Retour à l'accueil

" Bourdieuseries "


A l'origine de ce texte, une unité de valeur en microsociologie. Une sorte d'exercice de style. Une presque paraphrase de Jean-Louis Gérard et Ali Aït Abdelmalek, un hommage à un remarquable ouvrage jamais dépassé, autour des Sciences Humaines et du Soin. Un saut de côté sociologique quant au questionnement clinique sur l'isolement qui est le sujet d'un DEA. L'U.V. validé, le texte reste de côté. Rien n'en transpirera dans le mémoire, ni dans l'ouvrage qui en sera tiré. Et puis, trois ans d'errances. L'impossibilité de passer réellement à l'écriture de la thèse qui découlerait du DEA. Trois ans pendant lesquels je papillonne, je butine toutes les fleurs qui passent à portée de trompe.
Trois ans de perdus ?
Trois années prolifiques parsemés d'articles cliniques, de livres, de retour à la clinique, de rencontres avec des hommes et des femmes remarquables.
Qui sait ?
Il faut du temps pour intégrer le changement.
L'esprit constamment en éveil. Les théories qui défilent. Des arrêts sur image. La certitude qu'avec la thèse quelque chose prend fin et que je ne suis pas prêt à cette fin.
La sensation d'habiter nulle part, d'être dans un no mans'land, de résider en Utopie, le non-lieu propice à toutes les aventures. Et puis, hier, la relecture de ce texte avant de le confier à serpsy.
Quelques éléments d'un parcours personnel. Une façon de découvrir la sociologie de Bourdieu, de s'en servir pour penser, pour aller plus loin.
Cette singulière expérience mienne rencontrera-t-elle l'internaute lecteur ? C'est le pari de ce texte. De toute façon, autour de ces éléments théoriques, de ces éléments de vécu, il y a matière à penser.

Infirmier de secteur psychiatrique, j'ai choisi, pour un mémoire de DEA en droit médical de travailler sur la chambre d'isolement et sur les problèmes que cette pratique pose au droit. L'enquête réalisée au sein de l'établissement où je travaillais a montré que la Mise en Chambre d'Isolement pouvait être considérée comme un " soin " dans trois secteurs sur six. Tous ces secteurs avaient élaboré une conduite à tenir ou une forme minimale de protocole. J'ai pu ainsi repérer trois moments conduisant de l'isolement " punition " à l'isolement " soin " : une première période où n'existe ni règlement intérieur affiché, ni protocole, qui laisse la place à un certain arbitraire, une seconde où existe un règlement intérieur mais pas de protocole et enfin une troisième où les situations sont identifiées comme des situations problèmes impliquant une démarche de soins individualisée régie par un ou des protocoles adaptés.

Qu'il y ait ou non un protocole, des règles précises à suivre, les écrits infirmiers relatifs à l'isolement sont très succincts. Ils portent essentiellement sur le comportement du patient, l'évolution de ses troubles et peu sur ses réactions à l'isolement ni sur la qualité de la relation avec les soignants. Sa parole n'est rapportée que pour confirmer qu'on a bien fait de l'isoler. Quant au ressenti des soignants face à cet isolement et au comportement du patient, il n'est jamais rapporté. Ce constat pourrait être fait (ainsi que nous le verrons) à propos de la plupart des soins infirmiers proposés. Tout se passe comme si nous étions là dans une zone d'opacité qui implique le silence.

Faut-il en conclure que les infirmiers font n'importe quoi ? Si au cours des deux premières étapes décrites, les textes de loi ne sont pas systématiquement respectés, est-ce pour cela qu'aucune règle ne réglemente l'isolement ?

Nous verrons que ces pratiques sont essentiellement marquées par la coutume qui implique que les infirmiers ne répondent de leurs actes ni par la parole, ni par l'écrit et sont conduits à se nier ainsi en tant que professionnels.

Il serait possible de penser que ces soignants n'en sont pas et que c'est leur qualité professionnelle qui est en cause. Outre le fait qu'il s'agit d'une tendance lourde dans laquelle se retrouve la grande majorité des soignants, je ne saurai m'ériger en procureur. Si révéler des dysfonctionnements implique une certaine distance par rapport au champ sur lequel on travaille, cela suppose également une proximité qui permet de percevoir les enjeux des pratiques questionnées. Si les exigences universitaires m'ont éloigné de la pratique infirmière, je suis encore suffisamment infirmier pour savoir que tous les ISP ne sont pas des bourreaux ou de petits fonctionnaires coupables de " crime de bureau ". Pour avancer, il faudra donc que je m'interroge sur la place particulière que j'occupe en tant qu'infirmier clinicien dans le champ des soins infirmiers.

Je partirai de l'hypothèse qu'être responsable de ses actes c'est être capable d'en répondre par la parole ou par l'écrit et ferai le constat que les infirmiers tendent à échapper à cette responsabilité. Pour tenter de l'expliquer, les concepts cliniques ne sont pas suffisants, je ferai donc appel aux théories sociologiques et notamment à celles de Pierre Bourdieu. Chemin faisant, le praticien/chercheur sera interrogé. Je ne me déroberai pas au questionnement induit par ces références sociologiques.

DE LA COUTUME COMME ORGANISATEUR DES PRATIQUES D'ISOLEMENT

Que font les infirmiers quand ils isolent un patient ? L'impossibilité réelle de répondre à cette question suppose-t-elle une absence de règles et de repères ? En fait non. Interrogés, les soignants se réfèrent à des règles plus ou moins intangibles, règles qui correspondent à ce qu'ils ont toujours fait : mise en pyjama obligatoire, attention aux problèmes d'hygiène, négociations autour des cigarettes, etc. Ces règles de fonctionnement trouvent indubitablement leur source dans la coutume. Dans un certain nombre de circonstances (Etat d'agitation, Agressivité verbale avec menaces de passage à l'acte, etc.) les soignants réagissent d'une certaine façon (en isolant ou non, en mettant en place un certain nombre d'éléments de surveillance) et, par la suite, se tiennent à cette réaction comme si celle-ci était obligatoire.

" C'est la répétition de ce comportement avec le sentiment qu'il a désormais une force contraignante qui fait la coutume "(1). La coutume serait plus démocratique et permettrait d'avoir davantage de souplesse. En fait, la coutume n'est pas démocratique car elle ne provient pas du peuple, des patients en ce qui nous concerne mais d'une certaine " aristocratie " juridique (avocats, professeurs, etc.) et des soignants (surveillants, infirmiers). Elle n'est pas non plus souple car elle dure très longtemps, nombre de coutumes sont multiséculaires, d'où leur rigidité Il est plus facile de changer de loi ou de protocole que de changer de coutume puisque celle-ci " est le produit de l'écoulement du temps "(1) dont nous savons bien en psychiatrie qu'il est infini. Les résistances observées suite aux Recommandations de l'ANAES sont là pour manifester l'ampleur de cette rigidité de la coutume. L'analyse de terrain montre que ces Recommandations viennent perturber un jeu relationnel dont l'origine se perdrait dans la nuit des temps. L'isolement, ne se prescrirait pas, ce serait un mode de gestion infirmier de la vie institutionnelle. Celui qui perturbe le quotidien serait susceptible d'être isolé pour retrouver le sens des nuances. Un habile dosage de " menace ", de " chantage ", de recentrage permettait aux soignants de réguler ou de pacifier cette vie institutionnelle. Ces indications infirmières sont devenues, par l'intermédiaire de l'ANAES, des contre-indications. L'obligation d'isoler sur prescription médicale vient rendre plus complexe cette gestion de l'agressivité et de la violence dans les unités.

Les médecins n'auraient pas plus envie de le prescrire que les infirmiers n'auraient envie qu'ils s'immiscent dans un domaine qui dépend d'eux. Comme si l'ANAES appelait les uns et les autres à transgresser une règle non écrite, un très ancien partage des pouvoirs asilaire. C'est ainsi que s'est imposée dans certains établissements la création de chambres d'accueil, de repos, de transition, de réflexion pensées comme non chambre d'isolement et échappant de ce fait aux Recommandations. Il n'y était pas besoin de prescription médicale, ni de surveillance infirmière matérialisée. Ailleurs, c'est en fin de poste que les éléments de surveillance sont notées sur la feuille d'isolement. Les indications sont laconiques : " 8 h dort, 9 h dort, 10 h toilette, fume une cigarette, 11 h chante, etc. "

Nous avons ainsi assisté à un pervertissement des Recommandations.
Si les experts de l'ANAES n'ont pu repérer cette organisation sous-jacente, c'est que la coutume n'est pas aisée à connaître, d'une part parce qu'elle dérive de la pratique, et d'autre part parce qu'on oppose fréquemment à un comportement répété, baptisé " coutume ", une autre série de comportements répétés qui vont en sens contraire. Les secteurs organisés sur ce mode coutumier accordent en général la primauté aux contraintes internes plus qu'à celles provenant de l'extérieur. Toute loi sera adaptée aux contraintes particulières du lieu de soins et notamment à celles énoncées comme relevant de la surveillance impliquée par la dangerosité du malade mental.

Il faut également noter que les experts sont en général très éloignés des contraintes du quotidien même si un effort important a été accompli par l'ANAES pour déjouer ce biais. D'être infirmier et d'avoir accompagné des patients en chambre d'isolement permet grâce à la distance impliquée par les exigences universitaires d'avoir plus d'acuité dans le regard. La difficulté est le sentiment qui m'est parfois renvoyé d'avoir " trahi ".

Le mode d'organisation fondé sur la coutume ne tient compte ni de la loi ni de l'éthique. Il serait possible d'opposer un Code de déontologie à ces pratiques parfois liberticides. Les infirmiers n'ont pas de code de déontologie, ils n'ont que des règles professionnelles qui insistent sur la notion de rôle propre infirmier (qui s'énonce sur un mode incantatoire, nous le verrons, mais que la plupart des infirmiers se gardent bien d'utiliser) et sur la responsabilité " théorique " en découlant. On n'a d'ailleurs jamais vu un infirmier sermonné ou sanctionné parce qu'il ne respectait pas ce mythique rôle propre. Qu'ils émettent par contre des réserves sur une prescription médicale ! Les infirmiers doivent suivre ces règles que rien ne permet de transcender au contraire de la déontologie médicale. Ils n'ont pour ainsi dire aucune marge de pensée autonome vis-à-vis d'elles. Règles professionnelles et coutume viennent s'affronter d'autant plus violemment que la coutume n'apparaît nulle part définie explicitement. L'isolement, en tant qu'acte de soins infirmiers défini par des textes n'existant pas (avec ou sans prescription médicale), tout ce qui s'y réfère est entièrement marqué par la coutume. Isoler, c'est ce que l'on doit faire dans certaines circonstances sans avoir besoin d'y penser.

On peut considérer que le Code de déontologie qui ménage un espace de libre-arbitre au médecin fait partie de ce que Bourdieu nomme le " capital symbolique ". Nous reviendrons sur cette expression.

Le Code de déontologie est opposable aux autorités au contraire des règles professionnelles infirmières. En ce sens, les médecins sont responsables de leurs choix pas les infirmiers. Les infirmiers, confrontés à la difficulté de gérer le quotidien, disent souhaiter des médecins plus présents dans les unités. Des médecins qui prennent leur responsabilité, précisent-ils souvent. Ils n'en râlent pas moins quand ils le sont davantage, et énoncent qu'ils ne peuvent plus prendre d'initiatives. Ils mettent alors en avant leur propre responsabilité. Il est assez fréquent que les médecins leur rétorquent que ce sont eux, médecins, qui ont LA Responsabilité des soins. Tout cela ressemble à un dialogue de sourds. Il apparaît évident que les uns et les autres ne donnent pas le même sens aux mots.

Butant sur la notion de responsabilité, j'ai donc cherché à en définir le concept. Mais avant, examinons comment l'auteur de ces lignes se positionne par rapport à sa propre responsabilité professionnelle.

Infirmier atypique, en dehors d'avoir suivi un cursus universitaire, j'ai très tôt (avant la reconnaissance écrite du rôle propre infirmier) investi les activités dites de médiation : écriture, conte, collage, peinture, poterie dans le but de trouver un terrain de rencontre avec le patient. Ces activités n'étant pas reconnues comme des interventions infirmières dignes de ce nom, j'ai constamment du rendre compte de ma pratique, la justifier, en répondre. Si les cadres demandent rarement à un infirmier qui passe ses journées dans un bureau de justifier ce qu'il fait, cette exigence est constante lorsque l'infirmier anime des activités. Il est a priori suspect de s'amuser. Il doit constamment faire la preuve qu'il respecte le cadre institutionnel, ses limites, que les activités proposées ne nuisent pas aux patients, qu'il respecte le principe d'abstinence. Les œuvres réalisées par des patients habituellement clinophiles ou apragmatiques ne constituent en rien une preuve. Il est des chemins qui obligent la responsabilité. Ce sont ces chemins que j'ai empruntés.

Loin d'être traumatisé par cette obligation, je l'ai toujours considérée comme un élément essentiel du plaisir que je prends au soin, comme une condition nécessaire à ma liberté, à mon autonomie.

Si je n'ai jamais rencontré de difficultés réelles pour répondre de ce que je faisais à des médecins, cela a souvent été plus difficile lorsqu'il s'agissait de l'expliquer à certains cadres des unités où j'ai travaillé (et surtout à ceux des unités dans lesquelles je ne travaillais pas, comme s'ils craignaient un effet de contagion) et à une fraction non négligeable de mes collègues infirmiers. J'ai souvent eu la sensation que cette façon de soigner leur semblait suspecte.

RESPONSABLE ? ETRE CAPABLE DE REPONSE

Dans le discours courant, tel qu'il s'exprime dans le Petit Robert, la responsabilité est une " obligation ou une nécessité morale, intellectuelle, de réparer une faute, de remplir un devoir, un engagement. "

Pour le droit, la responsabilité est l'obligation de réparer le dommage que l'on a causé par sa faute, dans certains cas prévus par la loi. En droit civil, le concept désigne l'obligation de réparer le dommage que l'on a causé, en droit pénal celle de supporter le châtiment.

Le concept de responsabilité renvoie ainsi à la faute, au dommage et à la réparation de la faute. C'est une notion juridique très complexe sur laquelle nous ne nous étendrons pas.

Affirmer aux infirmiers qu'ils sont responsables n'est donc pas banal. Cela ne peut que les renvoyer à la nécessité de réparer les dommages qu'ils causeraient. Pour eux, responsable, c'est déjà coupable.
La responsabilité ne se dissout pas totalement dans le droit Etre responsable, c'est également être capable de remplir ses devoirs, de respecter ses engagements.

C'est ce que nous dit Domenach : " Responsabilité : obligation de répondre, d'être garant de certains actes. " Cette définition du Littré est toute proche de l'étymologie, puisque responsable, formé sur réponse, signifie " être capable de réponse ". "(2)

Si nous remontons au latin, comme nous y invite Domenach, nous rencontrons le mot respondeo qui a le même sens qu'en français mais qui signifie également " se montrer digne de, ... être à la hauteur ".
" Le préfixe Re indique que l'action concerne deux acteurs : on répond à un appel, à une sommation ; il y a donc une personne, une valeur ou une institution, qui nous mettent en demeure, moralement, juridiquement, de " répondre ", d'avoir du " répondant " ... " (2)

" Le mot désigne donc une relation entre deux sujets (dont l'un peut être collectif), qui se noue dans une situation durable ou épisodique. Il s'ensuit que la notion qu'il désigne présente un caractère existentiel et ne doit pas être traitée de façon abstraite : elle n'apparaît qu'à l'occasion d'un acte, d'une parole, d'une mission acceptée ou refusée ... " (2)
Domenach nous entraîne vers le verbe latin spondeo qui signifie " promettre solennellement ", " promettre sur l'honneur " puis vers le grec spendo, qui signifie " faire une libation " c'est-à-dire verser un liquide (vin, huile, etc.) en hommage à un dieu. Nous arrivons ainsi à l'origine indo-européenne de responsabilité qui est religieuse. " La libation a pour but d'impliquer le dieu et ses représentants dans un dialogue où leur " réponse " " co-respondra " à ce que le fidèle sollicite par une offrande rituelle qui atteste la gravité de sa prière; puisque je t'ai donné, tu seras bien obligé de me rendre ... "(2)
Le concept renvoie ainsi à une certaine réciprocité C'est bien parce que nous confions nos corps, nos vies aux médecins qu'ils sont responsables, qu'ils nous doivent des comptes. Mais que confient donc les patients aux infirmiers, et notamment aux ISP pour qu'ils doivent en répondre ?

Le terme de responsabilité n'apparaît qu'au 18ème siècle, soit d'une façon assez tardive. Dans les premiers âges, la société était clairement hiérarchisée et la hiérarchie sociale se reflétait dans celle des dieux. Rites et codes, devoirs religieux et devoirs civiques encadraient la vie quotidienne. Sans libre arbitre, il ne saurait y avoir de responsabilité. Dans une vie rythmée par la coutume, par les codes à appliquer sans réfléchir, par les protocoles, il ne saurait y avoir de responsabilité.

" Les cas de conscience étaient réservés à une élite restreinte : chefs civils et militaires, qui répondent de leurs erreurs et de leurs fautes devant des juridictions souvent impitoyables. La masse, qui ne participait pas à l'exercice du pouvoir, ne pouvait se sentir responsable, ni à l'égard de celui-ci, ni à l'égard des inférieurs, domestiques et esclaves. La responsabilité était donc un domaine réservé aux dirigeants, aux dieux ainsi qu'à de rares héros qui, telle Antigone, prennent sur eux le risque d'une transgression. "(2)

Cette situation se prolonge au Moyen-Age dans un contexte chrétien et féodal. L'honneur prime le droit, dont le domaine grandit avec l'individualisme moderne. C'est à l'aube de l'ère démocratique que le terme de responsabilité prend son sens large, juridique et politique.

Dans l'ancienne hiérarchie médicale (avant la création du service de Soins Infirmiers), seuls, les médecins pouvaient être responsables. En aucun cas, les infirmiers ne pouvaient se sentir responsables devant eux, et encore moins devant des patients sous tutelle, eux-mêmes considérés comme irresponsables (article 64 de l'ancien code pénal). Nous verrons que ceux qui allaient devenir ISP ne bénéficiaient même pas d'une formation spécifique. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Nantis d'un rôle propre qui les embarrasse (c'est un listing d'actes et non pas un repérage centré sur la notion de soins) les infirmiers sont responsables de leurs actes Ils ne peuvent plus se réfugier derrière l'omnipotence médicale. Ils s'inquiètent donc de la prescription médicale à suivre à la lettre sans fantaisie, de la traçabilité (ne rien écrire qui pourrait leur nuire). Et lorsqu'il évoquent leur responsabilité, cela n'est qu'en termes juridiques. Ils se sentent tellement peu dignes d'être soignant que la moindre plainte de patients suffit à les déstabiliser. Peu leur chaut qu'un patient quitte leur unité sans que son deuil, sa perturbation de l'image de lui-même n'ait été travaillée. Peu leur importe qu'il soit réhospitalisé trois semaines plus tard. Ce manque de soin ne saurait leur être imputé. Une évasion, un suicide et aussitôt on ouvre le parapluie. Il est permis de penser que la notion d'équipe, de collectif telle qu'elle semble être utilisée en psychiatrie est une façon de maintenir vivace l'effet masse, dont aucun individu ne se détache. Ainsi, l'infirmier ne saurait être responsable, c'est l'équipe, ses protocoles et ses coutumes qui le sont. Autrement dit, plutôt que d'inciter les soignants à être responsables de leurs actes et de leur absence d'actes, le pouvoir juridique, le rôle propre tels qu'ils les interprètent tendent à les déresponsabiliser.

F. Chaumont nous invite à faire un petit saut de côté.
Nous avons vu que le latin respondere implique l'idée de se porter garant, de s'engager dans sa parole " Répondre n'est pas une possibilité, c'est une obligation. Répondre doit s'entendre dans son double sens de répondre de et répondre à. Cette obligation de répondre contraint l'inculpé à répondre de ses actes devant la communauté rassemblée : répondre de ce qui fut fait, répondre à la communauté qui demande des comptes, car le crime perpétré sur un seul met virtuellement en péril le pacte de tous.

La communauté, mise en cause par le crime, oblige à répondre de cet acte, c'est elle qui interroge. Dans le lieu du procès, dans ce théâtre, il faut que l'accusé réponde, c'est-à-dire 1) prenne acte de la question et 2) se fasse entendre dans sa réponse. Il lui faut répondre de, c'est-à-dire donner ses raisons, faire valoir sa version de l'acte, dire en quoi il l'endosse ou non, et ce faisant répondre à ceux qui l'ont interpellé, à ceux qui vont le juger. " (24)

La question de la responsabilité ainsi entendue se révèle donc double selon Chaumon. " Le prévenu doit énoncer les raisons de son acte, dire les causes ou les contraintes qui l'y ont conduit, bref dire en quoi il se reconnaît ou non l'auteur de son acte, mais cela il le fait à l'adresse de ses juges, il répond à. " (24)

Répondre est ainsi, selon Chaumon, une obligation de parole, de commentaire des actes passés.
" Après coup, et souvent longtemps après que l'acte a été perpétré, le sujet est requis d'en dire quelque chose. Il convient de s'attarder sur cette hétérogénéité de l'acte et de la parole car, quel qu'ait été l'acte, ce qui est en cause du point de vue de la responsabilité, c'est la capacité d'en répondre, c'est-à-dire de le commenter dans un temps second. L'acte, dans le moment même où il s'effectue, exclut la pensée. Quelles que soient les pensées avant, quelles que soient les rationalisations après, on ne peut effacer cet événement. " (23)

Le récit, poursuit Chaumon, " est apaisant car, dès qu'il est raconté, l'acte semble perdre la dimension arbitraire, de coup de folie, qui lui est inhérente. Les moindres mots pour en indiquer la genèse, la causalité, le contexte, semblent lui donner un caractère de nécessité. Contradictoires ou non, les récits s'affrontent et se succèdent et peu à peu le " temps de l'acte " s'éloigne inexorablement. Or c'est bien dans l'après-coup que se situe le procès, et le moment où l'on demande au prévenu d'en répondre. ... Le procès, c'est le recouvrement partagé d'un acte par des paroles et des écrits. C'est de cette capacité de se situer dans un récit partageable sur son acte qu'il est question dans le jugement de responsabilité. " (24)

Chaumon souligne ensuite qu'à l'origine répondre ou être responsable n'impliquait nullement la faute ni même le fait de l'assujetti, " comme cela peut s'entendre lorsque l'on dit que telle personne est responsable d'un projet ou d'une institution, ce qui n'indique pas qu'elle en soit par avance ... fautive. " (24)

C'est sous l'influence de Kant que le concept de responsabilité établit un lien entre un acte et un individu, c'est l'imputation. L'imputation, c'est le jugement d'attribution à quelqu'un d'une action. L'attribution d'un acte à quelqu'un ne s'établit que sur la manière dont il a su ou non en répondre, c'est-à-dire en parler en se situant comme sujet par rapport à lui. " Imputer un acte à quelqu'un ou au contraire le tenir pour irresponsable ne s'établit qu'après l'avoir entendu, avoir écouté le récit qu'il en fait lui-même après coup " (24) Pour Kant, un fait considéré sous les lois de l'obligation, est un acte si le sujet y est engagé du point de vue de son libre-arbitre. L'agent, c'est-à-dire celui qui l'a fait en devient l'auteur, c'est-à-dire celui qui se pose comme origine de l'acte. " Une personne est ce sujet dont les actions sont susceptibles d'imputation. La chose est ce qui n'est susceptible d'aucune imputation. " (25)

Ainsi donc, à ne pouvoir être imputé à un auteur, un soin ne serait qu'un fait dépourvu de causalité, c'est-à-dire un non-acte dépourvu de sens. A ne pas répondre de leurs actes, les infirmiers se condamneraient à n'être que des choses. Ils ne cessent pourtant de faire entendre leur désir de reconnaissance. Mais comment pourrait-on reconnaître des non-auteurs de faits non-imputables ? S'il y a soin, il y a responsabilité, donc imputation ; s'il n'y a pas de responsabilité, donc d'imputation possible, il ne saurait y avoir ni soins, ni soignants. C'est dans cette nasse que sont malheureusement pris de nombreux infirmiers et dont ils ne sortent pas.

L'observation montre que des soins sont accomplis par des sujets. Si les médecins ne les imputent pas forcément à un infirmier précis, les patients eux, le font. Il serait intéressant de faire le rapprochement avec des patients dont les actes n'étaient pas non plus imputables, comme s'il s'installait une symétrie entre les uns et les autres, comme une contamination des patients vers les soignants.

L'accréditation et les pratiques évaluatives impliquent également une imputation. Il faut rendre des comptes non plus à la justice mais à l'économie, répondre de ce que l'on dépense. On assiste aux mêmes résistantes soignantes.

Nous avons ainsi d'un côté des médecins responsables qui répondent de leurs actes (même s'ils grincent des dents et ne cessent de dénoncer les restrictions budgétaires, même s'ils dénoncent un système de santé peuplés de quérulents processifs) et de l'autre des infirmiers dotés par les textes d'un rôle propre qu'ils n'investissent pas et dont ils ne veulent pas répondre.

Qu'est-ce qui peut donc conduire des professionnels à se nier ainsi ?

APPROCHE DES RELATIONS DE POUVOIR

La notion de responsabilité renverrait à la notion de pouvoir. Pour pouvoir répondre à ou répondre de, il faut avoir le pouvoir de le faire. Il faut avoir la légitimité pour prendre la parole et répondre de ses actes. Les esclaves, les " en bas de l'échelle " ne peuvent répondre de ce qu'ils font. Il faut avoir du libre-arbitre, un pouvoir de décision pour pouvoir répondre de ce que l'on fait.

L'organisation hospitalière, comme toute forme d'organisation (commerciale, industrielle, etc.) met en jeu le phénomène de pouvoir qui constitue un mécanisme quotidien de régulation de notre existence sociale et professionnelle.
Les relations de pouvoir dans les organisations ont inspiré maints auteurs. Ainsi Karl Marx analyse les enjeux de pouvoirs comme une confiscation de la plus-value produite par les travailleurs, ainsi Max Weber réfère le pouvoir à la légitimité, c'est-à-dire à la reconnaissance de l'autorité traditionnelle suscitant l'adhésion des groupes humains (pays, organisation, équipe de travail, etc).

L'approche de Crozier

Plus proche de nous, l'approche introduite par Crozier et d'autres chercheurs du Centre de sociologie des organisations (dont Erhard Friedberg) considère que les membres d'une organisation ne se contentent pas d'être des agents qui répondent de façon mécanique et déterminée aux stimuli techniques, financiers et relationnels de leur environnement de travail. Cette perspective postule que l'acteur social jouit d'une libre initiative dont les stratégies sont essentiellement soumises à des contraintes extérieures. Il pourrait ainsi être conduit à en répondre.

Ainsi, aux simples agents victimes du système (version caricaturée de la pensée de Pierre Bourdieu) s'opposeraient des acteurs dotés d'une marge de liberté, plus ou moins grande. La relation de pouvoir est alors envisagée comme une relation d'échange et de négociation entre des acteurs interdépendants, et ce quelle que soit la position hiérarchique de ces acteurs : " c'est un rapport de force, dont l'un peut retirer davantage que l'autre, mais où, également, l'un n'est jamais totalement démuni face à l'autre. "(3) Nous aurions ainsi à examiner d'une toute autre façon les rapports médecin/infirmiers et infirmiers/patients. C'est en partie notre hypothèse : si les soignants ne répondent pas de leurs actes, ce n'est pas uniquement parce que les médecins les en empêchent mais parce qu'ils s'interdisent de le faire pour un certain nombre de raisons. Dans cette perspective nous dirions que cette incapacité des infirmiers à répondre de ce qu'ils font constituerait " une solution raisonnable aux problèmes que nous posent nos réactions instinctives de peur du face à face, notre conception absolutiste de l'autorité et notre répugnance à admettre en revanche la moindre relation de dépendance. " (26)

Cette peur du face à face éprouvée par les infirmières françaises vaut aussi bien dans les contacts avec le patient qu'avec le médecin ou le cadre. La conception absolutiste du pouvoir se retrouve aussi bien dans la relation médecin/infirmier qu'infirmier/aide-soignant ou infirmier/patient ou qu'infirmier/cadre. Nous avons déjà noté la répugnance des infirmières a accepter leur dépendance de fait au médecin.

Crozier évoquant le " cercle vicieux bureaucratique " note l'étendue des règles impersonnelles (que l'on retrouve par exemple autour des chambres d'isolement), la centralisation des décisions (évidente à l'hôpital quelle que soit l'origine et le champ de ces décisions), l'isolement de chaque strate ou catégorie hiérarchique (médicale, administrative, infirmière, on peut parler de véritable armée mexicaine) et l'accroissement de la pression du groupe sur l'individu, enfin le développement de relations de pouvoir parallèles autour des zones d'incertitude qui subsistent. C'est autour de ces fameuses " zones d'incertitude " que se nouent les stratégies des acteurs. Or, tout ce qui concerne l'aspect relationnel du soin infirmier est situé dans des zones d'incertitude. Ainsi par exemple, de l'isolement et des techniques de contention.

" La leçon de mes enquêtes sociologiques, on le verra, c'est que dans ses relations avec autrui -même au bas de l'échelle- le pouvoir de l'individu dépend de l'imprévisibilité de son comportement et du contrôle qu'il exerce sur une source d'incertitude importante pour la réalisation des objectifs communs. D'où la tendance irrésistible à se rendre indispensable, à garder secret des arrangements particuliers, à maintenir incertain, inaccessible à autrui, irrationnel même ce qui devient le fondement de son pouvoir. D'où cette lutte complexe, incompréhensible autrement, des individus, des groupes et des clans pour valoriser le type d'expertise qui est le leur aux dépens de l'organisation tout entière. "(27)

Si le contrôle de la violence des patients est bien une zone d'incertitude, moins les infirmiers seront transparents quant aux pratiques d'isolement et de contention, plus ils en tireront de pouvoir, plus ils seront indispensables pour des psychiatres rendus aveugles et une administrations dépassée Le discours de nécessité de surveillance devient ainsi une stratégie raisonnable de maintien d'effectifs minimum. Dans ce registre, les infirmiers auraient même intérêt à la violence des patients. On le voit la perspective de Crozier se fonde sur des concepts clés tels que la rationalité des acteurs, les zones d'incertitude, les stratégies, concepts qui impliquent la possibilité pour chaque acteur ou groupe d'acteurs d'agir et d'influencer d'autres acteurs ou groupes d'acteurs.

L'approche de Boudon

Raymond Boudon radicalise d'une certaine façon l'apport de Crozier. Pour ce représentant de " l'individualisme méthodologique " tout fait social n'est que la résultante de l'interaction d'un ensemble de comportements individuels, même lorsque ceux-ci se trouvent soumis à l'influence de normes ou de valeurs collectives.

La société et la vie des groupes ne seraient pas façonnés passivement par le poids des conditionnements ou des déterminismes mais résulteraient de l'affrontement entre des rationalités divergentes. Boudon note cependant que confronté à un choix, l'individu peut faire non ce qu'il préfère, mais ce que " l'habitude ", des " valeurs " qu'il aura " intériorisées " et plus généralement, divers conditionnements (éthiques, cognitifs, gestuels, etc.) lui dictent de faire. La notion de meilleur choix possible n'est pas toujours définie. Les préférences des agents sociaux sont fonction de l'environnement et de l'histoire des actions passées de ces agents. L'individu ne choisit pas la meilleure parmi toutes les solutions possibles, mais seulement celle qui lui semble possible parmi les quelques-unes qu'il entrevoit. Même s'ils disposent d'une certaine marge de manœuvre, les individus agissent dans ce cadre de rôles que leur assignent la société.

Ainsi, rien n'empêche l'individu selon Boudon de choisir de respecter les normes sociales, la coutume surtout s'il a été conditionné à le faire. Il peut être rationnel de faire comme ses collègues plutôt que subir leurs foudres surtout si l'acte (isoler par exemple) correspond à l'attente sociale. Retenons de Boudon, que l'opacité entretenue par les infirmiers sur ce qu'ils font n'est pas essentiellement dépendante de conditions extérieures (contraintes imposées par le pouvoir médical, administratif, etc.) mais correspondrait à un choix rationnel lié à des rationalités divergentes.

Si nous faisons l'hypothèse que les infirmiers taisent ce qu'ils font réellement pour être reconnus, pour conserver une certaine maîtrise sur leur environnement, l'agrégation des actions individuelles produit l'effet inverse. Plus ils taisent moins ils sont reconnus, et moins ils sont reconnus plus ils taisent. Le cercle vicieux parfait. Concernant les infirmiers de secteur psychiatrique, l'effet pervers est grandiose. Il est en partie responsable de la suppression de leur diplôme.

L'enquête réalisée ne nous permet pas de retrouver des acteurs qui agissent et influencent d'autres acteurs Il faudrait pour cela qu'ils répondent de leurs actes. Les infirmiers interrogés apparaissent en première analyse davantage façonnés passivement par le poids des conditionnements. C'est pour cette raison que nous avons privilégié l'approche de Pierre Bourdieu. Mais il est possible de penser que cette passivité est une stratégie collective ou individuelle infirmière plus ou moins délibérée.

PRESENTATION GENERALE DE LA THEORIE DE BOURDIEU

Décrit comme un " post-structuraliste " ou comme un " structuraliste génétique " Bourdieu adhère au principe de non-conscience qui considère comme explicatives, non plus les expressions et les opinions des agents mais les structures déterminantes. " Loin que la description des attitudes, des opinions et des aspirations individuelles puisse procurer le principe explicatif du fonctionnement d'une organisation, c'est l'appréhension de la logique objective de l'organisation qui conduit au principe d'expliquer, par surcroît, les attitudes, les opinions et les aspirations ... "(4)

Pour Bourdieu qui refuse de considérer les agents comme de simples reflets de structures objectives et qui refuse tout autant de renoncer à l'analyse des structures déterminantes, il s'agit d'expliquer comment les apprentissages sociaux (formels et informels, dits et non-dits) forment, inculquent des modes de perception et de comportement aux agents sociaux.

Bourdieu conserve le postulat de base de l'analyse marxiste : la division entre dominants et dominés. En faisant référence aux analyses de Weber sur le concept de légitimité, il montre comment le concept de domination peut être étendu hors de la sphère économique. Les acteurs donnent un sens à leurs actions. Ce sens se caractérise par un souci de distinction. Se distinguer, c'est se nommer, tout en nommant les autres. C'est aussi jouir de cette différence dans la mesure où la distinction s'établit dans une relation hiérarchisée.

Chaque participant au " jeu social " dispose non seulement de ressources matérielles mais aussi de ressources sociales (relations, famille), culturelles (diplômes, connaissances) et linguistiques (maîtrise des usages légitimes de la langue). Ces ressources peuvent être qualifiées de " capitaux " car elles sont soumises à la même loi d'accumulation que le capital économique, et ces capitaux différents peuvent, en dernière instance, être convertis en capital économique (une relation, un diplôme, le " savoir-parler " se monnaient).

Ces ressources sont investies dans différents champs sociaux, correspondant aux différentes pratiques sociales. Chaque champ est hiérarchisé. Ces hiérarchies sont reliées entre elles mais possèdent une certaine autonomie qui explique l'histoire spécifique de chaque champ. " Une demande sociale apparaît, demande de loisirs, par exemple, qui va susciter la création d'un corps de spécialistes qui, à leur tour, vont susciter ou modeler des besoins nouveaux leur permettant et d'asseoir leur domination et d'étendre le champ nouveau ".(5)

La logique du fonctionnement interne peut être décrite en utilisant la métaphore du marché. " Sur les marchés décrits par la science économique, s'échangent des marchandises; sur les " marchés sociaux ", se crée et se distribue du sens. Ce sens confère une identité sociale aux acteurs en les distinguant les uns des autres. Ce souci de distinction mène le jeu social "(5) Réussir dans un champ, c'est toujours plus que réussir matériellement. Tous les individus ne sont pas placés avec les mêmes chances, celles-ci sont conditionnées par leur appartenance.

Les agents sociaux comme tout entrepreneur cherchent à maximiser un profit. Cette stratégie commune se particularise en stratégies plus fines. Ceux qui occupent les positions dominantes dans les différents champs vont adopter des stratégies de conservation de l'état du champ. Sur le plan symbolique, ces stratégies consistent à renforcer la norme commune, le " cela va de soi ", le système de goûts et de dégoûts, vis-à-vis de toutes les pratiques. Ce système permet, à partir de la maîtrise de la norme, la domination du champ. On pourrait ainsi décrire une certaine attitude médicale. Stratégiquement, les médecins n'ont aucun intérêt à investir le quotidien des soins. Il vaut mieux que les relations soient régies par la coutume plutôt que par une logique de soin individualisé dont les infirmiers répondraient. Les infirmiers faisant le constat de la désertion médicale vis-à-vis du quotidien n'ont pas non plus intérêt à modifier la donne. Tout ce qui est relatif au quotidien doit " aller de soi ". Ils peuvent ainsi gérer ce champ à leur guise. Que les potentialités thérapeutiques des actes les plus simples apparaissent et ils deviennent susceptibles de partage avec médecins et psychologues. Ils perdraient ainsi une partie de leur contrôle sur ce champ. Les infirmiers contrôlent le territoire, l'espace, les corps ; les médecins contrôlent le savoir, les têtes, leur bureau, le sens. Ceux qui possèdent quelques atouts vont contester cette norme commune et mener des stratégies de subversion en s'efforçant de dévaloriser la norme dominante : " Cela ne va plus de soi " On pourrait ainsi lire les tentatives faites par le pouvoir administratif ou économique de modification des normes hospitalières. Si cette dévalorisation réussit, le capital constitué à partir de l'ancienne norme se dévalorise dans le même temps. Ce travail, ainsi que les réflexions menées par les infirmiers cliniciens sont évidemment à entendre comme une tentative d'affirmer que cela ne va plus de soi, que chaque soin, même le plus banal a un sens et que ce sens est lié à la relation soignant/soigné, et que l'infirmier doit en répondre à ses collègues, à l'équipe pluridisciplinaire et éventuellement à la société toute entière manifestée par la justice.

Pour lever l'opposition entre libre arbitre et déterminisme, individu et société, programmation par la structure sociale et interaction des stratégies individuelles, Bourdieu a forgé le concept d'habitus.

L'habitus, ensemble de dispositions durables où sont intégrés les expériences passées fonctionne comme une grille de perceptions, de jugements et d'actions.

L'HABITUS ET LE POIDS DE L'HISTOIRE

Si le concept d'habitus occupe une position charnière chez Bourdieu, c'est qu'il pose la question de savoir comment nous intériorisons progressivement les contraintes culturelles extérieures, de telle manière que ces contraintes nous paraissent en définitive " naturelles ". L'habitus est alors le résultat d'un ensemble de pratiques qui se sont constituées au fil des jours, ont été capitalisées et qui se transmettent de génération en génération Ce sont des " sortes de programmes historiquement montés " qui indiquent à l'individu des manières d'être et de se comporter dans les situations sociales.

L'habitus est le système de dispositions durables acquis par l'individu au cours du processus de socialisation, c'est à dire par un apprentissage implicite ou explicite. Il fonctionne comme un système de schémas cognitifs et corporels. Il se présente à la fois comme le produit agissant de conditions sociales passées et comme le principe générateur des pratiques et des représentations permettant à l'individu de construire des stratégies anticipatrices. Tout au long du processus de socialisation, s'accumulent des traces qui se combinent, se renforcent en " s'intériorisant toujours plus profondément et en se transformant en dispositions générales ".(6) Autrement dit, tout individu acquiert progressivement une aptitude, des dispositions à agir, à penser de cette façon là plutôt que d'une autre. Ce processus est la racine du phénomène de la reproduction, du fait de l'inculcation, qui consiste à faire naître une disposition générale à reproduire un certain type de pratiques. On comprend mieux ainsi pourquoi Bourdieu parle de violence symbolique, qui consiste à obtenir de l'individu dominé une adhésion au principe de sa propre soumission, aux règles qui lui sont inculquées. Ainsi, c'est l'infirmier qui fera tout ce qu'il faut pour rester soumis au médecin sans que celui-ci n'ait besoin d'exercer un quelconque pouvoir sur lui. Ces dispositions finissent par être tellement intériorisées, incorporées qu'elles ne sont plus dissociables de notre être : l'habitus est alors un avoir qui s'est transformé en être. Au fur et à mesure de la maturation de l'individu, la systématisation de l'habitus d'une situation à une autre va conférer à ce dernier une cohérence interne, un style personnel de vie, " une habitude de choix " (7). La relation interpersonnelle, au-delà des qualités individuelles des personnes impliquées, passe aussi par la reconnaissance d'indices extérieurs : allure, démarche, postures, tenue vestimentaire, image du corps, élocution, vocabulaire, style, etc..

Ainsi par exemple, dans un service hospitalier, il n'est pas besoin de blouses de couleur différentes, d'étiquettes pour décrire qui est qui et ce qu'il fait. Un système de signes décodables par tous permet de s'y repérer. En psychiatrie, où les infirmiers portent rarement la blouse blanche, les patients et notamment ceux qui ont quelques hospitalisations de pratique repèrent à tout coup qui est cadre, qui est médecin, infirmier, ou psychologue. Il est des espaces où ne vont que les infirmiers, d'autres où ne vont que les médecins. Avant l'arrivée des médecins, les infirmiers accélèrent le mouvement, se hâtent de finir leur tâche, etc. Je fais le constat depuis deux ans, que cette reconnaissance ne fonctionne pas pour ce qui me concerne. Je ne suis jamais identifié comme infirmier. Les patients me demandent si je suis cadre, psychologue ou médecin. On pourrait penser que cela est dû à mon éloignement de la pratique. En fait non. Nul n'a jamais vu un psychologue ou un médecin distribuer un traitement, aller chercher une bouteille de menthe pour un vieil homme qui a du mal à se déplacer, ou faire un lit. Ma pratique est infirmière mais malgré cela, les patients ne me reconnaissent pas comme infirmier. Tout se passe comme si, malgré moi, je ne respectais pas le jeu. Les patients repèrent que je réponds de ce que je fais, j'explique mes choix. Tout cela implique une certaine sûreté de soi inhabituelle chez un infirmier. Je ne renvoie jamais directement au médecin. J'essaie d'abord de résoudre la difficulté avec le patient et ce n'est qu'en dernier ressort que je fais appel à un médecin. Ils repèrent la façon dont je m'adresse aux médecins, dont mes collègues s'adressent à moi. Une partie importante de mon temps est consacrée à la formation, et je suis pour eux, autant collègue que formateur. Certains patients intègrent cela dans la prise en charge. Il se dit ainsi que je ne m'occupe que des cas difficiles. Cela colore d'une certaine façon les entretiens que je propose aux patients.

Lorsque des infirmiers acquièrent des diplômes universitaires, lorsqu'ils publient dans des revues scientifiques ces indices extérieurs ne correspondent plus aux attentes sociales. On ne les reconnaît plus On ne reconnaît les infirmiers que déférents, en attente de l'avis médical, sans initiative.

L'habitus de classe est le dénominateur commun des différentes pratiques d'un même agent, mais est aussi la matrice commune des pratiques de tous les agents qui ont connu les mêmes conditions d'existence, du fait de leur appartenance à la même classe ou fraction de classe sociale. Ainsi les agents appartenant à la même classe n'ont-ils pas besoin de se concerter pour agir de manière similaire, que ce soit pour le choix d'un métier, des vêtements, des modes de loisirs, du conjoint, etc. Cet aspect des choses est d'autant plus important que dans le champ qui nous intéresse, les infirmiers sont peu mobiles, restent dans le même établissement toute leur carrière, établissement où ils ont été formés. Ils sont souvent natifs de la région. Ils sont collectivement mus par une même matrice qui impose un certain nombre de stratégies, ce que nous avons appelé jusqu'à maintenant " coutume ".

L'habitus serait un véritable chef d'orchestre (invisible) imposant aux musiciens (les agents) une partition, à partir de laquelle il est certes possible d'improviser, mais en garantissant l'impératif de l'harmonie générale.

Intérioriser, incorporer des conditions sociales d'existence c'est acquérir et adhérer à une silhouette, une façon de marcher, de parler, toutes dispositions qui permettront de différencier les classes sociales par rapport au modèle dominant et légitime du corps. Cette notion d'inscription corporelle de l'habitus est conceptualisée par Bourdieu par le terme d'hexis corporelle. Dans cette réflexion, nous utiliserons le terme d'habitus dans une acception plus restreinte que celle proposée par Bourdieu. Nous nous centrerons sur l'habitus professionnel et non pas essentiellement sur les habitus culturels.

La naturalisation de l'habitus sous forme de dispositions durables et reproductibles n'est pas sans effet sur les agents qui côtoient des classes sociales plus élevées que leur classe d'origine, ou qui souhaitent y accéder par promotion. Il leur faudra en effet effectuer un travail de déliaison, de désincorporation des habitus. Il s'agira de changer ses goûts, ses habitudes, ses façons d'être, que ce soit dans le rapport aux objets, à la cuisine, aux vêtements, au langage, en somme accéder au " savoir-faire " et au " savoir-être " caractéristiques de la culture des classes dominantes.

Tout ce travail entraîne une remise en cause radicale et profonde du mode de vie et peut mener à ce que Vincent de Gaulejac (8) nomme la névrose de classe, c'est-à-dire les conflits engendrés par le passage d'une classe sociale à une autre.

Toute la question de la non-reconnaissance est là. L'infirmier clinicien se situe sur le terrain même du capital symbolique des médecins ou des psychologues ce qui n'est pas le cas du cadre, par exemple. Il lui faut donc être reconnu par les uns ou les autres ce qui est impossible. L'infirmier est alors dans une position de nouveau-riche, condamné à singer les habitudes des possédants en conservant l'habitus propre à sa classe sociale d'origine. C'est évidemment là que je me situe. C'est parce que tout cela est en travail en moi, que je ne suis plus reconnu. Il en va de même de nombreux infirmiers qui se situent dans cet entre-deux. Les mutations intervenues dans ma vie personnelle depuis deux ans (changement de région, de domicile, divorce,etc.) peuvent être interprétés, entre autres, comme la manifestation de ce travail de déliaison évoqué par de Gaulejac.

ET DANS LE CHAMP PSYCHIATRIQUE ?

Ce concept d'habitus fonctionne-t-il dans le champ psychiatrique ? Bourdieu définit le champ comme un " espace de jeu, un champ de relations objectives entre des individus ou des institutions en compétition pour un enjeu identique ".(9) L'enjeu (pouvoir, prestige, revenu, ...) n'entraîne la compétition, qui fonde le champ en transformant l'espace social en un lieu où s'affrontent des intérêts contradictoires, qu'à la condition que les individus s'investissent (et investissent leurs capitaux) pour le conquérir. " Cela suppose qu'ils soient victimes de la " magie sociale " des institutions qui érigent en intérêt les enjeux liés au fonctionnement du champ considéré. " (10)

L'histoire de l'institution psychiatrique : histoire des pratiques cliniques, des représentations de la folie, de l'apogée du pouvoir médical montre que nous pouvons valablement décrire un champ psychiatrique au sein duquel médecins, infirmiers, malades, administration s'opposent depuis deux siècles.

A l'origine de la psychiatrie en France, on trouve la rencontre entre Pinel, le médecin philanthrope, et Pussin, le surveillant qui a mis en place un certain nombre de techniques de régulation de la folie. A l'arrivée de Pinel à Bicêtre, Pussin lui remet " ses " observations. Pinel n'a en fait d'expérience que ses rencontres à la maison Belhomme où il " soigne " une clientèle aisée, appartenant probablement à ce que nous appellerions aujourd'hui le registre névrotique. S'il a des principes, des idées, il est dépourvu de référence clinique quant à ce que nous pourrions appeler la psychose. Cette rencontre entre Pinel et Pussin va être fructueuse. Nous l'avons dit, la psychiatrie française en naîtra, ainsi que les premières théories sur le traitement moral inspirées à la fois de Pinel et de la pratique pussinienne. Si Pinel rend à Pussin ce qu'il lui doit, ses successeurs ne feront pas de même Pinel mourra couvert d'honneurs, membre de l'Académie des Sciences, médecin-chef de la Salpétrière, Pussin, lui s'éteindra sur place, inconnu, puis bientôt oublié. Le mythe de la libération des chaînes sera élaboré par le propre fils de Pinel. On oubliera ainsi tout ce que la psychiatrie naissante doit à cet obscur surveillant. Le mythe célèbre à la fois la psychiatrie conquérante, l'installation du pouvoir médical sur l'asile théorisé déjà par Pinel et la spoliation de Pussin. Supposons maintenant, que Pussin ait adopté la même attitude que les infirmiers de secteur psychiatrique d'aujourd'hui. Le traitement moral ne naît pas. Les insensés continuent à être considérées comme des furieux. C'est bien un acte que pose Pussin lorsqu'il remet ses notes à Pinel et lorsqu'il lui explique comment il régule le quotidien. Des faits quotidiens sont promus à l'état d'actes que Pussin s'impute. Il est plus que probable que Pussin a dû passer pour un traître devant ses pairs en dévoilant comment les gardiens gèrent la violence des insensés. Les réactions ont dû être nombreuses et violentes, si nous en jugeons par les résistances actuelles au dévoilement.

Le traitement moral signifie d'abord ceci que tous les éléments du quotidien peuvent avoir un impact sur le patient, et qu'il faut les penser pour les aider à avancer. Celui qui contrôle ce quotidien contrôle la vie de l'asile. Les écrits des aliénistes sont à cet égard très éclairants.

Toute la question de l'imputation est là. A qui imputer la libération des insensés enchaînés ? A Pinel qui ne fera rien tant que Pussin ne l'aura pas rejoint à La Salpétrière ? A Pussin ? Est-il si sûr qu'il y ait eu un acte ? A peine Pussin, s'est il imputé ses techniques qu'il en est dépossédé. Tout cela doit être gouverné par le médecin.

La psychiatrie semble bien s'originer dans un vol de la pensée des empiristes dont Pussin est le représentant le plus éclatant. Faut-il y voir l'origine lointaine du refus des infirmiers de secteur psychiatrique de s'imputer les actes quotidiens qu'ils accomplissent ? Nous n'irons pas jusque là, mais ...

Pinel sollicitant son remplacement écrivait : " Les devoirs du surveillant se sont si souvent confondus avec ceux du médecin qu'il en est résulté souvent des entraves pour le traitement médical et des difficultés sans cesse renaissantes " (11) Pour le Dr Bouchet, médecin en chef de l'asile des aliénés de Nantes, : " Le surveillant ne soigne pas directement, il n'agit pas de lui-même ... Il est le dépositaire immédiat de la pensée du médecin dans son application aux soins des aliénés ... il ne peut que la détailler, la développer et la traduire dans les faits ... Il faut encore que ces qualités soient dirigées par des principes, et des principes purement médicaux, c'est-à-dire puisés dans la pensée du médecin Car le service médical et tout ce qui concerne le régime physique et moral, la police médicale et personnelle des aliénés, sont sous l'autorité du médecin " (12) Nous pourrions multiplier les textes, tous visent à installer l'autorité du médecin sur l'asile.

Marcel Jaeger résume l'enjeu de cette compétition : " Comment concilier la nécessaire présence, sur le front de la folie, d'un tiers qui surveille, aide, accompagne les patients 24 heures sur 24 et la relative dépossession, par les médecins, de leur objet, le gardien faisant écran entre eux et le patient ? " (13) Il serait certainement très long de montrer comment, à travers quels avatars historiques, s'est instauré l'habitus infirmier. De nombreux auteurs l'ont décrit dont de nombreux infirmiers. (13) Rappelons que si le premier diplôme d'infirmier en soins généraux date de 1922 (1866 aux Etats-Unis), celui d'infirmier de secteur psychiatrique n'a été créé qu'en 1955 De Scipion Pinel qui, dès 1836, suggérait la création d'écoles pour former le personnel subalterne, à l'arrêté du 28 juillet 1955 qui impose un programme unique à toutes les écoles, les débats ont été nombreux et vifs, les résistantes fortes (émanant parfois des gardiens eux-mêmes). Rappelons que c'est autour du rôle psychothérapique de l'infirmier que les psychiatres tenants de la psychothérapie institutionnelle se sont séparés en 1957.

Dès l'origine, l'instruction réservée par les aliénistes à leurs infirmiers répond à un certain nombre d'intérêts :

" - la volonté d'associer l'idée d'instruction professionnelle à celle d'un maintien des normes établies dans le microcosme asilaire;
- celle de voir les gardiens suffisamment instruits pour comprendre et appliquer les préceptes médicaux, à l'instar des saints-simoniens qui envisageaient l'instruction comme un levier privilégié de civilisation;
- la nécessité de faire valoir une héroïsation de la science et d'éduquer les subalternes pouvant paraître potentiellement dangereux, par exemple au plan de l'hygiène hospitalière;
- des aliénistes touchés par toute une révolution pédagogique et culturelle, valorisant les examens, le mérite. " (14)

Les premiers textes des années 1922-26 resteront lettre morte. " En effet, écrivent Dominique Letourneau et Dider Dupeu, les responsables des hôpitaux sont réfractaires à cette demande (de formation). Il faut voir là l'inquiétude de ces derniers devant la percée sociale et le savoir mystérieux que pouvait acquérir l'infirmier en psychiatrie. Les relations avec la hiérarchie risquaient d'être modifiées par l'acquisition de ce savoir. Au demeurant on doit considérer ces propositions de formation comme irréalisables pour l'époque car il était préconisé un encadrement par des moniteurs et monitrices, alors qu'à cette date, il n'existait aucune structure spécifique pour les former. De surcroît les médecins, ayant des pouvoirs très étendus, acceptaient mal qu'une autre catégorie de personnel puisse dispenser un savoir sous quelque forme que ce soit. " (15)

Cette formation sera donc essentiellement médicale.

La formation est réalisée en cours d'emploi, sur le temps de travail. L'infirmier conserve son salaire. Les matières enseignées sont : médecine, chirurgie, hygiène, pharmacie, anatomie et physiologie, soins aux malades mentaux, psychiatrie, administration et morale professionnelle. La direction technique de ces enseignements est confiée à un Médecin-Chef, délégué par ses pairs. L'enseignement est essentiellement dispensé par les médecins alors qu'à la même période, les hôpitaux généraux structurent leur formation vers un pôle professionnel. L'accent est particulièrement mis sur l'apprentissage des tâches techniques d'exécution. Ces tâches techniques ont pour principal objectif la surveillance des malades.

La fonction de l'infirmier " est moins de comprendre - et encore moins d'aimer- ceux qui lui sont confiés que de leur expliquer un certain nombre de dispositions réglementaires d'une extrême minutie, qui sont pour l'essentiel, des interdictions. Tout est prévu, codifié et le plus souvent défendu, impossible .. Son attitude à la fois soumise et passive vis à vis du malade, ne laisse que peu de place à la sympathie et à la tolérance, à peu près aucune à la spontanéité et à l'initiative ... Il y a quelque chose d'extraordinairement faux, paradoxal et presque déréel dans cette situation de l'infirmier-exécutant, considéré du point de vue de la psychologie médicale. Plus il obéit, moins il pense ... plus il est bon " surveillant " moins il est bon " soignant ". "(16) Une suspicion prévaut généralement à l'égard de ces savoirs que sont la psychologie, la sociologie ... Elle provient à la fois des anciens infirmiers en place qui considèrent qu'il n'y a nul besoin de formation pour pratiquer des rituels de soins, d'hygiène et de surveillance, et des psychiatres peu enclins à remettre en cause leurs certitudes.

Formé par des médecins, l'infirmier ne saurait être préparé aux situations qui l'attendent sur le terrain. Comment un psychiatre, pourrait-il expliquer à un infirmier comment et pourquoi on isole un patient ? Il n'y a jamais été confronté directement. Comment se gère sa propre peur ? Comment régule-t-on la violence dans une unité ? Comment s'y prend-on pour éviter une défenestration alors que le poids du patient vous attire vous-même vers le vide ? Comment approcher un patient délirant à partir d'une toilette ? Faut-il le laver à main nue, avec un gant de toilette ? Et pourquoi ? Comment nourrir un patient qui craint d'être empoisonné ? Le forcer ? Essayer de trouver des aliments qu'il ne pensera pas empoisonnés : lait (contrepoison universel), fruits, aliments en barquette, biscuits enveloppés dans du plastique ? Comment réguler un groupe ?

La formation de l'infirmier en matière de soin ne s'intéresse qu'à la frange, qu'à l'écume des situations qu'il rencontre. Rien d'étonnant à cela, la formation est faite par des médecins qui n'ont pas accès à ce quotidien. Il ne s'agit pas de transformer l'infirmier en un médecin mais de lui fournir un savoir utile. Utile ... pour le médecin pas forcément pour l'infirmier. Tout cela conduit l'infirmier à se méfier de la théorie comme explication de ce qui se joue sur le terrain. Le quotidien, c'est sur le terrain, sur le tas qu'il s'apprend. C'est le royaume de la transmission orale, de la perpétuation de la coutume, de la transmission de l'habitus. Tous ces éléments finissent par être intégrés par le futur infirmier qui pourra d'autant moins les interroger qu'ils lui sont transmis par ses pairs.

Signalons enfin, que jusqu'en 1979, l'élève-infirmier est affecté dès son entrée à l'hôpital dans un service de soins, chez un Médecin-Chef, et qu'il a comme unique perspective d'y demeurer sa carrière durant. Ainsi, à l'intérieur même de l'hôpital, du fait d'une politique de " cloisonnement ", un infirmier peut rester totalement ignorant des pratiques, des idées sous-tendant ces pratiques, de l'organisation du service voisin.

Autre élément caractéristique des infirmiers de secteur psychiatrique : leur origine sociale. Les pères sont majoritairement ouvriers (62,5 %), à l'inverse de leurs collègues des soins généraux (16 %) et des travailleurs sociaux issus des catégories sociales " moyennes " (50,5 % contre 31,5 % pour les ISP), voire " supérieures " (14 % contre 6 % pour les ISP) (17) (18) . Les infirmiers de secteur psychiatriques du fait de leur stabilité professionnelle sont en moyenne plus âgés que les infirmières diplômées d'Etat. S'il s'agit d'une profession majoritairement féminine (63 %), elle l'est beaucoup moins que les infirmières diplômées d'Etat (91 %).

Les ISP apparaissent ainsi marqués par un habitus " ouvrier " dans lequel on peut repérer une relation complexe à l'écriture et à la parole, une relation de crainte ou tout au moins de méfiance vis-à-vis de la justice (qui consacre ceux qui maîtrisent l'écriture et surtout la parole).

Il nous paraît ainsi légitime d'appliquer la grille de lecture proposée par Bourdieu aux infirmiers. Les pratiques liées à l'isolement et plus généralement de soin apparaissent ainsi découler d'un habitus infirmier qui naît au 19ème siècle et qui survit sans modifications profondes (le secteur n'a pas changé en profondeur les pratiques de contention) jusqu'à aujourd'hui.

La formation d'infirmier de secteur psychiatrique ayant disparu en 1992, les ISP sont aujourd'hui confrontés à une série de changements qui les fragilisent. Ils n'ont plus vraiment de statut. Leur titre d'infirmier n'est pas reconnu. Ils doivent intégrer malgré cela qu'ils ont un rôle propre dont ils sont responsables et doivent s'approprier de nouvelles théories de soins issues du monde infirmier anglo-saxon qui tournent résolument le dos aux théories médicales.

C'est dans ce contexte qu'apparaît une nouvelle sorte d'infirmier, les " cliniciens ", qui soit ont suivi des études complémentaires, soit ont embrassé la voie universitaire. Ces infirmiers plutôt que de fuir le terrain et de devenir psychologues ou sociologues restent dans les unités et tentent de trouver une voie originale. Non reconnus hiérarchiquement, ils se situent à côté et ne sont donc pas contrôlables par la hiérarchie hospitalière. Ils publient (articles et ouvrages), interviennent dans des Conférences plus ou moins prestigieuses, en France et à l'étranger, et tiennent un discours sur un soin que les infirmiers pourraient s'imputer.

LE CONFLIT LIE A LA PROMOTION

Comme le goût de la nouveauté, la perception du changement varie selon les classes sociales. Selon de Gaulejac qui synthétise les apports de la psychanalyse freudienne et ceux de Bourdieu, les individus qui appartiennent aux classes sociales dirigeantes ne vivent pas de contradiction entre ce qu'ils sont comme héritiers et la fonction sociale de classe à laquelle ils peuvent légitimement prétendre. Il n'en va pas de même pour ceux qui appartiennent aux autres classes : il y aura contradiction entre leurs intérêts individuels (une ascension sociale et professionnelle) et leurs intérêts de classe (lutter contre la domination). Ainsi, un fils de paysan qui fait le choix de devenir instituteur, doit gérer le passage entre deux univers sociaux très différents. Il est pris dans un rapport de tension entre l'identité héritée de parents, le plus souvent pauvres, et l'identité acquise à travers un trajet scolaire qui mène de l'école primaire à l'école normale, puis au métier d'instituteur. Il coexistera chez l'individu un sentiment de culpabilité lié à la distance avec le milieu d'origine et un sentiment de fierté d'avoir réussi. Cette situation conflictuelle peut être majorée si l'individu est nommé instituteur dans une école de campagne, car il sera alors confronté à un rapport de " proximité distante " avec les représentants de sa classe d'origine. Ce rapport est réactualisé en permanence par le fait qu'il se trouve dans une école rurale, en contact avec le milieu paysan. " Ce travail de deuil recouvre le travail psychologique et social de dé-liaison que nécessite un changement de classe : travail de désincorporation des habitus originaires et de réincorporation d'habitus nouveaux; travail de désidentification des modèles " déposés " dans l'enfant par son milieu initial et de ré-identification à des modèles différents parfois contradictoires. " (19)

Il est évident que tout cela ne peut qu'interroger l'auteur de ces lignes. Fils d'ouvrier, il en a intégré l'habitus. Infirmier constituait une avancée sociale légitime par rapport à sa mère aide-soignante et à son père ouvrier. Le parcours universitaire n'était possible qu'à la condition d'éviter toute promotion. La perspective de la thèse vient bousculer cet échafaudage. Infirmier/docteur il est à la croisée des chemins. Il lui faut faire le deuil de sa classe d'origine et investir une nouvelle classe en partie aux antipodes tout en restant infirmier dans une unité de soins.

Les ISP revendiquent d'être reconnus comme des infirmiers diplômés d'état. Cette revendication du D.E de droit se heurte à un certain nombre de difficultés. Aucun diplôme ne saurait être " de droit ". Nous avons vu que l'impossibilité des infirmiers à répondre de ce qu'ils font rend impossible toute autre solution. Ils ne font pas de " soins ", pourquoi auraient-ils un diplôme de droit ? Un diplôme s'étaient sur des preuves, sur des compétences argumentées pas sur le droit.

Accorder ce diplôme reviendrait à fissurer l'ensemble du système éducatif. Le D.E. de droit diminuerait d'autant la reconnaissance sociale des infirmières de soins généraux, Diplômées d'Etat. Nous avons vu qu'ISP et IDE n'avaient pas la même origine sociale. La reconnaissance de ce D.E. serait pour les infirmiers psychiatriques une promotion sociale et une régression sociale pour les infirmières de soins généraux.

Cette reconnaissance impliquerait donc un changement d'habitus auquel les infirmiers de secteur psychiatrique ne sont pas prêts. Ce n'est pas en effectuant des soins techniques plus complexes que doit s'effectuer le travail de dé-liaison mais en " désincorporant " l'habitus originaire fait de servilité par rapport au médecin, d'adhésion au discours médical et en " incorporant " un nouvel habitus qui pose la relation soignant-soigné au centre du soin, le rôle propre infirmier et la responsabilité en découlant comme principe d'action. Nous verrons que malgré des outils de plus en plus performants les infirmiers en sont terriblement loin.

En supprimant le diplôme d'ISP, l'état français a provoqué une régression sociale chez des agents qui vivent cette suppression comme un retour vers le monde ouvrier. Les ISP actuels se définissent d'ailleurs comme des aides-soignants ou comme des infirmiers autorisés. Positionnés de cette façon, il leur est impossible d'intégrer les nouvelles valeurs. D'autant plus qu'ils maintiennent la même volonté de contrôler le quotidien sans avoir à en rendre compte, à en répondre.

Autour de l'écriture

Jean-Louis Gérard a analysé le contenu de deux cahiers de rapport infirmier (moyen de transmission des informations entre infirmiers, à l'administration et au médecin). Nous avons refait cette analyse à partir du dossier de soins infirmiers individualisé, nouvel outil de transmission obligatoire.

Les deux analyses convergent. Les initiatives infirmières ne représentent que 2 % des informations transmises alors que les catégories, représentatives de l'habitus : surveiller, appliquer les prescriptions, discerner les dysfonctionnements, représentent à elles seules 75 % du contenu des messages transmis. Cahier de rapport et dossier de soins ne feraient ainsi que témoigner de la bonne marche du service de soins et non pas des soins et de leurs avancées.

Notre hypothèse s'en trouve étayée d'autant. Les infirmiers ne répondent pas de ce qu'ils font. L'essentiel de la communication médecin/infirmier porte sur la pathologie du patient, pas sur ce que les soignants mettent en place pour soigner.

Le compte-rendu des observations infirmières semble constituer une réponse à des demandes médicales supposées. Le cadre de référence privilégié est celui de la maladie. Il y a chez les infirmiers une constante recherche d'adéquation entre la nature des observations consignées et le souhait d'être reconnu comme apte à transmettre des observations techniques. Pour être reconnu par le médecin, l'infirmier se place dans un registre commun de communication qui est le registre médical. Il le fait d'autant plus qu'il a été formé à cela par le médecin.

Une observation plus fine permet de mettre en évidence que les notations centrées sur la maladie sont exprimées avec un vocabulaire technique assez réduit, à mi-chemin entre la terminologie officielle que l'on n'ose utiliser et le langage courant, qui sans doute traduirait mieux les inflexions d'une perception infirmière mais ferait disparaître la référence au savoir officiel. L'infirmier pour avoir eu ses travaux d'étudiants corrigés par le médecin sait parfaitement ce qui est attendu par celui-ci.

Les infirmiers s'interdisent ainsi toute considération touchant au diagnostic (c'est le rôle du médecin) et toute réflexion d'ordre personnel (ce n'est pas médical) pour se limiter aux faits bruts et aux suggestions pratiques d'ordre ponctuel (médicaments mal tolérés, problème financier à résoudre, etc.). Tout le contexte quotidien dans lequel ces manifestations pourraient prendre sens est occulté car trop anecdotique et non reconnu comme pertinent. De temps à autre, la nécessité d'une référence à la terminologie symptomatologique marque ses exigences , notamment par l'utilisation de qualificatifs techniques comme : " angoissé ", " persécuté ", " dépressive ", " interprétative ". Ces termes utilisés en psychiatrie dans un sens différent que celui du code commun attestent de la bonne assimilation des divers instruments de classement en vigueur, de la bonne définition des événements et des personnes, des paroles et des actes.

Ces qualificatifs sont parfois utilisés avec des modérateurs (" il semble que... ") ou avec des procédés destinés à en accroître l'effet, à faire sentir la disproportion entre la froideur du qualificatif et la violence de la perception (" angoissé +++ "). Ces ++ mettent sur un plan quantitatif donc médical, les qualités d'un comportement traduit en symptôme.

Les observations ainsi traitées figent la réalité, réduisent les dires et les comportements des patients à des inférences symptomatologiques (angoissée et persécutée, apparaît presqu'hypomane, dépressive ++, etc.). La caractérisation, la description proprement dite des comportements des patients emprunte un vocabulaire qui ne recouvre pas la réalité du travail infirmier dans sa quotidienneté La maladie prend ainsi un poids institutionnel spécifique qui s'oppose aux notions d'évolution favorable, de récupération des facultés mentales.

La rigidification de la communication infirmiers/médecin se perçoit en outre dans la rétention de l'information, modulée par les individus avec des phrases sans sujet; le " Je " et le " Nous " sont absents du cahier de rapport et du dossier de soin. Tout se passe de statut à statut (20).

S'il s'agit pour Gérard de répondre à la demande supposée du médecin, il s'agit pour nous de maintenir son pouvoir sur le quotidien en taisant volontairement les échanges qui le constituent. Au médecin le monde des idées, des symptômes, aux soignants la réalité, le quotidien.

Du côté de l'encadrement Les cadres, eux-mêmes n'échappent pas à cette main-mise médicale sur la pensée infirmière.
Devenir cadre lorsqu'on est ouvrier, employé, technicien ou infirmier nécessite souvent une " formation maison " ou des cours du soir. Les autodidactes, ainsi promus, passent inévitablement du côté de ceux qui ont le pouvoir. Pour analyser cette situation particulière, de Gaulejac reprend les travaux de Luc Boltanski (21). Ces promotions nécessitent des investissements économiques et psychologiques non négligeables, une organisation méthodique de l'existence, une maîtrise du temps, une maîtrise de soi, de l'anticipation. Cette voie promotionnelle exige des efforts d'une telle importance que ceux qui parviennent à leurs fins surinvestissent psychologiquement leur nouveau rôle, ce qui contribue à leur vulnérabilité. Boltanski parle de " pathologie de la formation ", qui se manifesterait par des affections diverses telles que des troubles psychologiques, des dépressions nerveuses, des maladies cardio-vasculaires, des ulcères du duodénum, etc. Cette vulnérabilité serait l'indice de la tension quotidienne qui caractérise la relation. que les cadres de promotion entretiennent avec leur identité sociale. Il retrouve une rigidité comportementale, l'obsession du " mot juste " dans les rapports au langage de classe, l'importance attachée au respect des titres et des statuts, l'obéissance aux directives à suivre " à la lettre ". " La rigidité du comportement exprime la difficulté de distanciation entre l'individu, son rôle et son statut, la difficulté de faire " la part des choses ", de jouer avec les mots, ce que les cadres diplômés savent exercer avec brio ... C'est parce qu'on entretient un rapport ambigu à sa propre place qu'on sur-investit les marques nominales du statut, qu'on manifeste une volonté farouche de " remettre les choses en place " et un respect de l'ordre formel qui peut devenir obsessionnel. " (21). Jean-Louis Gérard et Ali Aït Abdelmalek (22) transposent cette dynamique du conflit de la promotion aux infirmiers et infirmières qui deviennent cadres, particulièrement lorsque, nommés, ils sont affectés dans leur service d'origine. Ils vivent une situation de " proximité distante " avec les soignants avec lesquels il est parfois difficile de composer. " On y ajoutera le manque de légitimité pouvant être accentué par un pôle médical peu habitué à partager le pouvoir d'organisation. Plus fondamentalement, il peut y avoir conflit non conscient entre les premières motivations professionnelles -" soigner, aider l'autre en difficulté "- et les motivations promotionnelles -" gérer, commander, organiser ". " (22)

C'est ainsi que de nombreux infirmiers cadres, ou infirmiers cadres-supérieurs, ou infirmiers généraux se proclament infirmiers ou soignants avant tout. Il est vrai qu'aucun texte ne reconnaît d'autre statut que celui d'infirmier-cadre (c'est-à-dire de faux cadre). Il n'empêche que ce discours traduit d'abord et avant tout le malaise de ces cadres. S'ils n'en ont pas le statut, ils en ont la fonction et sont reconnus comme tels par leurs anciens pairs et par les patients.

Ce discours mérite que l'on s'y arrête A priori, le rôle du cadre étant de rendre le soin possible en terme d'organisation, de gestion, de coordination, il devrait se nouer des alliances avec les médecins. Plus les soignants peuvent soigner, plus les médecins devraient être satisfaits, et plus les cadres devraient l'être également. Or, la pratique montre qu'il n'en est rien. Notre hypothèse est que le cadre ne se préoccupe pas essentiellement de rendre le soin possible. Il faudrait pour cela qu'il ait identifié ce qu'est un soin, et les conditions propices à sa réalisation. Nous avons vu que les infirmiers ne répondent pas de ce qu'ils font, les cadres (infirmiers d'origine, donc confrontés à la même opacité) n'ont accès en terme de soins qu'aux écrits de quelques sociologues, ou à ceux d'économistes distingués qui n'ont jamais mis les pieds dans une unité. Faute d'avoir identifié ce qu'est un soin, le cadre cherche à l'enfermer dans des protocoles et/ou dans le maintien de ce qui se fait et de ce qui s'est toujours fait. L'essentiel de son travail n'est pas de coordonner ce qu'il ignore mais de se trouver un espace de pouvoir en gérant les plannings, en se faisant l'écho de règles impersonnelles folles, et de maintenir ce semblant de pouvoir sur les soignants.

Ces hypothèses mériteraient d'être étudiées de plus près notamment pour tenter d'expliquer les raisons pour lesquelles l'encadrement infirmier a encore des difficultés à s'émanciper de la tutelle médicale, car " quand bien même l'ordre médical impose parfois sa logique, certaines infirmières et certains infirmiers y participent souvent à leur insu ".(22)

Les infirmiers cliniciens qui suivent un chemin universitaire ne sont pas confrontés aux mêmes contraintes. Non reconnus, ils n'ont pas de pouvoir et sont contraints de tracer eux-mêmes leur chemin. Ils se situent dans les anfractuosités, dans le transversal où ils doivent convaincre et non pas imposer. Ils sont entre deux, à la fois dedans et dehors, ce qui ne constitue pas une place facile. Une partie importante de leur travail de dévoilement n'en est pas moins niée. Cette partie n'est pas liée à leur façon de " vendre la mèche " pour reprendre une expression chère à Bourdieu ou à la théorisation de la pratique, mais à leur présence sur le terrain, présence qui probablement favoriserait ce dévoilement. C'est ainsi que tel infirmier, décrit comme un pilier de service (un de ces professionnels tellement immergés dans la coutume, dans l'habitus qu'il ne fait plus que transmettre les éléments les plus rétrogrades des pratiques) hurlera à l'infirmière clinicienne qu'il ne peut pas s'occuper de telle patiente parce qu'il est trop fatigué, qu'il travaille trop (lui), et la plantera, là, avant de retourner dans la salle de repos attendre la fin de son poste. L'infirmière devra préparer la sortie d'une patiente qu'elle connaît à peine, remplir la fiche de liaison pour la structure d'accueil et l'accompagner. Comme si ce qui était insupportable pour ces infirmiers là était que d'autres soignent et répondent des soins qu'ils dispensent, comme s'ils allaient les obliger, eux, à en répondre.

Les relations avec les infirmiers-cadres sont d'autant plus difficiles que les cadres ne les contrôlent qu'en partie et que les cliniciens tiennent un discours sur les soins, discours qui est publié, et reconnu à l'extérieur de l'unité et de l'établissement. Les infirmiers cliniciens ont moins de difficultés avec les médecins quand ils partagent le même langage qu'eux. J'ai ainsi pu faire l'expérience dans un congrès à l'étranger qu'un de mes interlocuteurs médecins se désintéressait totalement de ce que je pouvais dire quand il pensait que je n'étais qu'infirmier. Lorsqu'un des participants a mentionné mes études universitaires et mes publications, je suis subitement devenu la personne la plus intéressante du monde.

Il nous reste à envisager par quels processus des individus ou des groupes d'individus adhèrent au principe de leur domination, c'est-à-dire comment un champ social en arrive à fonctionner avec l'adhésion de ses agents aux règles du jeu, ces agents étant alors " complices " de leur propre domination. Ce paradoxe apparent est expliqué par Bourdieu par le concept de légitimité qui lui-même renvoie à celui de violence symbolique.

LEGITIMITE ET ARBITRAIRE CULTUREL

La légitimité d'une domination peut se définir comme la reconnaissance par l'ensemble des agents (dominés compris) de la nécessité de cette domination qui serait inscrite dans la " nature ". C'est parce qu'une domination est justifiée en droit qu'elle est perçue comme légitime, non sujette aux remises en question. " Le travail pédagogique par lequel s'accomplit l'action pédagogique dominante a toujours une fonction de maintien de l'ordre, c'est-à-dire, de reproduction de la structure des rapports de force entre les groupes ou les classes, en tant qu'il tend, soit par l'inculcation soit par l'exclusion, à imposer aux membres des groupes ou classes dominés la reconnaissance de la légitimité de la culture dominante et à leur faire intérioriser, dans une mesure variable, des disciplines et des censures qui ne servent jamais aussi bien les intérêts matériels ou symboliques, des groupes ou des classes dominantes que lorsqu'elles prennent la forme de l'autodiscipline et de l'autocensure.(...) La " manière douce " peut être le seul moyen efficace d'exercer le pouvoir de violence symbolique dans un certain état de rapports de force et des dispositions plus ou moins tolérantes à l'égard de manifestation explicite et brutale de l'arbitraire. "(23)

L'école ou l'Institut de Formation en Soins Infirmiers n'ont certes pas pour seule fonction le renouvellement de l'arbitraire culturel et l'imposition de la légitimité des classes dominantes. L'école n'en est pas moins en correspondance avec la structure des rapports de classes et va participer, selon ses modalités propres, au renouvellement de la domination par le biais de l'imposition de la culture dominante comme culture légitime. " La neutralité proclamée des enseignements conduisent, en réalité, à l'exclusion des classes dominées, renforce la légitimité des différences de classes en les convertissant en résultats d'une concurrence équitable. Le système scolaire en occultant l'arbitraire culturel et en se faisant reconnaître comme instance légitime d'imposition, légitime la hiérarchie des cultures propres à chaque classe. " (24)

Un des effets les moins aperçus de la scolarité obligatoire " consiste dans le fait qu'elle parvient à obtenir des classes dominées une reconnaissance du savoir et savoir-faire légitime (...) entraînant la dévalorisation du savoir et du savoir-faire qu'elles maîtrisent effectivement. " (23)

Issus de milieu ouvrier, les infirmiers de secteur psychiatrique ont appris dès l'enfance à reconnaître la légitimité du savoir médical. Cela conditionne leur rapport à l'écriture, à la lecture, au médecin. Le médecin, c'est celui qui a fait des études, celui qui sait. Formés par des médecins, ils ne risquent pas de remettre en cause cette légitimité. La notion de capital symbolique permet de rendre compte de la logique de la légitimation du pouvoir. Le capital symbolique désigne des biens symboliques qui confèrent aux dominants, par le jeu des habitus de classe, des propriétés décisives qu'on appelle : réputation, notoriété, talent, prestige, intelligence, etc. dont l'accumulation et la reproduction motive tout autant les individus que celle des biens matériels ou des titres scolaires. La violence légitime avec laquelle les dominants exercent leur puissance sur les dominés au sein d'un champ s'appuie essentiellement sur la possession d'un stock de biens symboliques. Si ces propriétés sont admises par les agents dominés, le mécanisme de la domination est en marche, car l'agent aimé, admiré, envié, obéi ou craint est crédité de qualités personnelles pas ou peu contestables (même s'il ne les possède objectivement pas ...). Il ne viendra ainsi pas à l'esprit d'étudiants en soins infirmiers de contester l'enseignement donné par un cardiologue réputé, par un psychiatre, chef de service. Il est moins sûr qu'ils auront la même écoute d'un cadre-infirmier. Dans tous les cas de figure, le cadre-infirmier aura un capital symbolique moins important, quelles que soient par ailleurs ses capacités de pédagogue. Le capital symbolique permet de conférer à ceux qui en sont les bénéficiaires des propriétés qui passent pour acquises, innées, naturelles, personnelles sur le mode du çà va de soi. Ce rapport de domination, pour être accepté doit également être euphématisé, c'est-à-dire présenté sous le meilleur angle, en mettant en évidence ce qu'il y a de bon, d'avantageux à se soumettre.

L'euphématisation du rapport de pouvoir qui vise à adoucir les effets de la domination passe essentiellement par l'activité pédagogique, le terme d'activité pédagogique étant ici à prendre au sens large : éducation, formation, information, institution ... Si l'on considère que l'activité pédagogique a d'abord pour but de transmettre, d'inculquer des valeurs, des normes, donc de donner aux agents un cadre de référence qui fera sens, elle a aussi pour but, et dans le même temps, d'imposer aux agents des modes de penser, de les sélectionner parmi d'autres, ce qui peut avoir pour effet d'interdire de penser et d'agir autrement. C'est ainsi pour prendre un exemple inscrit dans notre champ professionnel que les manuels de soins infirmiers rédigés par des médecins ont largement contribué à façonner la profession infirmière suivant la légitimité médicale. Nous n'avons pas cessé d'en fournir des exemples qui se retrouvent dans les quelques écrits infirmiers.

Le langage et les valeurs professionnelles ont été ainsi influencés par la vision médicale dominante, " chaque agent étant initié au bon usage de la technicité et/ou de la bonne définition des événements, des personnes suivant des catégories nosographiques légitimes ".(22).

Il faut préciser que le médecin, le chirurgien ne visent pas à contrôler le quotidien de la même façon que le psychiatre. Médecins, chirurgiens ont une expertise sur le corps, leur contrôle est forcément plus lâche que celui des psychiatres qui ont une expertise sur le psychisme des patients évidemment mais également des soignants. Rien de ce qui est psychique ou cérébral selon les écoles ne doit échapper à leur contrôle.

La violence symbolique ne peut se concevoir sans justification (euphématisation) de cette violence. Le pouvoir devient autorité pour faire autorité, car un pouvoir qui ne fait pas autorité serait un pouvoir menacé et condamné à imposer par la force le respect.

Le rôle propre, accordé aux infirmiers, pourrait être investi et devenir un élément de capital symbolique. Pourquoi n'en est-il rien ?

Du rôle propre et de la difficulté d'en répondre

C'est en 1978 que l'infirmière s'est vu reconnaître un rôle propre en plus de son rôle d'auxiliaire médicale. Michel Poisson (27) met en exergue la rupture que constitue cet événement. La profession est placée en position d'occuper une certaine zone d'autonomie, " même si celle-ci apparaît comme une petite concession, un peu perdue dans un champ beaucoup plus vaste, conquis et occupé avec un indéniable talent par la profession médicale. " (27)

La reconnaissance de cette " parcelle de " propriété " ... montre qu'elles sont jugées capables, donc autorisées à penser ... c'est-à-dire de se livrer à une délibération ayant pour résultats un certain nombre de jugements et la prise de décisions pour l'action. " (27) Ainsi se constitue un espace de pensée différencié de la pensée médicale. Il s'agit davantage d'une reconnaissance que d'une attribution. L'histoire de Pussin montre que cet espace a toujours existé, que la médecine ne saurait être la seule façon d'aborder la maladie. L'infirmière cesse, ainsi, d'être un simple instrument qui médiatise pour partie la relation du médecin au malade dans son activité diagnostique et thérapeutique. Elle peut s'approprier sa propre relation au malade. Cela ne constitue en rien une nouveauté. La médecine " impuissante " (avant la découverte des antibiotiques) abandonnait aux infirmières les mourants, ses échecs nombreux à l'époque et les infirmières accompagnaient les fins de vie en étant souvent le dernier contact humain social des patients.

Montesinos fait un constat alarmé dans une étude portant sur 627 professionnelles : " Ainsi, on constate que les écoles ne savent pas mieux que les services ce qu'est le rôle propre infirmier et ne lui accordent pas plus d'intérêt. Les enseignantes n'obtiennent pas de meilleurs résultats que les étudiantes qu'elles ont pour mission de former. Les étudiantes infirmières, censées avoir bénéficié d'une formation en ce domaine, ne sont qu'à peine mieux placées que les infirmières. Les étudiantes cadres sont les mieux informées soit par un travail de documentation et de réflexion personnelle, soit par leur participation à des sessions de formation permanente, soit par des enseignements reçus à l'école des cadres ... Il apparaît que vingt ans après la promulgation d'une loi qui l'a officiellement reconnu, le rôle propre infirmier est encore trop largement méconnu d'infirmières et de cadres qui ont pour mission de l'enseigner, de l'organiser et de le mettre en œuvre. " (28)

Notre propre constat effectué dans le cadre de Formation aux écrits infirmiers est moins sombre. Certes, ces formations s'effectuaient en psychiatrie, mais nous pouvons témoigner que les ISP repèrent parfaitement leur rôle quand ils sont mis en situation clinique et accompagné par des initiateurs reconnus. Des textes en cours de publication le montreront d'une façon éclatante.

Quoi qu'il en soit, nous ferons nôtre les constats de Poisson : le rôle propre n'est pas la pierre angulaire de l'identité infirmière, il ne suffit pas d'une loi pour emporter la conviction des professionnels. " Pour notre part nous faisons l'hypothèse que ce rôle qui leur est dévolu, ne leur convient pas en tant que tel, parce que, confronté à la réalité et sans préjuger de son utilité ni même de sa nécessité pratique, il ne signifie rien en soi. Toute création et toute appropriation d'un rôle, quel qu'il soit, ne peuvent s'opérer que si elles sont assorties d'une pensée qui lui donne un sens. De ce point de vue, une définition de rôle et un listing d'actes, mêmes désignés et consignés dans un décret ne peuvent tenir lieu de pensée A fortiori et s'agissant d'une " propriété " des infirmières, cette pensée ne peut trouver sa source et se déployer que chez les professionnelles elles-mêmes. " (27)

Poisson dénonce ensuite l'idéologie à laquelle renverrait la notion de rôle propre telle qu'elle apparaît dans les discours infirmiers. La division rôle propre rôle déléguée lui apparaît comme absurde. Nous ne pouvons que le rejoindre, chaque acte de soins comportant les deux éléments. L'injection prescrite par le médecin fait partie du rôle délégué, la qualité de la relation établie avec le patient et ce que l'infirmière induit autour de ce soin, de cette relation, de l'aspect éducatif qu'il implique s'inscrit dans le rôle propre. Le listing d'actes apparaît ainsi particulièrement vain. Sans discours ni pensée clinique spécifiques, le rôle propre ne tient pas. Il suffit d'être confronté à un jeune homme diabétique pour utiliser tous les moments du quotidien pour l'amener à accepter son diabète et les contraintes qu'il fait peser sur lui. L'infirmière fera le tour des représentations que s'est forgé le patient sur le diabète. Ses parents l'étaient ils ? Quelles images garde-t-il des soins qu'ils ont eu ? Qu'est-ce qui lui fait peur autour de cela ? Comment sont organisés les repas familiaux ? Quels problèmes lui posent la nécessité de prendre une collation ? Comment doit-il faire ses injections ? Son frère toxicomane lui pique ses seringues, que doit-il faire ? Il se sent dépendant de sa famille, comment peut-il faire pour retrouver l'estime de lui-même ? Comment peut-il intégrer ce diabète dans sa vie et construire du sens autour de cela ? Ses enfants risquent ils de le devenir ? Si la clinique médicale se définit et se pratique autour du lit du patient, la clinique infirmière, porte, elle, sur l'alitement, c'est-à-dire sur l'expérience intime de la maladie, sur ce qu'elle bouleverse chez la personne, dans son organisation familiale, culturelle, et professionnelle. Le médecin travaille sur la maladie, l'infirmier sur les représentations de la maladie. Les uns et les autres nouent une relation avec le patient, mais cette relation ne porte pas sur le même objet, et n'a donc pas les mêmes enjeux. Il est intéressant de noter qu'il a fallu plus de quarante ans pour que la principale théoricienne infirmière américaine H. Peplau soit traduite en français. Ses théories ne portent pas sur les besoins du patient mais sur l'interaction soignant/soigné.

Il s'agit encore une fois de contrôler le quotidien, d'en donner une vision marquée par la pathologie. L'exemple de V. Henderson est à cet égard éclairant. C'est autour de la pathologie (la dépendance, version infirmière de la pathologie) que l'on apprécie l'état d'une personne, et ses besoins en soins infirmiers.

S'il y avait des infirmières qui se soucient du vécu de chaque patient en France, nous aurions des travaux sur les accidents de la route, par exemple.

Je m'explique. Les accidentés de la route arrivent à l'hôpital. Ils sont confrontés à un destin, qui les conduit à l'hôpital, victime innocente d'un fou du volant. Leur seul tort était d'être là quand l'assassin a doublé. Ils se retrouvent aujourd'hui meurtris dans leur corps, amputés, paralysées, endeuillés peut-être et doivent donner un nouveau sens à une vie brisée, marquée par la tragédie au sens antique du terme.

D'autres, les chauffards, dans le même état, se retrouvent coupables de l'acte qui les a blessés, amputés, réduits à un fauteuil roulant certes, mais qui a également détruits d'autres vies. Comment élaborent-ils cette culpabilité ? Comment leurs victimes peuvent-elles intégrer cette irruption de l'impondérable dans leur vie ? Comment peuvent-elles élaborer leur révolte ? Des infirmières dignes de ce nom recueilleraient ces réactions aux problèmes de santé. Elles pourraient intervenir à partir de là dans le débat public. Qu'est-ce qui conduit une personne à franchir la ligne blanche et à mettre sa vie et celle de celui qui vient en face en jeu ?

J'ai bien lu. De tels écrits n'existent pas Pourquoi ? Je suis à peu près sûr qu'une étude qui se proposerait de travailler autour du vécu des accidentés de la route aurait toutes les chances d'être financée par la Sécurité Routière. Les infirmières réparent mais n'écoutent pas. Et si elles écoutent, elles ne réfléchissent pas autour de ce qu'elles entendent. Et si elles réfléchissent, elles n'élaborent pas. Il suffit de voir la proportion d'infirmières à écrire dans les revues. Le soin, la clinique sont abandonnés aux cadres, aux médecins, aux anglo-saxons. Tous s'en préoccupent. Tous théorisent. Sauf les principales intéressées. Le rôle propre est tellement désinvesti qu'il ne correspond à rien, que les infirmières ne le théorisent pas. Il est emplâtre sur jambe de bois.

Lert (29) souligne qu'il existe un réel attrait, chez les infirmières, pour la dimension scientifique et technique de la médecine. " Si les infirmières veulent donner à voir autre chose que les vices, les vertus, les qualités et les défauts de leur propre personne, autant de caractéristiques qui les ont pendant longtemps désignées ; si elles veulent échanger et dialoguer avec les autres professionnels du champ de la santé sans se confondre avec eux, elles doivent rompre avec une tradition de pensée " en contrebande ", se donner pour tâche de déployer cette pensée et se doter d'un langage susceptible de la mettre au grand jour, c'est-à-dire de la communiquer. Encore est-il nécessaire de prendre des distances avec ce qui peut ressembler à une idéologie de combat, une sorte de mythe fondateur sans doute utile, même peut-être indispensable à un moment donné, mais dont les pathétiques variations sur la pureté et la propriété du rôle masquent mal une indigence assez désespérante de la pensée. " (27)

Que rajouter à ces lignes de Michel Poisson ? Qu'il ne sert à rien de remplacer la pensée médicale par la pensée des infirmières nord-américaines à laquelle les infirmières résistent autant d'ailleurs qu'au rôle propre. Ce développement d'une pensée spécifiquement infirmière aux U.S.A. et au Canada (que l'on soit convaincu ou non de sa pertinence) montre qu'il est possible d'être infirmière et de penser les soins. Il s'agit d'une tare des infirmières de France de refuser de penser. Leur relation de dépendance avec le médecin explique certainement ce sous-développement ainsi que nous l'avons vu grâce à Bourdieu. Il s'explique certainement par le refus des infirmières à rendre compte de ce qu'elles font, leur volonté de contrôler le quotidien. L'enjeu des écrits infirmiers est en partie là. En rédigeant des écrits cliniques traitant de leur pratique, des soins qu'ils dispensent et de leur impact, en les publiant les infirmiers peuvent acquérir un capital symbolique dont de nombreux médecins sont dépourvus. Les revues qui publient les infirmiers ont de plus en plus de prestige au point que certains infirmiers qui y sont rédacteurs voient se multiplier les pressions de médecins qui souhaitent publier. Il s'agit également de répondre des soins, et des parcours thérapeutiques accomplis. Ce type d'écrits qui devance la demande sociale est un élément de reconnaissance des soignants et du travail qu'ils accomplissent. Ainsi, des écrits infirmiers finissent-ils par faire autorité. Curieusement, les publications posent moins de problèmes aux médecins (cela ferait partie de leur habitus) qu'aux infirmiers de terrain et surtout aux cadres qui se sentent souvent agressés par ces écrits. Comme si cette autorité naissante venait remettre en cause le pouvoir des uns, et l'opacité entretenue par les autres. Publier, intervenir au cours de conférences est presque de l'ordre de la transgression pour les infirmiers.

La montée en puissance du pouvoir administratif, les écrits des cliniciens infirmiers s'avèrent pour l'instant inefficaces, les médecins possèdent en matière de capitaux symboliques plusieurs longueurs d'avance.

CONCLUSION

Nous pourrions dire pour conclure cette lecture de Bourdieu, que l'organisation psychiatrique n'échappe pas à ces réseaux de relations qui font intervenir le capital symbolique, le capital culturel, dans un jeu de pouvoirs souvent masqué qu'il convient d'expliciter pour aider à effectuer les transpositions indispensables sur un plan professionnel. C'est ce réseau de relations qui a créé le champ psychiatrique. Il est vain d'espérer améliorer la qualité des soins, l'écoute d'un patient acteur si les infirmiers continuent à se positionner comme des agents passifs, des exécutants dominés par le pouvoir médical. La quête de légitimité du service infirmier, confronté au capital symbolique médical ne passe pas par l'utilisation des termes de diagnostic infirmier, par la revendication d'un ordre infirmier. Ce n'est malheureusement pas en singeant les médecins que les infirmiers pourront créer leur propre capital symbolique, c'est en faisant retour au quotidien, à la relation soignant/soigné, en théorisant à partir de cet accompagnement spécifique, en contribuant à augmenter le capital symbolique et politique des patients/usagers acteurs du soin qu'ils pourront le faire.

Notre approche vaut ce qu'elle vaut. Elle ne saurait être une contribution très pensée à une sociologie infirmière qui impliquerait d'autres moyens. Je la livre à serpsy pour enrichir à ma façon la réflexion.

Dominique Friard.
Août 1997- Juillet 2000.

Bibliographie

1 - RICCI (J.C), Introduction à l'étude du droit, Hachette Supérieur, Les Fondamentaux, Paris 1993, p47.
2 - DOMENACH (J.M), La responsabilit é, Essai sur le fondement du civisme, Optiques philosophie, Hatier, Paris 1994, p.4.
3 - CROZIER (M), FRIEDBERG (E), L'acteur et le système, Le Seuil, Paris, 1977, p.59.
4 - BOURDIEU (P), Le métier de sociologue, préalables épistémologiques, Mouton-Bordas, 4e Ed., Paris 1983, p.41.
5 - FERREOL (G), NORECK (J.P), Introduction à la sociologie, Armand Colin, Cursus, Paris 1996, p.93.
6 -ACCARDO (A), Initiation à la sociologie de l'illusionisme social, Le Mascaret, Bordeaux 1983, pp.140-167.
7 -ACCARDO (A), CORCUFF (P), La sociologie de Bourdieu, Le Mascaret, Bordeaux 1986, p.19.
8 - de GAULEJAC (V), La névrose de classe, Ed Hommes et Groupes, Paris 1987.
9 - BOURDIEU (P), Questions de sociologie, Ed de Minuit, Paris 1984, p.196-199.
10 - DELAS ( J.P), MILLY (B), Histoire des pensées sociologiques, Synthèse +, Ed. Sirey, Paris, 1997, p.250.
11- PINEL (P), cité par GAUCHET (M), SWAIN (G), La partique de l'esprit humain, Gallimard, Paris 1980, p.274.
12 - BOUCHET, Surveillant-Infirmier-Gardien, annales médico-psychologiques, t. III; 1844, pp. 53-55.
13 - JAEGER (M), GARDER, surveiller, soigner. Essai d'histoire de la profession d'infirmier psychiatrique, Cahiers VST n°3, CEMEA, Janvier 1990, p.29.
14 - GERARD (J.L), Infirmiers en psychiatrie : nouvelle génération . Une formation en question, Ed. Lamarre, coll Infirmière, société et avenir, Paris 1993, p. 18-19.
15 - LETOURNEAU (D), DUPEU (D), Le secteur psychiatrique, Lamarre, Paris, 1991, pp.13-25.
16 - LE GUILLANT (L), Quelle psychiatrie pour notre temps ?, Eres, Toulouse, 1984.pp.128-129.
17 - BRANDEHO (D), Contribution à la connaissance de l'origine sociale, des problèmes professionnels et culturels des infirmiers psychiatriques, mémoire de maîtrise de Sciences sociales appliquées au travail social, université de Saint-Etienne, 1986, p.69.
18 - PIDOLLE (A), CARILLO-OJEDA (P), Nouvelles normes sanitaires chez les infirmiers de secteur psychiatrique ? , Document de travail.
19 -GERARD (J.L), Infirmiers en psychiatrie : nouvelle génération . Une formation en question, op.cit., pp. 51-75.
20 - BOLTANSKI (L), Les cadres : La formation d'un groupe social, Ed Minuit, Paris 1982.
21 - BOURDIEU (P), La reproduction, Ed. de Minuit, Paris 1970, p. 32-56.
22 - AÏT ABDELMALEK (A), GERARD (J.L), Sciences humaines et soins, Manuel à l'usage des professions de santé, InterEditions, Paris 1995.
23 - ANSART (P), Les sociologies contemporaines, Essais Points, seuil, Paris 1990, p.44.
24 - CHAUMON (F), Folie et responsabilité, in Justice et psychiatrie. Normes, responsabilité, éthique. Erès, Toulouse, 1998, pp. 131-144.
25 - KANT (E), Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1977.
26 - CROZIER (M), Le phénomène bureaucratique, 1963, Paris, Seuil, introduction à la réédition de 1973.
27 - POISSON (M), Urgent, rôle propre cherche pensée, même impure, in Soins, n° 645, mai 2000, pp. 56-61.
28 - MONTESINOS (A), Etude sur le rôle propre : connaissances et opinions des professionnelles, le rôle propre, pierre angulaire de l'identité infirmière, in Objectif Soins, 1999, 71 : 2-4.
29 - LERT (F), Le rôle propre peut-il fonder l'autonomie professionnelle des infirmières ? in Sciences Sociales et Santé, 1996 ; 14 : 103-115.


nous contacter:serpsy@serpsy.org