe Dejours, Souffrance en France, collect. Points, 1998.
Christophe Dejours, Travail, Usure mentale, Bayard, 2008
Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Ed. du Seuil, Points, 2005.
Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Pocket Syros, 1998.
Henri Laborit Eloge de la fuite, Folio Essais, 1976.