Avant de
commencer à présenter la dynamique des soins dans l’institution où je travaille
comme cadre de santé, il me semble intéressant d’interroger la logique de
projet et la logique de sens dans le contexte actuel de la santé et plus
particulièrement dans le secteur des soins en psychiatrie. Finalement est-ce
bien si logique pour des professionnels de santé d’inscrire leur pratique
soignante dans une démarche projet ? En d’autres termes qu’est-ce qui
pourrait se cacher derrière cette logique de projet qui envahit le champ de nos
pratiques , de nos institutions ? Se mettre en projet est-ce si
évident ? Jean-Pierre BOUTINET qui a écrit un livre sur la psychologie des
conduites de projet faisait déjà cette remarque lors d’une intervention
universitaire qui me semble bon de rappeler : « Plus on met les
adultes en projet, plus on les fragilise ». Est-ce dire qu’une
démarche projet d’une institution soignante portée par un collectif, par une
équipe pluridisciplinaire pourrait susciter des malaises, des tensions, des
conflits aussi bien du côté des professionnels que des personnes
hospitalisées ? Ou à l’inverse l’absence de projet serait rassurant pour
tout le monde pouvant produire une inertie institutionnelle, des blocages
mettant à mal le sens des pratiques soignantes et par la même occasion le soin
en général.
Faut-il
nécessairement passer par la mise en
projet d’une unité de soin pour qu’un ou des professionnels de santé se
sente pleinement impliqué ou au contraire se désengage de son activité
soignante ? Toute ce questionnement servira de fils conducteur de cet
article sans jamais donner de réponse toute faite. Il interrogera la singularité
d’une mise en projet d’un hôpital de nuit dans une dimension de la clinique, de
l’éthique et de la praxis. Pour cela, il nous a fallu dialectiser notre logique
de projet en lien avec le discours dominant sans jamais mettre de côté la
logique de soin et réintroduire la question du sujet en souffrance psychique.
Devant le
malaise des professionnels de la santé mentale tel que le titrait le monde du
21/11/08 : « la psychiatrie française va de plus en plus mal »
avec comme sous titre : « injonctions sécuritaires et manque de
moyens plongent dans le désarroi les équipes soignantes ». Il me
semble important de rappeler très rapidement cette logique auquel nous avons à
faire face pour éviter cette montée de l’insignifiance. Insignifiance qui
risque de s’installer durablement si les professionnels de la santé ne sont pas
vigilants avec des conséquences désastreuses pour les patients mais également
pour les infirmiers. De quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce donc cet
état qui s’est installé dans le secteur des soins en psychiatrie comme une
espèce de désert qui progresse lentement mais sûrement ? Mais avant
d’essayer de l’expliquer écoutons cette infirmière qui travaille dans une unité
de soins en psychiatrie : « le matin on est rivés à nos planning pour
savoir quel patient on va pouvoir faire sortir parce que il y en a trois qui
attendent dans le couloir ». Cette montée de l’insignifiance arrive en
pleine figure des professionnels portés par deux logiques, je pourrais dire
deux idéologies l’une du tout gestionnaire et l’autre du tout sécuritaire. Pour
la première, elle n’arrête pas d’augmenter et de prendre toute la place dans
les différents espaces institutionnels (réunion d’encadrement, conseil de pôle
etc.) et devient l’enjeu essentiel de tous les discours suscitant un paradigme
objectiviste implacable (gestion des lits, T2A, VAP, DMS…) barrant la
spécificité des soins infirmiers en psychiatrie (temporalité, quotidien, cadre
de soin, accompagnement, lien à l’autre) mais touchant au repère des
dispositifs portés par le secteur faisant le lien entre le dedans et le dehors.
Pour la
seconde, elle touche à ce que RACAMIER appelait l’esprit du soin, barrant la
question du sujet en souffrance psychique et entraînant un enfermement pour le
patient et un appauvrissement pour les professionnels. Ces deux logiques sont
intenables. D’un côté il faut faire
toujours mieux avec moins de moyen, moins de personnel, moins de budget et de
l’autre côté il faudrait fermer les structures de soin où les personnes sont
hospitalisées sous contraintes sans
jamais se poser la question qu’est que ça produit chez l’autre d’être
enfermé ? Et pour celui ou celle qui enferme n’y a t’il pas un risque de
redevenir en arrière, sorte de gardien des fous ?
C’est ainsi
que le système de soin deviendrait complet mais véritablement inconsistant pour
tout le monde.
C’est cela
que j’appelle la casse du symbolique et qui touche à l’efficacité thérapeutique
des infirmiers. Cette efficacité c’est la capacité de tout à chacun ou chacune
à se vivre en adéquation avec ses valeurs professionnels et ses pratiques
soignantes. Or avec ces deux logiques c’est tout l’inverse qui se produit
suscitant un malaise chez les professionnels. C’est ainsi que les organisateurs
professionnels s’effacent peu à peu (la clinique, l’éthique, la praxis) pour
laisser place à un dessert professionnel en lien avec cette casse du symbolique
et la perte d’une culture professionnelle. Jean-Pierre LE BRUN nous explique
les conséquences que cela entraîne et que nous vivons dans notre quotidien
: « à force de remplir les actes permettant aux stoïciens de
statuer sur la légitimité de leur travail, à force de les inciter à
homogénéiser leurs pratiques, à force de les faire contrôler par des personnes
qui parfois ne pensent plus qu’en chiffre comptable,[…], à force de nier l’enjeu de ce qui se passe
dans la relation à l’autre, ces autorités politiques organisent la destruction
systématique de ce qui reste d’espaces verts qui permettent de respirer ».[1] Ces
espaces verts c’est redonner une place au sujet en souffrance psychique dans le
lien à l’autre. C’est construire de la liaison, là où il y aurait de la
déliaison. C’est construire une épistémologie du soin en psychiatrie dans le
quotidien des pratiques soignantes. C’est questionner la place totalisante de
ces deux logiques qui ne supportent pas le manque et préconisent un système de
soin complet mais inconsistant.
C’est ainsi
que pour sortir de ces deux logiques qui conduisent à la casse du symbolique
nous avons préféré reconnaître l’hôpital de nuit An Tremen comme un espace
transitionnel pour le patient permettant de développer des potentialités
porteurs de perspectives thérapeutiques. Autrement dit, les soins infirmiers
étaient incomplets en lien avec une histoire lourde à porter, des pratiques
soignantes peu reconnues dans leur originalité et leur singularité. Ces soins
infirmiers devaient au fil des espaces de réflexion et de questionnement devenir progressivement consistants pour
gagner en épaisseur.
Ce travail
du rôle et de la place de chaque soignant entre le dedans et le dehors s’est
basé sur des intuitions cliniques des praticiens que je formulerai par des
hypothèses cliniques. La première serait : il est essentiel de redynamiser
psychiquement le patient psychotique à travers un dispositif de soin entre le
dedans (cadre de soin de l’hôpital de nuit)
et le dehors (hôpital de jour, sociothérapie, association, GEM…)l’aidant
à retrouver une certaine autonomie psychique dans un principe de réalité
suffisamment contenant et sécurisant (heures du bus, heures des rendez-vous,
heures des soins extérieurs, des activités thérapeutiques, etc.).
Ici,
l’épaisseur du soin infirmier va prendre son épaisseur dans le quotidien à
travers des petits rien où le patient va éprouver la question de l’autonomie
dans le quotidien, la vivre dans l’altérité ouvrant vers des possibles. Il y eu
nécessité de construire des espaces et une enveloppe psychique protectrice
suscitant le travail de l’infirmerie dans le transfert. Là où ça fait
rencontre, là où ça surprend. Là où il y a de l’imprévu, donc des possibles à
dire, du désir pour faire advenir le sujet. C’est de développer une véritable
posture de clinicien pour garder en soi l’espace du manque, de la non maîtrise
et être prêt à tout entendre. Selon Mireille CIFALI c’est : « écouter
là où ça se répète, ça résiste, et ne pas croire que tout est mauvaise volonté.
Il faut du temps ». Seconde hypothèse du travail clinique nourrit dans
l’espace de formation de l’analyse des pratiques, mais également dans le
travail du collectif soignant : c’est la rationalité centré sur
l’objectivité des soins qui est un véritable mode de défense mettant de côté la subjectivité,
l’incertitude qui efface peu à peu la lucidité professionnelle et
institutionnelle. Il y a une nécessité à penser sa relation à l’autre pour
réfléchir sur les circonstances qui peuvent nous rendre inhumains. Pour cela,
il a fallu se dégager d’un discours soignant centré sur la normalisation, ou
sur une forme de maîtrise du symptôme pour se déplacer et s’autoriser à penser
par soi-même, mais surtout de redonner une place à la parole dans une dimension
de la subjectivité, du ressenti intérieur aussi bien du côté de l’infirmier que
du patient. Cette capacité de rêverie soignante selon l’expression de BION, véritable
appareil psychique à soigner le psychisme en souffrance de l’autre peut l’aider
progressivement à sortir de sa jouissance au sens lacanien du terme. Ce travail
est long et fragile mais il y a une nécessité à le soutenir pour éviter ce retrait psychique et permettre
ce travail de symbolisation.
Néanmoins,
comme tous les lieux de soins en psychiatrie nous sommes confrontés au réel .
Et l’équipe soignante est bien impuissante devant le déferlement des
angoisses archaïques. Pour cela nous
avons réfléchi au conséquences de ré hospitalisation. Notre positionnement
éthique soutenu par le collectif soignant est de proposer une rupture
séquentielle tout en gardant la place au patient pour continuer la poursuite du
projet de réinsertion commencé avec le patient. Notre troisième hypothèse
clinique pourrait se formuler de la manière suivante : c’est en évitant le
passage à l’acte d’une hospitalisation tout en gardant la place au patient dans
l’hôpital de nuit que ce acte de rupture
peut devenir un acte de passage pour le patient dans l’après-coup. Cette acte
de passage peut aider le patient à prendre sa place permet une construction de son espace
psychique interne ouvrant vers des possibles.
Enfin,
Notre dispositifs de soin soutient le patient à aller vers l’extérieur à
travers les différentes prises en charge proposé mais également un travail
d’accompagnement thérapeutique à la vie sociale. Notre quatrième hypothèse de
travail pourrait être la suivante : c’est l’inertie qui est invivable pour
le patient et la vivre produit du vide intérieur pouvant susciter une sorte
d’effondrement psychique.
Tout ce
travail de symbolisation permet de poser ces organisateurs consistants qui
fondent la clinique infirmière en psychiatrie. Nous devons sans cesse les
soutenir afin de rester vigilant devant la montée de l’insignifiance des
logiques dominantes. L’équilibre reste fragile mais toujours à construire au
cas par cas. Tel est l’enjeu d’une véritable professionnalisation pouvant
conduire à une certaine autonomie professionnelle. Cette autonomie semble favoriser la capacité réflexive des
praticiens ; elle maintient actif le lien à l’autre dans un désir de
rencontre et permet de développer le sentiment éthique selon la formule de Mireille CIFALI : « favoriser
l’intériorité de soi et de l’autre, ne pas admettre que certains soient exclus
de tout et surtout de la vie ».
Devant ce
malaise de la psychiatrie il est de notre devoir d’être vigilant devant cette
montée de l’insignifiance. Avant de conclure j’aimerais citer Hanna ARENDT qui
nous rappellent les d’une société qui ne prendrait plus soin des plus
démunis : « le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à
l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son
propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de
vie, qui, en dépit des apparences sont les conditions de vie des
sauvages ».