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Malaise dans le soin infirmier en psychiatrie : où comment mettre à mal les logiques dominantes dans un projet de réinsertion.

Stéphane TREGOUET

2009

 

Avant de commencer à présenter la dynamique des soins dans l’institution où je travaille comme cadre de santé, il me semble intéressant d’interroger la logique de projet et la logique de sens dans le contexte actuel de la santé et plus particulièrement dans le secteur des soins en psychiatrie. Finalement est-ce bien si logique pour des professionnels de santé d’inscrire leur pratique soignante dans une démarche projet ? En d’autres termes qu’est-ce qui pourrait se cacher derrière cette logique de projet qui envahit le champ de nos pratiques , de nos institutions ? Se mettre en projet est-ce si évident ? Jean-Pierre BOUTINET qui a écrit un livre sur la psychologie des conduites de projet faisait déjà cette remarque lors d’une intervention universitaire qui me semble bon de rappeler : « Plus on met les adultes en projet, plus on les fragilise ». Est-ce dire qu’une démarche projet d’une institution soignante portée par un collectif, par une équipe pluridisciplinaire pourrait susciter des malaises, des tensions, des conflits aussi bien du côté des professionnels que des personnes hospitalisées ? Ou à l’inverse l’absence de projet serait rassurant pour tout le monde pouvant produire une inertie institutionnelle, des blocages mettant à mal le sens des pratiques soignantes et par la même occasion le soin en général.

Faut-il nécessairement passer par la mise en  projet d’une unité de soin pour qu’un ou des professionnels de santé se sente pleinement impliqué ou au contraire se désengage de son activité soignante ? Toute ce questionnement servira de fils conducteur de cet article sans jamais donner de réponse toute faite. Il interrogera la singularité d’une mise en projet d’un hôpital de nuit dans une dimension de la clinique, de l’éthique et de la praxis. Pour cela, il nous a fallu dialectiser notre logique de projet en lien avec le discours dominant sans jamais mettre de côté la logique de soin et réintroduire la question du sujet en souffrance psychique.

 

Devant le malaise des professionnels de la santé mentale tel que le titrait le monde du 21/11/08 : « la psychiatrie française va de plus en plus mal » avec comme sous titre : « injonctions sécuritaires et manque de moyens plongent dans le désarroi les équipes soignantes ». Il me semble important de rappeler très rapidement cette logique auquel nous avons à faire face pour éviter cette montée de l’insignifiance. Insignifiance qui risque de s’installer durablement si les professionnels de la santé ne sont pas vigilants avec des conséquences désastreuses pour les patients mais également pour les infirmiers. De quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce donc cet état qui s’est installé dans le secteur des soins en psychiatrie comme une espèce de désert qui progresse lentement mais sûrement ? Mais avant d’essayer de l’expliquer écoutons cette infirmière qui travaille dans une unité de soins en psychiatrie : « le matin on est rivés à nos planning pour savoir quel patient on va pouvoir faire sortir parce que il y en a trois qui attendent dans le couloir ». Cette montée de l’insignifiance arrive en pleine figure des professionnels portés par deux logiques, je pourrais dire deux idéologies l’une du tout gestionnaire et l’autre du tout sécuritaire. Pour la première, elle n’arrête pas d’augmenter et de prendre toute la place dans les différents espaces institutionnels (réunion d’encadrement, conseil de pôle etc.) et devient l’enjeu essentiel de tous les discours suscitant un paradigme objectiviste implacable (gestion des lits, T2A, VAP, DMS…) barrant la spécificité des soins infirmiers en psychiatrie (temporalité, quotidien, cadre de soin, accompagnement, lien à l’autre) mais touchant au repère des dispositifs portés par le secteur faisant le lien entre le dedans et le dehors.

Pour la seconde, elle touche à ce que RACAMIER appelait l’esprit du soin, barrant la question du sujet en souffrance psychique et entraînant un enfermement pour le patient et un appauvrissement pour les professionnels. Ces deux logiques sont intenables. D’un côté il faut  faire toujours mieux avec moins de moyen, moins de personnel, moins de budget et de l’autre côté il faudrait fermer les structures de soin où les personnes sont hospitalisées sous contraintes  sans jamais se poser la question qu’est que ça produit chez l’autre d’être enfermé ? Et pour celui ou celle qui enferme n’y a t’il pas un risque de redevenir en arrière, sorte de gardien des fous ?

C’est ainsi que le système de soin deviendrait complet mais véritablement inconsistant pour tout le monde.

C’est cela que j’appelle la casse du symbolique et qui touche à l’efficacité thérapeutique des infirmiers. Cette efficacité c’est la capacité de tout à chacun ou chacune à se vivre en adéquation avec ses valeurs professionnels et ses pratiques soignantes. Or avec ces deux logiques c’est tout l’inverse qui se produit suscitant un malaise chez les professionnels. C’est ainsi que les organisateurs professionnels s’effacent peu à peu (la clinique, l’éthique, la praxis) pour laisser place à un dessert professionnel en lien avec cette casse du symbolique et la perte d’une culture professionnelle. Jean-Pierre LE BRUN nous explique les conséquences que cela entraîne et que nous vivons dans notre quotidien  : «  à force de remplir les actes permettant aux stoïciens de statuer sur la légitimité de leur travail, à force de les inciter à homogénéiser leurs pratiques, à force de les faire contrôler par des personnes qui parfois ne pensent plus qu’en chiffre comptable,[…],  à force de nier l’enjeu de ce qui se passe dans la relation à l’autre, ces autorités politiques organisent la destruction systématique de ce qui reste d’espaces verts qui permettent de respirer ».[1] Ces espaces verts c’est redonner une place au sujet en souffrance psychique dans le lien à l’autre. C’est construire de la liaison, là où il y aurait de la déliaison. C’est construire une épistémologie du soin en psychiatrie dans le quotidien des pratiques soignantes. C’est questionner la place totalisante de ces deux logiques qui ne supportent pas le manque et préconisent un système de soin complet mais inconsistant.

 

C’est ainsi que pour sortir de ces deux logiques qui conduisent à la casse du symbolique nous avons préféré reconnaître l’hôpital de nuit An Tremen comme un espace transitionnel pour le patient permettant de développer des potentialités porteurs de perspectives thérapeutiques. Autrement dit, les soins infirmiers étaient incomplets en lien avec une histoire lourde à porter, des pratiques soignantes peu reconnues dans leur originalité et leur singularité. Ces soins infirmiers devaient au fil des espaces de réflexion et de questionnement  devenir progressivement consistants pour gagner en épaisseur.

Ce travail du rôle et de la place de chaque soignant entre le dedans et le dehors s’est basé sur des intuitions cliniques des praticiens que je formulerai par des hypothèses cliniques. La première serait : il est essentiel de redynamiser psychiquement le patient psychotique à travers un dispositif de soin entre le dedans (cadre de soin de l’hôpital de nuit)  et le dehors (hôpital de jour, sociothérapie, association, GEM…)l’aidant à retrouver une certaine autonomie psychique dans un principe de réalité suffisamment contenant et sécurisant (heures du bus, heures des rendez-vous, heures des soins extérieurs, des activités thérapeutiques, etc.).

Ici, l’épaisseur du soin infirmier va prendre son épaisseur dans le quotidien à travers des petits rien où le patient va éprouver la question de l’autonomie dans le quotidien, la vivre dans l’altérité ouvrant vers des possibles. Il y eu nécessité de construire des espaces et une enveloppe psychique protectrice suscitant le travail de l’infirmerie dans le transfert. Là où ça fait rencontre, là où ça surprend. Là où il y a de l’imprévu, donc des possibles à dire, du désir pour faire advenir le sujet. C’est de développer une véritable posture de clinicien pour garder en soi l’espace du manque, de la non maîtrise et être prêt à tout entendre. Selon Mireille CIFALI c’est : « écouter là où ça se répète, ça résiste, et ne pas croire que tout est mauvaise volonté. Il faut du temps ». Seconde hypothèse du travail clinique nourrit dans l’espace de formation de l’analyse des pratiques, mais également dans le travail du collectif soignant  : c’est la rationalité centré sur l’objectivité des soins qui est un véritable mode de défense  mettant de côté la subjectivité, l’incertitude qui efface peu à peu la lucidité professionnelle et institutionnelle. Il y a une nécessité à penser sa relation à l’autre pour réfléchir sur les circonstances qui peuvent nous rendre inhumains. Pour cela, il a fallu se dégager d’un discours soignant centré sur la normalisation, ou sur une forme de maîtrise du symptôme pour se déplacer et s’autoriser à penser par soi-même, mais surtout de redonner une place à la parole dans une dimension de la subjectivité, du ressenti intérieur aussi bien du côté de l’infirmier que du patient. Cette capacité de rêverie soignante selon l’expression de BION, véritable appareil psychique à soigner le psychisme en souffrance de l’autre peut l’aider progressivement à sortir de sa jouissance au sens lacanien du terme. Ce travail est long et fragile mais il y a une nécessité à le soutenir  pour éviter ce retrait psychique et permettre ce travail de symbolisation.

Néanmoins, comme tous les lieux de soins en psychiatrie nous sommes confrontés au réel . Et l’équipe soignante est bien impuissante devant le déferlement des angoisses  archaïques. Pour cela nous avons réfléchi au conséquences de ré hospitalisation. Notre positionnement éthique soutenu  par le collectif soignant est de proposer une rupture séquentielle tout en gardant la place au patient pour continuer la poursuite du projet de réinsertion commencé avec le patient. Notre troisième hypothèse clinique pourrait se formuler de la manière suivante : c’est en évitant le passage à l’acte d’une hospitalisation tout en gardant la place au patient dans l’hôpital de nuit  que ce acte de rupture peut devenir un acte de passage pour le patient dans l’après-coup. Cette acte de passage peut aider le patient à prendre sa place  permet une construction de son espace psychique interne ouvrant vers des possibles. 

 

Enfin, Notre dispositifs de soin soutient le patient à aller vers l’extérieur à travers les différentes prises en charge proposé mais également un travail d’accompagnement thérapeutique à la vie sociale. Notre quatrième hypothèse de travail pourrait être la suivante : c’est l’inertie qui est invivable pour le patient et la vivre produit du vide intérieur pouvant susciter une sorte d’effondrement psychique.

 

Tout ce travail de symbolisation permet de poser ces organisateurs consistants qui fondent la clinique infirmière en psychiatrie. Nous devons sans cesse les soutenir afin de rester vigilant devant la montée de l’insignifiance des logiques dominantes. L’équilibre reste fragile mais toujours à construire au cas par cas. Tel est l’enjeu d’une véritable professionnalisation pouvant conduire à une certaine autonomie professionnelle. Cette autonomie semble  favoriser la capacité réflexive des praticiens ; elle maintient actif le lien à l’autre dans un désir de rencontre et permet de développer le sentiment éthique selon la formule de  Mireille CIFALI : « favoriser l’intériorité de soi et de l’autre, ne pas admettre que certains soient exclus de tout et surtout de la vie ».  

Devant ce malaise de la psychiatrie il est de notre devoir d’être vigilant devant cette montée de l’insignifiance. Avant de conclure j’aimerais citer Hanna ARENDT qui nous rappellent les d’une société qui ne prendrait plus soin des plus démunis : « le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie, qui, en dépit des apparences sont les conditions de vie des sauvages ».

 

       

  

 

 

 

 



[1] J.P LEBRUN (2008), in Clinique de l’institution, Editions érès, Ramonville Saint-Agne, p. 26/27